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                                                                                                                                 Date : 20040823

                                                                                                                           Dossier : T-1372-03

                                                                                                                Référence : 2004 CF 1165

Halifax (Nouvelle-Écosse), le 23 août 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ACTION RÉELLE EN MATIÈRE D'AMIRAUTÉ

ENTRE :

MAGIC SPORTSWEAR CORP. ET BLUE BANANA

demanderesses

et

OT AFRICA LIGNE LTD., OT AFRICA LIGNE, LES PROPRIÉTAIRES ET LES AFFRÉTEURS DU MATHILDE MAERSK ET DU SUZANNE DELMAS, ET TOUTES AUTRES PERSONNES AYANT DES DROITS SUR CES NAVIRES

défenderesses

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]         Il s'agit d'une requête présentée par les défenderesses, OT Africa Ligne Ltd. et OT Africa Ligne, sous le régime de l'article 51 des Règles de la Cour fédérale (1998), DORS 98-106, par laquelle elles sollicitent :


1.          une ordonnance d'annulation de l'ordonnance de la protonotaire Milczynski en date du 15 décembre 2003;

2.          une ordonnance accueillant la requête des défenderesses, OT Africa Ligne et OT Africa Ligne Ltd., en suspension de l'action considérée;

3.          les dépens afférents à la présente requête et à la requête instruite par la protonotaire Milczynski, sur une base procureur-client;

4.          toute autre réparation que les avocats recommanderont et que la Cour jugera adéquate.

[2]         La protonotaire a exposé comme suit le contexte et les faits pertinents dans sa décision, qu'on trouvera à la référence 2003 CF 1513, [2003] A.C.F. no 1933 (QL) :

[2]            La présente action découle d'une demande se rapportant à la perte partielle d'une cargaison de marchandises qui avaient été expédiées par mer dans un conteneur. Les demanderesses, Magic Sportswear Corp. et Blue Banada, étaient respectivement chargeur et consignataire des marchandises. Les défenderesses, OT Africa Ligne Ltd. et OT Africa Ligne, étaient les transporteurs.

[3]            Cette requête a été présentée par les défenderesses, qui cherchaient à faire suspendre l'action en se fondant sur la clause d'élection de for figurant dans le connaissement se rapportant à l'expédition des marchandises ainsi que sur la doctrine du forum non approprié. Les demanderesses affirment qu'elles ont droit à ce que leur demande soit tranchée par la présente cour compte tenu de l'article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime ou, subsidiairement, compte tenu de la doctrine du forum non approprié.

Les faits

[4]                La demanderesse Magic Sportswear Corp. est une société constituée aux États-Unis qui a expédié 170 caisses de marchandises par conteneur de la ville de New York à la société demanderesse Blue Banada, à Monrovia, Libéria. Les demanderesses affirment que, lorsque le conteneur est arrivé à Monrovia, 99 des 170 caisses manquaient.


[5]                La résolution d'un litige factuel concernant la cargaison manquante dépend de la preuve soumise par les témoins présents lorsqu'on a ouvert le conteneur, à Monrovia. Les demanderesses affirment que tous ces témoins sont au Libéria. D'autres témoins des demanderesses, venant de New York, peuvent être cités.

[6]                La défenderesse OT Africa Ligne a délivré un connaissement en vue de l'expédition le 5 février 2002, à Toronto, Canada. Le fret maritime était payable à Toronto, Canada. Compte tenu de certains éléments de preuve, je conclus qu'en fait, la défenderesse OT Africa Ligne a des bureaux, maintient un centre téléphonique et exploite son entreprise depuis des bureaux situés dans la région de Toronto et exploite cette entreprise par l'entremise d'une agence (Seabridge International Shipping Inc., ou OTAL North America) dans la Région du Grand Toronto.

