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Date : 20040722

Dossier : DES-1-00

Référence : 2004 CF 1028

Ottawa (Ontario), le jeudi 22 juillet 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE DAWSON

ENTRE :

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

et LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeurs

(intimés)

- et -

MOHAMED ZEKI MAHJOUB

défendeur

(requérant)

et

THE TORONTO STAR NEWSPAPERS LTD.

intervenante


                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

(Version publique expurgée, diffusée le 16 août 2004 conformément à l'ordonnance de même date.)

LA JUGE DAWSON

[1]                M. Mahjoub est une personne désignée dans une attestation de sécurité délivrée conformément à l'alinéa 40.1(3)a) de l'ancienne Loi sur l'immigration (L.R.C. 1985, ch. I-2). Monsieur le juge Nadon, alors juge de la Cour, avait trouvé l'attestation raisonnable. Sur la foi de cette attestation, M. Mahjoub a été détenu le 26 juin 2000. Il est demeuré en détention depuis lors.

[2]                Le paragraphe 84(2) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi) donne à M. Mahjoub le droit de solliciter une ordonnance de mise en liberté. M. Mahjoub a présenté une demande en ce sens, et, dans cette demande, il dit que le maintien de sa détention contrevient aux droits et libertés qui lui sont garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). M. Mahjoub fait valoir, en ce qui a trait à l'applicabilité du texte législatif, que sa détention constitue, par sa durée, par son caractère indéterminé et par les conditions dans lesquelles elle se déroule, un traitement cruel et inusité, contraire à l'article 12 de la Charte, ainsi qu'une privation de liberté et de sécurité, contraire à l'article 7 de la Charte.


[3]                Au cours de son témoignage se rapportant à sa contestation constitutionnelle, M. Mahjoub a sollicité une ordonnance l'autorisant à produire une partie de son témoignage à huis clos, en l'absence du public, y compris des médias. Les présents motifs et la présente ordonnance font suite à cette requête orale.

HISTORIQUE DE LA PROCÉDURE

[4]                Par entente conclue entre les avocats des parties, la Cour a entendu les témoignages se rapportant à la demande de mise en liberté de M. Mahjoub, puis a rendu sa décision sur le point de savoir si M. Mahjoub avait rempli les critères de mise en liberté prévus par la Loi. Comme cette décision était défavorable à M. Mahjoub, la Cour devait alors entendre les arguments relatifs à la constitutionnalité de sa détention. Ces arguments devaient reposer sur la preuve versée dans le dossier.

[5]                Cependant, après que la Cour eut jugé que M. Mahjoub n'avait pas rempli les critères d'une mise en liberté, ses avocats ont reporté la présentation des arguments se rapportant à la constitutionnalité de sa détention. Des dates ont été fixées à cette fin, à l'initiative de la Cour. Ces dates ont été différées à la requête de M. Mahjoub, après le retrait de son avocat initial et la nomination d'un nouvel avocat. Le nouvel avocat a alors sollicité, avec succès, une ordonnance autorisant la production de preuves nouvelles intéressant la contestation constitutionnelle de M. Mahjoub. La Cour a donc réservé cinq jours, à compter du lundi 31 mai 2004, pour la réception de preuves nouvelles et la présentation d'arguments nouveaux sur la constitutionnalité de la détention de M. Mahjoub.


[6]                À partir du 31 mai 2004, la Cour a entendu les témoignages des personnes suivantes : un représentant de l'Agence des services frontaliers du Canada, agissant comme directeur intérimaire de la mise en application pour la province de l'Ontario; l'épouse de M. Mahjoub; le directeur de la sécurité du Centre de détention de Toronto-Ouest (CDTO); le coordonnateur des soins de santé du CDTO; et l'imam et président du Centre islamique Salaheddin. Le CDTO est l'établissement où est détenu M. Mahjoub. Durant l'après-midi du mardi 1er juin 2004, M. Mahjoub a entrepris de témoigner et, à ce moment-là, ses avocats ont indiqué, à mon avis avec raison, qu'ils demanderaient que les témoignages de M. Mahjoub soient en partie produits à huis clos. Cette information était donnée non seulement pour avertir la Cour de la requête envisagée, mais également pour donner aux membres des médias la possibilité de prendre des dispositions afin que des avocats soient présents pour réagir à la requête envisagée. Dès réception de cette information, la Cour a ordonné que M. Mahjoub produise les témoignages qu'il était disposé à produire en audience publique et que toute requête pour que soit rendue une ordonnance l'autorisant à témoigner à huis clos soit étudiée le lendemain. Ces directives ont été observées.


