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                                                                                                                     Date : 20040302

                                                                                                                 Dossier : T-411-01

                                                                                                      Référence : 2004 CF 314

Ottawa (Ontario), le 2 mars 2004

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

                                                            APOTEX INC.

                                                                                                                        demanderesse

                                                                                                       (intimée dans la requête)

                                                                    - et -

                   MERCK & CO., INC. ET MERCK FROSST CANADA & CO.

                                                                                                                        défenderesses

                                                                                               (requérantes dans la requête)

                                                                    - et -

                             SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                    représentée par LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                           défenderesse reconventionnelle

                                                                                                       (intimée dans la requête)

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LA JUGE SNIDER

[1]         Il s'agit d'une requête en jugement sommaire introduite par les défenderesses, Merck & Co., Inc. et Merck Frosst Canada & Co. (Merck) en vertu des articles 213 et suivants et de l'article 220 des Règles de la Cour fédérale (1998).


[2]         Plus précisément, Merck sollicite une ordonnance rejetant, avec dépens, la totalité de l'action d'Apotex. Subsidiairement, Merck cherche à obtenir une ordonnance rejetant les causes de l'action que la Cour estimera ne soulever aucune véritable question litigieuse. Également de façon subsidiaire, Merck sollicite, si la Cour estime qu'il n'est pas approprié de trancher par jugement sommaire certaines questions juridiques soulevées, une ordonnance portant que ces questions soient tranchées en tant que points de droit préliminaires conformément à l'article 220 des Règles de la Cour fédérale (1998).

[3]         La question fondamentale dans la présente requête est de savoir s'il convient de rejeter la demande d'Apotex au moyen d'un jugement sommaire. Pour les motifs qui suivent, je conclus qu'il ne s'agit pas d'une affaire devant être tranchée dans le cadre d'un jugement sommaire.

Contexte

Requête


[4]         La requête de Merck découle d'une action introduite par Apotex dans laquelle cette dernière cherche à obtenir des dommages-intérêts de Merck conformément à l'article 8 du Règlement sur les médicaments brevetés (avis de conformité) (le Règlement), DORS/98-166. Il est maintenant établi que cette disposition impute à la première personne (Merck) une responsabilité civile entre autres lorsqu'une cour rejette une demande d'interdiction préalablement accueillie, ou lorsque cette première personne retire la demande ou s'en désiste. Ces dommages-intérêts visent à compenser la deuxième personne (Apotex) pour les pertes subies pendant la période où elle n'a pas pu commercialiser son médicament au Canada.

Procédure d'interdiction antérieure

[5]         Le 31 mai 1993, Merck a introduit une procédure d'interdiction conformément à l'article 6 du Règlement pour empêcher le ministre de délivrer un avis de conformité (AC) à Apotex à l'égard de l'apo-norfloxacine avant l'expiration du brevet canadien no 1,178, 961 (dossier no T-1306-93). Dans une ordonnance en date du 20 décembre 1995, madame la juge Simpson a rendu l'ordonnance d'interdiction demandée par Merck (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1995] A.C.F. no 1720 (1re inst.) (QL)). Le 8 mai 1996, la Cour d'appel fédérale a confirmé cette ordonnance (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1996] A.C.F. no 595 (C.A.) (QL)). Le 9 juillet 1998, la Cour suprême du Canada a infirmé le jugement de la Cour d'appel fédérale et a rejeté la demande d'interdiction (Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social), [1998] 2 R.C.S. 193). Apotex a par la suite pu commercialiser son produit, l'apo-norfloxacine. Elle ne l'a cependant fait que plusieurs années après le début des procédures visant l'obtention de l'ordonnance d'interdiction.


Présente action

[6]         Par une déclaration en date du 6 mars 2001, modifiée la dernière fois le 25 septembre 2001, Apotex a intenté la présente action par laquelle elle cherche à obtenir des dommages-intérêts relativement à la procédure d'interdiction. Apotex se fonde sur la version actuelle de l'article 8 du Règlement (le nouvel article 8) et, subsidiairement, sur l'article 8 tel qu'il existait avant les modifications de 1998 (l'ancien article 8). Apotex invoque également l'enrichissement injustifié de Merck. L'ancien et le nouvel article 8 ainsi que le paragraphe 9(6) des dispositions transitoires sont reproduits à l'annexe A jointe aux présents motifs.

