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Recueil des arrêts de la Cour fédérale
Incremona-Salerno Marmi Affini Siciliani (I.S.M.A.S.) s.n.c. c. Castor (Le) (1re inst.) [2002] 3 C.F. 447

Date : 20011204

Dossier : T-2330-00

Ottawa (Ontario), le 4 décembre 2001

EN PRÉSENCE DE Monsieur le juge Gibson

                                                         Action réelle simplifiée

                                                          en matière d'amirauté

ENTRE :

         INCREMONA-SALERNO MARMI AFFINI SICILIANI (I.S.M.A.S.) s.n.c.

et DANZAS (CANADA) LIMITED

                                                                                                                               demanderesses

                                                                            et

                 LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES « CASTOR » et « KATSURAGI » ,

LES NAVIRES « CASTOR » et « KATSURAGI » ,

HAPAG-LLOYD CONTAINER LINE, GmbH

ATLAS TRAMPSHIP REEDEREI GmbH & Co. m.s. "CASTOR" KG

et TAMA LAKE SHIP HOLDING SA

                                                                                                                                        défendeurs

                                                              ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

Le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime s'applique à l'instance telle qu'elle a été engagée.


Les défendeurs doivent déposer leurs défenses ou présenter leurs demandes en vue de la suspension de l'instance dans les trente (30) jours qui suivront la date de l'ordonnance.

Les demanderesses ont droit, à l'encontre des défendeurs, aux dépens de l'audition de l'affaire qui a eu lieu à Vancouver le 19 novembre 2001, et ce, quelle que soit l'issue de la cause.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


Date : 20011204

Dossier : T-2330-00

Référence neutre : 2001 CFPI 1330

                                                         Action réelle simplifiée

                                                          en matière d'amirauté

ENTRE :

         INCREMONA-SALERNO MARMI AFFINI SICILIANI (I.S.M.A.S.) s.n.c.

et DANZAS (CANADA) LIMITED

                                                                                                                               demanderesses

                                                                            et

                 LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES

AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES « CASTOR » et « KATSURAGI » ,

LES NAVIRES « CASTOR » et « KATSURAGI » ,

HAPAG-LLOYD CONTAINER LINE, GmbH

ATLAS TRAMPSHIP REEDEREI GmbH & Co. m.s. "CASTOR" KG

et TAMA LAKE SHIP HOLDING SA

                                                                                                                                        défendeurs

                                               MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE GIBSON :

Introduction


[1]                  Les parties se sont entendues pour demander un jugement déclaratoire au sujet de la question de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi sur la responsabilité en matière maritime[1](la Loi), qui est entrée en vigueur le 8 août 2001, s'applique aux faits de l'affaire, ainsi que les réparations procédurales y afférentes. Cette disposition est ainsi libellée :

46. (1) Lorsqu'un contrat de transport de marchandises par eau, non assujetti aux règles de Hambourg, prévoit le renvoi de toute créance découlant du contrat à une cour de justice ou à l'arbitrage en un lieu situé à l'étranger, le réclamant peut, à son choix, intenter une procédure judiciaire ou arbitrale au Canada devant un tribunal qui serait compétent dans le cas où le contrat aurait prévu le renvoi de la créance au Canada, si l'une ou l'autre des conditions suivantes existe :

Créances non assujetties aux règles de Hambourg

a) le port de chargement ou de déchargement - prévu au contrat ou effectif - est situé au Canada;

b) l'autre partie a au Canada sa résidence, un établissement, une succursale ou une agence;

c) le contrat a été conclu au Canada.

46. (1) If a contract for the carriage of goods by water to which the Hamburg Rules do not apply provides for the adjudication or arbitration of claims arising under the contract in a place other than Canada, a claimant may institute judicial or arbitral proceedings in a court or arbitral tribunal in Canada that would be competent to determine the claim if the contract had referred the claim to Canada, where

(a) the actual port of loading or discharge, or the intended port of loading or discharge under the contract, is in Canada;

(b) the person against whom the claim is made resides or has a place of business, branch or agency in Canada; or

(c) the contract was made in Canada.