[7]                Le matin du mercredi 2 juin 2004, les avocats faisaient savoir qu'ils avaient été approchés par les avocats des médias. L'avocat représentant le Toronto Star Newspapers Ltd. (le Toronto Star) a comparu et a demandé l'autorisation d'intervenir dans la requête de M. Mahjoub pour la production partielle à huis clos de ses témoignages. Les avocats des parties ont consenti à ce que le statut d'intervenant soit accordé au Toronto Star. Vu les directives générales données par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dagenais c. Société Radio-Canada, [1994] 3 R.C.S. 835, directives selon lesquelles la qualité pour agir devrait être accordée aux médias qui la demandent et qui répondent aux critères du statut d'intervenant, et puisqu'à mon avis le Toronto Star répondait aux conditions de la qualité pour agir, j'ai donné au Toronto Star l'autorisation d'intervenir dans la demande présentée par M. Mahjoub en vue d'être autorisé à produire partiellement ses témoignages à huis clos.


[8]                Une argumentation s'en est suivie sur la procédure à suivre pour l'examen de la requête de M. Mahjoub. Les parties se sont accordées pour dire qu'il appartenait à M. Mahjoub d'apporter une preuve montrant que la production à huis clos d'une partie de ses témoignages était justifiée. Les avocats des ministres et du Toronto Star ont fait valoir que la preuve en question devait être produite en audience publique. Selon l'avocat de M. Mahjoub, la Cour avait le pouvoir d'ordonner que la preuve au soutien de la requête soit produite dans une procédure de voir-dire et, puisque M. Mahjoub n'était pas en état de produire cette preuve en audience publique, la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire et engager en l'absence du public une procédure de voir-dire. L'avocate de M. Mahjoub a indiqué qu'il lui était impossible de décrire en audience publique la nature des preuves qu'elle souhaitait produire, la nature et la gravité des menaces appréhendées si la preuve était produite en audience publique, ni la source des menaces.

[9]                Dans l'arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) (Re R. c. Carson), [1996] 3 R.C.S. 480, la Cour suprême du Canada écrivait, au paragraphe 72, que, lorsqu'une ordonnance est demandée en vue d'exclure le public et les médias d'une salle d'audience, la demande doit être appuyée par une preuve suffisante pour une bonne évaluation de la demande. La Cour suprême faisait aussi observer qu'un demandeur voudra parfois que cette preuve soit produite à huis clos, dans une procédure de voir-dire. L'opportunité d'entreprendre une procédure de voir-dire dépendra « de ce qui est nécessaire, dans un cas donné, pour que le juge du procès dispose d'éléments de preuve suffisants lui permettant d'agir de manière judiciaire » .


[10]            Appliquant ce critère juridique aux observations susmentionnées de l'avocate de M. Mahjoub, une auxiliaire de la Cour, j'ai été persuadée d'exercer mon pouvoir discrétionnaire et d'autoriser une procédure de voir-dire, en l'absence du public, en vue de la production d'une preuve complète, après quoi pourrait être validement prise la décision de recevoir la preuve à huis clos ou non. Le public serait exclu de la procédure de voir-dire, mais l'avocat du Toronto Star a été autorisé à y participer pleinement, moyennant son engagement oral de ne pas révéler, sauf autorisation de la Cour, ce qui allait filtrer de la procédure de voir-dire. À la suite de cette décision, il a été convenu que M. Mahjoub terminerait le 2 juin son témoignage public et que la procédure de voir-dire débuterait le jeudi 3 juin. On voulait par là notamment tenir compte de l'emploi du temps de l'avocat du Toronto Star, qui avait été prié de se présenter devant la Cour dans un bref délai.