Questions en litige

[7]         Comme je l'ai dit, la question préjudicielle à trancher est de savoir si les questions soulevées par Merck peuvent ou devraient être examinées par voie de jugement sommaire, soit parce que je suis convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse (paragraphe 216(1) des Règles), soit parce que la seule véritable question litigieuse est un point de droit sur lequel je devrais statuer en exerçant mon pouvoir discrétionnaire (alinéa 216(2)b)).

Les questions en litige soulevées par Merck peuvent être groupées de la façon suivante :


1. La demande d'Apotex fondée sur l'ancien article 8 devrait-elle être rejetée pour le motif que

a)    cette disposition ne s'applique pas aux faits de l'espèce puisque le brevet pertinent était en vigueur à la date où l'avis de conformité à l'égard de l'apo-norfloxacine a été délivré à Apotex;

b)    cette disposition est ultra vires?

2.    La demande d'Apotex fondée sur le nouvel article 8 devrait-elle être rejetée pour le motif que

a)    le nouvel article 8 n'est pas applicable aux faits de l'espèce puisque Apotex n'avait pas de « demande pendante » à la date d'entrée en vigueur du Règlement de 1998 des dispositions transitoires;

b)    cette disposition est ultra vires?

3.    Apotex a-t-elle le droit d'invoquer l'enrichissement injustifié?


Analyse

Quels sont les principes applicables en matière de jugement sommaire?

[8]         Les articles 213 à 219 des Règles de la Cour fédérale (1998), qui régissent les jugements sommaires, permettent à la Cour de statuer sur une procédure lorsqu'il n'existe pas de véritable question litigieuse (Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. (1996), 111 F.T.R. 189. Plus particulièrement, l'article 216 des Règles de la Cour fédérale (1998) prévoit ce qui suit :


(1)    Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse quant à une déclaration ou à une défense, elle rend un jugement sommaire en conséquence.

(2) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour est convaincue que la seule véritable question litigieuse est :

                                         [...]

        b)      un point de droit, elle peut statuer sur celui-ci et rendre un jugement sommaire en conséquence.

(3) Lorsque, par suite d'une requête en jugement sommaire, la Cour conclut qu'il existe une véritable question litigieuse à l'égard d'une déclaration ou d'une défense, elle peut néanmoins rendre un jugement sommaire en faveur d'une partie, soit sur une question particulière, soit de façon générale, si elle parvient à partir de l'ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher les questions de fait et de droit.

(1)    Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that there is no genuine issue for trial with respect to a claim or defence, the Court shall grant summary judgment accordingly.

(2)    Where on a motion for summary judgment the Court is satisfied that the only genuine issue is

                                            ...

(b)    a question of law, the Court may determine the question and grant summary judgment accordingly.

(3)    Where on a motion for summary judgment the Court decides that there is a genuine issue with respect to a claim or defence, the Court may nevertheless grant summary judgment in favour of any party, either on an issue or generally, if the Court is able on the whole of the evidence to find the facts necessary to decide the questions of fact and law.


[9]         En appliquant correctement ces règles, on peut éviter d'utiliser inefficacement les rares ressources judiciaires. Le libellé des articles 213 et 216 indique d'ailleurs que :


(i)       Un jugement sommaire peut rejeter tout ou partie d'une déclaration;

(ii)      La Cour rend un jugement sommaire lorsqu'il n'existe pas de véritable question litigieuse;

(iii) Lorsque la seule véritable question litigieuse est un point de droit, la Cour est habilitée à statuer sur ce point dans le cadre d'un jugement sommaire;

(iv)     Même lorsque des questions de fait et de droit soulèvent de véritables questions litigieuses, la Cour peut rendre un jugement sommaire si elle parvient à partir de l'ensemble de la preuve à dégager les faits nécessaires pour trancher ces questions.