Nous reviendrons plus loin dans ces motifs sur les requêtes présentées devant la Cour, sur lesquelles les parties se fondent en vue d'étayer pareil jugement déclaratoire.

Les faits


[2]                  En l'espèce, les demanderesses réclament des dommages-intérêts et d'autres réparations à l'encontre des défendeurs par suite du transport d'un conteneur rempli de granite poli à bord du « CASTOR » depuis le port de Catane, en Italie, jusqu'au port de Marsaxlokk, à Malte, où le conteneur a été transbordé à bord du « KATSURAGI » en vue du transport à Halifax (Nouvelle-Écosse) et de là, par train, jusqu'à Surrey (Colombie-Britannique). La réclamation des demanderesses est en partie fondée sur un contrat dont fait foi un connaissement daté du 21 décembre 1999, établi à Milan, en Italie (le connaissement).

[3]                  Le CASTOR a quitté Catane, en Italie, le 21 décembre 1999, avec le conteneur rempli de marbre poli à son bord. Le conteneur a été déchargé à Marsaxlokk, à Malte, le lendemain. Le 27 du même mois, le conteneur a été chargé à bord du KATSURAGI. Il a été déchargé du KATSURAGI à Halifax (Nouvelle-Écosse) le 4 janvier 2000 et transporté par train de Halifax à Vancouver; il a quitté Halifax le 4 janvier 2000 et est arrivé à Vancouver le 11 janvier.

[4]                  Les demanderesses allèguent que la cargaison de granite poli s'est avariée pendant le transport.

[5]                  Les demanderesses ont déposé leur déclaration devant la Cour le 15 décembre 2000, peu de temps avant l'expiration du délai applicable à leur réclamation.


[6]                  Les défendeurs KATSURAGI, Hapag-Lloyd Container Line, GmbH, Tama Lake Ship Holding SA, les propriétaires et toutes les autres personnes ayant un droit sur le KATSURAGI et le navire lui-même, ont présenté une requête en vue de faire suspendre l'instance engagée devant la Cour le 2 février 2001. Les autres défendeurs, les défendeurs CASTOR, ont présenté une requête similaire le 26 mars 2001. La suspension demandée est fondée sur une clause de compétence figurant dans le connaissement, laquelle est ainsi libellée :

[TRADUCTION] Sauf disposition contraire expresse énoncée dans les présentes, toute réclamation ou tout litige découlant du connaissement sera régi par le droit de la République fédérale d'Allemagne et sera tranché devant les tribunaux de Hambourg, les tribunaux de tout autre ressort n'ayant pas compétence à cet égard. Le transporteur qui entend poursuivre le commerçant peut à son gré intenter une poursuite judiciaire à l'endroit où le commerçant a son établissement. Si cette clause est inapplicable en vertu du droit local, la compétence et le droit applicable seront, au gré du transporteur, ceux du port de chargement ou du port de déchargement.

[7]                  Pour des motifs qui, selon moi, ne sont pas ici pertinents, ni l'une ni l'autre des requêtes visant la suspension de l'instance n'a été entendue ou réglée, que ce soit avant la date à laquelle l'article 46 de la Loi soit entré en vigueur ou, de fait, avant la date à laquelle j'ai entendu l'affaire. Ces requêtes servent maintenant de fondement en vue d'étayer la réparation qui est maintenant sollicitée. Par suite de l'audience qui a eu lieu devant moi, j'étais convaincu que la procédure peu orthodoxe prônée par les parties ne causerait aucun inconvénient et aucun préjudice à la Cour ou à quelque partie que ce soit. De fait, j'étais convaincu que l'adoption de la procédure proposée était conforme à l'intérêt de la justice et permettait de régler l'instance de la façon la plus rapide et la moins coûteuse possible. J'ai donc examiné les documents pertinents mis à la disposition de la Cour et les observations réfléchies des avocats. J'énoncerai ci-après mes motifs.


Le point litigieux

[8]                  La seule question dont j'étais saisi était de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique aux faits dont j'ai pris connaissance de façon à rendre effectivement théoriques les requêtes présentées pour le compte des défendeurs CASTOR et des défendeurs KATSURAGI en ce qui concerne la suspension de l'action.