[11]            La procédure de voir-dire a débuté le jeudi 3 juin et s'est poursuivie jusqu'à la fin de la journée du vendredi 4 juin 2004. Au cours de la procédure, la Cour a entendu les témoignages de M. Mahjoub et de M. Geswaldo, le directeur de la sécurité au CDTO. Au cours de ses témoignages, M. Mahjoub a décrit dans ses grandes lignes la nature de la preuve qu'il voulait produire à huis clos, et ce qu'il craignait si ces témoignages devenaient de notoriété publique. M. Mahjoub n'a pas donné le détail des témoignages qu'il voulait produire à huis clos. M. Geswaldo a témoigné sur [les conséquences qui selon lui résulteraient probablement des témoignages de M. Mahjoub en audience publique concernant les aspects évoqués dans la procédure de voir-dire.] La Cour a également reçu, dans la preuve, des articles de journaux concernant M. Mahjoub, articles qui ont été présentés au nom des ministres, ainsi qu'une copie d'un article de magazine présenté au nom du Toronto Star.


[12]            À la requête de l'avocate de M. Mahjoub, et avec le consentement de tous les avocats, M. Geswaldo est demeuré dans la salle d'audience tout au long de la procédure de voir-dire, étant entendu qu'il devait s'abstenir de divulguer les preuves produites ou les conclusions avancées dans la procédure de voir-dire.

[13]            L'avocat du Toronto Star a contre-interrogé les deux témoins à la suite du contre-interrogatoire mené par les avocats des ministres. À la fin des témoignages produits durant la procédure de voir-dire, tous les avocats ont pu exposer pleinement leurs arguments devant la Cour.


[14]            Avant que les arguments ne soient exposés, la Cour a indiqué aux avocats que cette partie de la procédure devrait peut-être se dérouler en audience publique. L'avocate de M. Mahjoub et ceux des ministres ont répondu que les arguments seraient inextricablement liés aux témoignages, de telle sorte qu'il ne serait pas possible de s'y prendre ainsi, parce que la Cour devrait alors ajourner l'audience et décréter le huis clos si souvent que le processus deviendrait difficile à gérer. L'avocat du Toronto Star croyait pouvoir présenter en audience publique la plupart de ses arguments, mais il a honnêtement reconnu que ses arguments se trouvaient en queue et que, s'agissant des arguments des autres avocats, il ne pouvait se prononcer. Étant donné que le pouvoir discrétionnaire de la Cour doit être exercé d'après les preuves précises qu'elle a devant elle, afin que les arguments des avocats soient comme il convient fermement adossés à la preuve, j'ai ordonné que les plaidoiries se dérouleraient, du moins au début, à huis clos, les avocats demeurant à même de présenter leurs arguments en public sur demande. Aucune demande du genre n'a été faite.

[15]            À la fin de la procédure de voir-dire, la Cour a mis un terme au huis clos, et les membres du public ont été admis dans la salle d'audience. J'ai alors expliqué d'une manière générale ce qui était ressorti durant la procédure de voir-dire. L'explication a porté sur ce qui suit : comment la Cour en était venue à tenir une procédure de voir-dire à huis clos; le rôle de l'avocat de l'intervenant dans la procédure de voir-dire; le fait que la Cour avait entendu, le 3 juin, de 11 heures à 17 heures, les dépositions de deux témoins qui avaient décrit de manière générale la preuve que M. Mahjoub voudrait produire à huis clos et ce qu'il appréhende si ses témoignages sont produits en audience publique; le fait que d'autres témoignages ont été entendus le 4 juin jusque vers 10 h 40, après quoi la Cour avait entendu des arguments, qui s'étaient poursuivis juste avant que la Cour ne reprenne sa séance en audience publique; et le fait que, en raison de l'heure tardive et de l'importance des points soulevés, la Cour suspendait sa décision concernant la requête de M. Mahjoub.

PRINCIPES JURIDIQUES APPLICABLES

[16]            Après cet historique de la procédure, j'exposerai maintenant les principes juridiques qui sont applicables à une requête priant la Cour de tenir une audience à huis clos.


[17]            Il est un principe fondamental selon lequel les débats des tribunaux au Canada se déroulent en séance publique et sont ouverts à tous. C'est là un principe reconnu de longue date. La raison d'être de la publicité des débats judiciaires a été éloquemment exposée par Jeremy Bentham. Ses observations ont été citées à plus d'une reprise par la Cour suprême du Canada :

[traduction] « Dans l'obscurité du secret, de sinistres desseins de toutes sortes ont libre cours. Les freins à l'injustice judiciaire ne sont efficaces qu'en proportion de la publicité des débats. Là où il n'y a pas de publicité, il n'y a pas de justice. » « La publicité est le souffle même de la justice. Elle est la plus grande incitation à l'effort, et la meilleure des protections contre l'improbité. Elle fait en sorte que celui qui juge est lui-même en jugement » . « La garantie des garanties est la publicité » .