[10]       Monsieur le juge Russell a récemment, dans la décision Apotex Inc. c. Canada, [2003] A.C.F. no 593 (C.F. 1re inst.) (QL), confirmée à 2004 C.A.F. 43 (Apotex c. Canada), énoncé, aux paragraphes 9 et 10, les principes régissant les jugements sommaires :

9. [...] Conformément à ce qui est exposé dans des décisions telles que Granville Shipping Co. c. Pegasus Lines Ltd. S.A. et al. (1996), 111 F.T.R. 189, je dois conclure soit que les réclamations en cause ne présentent aucune véritable question litigieuse, soit que la question en litige est tellement douteuse qu'elle ne mérite pas d'être examinée de façon approfondie. Aussi, chaque affaire doit être interprétée dans son propre contexte et devrait être instruite si les faits nécessaires ne sont pas dégagés ou si une question sérieuse est soulevée au sujet de la crédibilité.

10. Le fardeau d'établir qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse repose sur le requérant, mais les deux parties doivent « présenter leurs meilleurs arguments » pour que le juge des requêtes puisse trancher cette question, et le juge doit « examiner de près » le fond et, si possible, tirer des conclusions de fait et de droit si les documents le permettent : F. Von Langsdorff Licensing Limited c. S.F. Concrete Technology Inc. (1999), 165 F.T.R. 74.

Étant donné que le juge Russell examinait des questions relatives à l'interprétation du nouvel article 8 presque identiques à celles de l'espèce, son énoncé des principes est particulièrement utile. Je l'adopte aux fins d'examen de la présente requête.


[11]       Merck prétend que la présente requête soulève soit des questions strictement juridiques, soit une combinaison de questions de droit et de fait mettant en cause peu de faits et des faits non contestés. Elle donne plusieurs exemples d'affaires soulevant des questions d'interprétation juridique tranchées par jugement sommaire (Bayer Inc. c. Canada (Procureur général) (1998), 155 F.T.R. 184, décision confirmée à (1999), 243 N.R. 170 (C.A.); ExpressVu Inc. c. NII Norsat International Inc., [1997] A.C.F. no 1004 (C.F. 1re inst.) (QL), décision confirmée à (1997), 222 N.R. 213 (C.A.); Poitras c. Bande Sawridge, [2001] A.C.F. no 1031 (1re inst.) (QL)).

[12]       Bien que je convienne que la Cour puisse traiter de questions complexes dans le cadre de requêtes en jugement sommaire, elle doit examiner attentivement les faits de chaque affaire pour déterminer s'il existe des véritables questions litigieuses ou si un point de droit peut être tranché sommairement. Il existe des différences fondamentales entre les requêtes préliminaires et les procès. Un des effets d'un jugement sommaire est que la partie ne pourra pas présenter de preuve au juge du procès à l'égard d'une question ayant fait l'objet d'une requête en jugement sommaire qui a été accueillie. Le juge du procès n'entendra pas de témoignages de vive voix à l'égard de cette question et ne statuera pas sur elle. Une des parties perdra de fait la possibilité de se faire entendre en cour. Bien que cette considération ne puisse être déterminante, une analyse attentive par le juge des requêtes est de rigueur étant donné la gravité des conséquences pour la partie perdante.


[13]       Enfin, je dois garder à l'esprit l'objet des dispositions régissant les jugements sommaires. Je crois qu'une question très pertinente quant à l'exercice du pouvoir discrétionnaire que me donne l'alinéa 216(2)b) est de savoir si le fait de rendre un jugement partiel permet effectivement de parvenir au résultat souhaité, soit une utilisation plus efficace des rares ressources judiciaires.

Quelle est l'incidence de la jurisprudence portant sur les questions relatives à l'article 8?

[14]       Les principales questions soulevées dans la présente action et dans la présente requête ont trait à l'interprétation de l'ancien et du nouvel article 8 du Règlement. La Cour n'a pas encore statué de façon définitive sur l'interprétation de ces articles. Je veux dire par là qu'il n'existe pas de décision définitive sur cette question ni dans un jugement rendu après une instruction ni dans un jugement sommaire. Plusieurs décisions contiennent cependant des commentaires utiles qui, bien qu'il ne s'agisse que de remarques incidentes, peuvent offrir un certain éclairage quant aux questions en litige de l'espèce, notamment celle de savoir si l'interprétation d'une disposition réglementaire comporte une véritable question litigieuse.