[9]                  Les requêtes en suspension sont présentées conformément au paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale[2]. Cette disposition est ainsi libellée :

50. (1) La Cour a le pouvoir discrétionnaire de suspendre les procédures dans toute affaire_:

a) au motif que la demande est en instance devant un autre tribunal;

b) lorsque, pour quelque autre raison, l'intérêt de la justice l'exige.

50. (1) The Court may, in its discretion, stay proceedings in any cause or matter,

(a) on the ground that the claim is being proceeded with in another court or jurisdiction; or

(b) where for any other reason it is in the interest of justice that the proceedings be stayed.


Plus particulièrement, les demandes de suspension sont présentées conformément à l'alinéa 50(1)b). Autrement dit, il s'agit de savoir si le paragraphe 46(1) de la Loi limite en fait le pouvoir discrétionnaire que la Cour possède en vertu de l'alinéa 50(1)b) de la Loi sur la Cour fédérale lorsqu'elle statue sur la question de savoir si l'intérêt de la justice exige la suspension des procédures et s'il le fait d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective. À coup sûr, le paragraphe 46(1) limite le pouvoir discrétionnaire que possède la Cour en vue de suspendre l'instance lorsque l'intérêt de la justice l'exige s'il existe dans un connaissement, comme en l'espèce, une clause de compétence. Cependant, il n'est pas aussi clair, du moins de l'avis du juge, que le pouvoir discrétionnaire de la Cour soit limité d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective et les avocats qui ont comparu devant moi ont certes adopté des points de vue différents sur la question.

Analyse

[10]            Dans l'arrêt Gustavson Drilling (1964) Ltd. c. le ministre du Revenu national[3], Monsieur le juge Dickson (tel était alors son titre) a dit ce qui suit au nom de la majorité (page 279) :

Selon la règle générale, les lois ne doivent pas être interprétées comme ayant une portée rétroactive à moins que le texte de la Loi ne le décrète expressément ou n'exige implicitement une telle interprétation.

[11]            À la page 282, le juge Dickson a fait d'autres remarques au sujet de la question de l'atteinte aux droits acquis. Voici ce qu'il a dit :

Selon la règle, une loi ne doit pas être interprétée de façon à porter atteinte aux droits existants relatifs aux personnes ou aux biens, sauf si le texte de cette loi exige une telle interprétation: [...]                                                                                   [renvoi omis.]


[12]            Le juge Dickson a fait des remarques expresses au sujet de la notion de « rétrospectivité » plutôt que de la notion de « rétroactivité » , une distinction étant faite entre ces deux termes, quoique d'une façon qui obscurcit parfois la question déjà quelque peu hermétique de l'interprétation de la loi. La distinction à faire entre les deux termes est signalée dans la deuxième édition de Driedger on the Construction of Statutes[4], où l'auteur affirme que le mot « rétroactif » s'applique à une disposition législative qui a pour objet de modifier les effets juridiques passés d'opérations qui ont été conclues alors que le mot « rétrospectif » s'applique à une disposition législative qui a pour objet de modifier les effets futurs d'opérations qui ont été conclues en imposant de nouvelles responsabilités ou de nouvelles obligations.

[13]            La distinction a en fait été abandonnée dans la troisième édition de Driedger on the Construction of Statutes[5], révisée par le professeur Ruth Sullivan. L'auteur a dit ce qui suit :

[TRADUCTION] Il y a un certain nombre d'années, en tentant de se livrer à des subtilités, on a fait une distinction entre une « disposition législative rétroactive » , définie comme étant une disposition qui a pour objet de modifier les effets juridiques passés d'opérations qui ont été conclues, et une « disposition législative rétrospective » , définie comme étant une disposition qui a pour objet de modifier les effets juridiques futurs d'opérations qui ont été conclues en imposant de nouvelles responsabilités ou de nouvelles obligations. Le législateur était réputé éviter tant les applications rétroactives que les applications rétrospectives, une distinction étant dans les deux cas faite par rapport à l'atteinte à des droits acquis, soit une question moins grave.