[7]                Les demanderesses ont intenté leur action en dommages-intérêts, d'un montant de 30 000 $, devant la présente cour le 1er août 2003 et ont signifié un avis à OT Africa Ligne, à son bureau de la région de Toronto, le 15 août 2003. La demande est en fait une demande en subrogation d'une compagnie d'assurance établie à Toronto, qui avait versé une indemnité aux demanderesses pour la perte des marchandises conformément à leur police.

[8]                Le 3 septembre 2003, OT Africa Ligne a engagé des procédures devant la Haute cour de justice, en Angleterre, en vue d'obtenir une décision l'exonérant de toute responsabilité à l'égard de la perte subie par les demanderesses. L'avis y afférent a été signifié aux demanderesses qui, le 28 octobre 2003, ont déposé un accusé de réception de la signification indiquant qu'elles contesteraient la compétence des tribunaux anglais. Toutefois, les demanderesses n'ont pas pris d'autres mesures à cet égard; elles soutiennent qu'elles attendaient le résultat de la présente requête.

[9]                Le 8 septembre 2003, à la suite de la présentation d'une requête ex parte devant le tribunal anglais, les défendeurs ont obtenu une [traduction] « injonction interdisant les poursuites » empêchant les demanderesses d'aller de l'avant dans la présente action et, le 9 septembre 2003, les défendeurs ont présenté la requête ici en cause visant la suspension des procédures canadiennes.

Les dispositions et règles applicables

[3]         Le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité maritime, L.C. 2001, ch. 6, dispose ce qui suit :



46. (1) Lorsqu'un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l'arbitrage en un lieu situé à l'étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l'une ou l'autre des conditions suivantes existe:

a) le port de chargement ou de déchargement - prévu au contrat ou effectif - est situé au Canada;

b) l'autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

c) le contrat a été conclu au Canada.

46. (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

(b) the person against whom the claim is made resides or has a place of business, branch or agency in Canada; or

(c) the contract was made in Canada.                

[4]         Le paragraphe 50(1) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, porte les dispositions suivantes :

50. (1) La Cour d'appel fédérale et la Cour fédérale ont le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire:

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de la justice l'exige.

50. (1) The Federal Court of Appeal or the Federal Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.

[5]         Le paragraphe 51(1) des Règles de la Cour fédérale (1998), précitées, est libellé comme suit :


51. (1) L'ordonnance du protonotaire peut être portée en appel par voie de requête présentée à un juge de la Section de première instance.

51. (1) An order of a prothonotary may be appealed by a motion to a judge of the Trial Division.

Les questions en litige

[6]         Les deux questions en litige dans la présente espèce sont les suivantes :

1.          Quelle est la norme de contrôle applicable?

2.          La décision de la protonotaire devrait-elle être annulée?

Analyse et décision

[7]         La première question en litige

Quelle est la norme de contrôle applicable?

Le juge MacGuigan de la Cour d'appel fédérale a formulé les observations suivantes concernant la norme de contrôle à appliquer à l'appel d'une décision de protonotaire dans l'arrêt Canada c. Aqua­ Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.) :

Je souscris aussi en partie à l'avis du juge en chef au sujet de la norme de révision à appliquer par le juge des requêtes à l'égard des décisions discrétionnaires de protonotaire. Selon en particulier la conclusion tirée par lord Wright dans Evans v. Bartlam, [1937] A.C. 473 (H.L.) à la page 484, et par le juge Lacourcière, J.C.A., dans Stoicevski v. Casement (1983), 43 O.R. (2d) 436 (C. div.), le juge saisi de l'appel contre l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

a)                 l'ordonnance est entachée d'erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits,

b)             l'ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur

l'issue du principal [...].


Si l'ordonnance discrétionnaire est manifestement erronée parce que le protonotaire a commis une erreur de droit (concept qui, à mon avis, embrasse aussi la décision discrétionnaire fondée sur un mauvais principe ou sur une mauvaise appréciation des faits) ou si elle porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l'issue du principal, le juge saisi du recours doit exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l'affaire depuis le début.