Voir l'arrêt Société Radio-Canada c. Nouveau-Brunswick (Procureur général) (Re R. c. Carson), précité, au paragraphe 21; et l'arrêt Vancouver Sun (Re), 2004 CSC 43, au paragraphe 24.

[18]            Les avocats des parties et de l'intervenante affirment tous que l'exercice par la Cour de son pouvoir discrétionnaire d'empiéter sur ce principe fondamental de publicité des débats judiciaires doit obéir aux principes établis par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Dagenais, précité. Depuis l'audition de cette demande, la justesse de ce propos a été reconnue par la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Vancouver Sun (Re), précité.


[19]            Ainsi, lorsqu'il est demandé à un juge de limiter la liberté d'expression du public ou de la presse dans un procès, que ce soit par un huis clos ou par une interdiction de publication, le juge doit appliquer le critère Dagenais pour mettre en équilibre la liberté d'expression et les autres droits et intérêts en présence. Cette mise en équilibre est nécessaire parce que, ainsi que c'est le cas notamment dans une demande visant à restreindre le droit d'assister à un procès, il y a conflit entre les droits fondamentaux de deux entités, et les principes de la Charte requièrent alors une mise en équilibre qui tienne compte de l'importance relative des deux ensembles de droits. Voir l'arrêt Dagenais, à la page 877.

[20]            Le critère Dagenais oblige le juge à ordonner la non-publication des débats uniquement lorsque :

a)          une telle ordonnance est nécessaire pour écarter le risque réel et important que le procès soit inéquitable, vu l'absence d'autres mesures raisonnables pouvant écarter ce risque;

b)          ses effets bénéfiques sont plus importants que les effets préjudiciables de la libre expression de ceux qui sont touchés par l'ordonnance.


Voir l'arrêt Dagenais, à la page 878. Voir aussi l'arrêt R. c. Mentuck, [2001] 3 R.C.S. 442, au paragraphe 32, et l'arrêt Vancouver Sun (Re), au paragraphe 29.

[21]            Pour que la bonne administration de la justice soit sérieusement compromise, la réalité du risque doit être bien appuyée par la preuve. Il doit s'agir d'un risque « qui constitue une menace sérieuse pour la bonne administration de la justice » . Voir l'arrêt Mentuck, au paragraphe 34.

[22]            C'est à l'auteur de la demande de non-publication des débats qu'il appartient de prouver que la règle générale de la publicité des débats ne devrait pas s'appliquer.

[23]            Dans l'arrêt Dagenais, aux pages 890 et 891, la Cour suprême exposait certaines directives générales, qui s'appliquent également aux demandes de huis clos pour la production de témoignages. Ce sont notamment les directives suivantes :

c)              [...] C'est à la partie qui utilise le pouvoir de l'État contre d'autres parties que doit incomber la charge de démontrer que l'utilisation de ce pouvoir est justifiée dans une société libre et démocratique. Par conséquent, la partie qui demande l'interdiction doit prouver que l'interdiction proposée est nécessaire parce qu'elle vise un objectif important qui ne peut être atteint par d'autres mesures raisonnables et efficaces, que l'interdiction proposée est aussi limitée (en portée, en durée, en contenu, etc.) que possible, et qu'il y a proportionnalité entre ses effets bénéfiques et ses effets préjudiciables [...].

d)             Le juge doit examiner toutes les options autres que l'interdiction et doit conclure qu'il n'existe aucune autre solution raisonnable et efficace.

e)              Le juge doit considérer tous les moyens possibles de circonscrire l'interdiction et la restreindre autant que possible.


f)              Le juge doit comparer l'importance des objectifs de l'interdiction et ses effets probables avec celle de l'expression qui sera restreinte, afin de veiller à ce que ses effets positifs et négatifs soient proportionnels.

Ayant exposé les principes juridiques applicables, je les appliquerai maintenant aux circonstances de la présente affaire.