Cette analyse a été adoptée par les tribunaux à maintes reprises, mais elle n'a pas toujours été bien comprise, d'où la confusion croissante qui règne dans la jurisprudence canadienne au sujet du mot « rétrospectif » . Ce mot est employé de trois différentes façons : (1) comme synonyme du mot « rétroactif » en vue de décrire une disposition législative qui s'applique à des faits passés; (2) dans le sens spécial ci-dessus mentionné, en vue de décrire une disposition législative créant de nouveaux effets qui nuisent à des opérations qui ont été conclues; et peut-être encore plus souvent (3) en vue de décrire une disposition législative qui, si elle s'appliquait d'une façon immédiate et générale, créerait de nouveaux effets qui nuisent à des faits en cours. Étant donné la confusion qui règne au sujet du mot « rétrospectif » , nous éviterons ici d'employer ce mot.                                                                                                         [Renvoi omis.]


Eu égard aux faits de l'affaire, je suis convaincu que la distinction n'a pas beaucoup d'importance. Dans la mesure où il existe une différence importante, je suis convaincu qu'il est ici question de rétrospectivité, selon le troisième sens mentionné dans le passage précité. J'adopterai ci-dessous le mot « rétrospectif » dans ce sens, plutôt que le mot « rétroactif » .

[14]            La Loi renferme-t-elle des mots qui vont à l'encontre de la règle générale de common law interdisant une application rétrospective? La règle générale voulant qu'une loi ne soit pas interprétée de façon à s'appliquer rétrospectivement est une présomption, quoique une présomption forte. Dans son traité sur l'interprétation des lois[6], le professeur Côté affirme qu'il faut tenir compte de l'intention du législateur avant de créer des présomptions, celles-ci étant en fait des guides d'interprétation et pouvant être écartées. Toutefois, le professeur Côté fait remarquer ce qui suit (page 153) :

Si le texte est muet ou si les indices qu'il fournit ne suffisent pas à asseoir solidement une conclusion, le juge peut faire appel aux présomptions d'intention du législateur. S'il a à choisir entre l'effet rétroactif et l'effet prospectif, la présomption de non-rétroactivité de la loi l'invite à préférer en principe l'effet simplement prospectif.

À première vue, la Loi ne prévoit rien au sujet de son application, à une exception près. L'article 108 figurant à la partie 8 est ainsi libellé :



108. La partie 4 de la présente loi s'applique:

a) au transport par eau sous le régime d'un contrat de transport conclu après son entrée en vigueur;

b) faute de contrat de transport, au transport par eau qui débute après la date de son entrée en vigueur.

108. Part 4 applies in respect of

(a) carriage by water under contracts of carriage entered into after that Part comes into force; and


L'article 46 se trouve dans la partie 5 et non dans la partie 4 et l'article 108 n'est donc pas directement utile.

[15]            L'avocat des demandeurs soutient qu'étant donné que la partie 4 de la Loi est l'unique partie limitant expressément son application au transport par eau sous le régime d'un contrat conclu après l'entrée en vigueur de cette partie, ou, faute de contrat, au transport par eau débutant après l'entrée en vigueur de cette partie, je devrais conclure qu'aucune autre disposition ou partie de la Loi ne comporte pareille restriction. Autrement dit, l'avocat soutient qu'étant donné que l'article 46 ne se trouve pas dans la partie 4, il devait s'appliquer aux parties ici en cause à compter de l'entrée en vigueur de la Loi, c'est-à-dire à compter du 8 août 2001, même si le connaissement renfermant la clause de compétence en question s'appliquait déjà depuis plusieurs mois. Je rejette cet argument. Je ne suis pas convaincu que l'article 108 puisse ou doive être interprété de façon à effectivement étayer ou à présumer l'intention du législateur d'appliquer d'une façon rétrospective toutes les dispositions de fond de la Loi à l'exception de celles qui sont contenues dans la partie 4. La partie 4 se rapporte à la Convention d'Athènes de 1974 relative au transport par mer de passagers et de leurs bagages, telle que modifiée par le Protocole de 1990 modifiant la Convention, les dispositions du Protocole étant énoncées dans la partie 1 de l'annexe 2 de la Loi. La Loi, au moyen de la partie 4, entre autres choses, élargit le sens de l'expression « contrat de transport » figurant dans la Convention; je suis convaincu qu'il s'agit d'un cas isolé par rapport aux autres dispositions de la Loi.