[15]       Dans l'arrêt Bayer A.G. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1993), 163 N.R. 183, la Cour d'appel fédérale, qui examinait des questions procédurales liées à la délivrance d'un avis d'allégation en vertu du Règlement, a, au paragraphe 13, interprété de la façon suivante l'ancien article 8 :

La responsabilité du préjudice que crée l'article 8 du Règlement ne concerne que le préjudice subi par suite du report de la délivrance de l'avis de conformité au-delà de la date d'expiration du brevet.

Cette interprétation correspond à celle proposée par Merck dans la présente affaire, mais elle n'était certainement pas déterminante dans cette affaire.

[16]       Si, dans la décision Bayer, précitée, notre Cour estimait qu'on pouvait facilement interpréter la disposition, la Cour d'appel fédérale a fait un commentaire à l'effet contraire dans l'arrêt Merck Frosst Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1994), 55 C.P.R. (3d) 302 (C.A.), où le juge Hugessen a dit, à la page 316 :

L'article 8 est particulièrement obscur. [...] Heureusement, la Cour n'est pas appelée à l'interpréter dans cet appel.

[17]       La Cour a à plusieurs occasions été appelée à examiner l'article 8, sans jamais statuer sur son sens. Au total, notre Cour et la Cour d'appel fédérale ont conclu au moins à 11 reprises que les questions relatives à l'interprétation de l'article 8 devraient être examinées dans le cadre du procès :

·     Apotex c. Canada, décision précitée, au paragraphe 28;


·      Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 13 C.P.R. (4th) 78, aux pages 81 et 82 (C.F. 1re inst.), décision confirmée à 2002 C.A.F. 389;

·     Apotex Inc. c. Merck & Co., [2002] A.C.F. no 236, au paragraphe 11 (C.F. 1re inst.) (QL), décision confirmée à 2002 C.A.F. 390 (Il s'agissait d'une requête en radiation de l'action dans le présent dossier);

·     Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., T-1686-01, ordonnance du protonotaire Lafrenière, en date du 30 avril 2002, rejetant une requête en radiation et une requête fondée sur l'article 220 des Règles, confirmée par l'ordonnance du juge Campbell en date du 8 juillet 2002 (C.F. 1re inst.), appel devant la Cour d'appel fédérale abandonné;

·     Apotex Inc. c. Eli Lilly and Co. (2001), 15 C.P.R. (4th) 129 (C.F. 1re inst.), décision confirmée à (2002), 22 C.P.R. (4th) 19 (C.A.);

·     Apotex Inc. c. Syntex Pharmaceuticals International Ltd. (2001), 16 C.P.R. (4th) 473 (C.F. 1re inst.), décision confirmée à (2002), 224 F.T.R. 160 (C.A.)).


[18]       Comme l'a fait remarquer Merck, toutes ces affaires, sauf Apotex c. Canada, précitée, comportaient une requête en radiation, la présente action ne faisant pas exception (Apotex Inc. c. Merck & Co., [2002] A.C.F. no 236 (1re inst.) (QL)). Le critère préliminaire permettant de conclure qu'une affaire devrait être radiée est plus rigoureux que celui applicable à l'égard des requêtes en jugement sommaire. Les actes de procédure ne seront radiés que dans les cas les plus clairs et lorsqu'ils ne révèlent aucune cause d'action valable. Par conséquent, Merck m'exhorte à ne pas tenir compte de ces décisions.

[19]       Je conviens que les décisions relatives à des requêtes en radiation d'actes de procédure ont une valeur limitée en tant que précédents. Il est néanmoins utile d'examiner le raisonnement des différents juges pour décider si le même raisonnement pourrait être appliqué dans la présente requête en jugement sommaire. Si la requête a été rejetée en raison d'une erreur procédurale, la décision n'est de toute évidence pas applicable en l'espèce. Cependant, lorsque les arguments présentés au juge des requêtes et les motifs de rejet de la requête portent sur la même question, il ne fait pas de doute que je dois tenir compte des motifs et des conclusions de ces décisions.


[20]       Le raisonnement qui sous-tend toutes ces requêtes est que les questions d'interprétation et d'application de l'article 8 du Règlement sont complexes et qu'on ne doit statuer sur elles qu'à la suite d'un procès. Cela amène presque inévitablement à conclure que nous sommes en présence d'une réglementation complexe. Je ne dois pas oublier ce facteur pertinent dans mon analyse.