ANALYSE

Est-il nécessaire d'autoriser M. Mahjoub à témoigner à huis clos afin de prévenir un risque réel et important pour l'équité du procès?

[24]            M. Mahjoub fait valoir qu'il sera exposé à un risque s'il est tenu de produire tous ses témoignages en audience publique. Il dit que, s'il est tenu soit d'accepter ce risque et de témoigner, soit de refuser ce risque et de ne pas témoigner, son droit à un procès équitable, qui est un droit garanti par la Charte, sera alors menacé.

[25]            Le témoignage produit par M. Mahjoub dans la procédure de voir-dire à propos de la nature des preuves qu'il voudrait présenter à huis clos, et à propos de ce qu'il craint si les preuves deviennent publiques, peut être résumé ainsi :

(i)


a.

b.         

c.         

(ii)

(iii)

(iv)       

(v)

[26]            Durant le contre-interrogatoire, le témoignage de M. Mahjoub était le suivant :


(i)

(ii)

(iii)

(iv)       


v)         

(vi)       

(vii)         

(viii)      


(ix)       

(x)        

(xi)       

(xii)      


(xiii)      

(xiv)     

(xv)      

(xvi)     


[27]            M. Geswaldo a produit le témoignage suivant en réponse aux questions que lui a posées l'avocate de M. Mahjoub :

(i)

(ii)

(iii)


(iv)       

(v)        

[28]            Répondant aux questions qui lui ont été posées en contre-interrogatoire, M. Geswaldo a produit le témoignage suivant :

(i)         


(ii)        

(iii)       

(iv)       

(v)        


[29]            Après cette description des preuves présentées à la Cour, je dois maintenant, selon le premier volet du critère Dagenais, réfléchir à la nécessité d'autoriser des témoignages à huis clos pour assurer à M. Mahjoub un procès équitable. Un procès équitable serait un procès où M. Mahjoub a l'assurance de pouvoir témoigner pleinement devant la Cour sans avoir à craindre de conséquences malheureuses. Cela m'oblige en revanche à me demander si la crainte de M. Mahjoub [                                    ], pour le cas où son témoignage serait produit en audience publique, est suffisamment appuyée par la preuve. M. Mahjoub a dit craindre aussi pour la sécurité de son épouse et de ses enfants, mais son avocate a admis, loyalement et à juste titre, que cette crainte n'était pas justifiée par l'ensemble de la preuve.

[30]            S'agissant donc des craintes de M. Mahjoub [                           ], j'ai trouvé que le témoignage de M. Geswaldo était d'une grande utilité. M. Geswaldo a témoigné d'une manière consciencieuse, franche et impartiale. J'accepte intégralement son témoignage, ainsi que l'ont fait les avocats des ministres. Selon les avocats des ministres, M. Geswaldo est un « professionnel accompli » , qui est « parfaitement au fait de toutes ces questions » , et je partage leur avis.

[31]            Je rejette donc ce que je crois être l'argument de l'avocat du Toronto Star, pour qui je dois tenir compte du poste de commande occupé par M. Geswaldo au CDTO, et pour qui il est dans l'intérêt de cet établissement que les affirmations de M. Mahjoub restent secrètes. Je rejette l'argument selon lequel M. Geswaldo aurait quelque peu dénaturé son témoignage pour conférer au CDTO une atmosphère secrète. Je rejette cet argument parce qu'il ne s'accorde pas avec le crédit et le professionnalisme que je crois déceler chez M. Geswaldo. C'est d'ailleurs là un aspect qui n'a pas été évoqué lors du contre-interrogatoire de M. Geswaldo.


[32]           

[33]            Cependant, je dois aussi considérer la preuve qui est déjà dans le domaine public. Les témoignages de M. Mahjoub qui sont déjà publics sont les suivants :

i)           des représentants du CDTO l'ont soumis à plusieurs reprises à des fouilles à nu, souvent deux fois par jour et une fois en la présence d'une gardienne. Il s'en est plaint et on lui a répondu : « C'est la politique de la prison. On est ici au Canada » .

ii)          Il croit qu'il serait battu s'il refusait d'être fouillé à nu.

iii)          M. Mahjoub a passé du temps en isolement après un incident non précisé survenu au CDTO.