Il poursuit son raisonnement, au paragraphe 98, dans les termes suivants :

La matière soumise en l'espèce au protonotaire peut être considérée comme interlocutoire seulement parce qu'il a prononcé en faveur de l'appelante. Eût-il prononcé en faveur de l'intimée, sa décision aurait résolu définitivement la cause : voir P.G. du Canada c. S.F. Enterprises Inc. et autre (1990), 90 DTC 6195 (C.A.F.) aux pages 6197 et 6198; Ainsworth v. Bickersteth et al., [1947] O.R. 525 (C.A.). Il me semble qu'une décision qui peut être ainsi soit interlocutoire soit définitive selon la manière dont elle est rendue, même si elle est interlocutoire en raison du résultat, doit néanmoins être considérée comme déterminante pour la solution définitive de la cause principale. Autrement dit, pour savoir si le résultat de la procédure est un facteur déterminant de l'issue du principal, il faut examiner le point à trancher avant que le protonotaire ne réponde à la question, alors que pour savoir si la décision est interlocutoire ou définitive (ce qui est purement une question de forme), la question doit se poser après la décision du protonotaire. Il me semble que toute autre approche réduirait la question de fond de « l'influence déterminante sur l'issue du principal » à une question purement procédurale de distinction entre décision interlocutoire et décision définitive, et protégerait toutes les décisions interlocutoires contre les attaques (sauf le cas d'erreur de droit).

[8]         La Cour suprême du Canada a adopté la même approche dans l'arrêt Z.I. Pompey

Industrie c. ECU-Ligne N. V., [2003] 1 R.C.S. 450, 2003 CSC 27, au paragraphe 18 :

Le juge des requêtes ne doit modifier l'ordonnance discrétionnaire d'un protonotaire que dans les cas suivants : a) l'ordonnance est entachée d'une erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire sur le fondement d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits, ou b) le protonotaire a mal exercé son pouvoir discrétionnaire relativement à une question ayant une influence déterminante sur la décision finale quant au fond : Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] 2 C.F. 425 (C.A.), le juge MacGuigan, p. 462-463 [...]


[9]         Dans la présente espèce, la protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire de refuser une suspension des procédures, ce qui n'est pas une question ayant une influence déterminante sur la décision finale quant au fond : Tian Sheng Co. c. Great Tempo S.A., [1998] 3 C.F. 418 (C.A.), autorisation de pourvoir devant la CSC refusée, [1998] C.S.C.R. 287 (QL). Par conséquent, je ne dois pas exercer mon pouvoir discrétionnaire pour reprendre l'affaire depuis le début, mais il m'incombe plutôt d'établir maintenant si l'ordonnance de la protonotaire « est entachée d'une erreur flagrante, en ce sens [qu'elle] a exercé son pouvoir discrétionnaire sur le fondement d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits » .

[10]       La seconde question en litige

La décision de la protonotaire devrait-elle être annulée?

Les défenderesses soutiennent que la protonotaire a commis une erreur en concluant que les demanderesses n'avaient pas acquiescé à la compétence de la Haute Cour de Londres et qu'elle a commis une autre erreur en posant que le Canada était un for approprié à l'instruction de l'affaire.

[11]         Le contrat de transport passé entre les parties contenait une clause d'élection de for ainsi libellée :

       [traduction]

25. DROIT ET COMPÉTENCE

(1)                Tout différend qui s'élèverait entre les parties relativement à l'exécution du connaissement ressortit exclusivement au droit anglais et à la Haute Cour de Londres.

(2)                Toute stipulation du présent contrat qui serait incompatible avec une convention internationale ou une loi nationale applicables auxquelles il ne peut être dérogé par contrat privé est nulle et de nul effet dans la seule mesure de cette incompatibilité.