Peut-on faire une distinction avec la décision du juge Russell?

[21]       De prime abord, la décision Apotex c. Canada,précitée, est directement pertinente quant aux questions de l'espèce. De plus, Apotex fait valoir que je suis liée par cette décision étant donné qu'elle est maintenant confirmée par la Cour d'appel fédérale.

[22]       Comme dans la présente affaire, le juge Russell devait interpréter l'article 8, et, comme en l'espèce, les deux parties lui avaient présenté des arguments « forts, mais diamétralement opposés » . Je note cependant que la question précise dont il était question dans sa décision était de savoir si une demande visant les profits réalisés par une première personne et les dépenses juridiques était exclue aux termes des dispositions réparatrices de l'article 8. Cette question diffère substantiellement de celles de la présente affaire. Par conséquent, je n'irais pas jusqu'à dire que la décision statue de façon définitive qu'il incombe au juge du procès d'interpréter l'article 8 du Règlement.


[23]       Je peux néanmoins m'inspirer fortement de cette décision. Les motifs pour lesquels le juge Russell a rejetté la requête étaient de portée générale et pertinents, selon moi, quant aux décisions que je dois prendre en l'espèce. En ce qui concerne le paragraphe 216(1), il était convaincu qu'il existait une véritable question litigieuse « qui requ[érait] d'être examinée plus en profondeur dans le cadre d'une instruction complète » . Le juge Russell a refusé d'exercer le pouvoir discrétionnaire que lui confère l'alinéa 216(2)b), disant qu'il ne disposait « ni de tout le contexte de la demande de la demanderesse ni d'une preuve adéquate au sujet de l'objet véritable de l'article 8 » .

[24]       Ainsi, je pourrais faire une distinction avec la décision Apotex c. Canada, précitée, mais je peux examiner de façon utile la preuve présentée dans le cadre de la présente requête pour déterminer s'il existe une raison de tirer une conclusion opposée à celle du juge Russell à l'égard soit du paragraphe 216(1) soit de l'alinéa 216(2)b). Autrement dit, il s'agit de savoir si je peux conclure, pour le motif que je dispose de plus d'éléments de preuve ou d'une meilleure preuve que le juge Russell, que la preuve au dossier est adéquate pour répondre aux questions qui me sont posées.

Quelle est la nature des questions en litige?

[25]       Le présent litige porte avant tout sur des questions d'interprétation législative. La Cour suprême du Canada a, à maintes reprises, donné des directives au sujet de la façon d'aborder un problème d'interprétation législative. Dans l'arrêt Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, monsieur le juge Iacobucci, s'exprimant au nom d'une Cour unanime, a, au paragraphe 21, entériné l'affirmation suivante d'Elmer Driedger dans Construction of Statutes (2e éd. 1983) :

[traduction] Aujourd'hui il n'y a qu'un seul principe ou solution : il faut lire les termes d'une loi dans leur contexte global en suivant le sens ordinaire et grammatical qui s'harmonise avec l'esprit de la loi, l'objet de la loi et l'intention du législateur.


[26]       L'interprétation législative par la Cour comporte plus d'une étape. Premièrement, la Cour doit regarder les mots; ces mots ont-ils un sens clair et ordinaire ou existe-t-il une ambiguïté ou un manque de clarté? Deuxièmement, elle doit examiner le contexte de la loi ou du règlement. Quel est l'historique de la disposition? Quelle est l'esprit de la loi? Quel est son objet? Quelles considérations de politique le Parlement ou, dans le cas du règlement, le gouverneur en conseil avait-il à l'esprit? Cette deuxième partie de l'analyse pourrait justifier un écart par rapport au sens grammatical et ordinaire du mot. Et, quel que soit le niveau de clarté et d'explicité des mots de la disposition, il faut pousser plus loin l'analyse. En fait, la Cour suprême du Canada a statué qu'il était erroné de ne pas déterminer l'intention du législateur au moment de l'adoption d'une disposition particulière (Rizzo, précité, paragraphes 23 et 31). Aussi, lorsqu'il existe diverses interprétations conflictuelles mais non déraisonnables, le contexte de la loi ou du règlement devient encore plus important.

En quoi consiste l'obligation d'Apotex de présenter sa preuve?