iv)         Il n'expliquera qu'à huis clos la raison pour laquelle il a été mis en isolement le 14 septembre 2001 ou vers cette date.


v)          Il voudrait témoigner à huis clos sur ce qui s'est produit le 14 décembre 2003 lorsqu'il a demandé aux gardiens d'appeler l'infirmière pour qu'elle lui donne des médicaments parce qu'il ne se sentait pas bien.

vi)         Il n'évoquera pas en audience publique l'incident du 7 mars 2004.

vii)         Il conçoit plusieurs doutes sur les conditions de sa détention, notamment : l'absence d'un programme islamique en règle, d'une bibliothèque et d'un programme en langue anglaise; l'inexistence jusqu'à récemment d'une alimentation halale; sa difficulté à préserver son intimité lorsqu'il se douche, ainsi qu'à s'essuyer les mains puisqu'il doit se les laver avant la prière; enfin le fait que les toilettes, dans sa cellule, ont la même orientation que la qiblah, vers laquelle se tourne les Musulmans pour prier. Il se fonde d'ailleurs sur les conditions de sa détention pour affirmer que les droits et libertés qui lui sont garantis par la Charte sont ignorés.

[34]            Les éléments suivants sont eux aussi dans le domaine public et ont été largement rapportés dans les médias :

i)           le fait que la présence du chef de la sécurité du CDTO a été autorisée durant la procédure de voir-dire;


ii)          l'audience publique a été brièvement suspendue pour permettre à M. Mahjoub de se calmer avant de poursuivre son témoignage sur les conditions de sa détention au CDTO;

iii)          l'avocate de M. Mahjoub a demandé à M. Geswaldo si M. Mahjoub s'était plaint auprès de lui que les gardiens l'avaient agressé physiquement ou sexuellement. Bien que les médias n'en aient pas fait état, l'avocate de M. Mahjoub a également demandé à M. Geswaldo si M. Mahjoub s'était plaint d'avoir été l'objet d'injures ou de menaces de la part des gardiens;

iv)         un article paru dans le numéro « Été 2002 » du magazine Saturday Night, où l'ancien avocat de M. Mahjoub, M. Galati, est interviewé et cité. La partie pertinente de l'article est ainsi rédigée :

[traduction] M. Galati dit que M. Jaballah n'est pas son seul client musulman à se priver de nourriture. Mohamed Mahjoub, qui selon les procureurs fédéraux serait un membre d'une cellule al-Jihad appelée Avant-garde de la conquête, a été en isolement aussi longtemps que M. Jaballah - 130 jours ( « la plupart des gens ne tiennent pas plus de 30 jours » , affirme M. Galati.) M. Mahjoub dit qu'il a été l'objet de fouilles à nu répétées et la victime de harcèlement sexuel de la part des gardiens. Un abcès à une dent l'a rendu incapable de mastiquer de la nourriture du côté gauche de la bouche, et on lui a refusé durant six mois des soins médicaux et dentaires. « Sait-on pourquoi? » demande l'un des reporters.


M. Galati abaisse les commissures de sa bouche et prend une expression qui pour lui est le signe universel de l'écoeurement. « Pourquoi? » , répète-t-il, « parce qu'ils sont d'une méchanceté sans bornes » .

[35]            Bien que les médias n'en aient rien dit, le dossier médical de M. Mahjoub tenu par l'établissement était coté comme pièce accessible au public. Il renferme une plainte de M. Mahjoub, dans laquelle M. Mahjoub dit avoir été « menacé de coups et de viol » .

[36]            M. Mahjoub voudrait sans doute ajouter à ces témoignages pour les détailler davantage, mais il est maintenant de notoriété qu'il conçoit de sérieux doutes et qu'il a de sérieuses critiques à faire sur les traitements qu'il a reçus au CDTO. Dans la mesure où le risque [            ] s'accroît avec la publicité qui entoure des plaintes, le fait qu'il a des plaintes à formuler est maintenant passablement connu du public, comme à tout le moins une certaine indication de la nature de ses plaintes.

[37]           


[38]            J'admets qu'il n'est peut-être pas dans l'intérêt de M. Mahjoub, au sein du CDTO, que ses plaintes soient largement rapportées dans les médias, mais [         la          ] preuve ne permet pas d'établir que, s'il produit publiquement d'autres témoignages sur ses plaintes, M. Mahjoub ne pourra être adéquatement protégé au CDTO.