[12]       La clause 24 est rédigée comme suit :

         [traduction]

24. ÉTATS-UNIS ET CANADA

S'il s'applique au transport des marchandises vers des ports, ou en provenance de ports, des États-Unis d'Amérique ou du Canada, le connaissement relève de la United States Carriage of Goods by Sea Act 1936 et/ou de la Loi sur le transport de marchandises par eau (Canada, 1936), lesquelles sont incorporées dans le présent contrat, et leurs dispositions sont d'application avant le chargement, après le déchargement et durant tout le temps où les marchandises sont sous la garde du transporteur. Toute disposition de ces lois qui invaliderait ou priverait de force exécutoire une clause du présent contrat n'influe sur la validité ou la force exécutoire d'aucune autre de ses clauses. Le transporteur n'est responsable à aucun titre des pertes, avaries ou retards de transport qui surviendraient pendant que les marchandises ne sont pas sous sa garde effective.

[13]       L'effet de la Loi sur la responsabilité en matière maritime

Nous reproduisons ci-dessous, pour la commodité du lecteur, l'article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime :



46. (1) Lorsqu'un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l'arbitrage en un lieu situé à l'étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l'une ou l'autre des conditions suivantes existe:

a) le port de chargement ou de déchargement - prévu au contrat ou effectif - est situé au Canada;

b) l'autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

c) le contrat a été conclu au Canada.

46. (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

(B) the person against whom the claim is made resides or has a place of business, branch or agency in Canada; or

(c) the contract was made in Canada.

[14]         Les demanderesses soutiennent que cet article a pour effet d'investir la Cour fédérale de la compétence pour entendre l'action considérée relative à la perte de leurs marchandises et la prive du pouvoir discrétionnaire d'accorder une suspension sous le régime de l'article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée. Les défenderesses, quant à elles, font valoir que cet article ne fait que conférer une compétence simpliciter et laisse à la Cour la possibilité de passer à l'étape suivante consistant à effectuer une analyse fondée sur la doctrine du forum non conveniens.

[15]       La protonotaire formule les observations suivantes aux paragraphes 15 et 16 de sa

décision :

[15]          Au paragraphe 37 de l'arrêt Z.I. Pompey, la Cour suprême dit que « le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l'une ou l'autre des conditions énoncées aux alinéas 46(1)a), b) ou c), du pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d'élection de for » (non souligné dans l'original). De même, au paragraphe 13 de l'arrêt Incremona-Salerno, la Cour d'appel fédérale dit ce qui suit :

Cette disposition a pour effet de retirer à la présente Cour le pouvoir discrétionnaire conféré à l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale lorsqu'il s'agit de suspendre les procédures en raison de l'existence d'une clause de compétence ou d'arbitrage s'il est satisfait aux exigences des alinéas 46(1)a), b) ou c). En l'espèce, si l'avis exprimé par le juge des requêtes est exact, l'alinéa 46(1)a) empêcherait les appelants d'obtenir une suspension fondée sur la clause 25 du connaissement [qui prévoyait que tout litige serait tranché à Hambourg, en Allemagne] étant donné que le déchargement a eu lieu au port de Halifax. Par conséquent, si le paragraphe 46(1) s'applique à l'instance ici en cause, les demandes de suspension présentées par les appelants seront probablement rejetées. [Non souligné dans l'original.]


[16]          Ces passages montrent clairement que l'article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime annule l'effet déterminant des clauses d'élection de for en vertu desquelles une décision devrait être rendue dans un ressort autre que le Canada. Cela n'écarte pas la compétence qui est conférée à la Cour par l'article 50 de la Loi sur la Cour fédérale, la Cour pouvant exercer son pouvoir discrétionnaire, le cas échéant, en vue d'ordonner la suspension des procédures et tenir notamment compte de la doctrine du forum non approprié.

[16]         Selon l'approche adoptée par la protonotaire, l'article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, précitée, ne fait que priver la Cour du pouvoir discrétionnaire que lui confère l'article 50 de la Loi sur les Cours fédérales, précitée, de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d'élection de for, et non de « la compétence qui est conférée à la Cour par l'article 50 de la Loi sur la [les] Cour[s] fédérale[s], la Cour pouvant exercer son pouvoir discrétionnaire, le cas échéant, en vue d'ordonner la suspension des procédures et tenir notamment compte de la doctrine du forum non approprié » .