[27]       L'article 215 des Règles de la Cour fédérale (1998) prévoit que la réponse à une requête en jugement sommaire ne peut être fondée uniquement sur les allégations ou les dénégations contenues dans les actes de procédure déposés par le requérant. Apotex doit présenter ses meilleurs arguments dans sa réponse à la requête (F. Von Langsdorff Licensing Ltd. c. S.F. Concrete Technology Inc. (1999), 165 F.T.R. 74; Bonds c. Suzuki Canada Inc., [2003] A.C.F. no 795, au paragraphe 8) (C.F. 1re inst.) (Q.L.). Merck soutient qu'Apotex n'a pas présenté ses meilleurs arguments; qu'Apotex aurait dû présenter tous les éléments de preuve qu'elle dit aujourd'hui faire défaut dans le cadre de la présente requête. Selon Merck, je devrais tirer une inférence défavorable du défaut d'Apotex de présenter la preuve qu'elle estimait pertinente (Apotex Inc. c. Bristol-Myers Squibb Co., [2003] A.C.F. no 950, aux paragraphes 10 et 11 (C.A.) (QL); Dawson c. Rexcraft Storage and Warehouse Inc. (1998), 164 D.L.R. (4th) 257, au paragraphe 17 (C.A. de l'Ont.)).

[28]       Je suis d'avis que Merck exagère l'obligation qui incombe à Apotex dans la présente requête. À en croire Merck, les intimés dans une requête en jugement sommaire devraient présenter au juge des requêtes toute la preuve nécessaire à la résolution des questions en litige. Cela équivaut à ne pas tenir compte de la première étape prévue au paragraphe 216(1), à savoir que le juge doit être convaincu qu'il n'existe pas de véritable question litigieuse. À mon sens, l'obligation première qui incombe à l'intimé est de présenter ses meilleurs arguments pour convaincre le juge des requêtes qu'il existe une véritable question litigieuse. Comme je le dis ailleurs dans les présents motifs, l'intimé peut s'en acquitter en relevant les « trous » dans la preuve présentée au juge des requêtes, trous qui ne peuvent être éclaircis que par la preuve produite au procès. S'il n'a pas gain de cause à cette première étape, l'intimé doit présenter sa meilleure preuve pour permettre au juge de résoudre le litige. À ce stade, je conviens qu'on pourrait tirer une inférence défavorable du fait que le défendeur n'a pas présenté une preuve pertinente au juge des requêtes.


[29]       Pour que la Cour rende la décision discrétionnaire prévue à l'alinéa 216(2)b), il suffit que l'intimé fournisse des motifs convaincants expliquant pourquoi il est préférable de laisser le juge du procès trancher le point de droit.

La Cour dispose-t-elle d'un dossier adéquat?

[30]       Outillée des nombreuses décisions précitées rendues par d'autres juges et des principes d'interprétation législative, j'examinerai maintenant la preuve qui m'a été présentée. Je formule ainsi la question négative suivante : y a-t-il un élément manquant qui m'empêcherait de tirer une conclusion définitive relativement à ces questions?

[31]       Concernant la première partie de l'analyse à effectuer en matière d'interprétation législative, rien ne manque à mes yeux pour déterminer le sens grammatical et ordinaire des mots. La détermination du sens clair et ordinaire des dispositions ne suffirait toutefois pas puisque l'interprétation législative doit tenir compte du contexte global.

[32]       Le dossier pourrait aussi être satisfaisant en ce qui concerne la question de la validité des dispositions. Je suis néanmoins réticente à statuer sur cet aspect de la requête. En l'absence d'une décision définitive quant à la partie interprétation des questions, une décision quant à la validité de l'ancien et du nouvel article 8 n'améliorerait pas, selon moi, l'efficacité du processus judiciaire.


[33]       En ce qui concerne la question du contexte du Règlement, je dispose de quelques éléments de preuve, dont des résumés de l'étude d'impact de la réglementation (RÉIR) tant en ce qui concerne l'ancien article 8 que le nouvel article 8. Merck affirme que M. Sherman, président d'Apotex, n'a mentionné aucune preuve pertinente manquante.