[39]            Après examen attentif de la preuve dans son intégralité, je suis d'avis qu'elle ne permet pas d'affirmer que, si M. Mahjoub produit d'autres témoignages en séance publique [ ], il courra un risque sensiblement plus élevé de préjudice mental ou physique contre lequel l'établissement ne serait pas en mesure de le prémunir. Par ailleurs, d'autres mesures [ ] pourraient fort bien contribuer à réduire le risque de préjudice. [ ]


[40]            C'est ce que les avocats appellent un dossier très médiatisé. La preuve renferme des reportages sur le procès actuel de M. Mahjoub. Il s'agit de reportages parus dans les fils de presse de la Presse canadienne, dans le Toronto Star, dans le Charlottetown Guardian, dans le Halifax Chronicle-Herald, dans le Edmonton Journal et dans le Montreal Gazette. Il est permis de croire que les reportages futurs sur les présumés traitements subis par M. Mahjoub au CDTO augmenteront l'attention du public sur le [ ] du CDTO. Il est permis aussi de penser que cette attention sera manifestée non seulement par le public, mais également par les fonctionnaires responsables qui sont à la fois habilités, et juridiquement et moralement contraints, à s'assurer que M. Mahjoub est traité dans le respect des règles, en stricte conformité avec toutes les politiques et directives applicables. Il est permis de croire que la surveillance qu'ils exerceront réduira le risque [ ].

[41]            Je suis d'avis aussi que, en sa qualité de directeur de la sécurité au CDTO, M. Geswaldo verra à ce que tout soit fait pour que M. Mahjoub soit convenablement traité. Il est clair que M. Mahjoub accorde toute sa confiance à M. Geswaldo.

[42]            Finalement, M. Mahjoub est habilement représenté par deux avocats d'expérience qui sans aucun doute veilleront à ce que ses droits soient respectés. Dans le passé, Mme Jackman a introduit une procédure de contrôle judiciaire portant sur ses conditions de détention. Voir l'arrêt Almrei c. Canada (Procureur général), [2003] O.J. No. 5198 (A.C.S.).


[43]            Je suis arrivée à la conclusion que la preuve ne permet pas d'affirmer qu'il est nécessaire de permettre à M. Mahjoub de témoigner à huis clos afin de le protéger d'un risque réel et important [                  ], et cette conclusion dispose de la présente demande. Cependant, je voudrais dire quelques mots sur mes doutes concernant les bienfaits d'une décision qui autoriserait M. Mahjoub à témoigner à huis clos, ainsi que sur les conséquences néfastes d'une telle décision.

Les bienfaits d'une décision qui autoriserait M. Mahjoub à témoigner à huis clos

[44]            S'agissant des bienfaits d'une décision qui autoriserait M. Mahjoub à témoigner à huis clos, il est de notoriété publique, comme je l'ai dit précédemment, que M. Mahjoub a de sérieuses plaintes à formuler sur la manière dont il a été traité au CDTO. Il a témoigné en audience publique qu'il croit qu'il serait battu s'il refusait de se laisser fouiller à nu, il refuse de parler publiquement de certains incidents survenus au CDTO, et son avocate a interrogé M. Geswaldo sur ses plaintes dans lesquelles il affirme que les gardiens ont commis contre lui des agressions physiques ou sexuelles et ont proféré contre lui des injures ou des menaces. De tout cela on peut raisonnablement déduire que M. Mahjoub a des critiques directes à formuler [ ] contre la manière dont fonctionne le CDTO. Je crois aussi qu'il y a lieu de penser qu'une foule de gens sont très probablement au courant de la plupart des [choses] sur lesquelles [M. Mahjoub] voudrait témoigner.


[45]            L'avocat du Toronto Star a indiqué que c'est la perspective d'une audience à huis clos qui avait « conduit quelqu'un à déterrer » l'article de 2002 du Saturday Night. La preuve renferme un article du Toronto Star qui faisait état de la procédure de voir-dire ainsi que de l'article du Saturday Night. [ ]

[46]            Il est raisonnable, je crois, de déduire de tout cela que, si M. Mahjoub était autorisé à témoigner à huis clos, les suppositions et l'intérêt que susciteraient des témoignages secrets conduiraient à de nouvelles investigations et à la publication du résultat de telles investigations. La publicité qui en résulterait pourrait très bien augmenter les risques pour M. Mahjoub et elle rendrait le huis clos inapte à empêcher l'accroissement de ces risques.