[17]       Le raisonnement de la protonotaire limite la portée de l'arrêt Z.I. Pompey Industrie de la Cour suprême du Canada, dont les paragraphes 37 et 38 portent les observations suivantes :

[37]       Entré en vigueur le 8 août 2001, le par. 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime prive la Cour fédérale, en présence de l'une ou l'autre des conditions énoncées aux al. 46(1)a), b) ou c), du pouvoir discrétionnaire que lui confère l'art. 50 de la Loi sur la Cour fédérale de suspendre les procédures pour donner effet à une clause d'élection de for. Le fait que le port de chargement ou de déchargement effectif est situé au Canada fait partie des conditions énoncées. Dans la présente affaire, nul ne contesterait que la Cour fédérale a compétence pour connaître de la demande des intimées si ce n'était que l'art. 46 ne s'applique pas aux procédures engagées avant son entrée en vigueur : Incremona-Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le), [2002] A.C.F. no 1699 (QL), 2002 CAF 479, par. 13-24. L'article 46 de la Loi sur la responsabilité en matière maritime n'est donc pas pertinent en l'espèce.


[38]       En fait, il semblerait, à la lecture du par. 46(1), que le législateur a jugé opportun, dans des circonstances bien précises, de limiter la portée des clauses d'élection de for en facilitant l'instruction au Canada des demandes se rapportant au transport maritime de marchandises et ayant un lien minimal avec notre pays. Cette mesure législative ne justifie cependant pas le revirement jurisprudentiel fondamental de la Cour d'appel en l'espèce. Au contraire, le par. 46(1) témoigne de l'intention du législateur de n'élargir la compétence de la Cour fédérale que dans des cas bien particuliers que pourra facilement identifier le protonotaire saisi d'une demande de suspension fondée sur la clause d'élection de for d'un connaissement. Le paragraphe 46(1) n'oblige aucunement le protonotaire à examiner le bien-fondé de l'instance, une démarche conforme aux objectifs généraux de certitude et d'efficacité sous-jacents à ce domaine du droit.

La protonotaire propose aussi une interprétation restrictive de l'arrêt Incremona­ Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c.    c. Castor (Le), [2003] 3 C.F. 220, 2003 CAF 479 en concluant que le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, précitée, n'écarte pas la compétence de la Cour pour ordonner une suspension des procédures au motif que le Canada ne serait pas un for approprié.

[18]       Après examen de la décision de la protonotaire, je ne peux qu'approuver sa conclusion.

[19]       Premièrement, je souscris à l'idée que le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, précitée, investit la Cour de la compétence simpliciter pour examiner une créance dans le cas où se trouve remplie l'une ou l'autre des conditions énoncées aux alinéas 46(1)a), b) ou c), malgré les stipulations contraires d'une clause d'élection de for. Je suis conforté dans cette conclusion par le paragraphe 38 de l'arrêt Z.I. Pompey Industrie, précité, ainsi que par les discussions éclairant le contexte du paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, précitée, dont il est rendu compte dans les Débats de la Chambre des communes, no 058, 1re sess., 37e lég., 9 mai 2001, à la page 1645, et dont j'extrais le passage suivant de l'intervention du député de St. John's-Est, M. Norman Doyle :


Une modification qui a soulevé un débat au comité porte sur les dispositions prévues à l'article 46 et qui vise à étendre la compétence des tribunaux canadiens pour qu'ils puissent traiter les créances liées au transport des importateurs et des exportateurs du Canada. Les représentants des lignes de navigation ne voulaient pas que la compétence canadienne soit précisée, préférant que des dispositions sur la procédure judiciaire ou arbitrale soient inscrites dans leurs contrats de transport.