[34]       Merck et Apotex ne s'entendent sur rien dans la présente requête. Elles prêtent un sens différent aux dispositions en litige, et contestent la signification des décisions invoquées par la partie adverse. Elles comprennent de façon différente les réponses données par les souscripteurs d'affidavits lors des contre-interrogatoires. Merck plaide que M. Sherman a admis qu'il n'y avait pas de preuve additionnelle à fournir, alors qu'Apotex affirme qu'il en existe. On a même contesté les RÉIR, tant sur le plan de leur signification que sur le poids à leur accorder. Il n'y a rien d'étonnant à ce que les parties ne s'entendent pas sur l'interprétation à donner aux dispositions, et cela ne constitue pas un motif pour rejeter une requête en jugement sommaire. Le fait qu'on ne soit parvenu, après deux jours complets d'argumentation dans le cadre de la présente requête, à aucun accord sur un point quelconque illustre combien il est complexe de trancher ces questions.


[35]       La question déterminante doit être de savoir si le dossier présenté est adéquat. À mon avis, il existe une lacune importante dans la preuve qui m'empêche de déterminer l'interprétation appropriée à donner aux dispositions. La preuve manquante a trait à l'intention et à l'objet des deux dispositions en litige et au cadre législatif sous-jacent. Des preuves additionnelles fournies par Merck, des tiers et des fonctionnaires sont de rigueur.

Preuve additionnelle de Merck. De longues consultations ont précédé la prise du Règlement en 1993 et sa modification en 1998. La compréhension des dispositions par les parties dans la présente action pourrait être pertinente pour établir le contexte. Tant Merck qu'Apotex ont pris part au processus consultatif et peuvent avoir contribué au processus d'élaboration du Règlement. La conduite de toutes les parties au présent litige peut être pertinente. Les représentants de Merck peuvent, par le truchement de la communication préalable et des témoignages de vive voix à l'instruction, fournir une meilleure explication du contexte du Règlement et de sa modification en 1998. Dans la présente requête, le contre-interrogatoire du témoin de Merck au sujet de son affidavit a été infructueux. Selon moi, l'avocat a empêché le souscripteur d'affidavit de Merck de répondre aux questions qui auraient pu aider la Cour dans la présente requête.

Preuve provevant de tiers. Comme on l'a vu, le contexte des textes législatifs est essentiel à leur interprétation. Les preuves d'experts portant sur l'interprétation législative ou, en particulier, sur l'évolution des dispositions en litige dans la présente action seront utiles pour le juge.


Preuve provenant de Sa Majesté la Reine. Des témoins du ministère gouvernemental responsable de la rédaction du Règlement devraient être en mesure de nous éclairer davantage sur son objet et son intention.

[36]       À mon avis, toute cette preuve est pertinente pour trancher les questions en litige dans la présente affaire. De plus, une bonne partie de la preuve sera contestée et est, ainsi, examinée à juste titre au procès. On ne devrait pas, par un jugement sommaire, empêcher Apotex de présenter cette preuve.

[37]       Cela me mène inexorablement à conclure qu'un procès est probablement nécessaire pour établir la preuve appropriée pour trancher les questions relatives à l'interprétation de l'article 8 du Règlement. Ainsi, je me trouve exactement dans la même position que le juge Russell, même si j'examine des questions différentes. Premièrement, je suis convaincue qu'il existe une véritable question litigieuse et que Merck ne peut donc pas se prévaloir du paragraphe 216(1). Le juge Russell a dit :

De telles questions complexes et de grande portée requièrent une explication plus approfondie et plus contextuelle de la signification et de l'objet de l'article 8 que celle que j'ai reçue dans le cadre de la présente requête [...].

Deuxièmement, je ne suis pas convaincue que je devrais exercer le pouvoir discrétionnaire prévu à l'alinéa 216(2)b) des Règles. On gagnerait peu, pour ne pas dire rien, en tranchant ces points de droit sur le fondement d'un dossier incomplet.


[38]       En conclusion, je rejetterais la requête en ce qui concerne les deux questions relatives à l'interprétation de l'article 8.

Existe-t-il des considérations différentes quant à la question de l'enrichissement injustifié?

[39]       Dans la présente action, Apotex soutient que Merck s'est enrichie de façon injustifiée en raison de son monopole sur le marché entre 1993 et 1998. Apotex cherche à obtenir une restitution pour un montant représentant la différence entre le prix de vente le plus élevé du médicament de Merck et les revenus qu'Apotex aurait pu autrement générer.