Les effets néfastes d'une ordonnance autorisant un témoignage à huis clos

[47]            S'agissant des effets néfastes d'une ordonnance qui autoriserait M. Mahjoub à témoigner à huis clos, l'avocate de M. Mahjoub a admis qu'une telle ordonnance aurait des conséquences fort préjudiciables.


[48]            [ ] Pour l'heure, il y a un débat public sur la ligne de démarcation à tracer entre la protection de la liberté individuelle et la protection de la sécurité nationale, et empêcher le public de connaître les témoignages de M. Mahjoub aurait donc des conséquences très dommageables.

[49]            Si M. Mahjoub produit ses témoignages en audience publique, le débat public sur d'importantes questions n'en sera que favorisé et les écarts de conduite pourront même être empêchés puisque les responsables des conditions de détention seront dans la mire du public. Par conséquent, les effets salutaires d'une ordonnance qui autoriserait M. Mahjoub à témoigner à huis clos sont à mon avis neutralisés par les effets dommageables d'une ordonnance interdisant la publication des débats.

[50]            En définitive, la requête de M. Mahjoub en vue d'être autorisé à témoigner à huis clos doit être rejetée.

ORDONNANCE

[51]            LA COUR ORDONNE :


1.          Les présents motifs d'ordonnance et l'ordonnance seront communiqués aux avocats des parties uniquement et ne seront pas versés dans le dossier public, sauf ordonnance ultérieure de la Cour. Le droit des avocats de publier les présents motifs d'ordonnance et l'ordonnance est régi par l'entente conclue dans le prétoire et consignée dans la transcription de la procédure de voir-dire l'après-midi du 4 juin 2004.

2.          La requête de M. Mahjoub en vue d'être autorisé à produire une partie de ses témoignages à huis clos est rejetée.

3.          L'avocate de M. Mahjoub aura sept jours à compter de la date de réception des présents motifs d'ordonnance et de l'ordonnance pour signifier et déposer des conclusions écrites confidentielles indiquant les parties du document, le cas échéant, dont M. Mahjoub voudrait voir la suppression de la version publique des motifs et de l'ordonnance.

4.          Les avocats des ministres et de l'intervenante signifieront et déposeront des conclusions confidentielles en réplique, dans un délai de sept jours après avoir reçu les conclusions de M. Mahjoub.


5.          Après réception desdites conclusions, la Cour décidera alors des suppressions à effectuer afin qu'une version expurgée des présents motifs et de la présente ordonnance puisse être versée dans le dossier public. Au besoin, la Cour pourra tenir une brève conférence téléphonique avec les avocats avant de décider des suppressions à effectuer.

                                                                                                             « Eleanor R. Dawson »          

                                                                                                                                         Juge                        

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                    DES-1-00

INTITULÉ :                                   LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE

L'IMMIGRATION et LE SOLLICITEUR GÉNÉRAL DU CANADA

-et-

MOHAMED ZEKI MAHJOUB

-et-

THE TORONTO STAR NEWSPAPERS LTD.

LIEU DE L'AUDIENCE :             TORONTO (Ontario)

DATES DE L'AUDIENCE :         LES 3 ET 4 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                   LA JUGE DAWSON

DATE DES MOTIFS :                  LE 22 JUILLET 2004

COMPARUTIONS :

Donald MacIntosh                                                      POUR LE DEMANDEUR (LE MCI)

Daniel Roussy                                                             POUR LE DEMANDEUR (LE SCRS)

John Norris                                                                 POUR LE DÉFENDEUR

Barbara Jackman                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Ryder Gilliland                                                            POUR L'INTERVENANTE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg                                                       POUR LE DEMANDEUR (LE MCI)

Sous-procureur général du Canada et LE DEMANDEUR (le SCRS)

Toronto (Ontario)

Ruby & Edwardh                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)

Barbara Jackman                                                        POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)

Blake, Cassels & Graydon                                          POUR L'INTERVENANTE

Toronto (Ontario)


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