D'ailleurs, une culture s'est installée selon laquelle la plupart des différends sont réglés dans des salles de conseil et des tribunaux britanniques. Cela fait l'affaire des grandes lignes de navigation et des gens de robe britanniques. Cependant, je suis d'avis que, dans un tel contexte, un petit exportateur canadien serait nettement désavantagé face aux grandes lignes de navigation, de sorte que nous sommes favorables à l'affirmation de la compétence canadienne.

[20]       Il convient de retenir aussi à ce propos les observations qu'a formulées M. James Gould, alors président de l'Association canadienne de droit maritime, devant le Comité permanent des transports et des opérations gouvernementales (Canada, Chambre des communes, Comité permanent des transports et des opérations gouvernementales, témoignages, 27 mars 2001, aux pages 1205 à 1210). Je citerai le passage suivant du témoignage de M. Gould :

L'ACDM est favorable à l'adoption de la clause de juridiction énoncée à l'article 46 du projet de loi S-2. Elle reflète, dans une certaine mesure, les dispositions des articles 21 et 22 des règles de Hambourg qui, comme vous le savez, ont été annexées à notre Loi sur le transport des marchandises par eau. Elles n'ont toutefois pas encore été promulguées.

La Fédération maritime du Canada, membre prisé de notre association, et la Chamber of Shipping of British Columbia appuient le projet de loi, mais se sont prononcées contre la clause de juridiction. Or, nous sommes en faveur de cette clause parce qu'elle permet à un réclamant canadien - et il s'agit bien d'un choix qu'on lui offre - d'intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada, dans les cas où le lien avec le Canada est clairement établi. Elle fournirait un avantage aux exportateurs et importateurs canadiens dont le seul choix serait d'abandonner leur demande de réclamation ou d'intenter une procédure judiciaire ou arbitrale dans un pays étranger.

De manière plus précise, le règlement de créances peu élevées peut être source de nombreux problèmes et entraîner des coûts exorbitants si on est obligé d'intenter une procédure judiciaire ou arbitrale dans un pays étranger. En Angleterre, par exemple, il faudra peut-être faire appel à un avoué, qui peut commander entre 250 et 300 livres, ou plus, l'heure, et aussi à un avocat, ce qui fera augmenter les coûts, leurs honoraires étant identiques ou plus élevés. Même les hôtels coûtent cher là-bas. L'expérience peut donc s'avérer fort coûteuse.


Je crois également comprendre qu'au Japon, par exemple, même si le contrat est conclu en anglais entre des Japonais, ou avec des Japonais, tous les documents doivent être traduits en japonais avant qu'une poursuite ne puisse être intentée, ce qui peut constituer tout un fardeau.

Par ailleurs, le Canada ne serait pas le seul à adopter une telle clause. Comme on l'a mentionné ce matin, plusieurs pays très importants ont déjà adopté des dispositions similaires à l'article 46. Parmi ceux-ci figurent l'Australie et la Nouvelle-Zélande, qui exigent que le réclamant intente une procédure judiciaire ou arbitrale dans ce pays, tout autre recours étant jugé nul. C'est ce que dit la disposition.

Cette clause a également été reprise par les quatre pays nordiques, soit la Suède, le Danemark, la Finlande et la Norvège - des pays qui possèdent tous des navires, ce qui est significatif - et aussi par l'Afrique du Sud et la République populaire de Chine, qui représente un vaste marché.

[21]       S'il est vrai que ces remarques tirées d'un témoignage devant un comité permanent de la Chambre des communes ne peuvent avoir d'effet déterminant sur ma décision, le contexte qu'elles illustrent étaye mon interprétation du paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime, précitée, et est compatible avec le raisonnement formulé par la Cour suprême du Canada au paragraphe 37 de l'arrêt Z.I. Pompey Industrie, précité. S'il est vrai que la Loi sur la responsabilité en matière maritime, précitée, refuse manifestement à la Cour la compétence pour ordonner une suspension des procédures sur la base d'une clause d'élection de for (ce qui est une question de compétence simpliciter), je ne puis donner à l'arrêt Z.I. Pompey ou aux débats du Parlement une interprétation aussi large que celle que les demanderesses me pressent d'adopter. La Cour est sans aucun doute un for compétent pour examiner la question considérée, mais il reste à établir si elle est le for le plus approprié.