[16]            Je conclus que l'on ne peut tout simplement pas se fonder sur l'article 108 de la Loi comme indice de l'intention du législateur en ce qui concerne l'application d'autres parties de la Loi.

[17]            La Loi ne prévoyant par ailleurs rien au sujet de l'application de ses dispositions, je suis convaincu qu'il incombe à cette cour de déterminer l'application « dans le temps » du paragraphe 46(1) conformément aux principes généralement reconnus. Ces principes sont énoncés dans l'analyse effectuée par le professeur Côté, aux pages 160 à 163 de la troisième édition de cet ouvrage, et sont adoptés par le professeur Sullivan dans la 3e édition de Driedger, aux pages 514 et 515; premièrement, la Cour doit identifier les faits pertinents qui déclenchent l'application de la loi; deuxièmement, la Cour doit situer les faits dans le temps; et troisièmement, la Cour doit appliquer la loi. Si les faits qui se produisent après la date d'entrée en vigueur de la loi sont essentiels aux fins de l'application de celle-ci, il n'y aura pas rétroactivité ou rétrospectivité.


[18]            L'avocat des demandeurs soutient que les demandes de suspension d'instance et les décisions relatives à ces demandes constituent des faits pertinents nécessaires pour que le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique à l'égard de la présente instance. Étant donné que les demandes de suspension n'avaient pas été réglées au moment où la Loi est entrée en vigueur, et qu'elles ne sont pas encore réglées, il s'agissait de faits pertinents survenus après l'entrée en vigueur de la Loi et, par conséquent, l'application du paragraphe 46(1) en l'espèce n'a pas un effet rétroactif ou rétrospectif.

[19]            L'avocat soutient essentiellement que la question de la rétroactivité ou de la rétrospectivité est un « faux-fuyant » ; le paragraphe 46(1) s'applique de toute façon indépendamment de la rétroactivité ou de la rétrospectivité. Par contre, les avocats des défendeurs soutiennent que les faits pertinents qui pourraient déclencher l'application de la Loi se rapportent tous au moment où la perte, les dommages ou le préjudice allégués ont eu lieu ou, autrement dit, au moment où les défendeurs sont censément devenus responsables au civil. Les avocats des défendeurs soutiennent que tous les faits ou événements subséquents se rapportent simplement à la façon dont les parties régleront les questions de responsabilité.

[20]            Je suis convaincu que tous les faits ou événements pertinents se rapportant ou donnant naissance à la réclamation se sont produits ou ont débuté bien avant l'entrée en vigueur de la Loi. Comme il en a ci-dessus été fait mention, la cargaison de granite poli est arrivée le 11 janvier 2000 à Vancouver, où les dommages ont probablement été remarqués pour la première fois. La déclaration en l'espèce a été délivrée le 15 décembre 2000. Les défendeurs KATSURAGI ont présenté leur requête en vue d'obtenir la suspension de l'instance le 2 février 2001. Les défendeurs CASTOR ont présenté une requête similaire le 26 mars 2001.


[21]            Je souscris à la thèse avancée pour le compte des demandeurs. Je conclus que les requêtes visant la suspension de l'instance qui ont été présentées par les défendeurs KATSURAGI et CASTOR constituent des faits pertinents qui sont de nature continue; c'est-à-dire qu'ils représentent des situations composées d'un fait ou plus s'échelonnant sur une période donnée, période qui va jusqu'au moment où les requêtes sont finalement réglées. Or, les requêtes n'avaient pas été réglées d'une façon définitive lorsque la Loi est entrée en vigueur.