[40]       Merck fait valoir dans sa requête que la présente demande devrait être rejetée par jugement sommaire parce que

1. la Cour fédérale n'a pas compétence pour l'entendre;

2. même si la Cour fédérale avait compétence, il existait une cause juridique à l'enrichissement allégué, à savoir l'existence, entre 1995 et 1998, d'une interdiction prononcée par notre Cour et confirmée par la Cour d'appel fédérale en application du Règlement.


[41]       La question de la compétence de la Cour en ce qui concerne l'allégation d'enrichissment injustifié peut paraître à prime abord simple à traiter. En l'espèce, cependant, la question de l'existence d'un recours en enrichissement injustifié est intimement liée à l'interprétation de l'article 8 du Règlement. Une bonne partie de la preuve qui pourrait être produite au sujet du contexte du Règlement pourrait aussi être pertinente quant à la question de l'enrichissement injustifié. De telles réparations en equity exigent que la Cour tienne compte de considérations d'equity. Par conséquent, je suis convaincue qu'il existe une véritable question litigieuse et qu'il est préférable qu'elle soit tranchée par le juge du procès.

Est-ce que je devrais rendre une décision en application du paragraphe 220(1) des Règles?

[42]       Merck me demande, si j'arrive à la conclusion que je ne dois pas rendre un jugement sommaire, de trancher les présentes questions préalablement à toute instruction, conformément au paragraphe 220(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), libellé comme suit :


(1)        Une partie peut, par voie de requête présentée avant l'instruction, demander à la Cour de statuer sur :

          a)    tout point de droit qui peut être pertinent dans l'action;

(1)     A party may bring a motion before trial to request that the Court determine

a)        a question of law that may be relevant to an action;



[43]          Pour les mêmes motifs pour lesquels j'ai conclu que les questions soulevées dans la présente requête devraient être instruites, je refuse d'exercer mon pouvoir discrétionnaire pour trancher ces questions dans le cadre d'une procédure fondée sur le paragraphe 220(1) des Règles. Je suis d'avis qu'on ne gagnerait rien à ajouter une étape additionnelle à un processus déjà long. La conséquence probable d'une telle procédure serait une reprise de la requête en rejet présentée par Merck et de la présente requête en jugement sommaire. Les mêmes arguments seraient présentés à nouveau devant un autre juge qui n'aurait pas non plus la possibilité d'examiner le contexte factuel des questions. Il s'agit en l'espèce de questions d'interprétation législative sur lesquelles il est préférable de statuer au terme d'un procès.

Conclusion

[44]       Pour ces motifs, je rejetterais la requête de Merck. Les questions devraient être examinées au procès.

[45]       Apotex a demandé, dans son dossier écrit, qu'on lui adjuge les dépens avocat-client, mais les parties n'ont pas présenté d'observations à cet égard. Si les parties ne parviennent pas à s'entendre sur les dépens de la présente requête, elles ont jusqu'au 31 mars 2004 pour présenter des observations, et jusqu'au 8 avril 2004 pour répondre aux observations.


ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.      La requête est rejetée.

2.      Les parties peuvent présenter des observations au sujet des dépens jusqu'au 31 mars 2004, et des réponses aux observations jusqu'au 8 avril 2004.

« Judith A. Snider »

Juge

Traduction certifiée conforme

Sandra D. de Azevedo, LL.B.


                                                       COUR FÉDÉRALE

                                        AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                 T-411-01

INTITULÉ :                                                                APOTEX INC. c.

MERCK & CO., INC. ET AL

                                                                       

LIEU DE L'AUDIENCE :                                          Toronto (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :                                        le 10 février 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                                Madame la juge Snider

DATE DES MOTIFS ET DE

L'ORDONNANCE :                                                  le 2 mars 2004

COMPARUTIONS :

Robert P. Charlton

Brian R. Daley

Francisco Couto

POUR LA REQUÉRANTE

Andrew R. Brodkin

David Lederman

POUR L'INTIMÉE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ogilvy, Renault

Avocats

Ministère de la Justice

POUR LA REQUÉRANTE

Goodmans s.r.l.

Avocats

POUR L'INTIMÉE


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