[22]       En outre, j'estime que l'analyse proposée par la protonotaire sur la base de la doctrine du forum non conveniens n'est pas entachée d'une erreur flagrante et qu'elle n'a pas exercé son pouvoir discrétionnaire sur le fondement d'un mauvais principe ou d'une mauvaise appréciation des faits. Elle a correctement relevé (au paragraphe 18) les facteurs à prendre en considération pour décider si elle devait ou non exercer le pouvoir discrétionnaire d'ordonner une suspension de l'action portée devant la Cour :

En l'espèce, compte tenu des faits dans l'ensemble et des circonstances relatives à l'expédition des marchandises de New York à Monrovia, y compris la valeur des marchandises, le fait que les véritables demanderesses sont au Canada, que les défendeurs ont des intérêts commerciaux au Canada, et plus particulièrement, que presque tous les témoins importants, sinon tous, doivent venir de Monrovia ou de New York (facteur ne favorisant ni l'Angleterre ni le Canada), je conclus que la présente cour est le forum le plus commode et le plus approprié aux fins de la détermination de la demande des demanderesses, y compris l'interprétation et l'application du droit anglais.

[23]       Dans le cadre de son analyse fondée sur la doctrine du forum non conveniens, la protonotaire a conclu (au paragraphe 19 de sa décision) que les demanderesses n'avaient pas acquiescé à la compétence de la Haute Cour de justice anglaise :

Quant à l'argument des défendeurs selon lequel les demanderesses s'en sont remises à la compétence de la Haute cour de justice en Angleterre, je ne retiens pas cet argument. L'avis d'accusé de réception qui a été signé et déposé par les demanderesses devant la Haute cour exigeait qu'elles déposent les documents en vue de contester la compétence dans les 28 jours suivant le dépôt, mais les commentaires accompagnant les Règles de procédure anglaises indiquent que la question peut être tranchée à une date ultérieure. Il peut également y avoir une raison pratique pour laquelle les demanderesses ne se défendent pas devant les tribunaux anglais, à savoir que le coût associé à la poursuite d'une demande de 30 000 $ dans ce ressort l'emporte sur l'avantage que comporterait un résultat fructueux.

[24]       À mon sens, la protonotaire n'a pas à cet égard commis d'erreur au sens de l'arrêt Aqua-Gem, précité. Il me paraît qu'elle a correctement pris en considération les facteurs nécessaires pour conclure que la Cour est le for le plus approprié pour examiner la créance des demanderesses.


[25]       La requête en appel des défenderesses est en conséquence rejetée.

[26]       Les dépens afférents à la présente requête sont adjugés aux demanderesses.

ORDONNANCE

[27]       LA COUR ORDONNE :

1.          La requête en appel des défenderesses est rejetée.

2.          Les dépens afférents à la requête sont adjugés aux demanderesses.

            « John A. O'Keefe »       

                        Juge

Traduction certifiée conforme

Martine Guay, LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-1372-03

INTITULÉ :                                        MAGIC SPORTSWEAR CORP. ET BLUE BANANA

c.­

OT AFRICA LINE LTD., OT AFRICA LINE, LES PROPRIÉTAIRES ET LES AFFRÉTEURS DU MATHILDE MAERSK ET DU SUZANNE DELMAS, ET TOUTES AUTRES PERSONNES AYANT DES DROITS SUR CES NAVIRES

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 23 FÉVRIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :                      LE 23 AOÛT 2004

COMPARUTIONS :

Marc D. Isaacs                          POUR LES DEMANDERESSES

C. William Hourigan                              POUR LES DÉFENDERESSES

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Strathy & Associates                             POUR LES DEMANDERESSES

Toronto (Ontario)

Fasken Martineau DuMoulin s.r.l.          POUR LES DÉFENDERESSES

Toronto (Ontario)

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