[22]            À la page 515 de la 3e édition de Driedger, précité, le professeur Sullivan fait remarquer ce qui suit :

[TRADUCTION] Dans le cas d'une disposition qui attribue des effets juridiques à un fait continu, comme une relation ou un état de fait, la disposition n'est pas rétroactive à moins que la relation ou l'état de fait n'ait pris fin avant l'entrée en vigueur. Dans le cas d'une disposition qui attribue des effets juridiques à des faits successifs, la disposition n'est pas rétroactive à moins que le fait final dans la série n'ait pris fin avant l'entrée en vigueur.

Cela étant, si les demandes de suspension sont considérées comme des faits continus, il s'agit de faits continus qui n'avaient pas pris fin avant l'entrée en vigueur de la Loi. Si elles sont considérées comme une série de faits successifs, cela constitue une série dans laquelle le fait final n'a pas pris fin ou n'a pas été accompli avant l'entrée en vigueur de la Loi.

[23]            Compte tenu de la brève analyse qui a ci-dessus été effectuée, je conclus que le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique aux faits de la présente espèce et qu'il ne s'applique pas d'une façon rétroactive ou d'une façon rétrospective.


[24]            Compte tenu des arguments des avocats, et même si j'estime que la conclusion que j'ai tirée règle l'affaire, j'examinerai brièvement la question de la présomption à l'encontre de l'atteinte à des droits acquis dont il est fait mention dans l'arrêt Gustavson Drilling de la Cour suprême du Canada, tel qu'il est ci-dessus cité au paragraphe 11. Le juge Dickson ajoute ce qui suit, dans le même paragraphe (page 282) :

La présomption selon laquelle une loi ne porte pas atteinte aux droits acquis à moins que la législature ait clairement manifesté l'intention contraire, s'applique sans discrimination, que la loi ait une portée rétroactive ou qu'elle produise son effet dans l'avenir. Ce dernier type de loi peut être mauvais s'il porte atteinte à des droits acquis sans l'exprimer clairement.

À peu près au même effet, voir Martin c. Perrie[7], et Angus c. Sun Alliance Insurance Co.[8]Dans les motifs de la décision Angus (page 267), Monsieur le juge LaForest adopte l'avis exprimé par le professeur Côté, à savoir qu'étant donné que les droits de la victime sont établis au moment où l'acte dommageable est commis, aucune loi subséquente ne peut limiter ou accroître ces droits.


[25]            Je conclus que la réponse, en ce qui concerne la question des droits « acquis » ou « établis » eu égard aux faits de la présente espèce, est que les droits visés par la clause de compétence figurant dans le connaissement n'étaient tout simplement pas des droits acquis ou des droits établis au moment où le paragraphe 46(1) de la Loi est entré en vigueur. Les défendeurs KATSURAGI et CASTOR semblent avoir reconnu ce fait lorsque la présente action a été intentée; ils se sont crus obligés de demander une ordonnance suspendant l'instance. Comme il en a déjà été fait mention dans ces motifs, la suspension d'instance fondée sur le paragraphe 50(1) de la Loi sur la Cour fédérale est une réparation discrétionnaire. En l'absence de l'exercice du pouvoir discrétionnaire y afférent en faveur des défendeurs KATSURAGI et CASTOR, et puisque pareil pouvoir n'a pas encore été exercé, à l'encontre de l'instance dont la Cour est saisie, les droits que possèdent les défendeurs KATSURAGI et CASTOR en vertu de la clause de compétence figurant dans le connaissement ne sont pas des droits acquis ou des droits établis.

CONCLUSION

[26]            Je conclus donc que le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique eu égard aux faits de l'affaire. En tirant cette conclusion, je conclus en outre que l'application de cette loi aux faits de l'affaire n'est ni rétroactive ni rétrospective et qu'il n'y a pas atteinte aux droits acquis ou aux droits établis. S'il est possible de dire que les défendeurs KATSURAGI et CASTOR ont subi un préjudice par suite des conclusions que j'ai tirées, la Cour n'y est pour rien. Les requêtes visant la suspension de l'instance devant la Cour ont été présentées bien avant l'entrée en vigueur de la Loi. La date d'entrée en vigueur de la Loi était connue bien avant cette date. Seuls les défendeurs KATSURAGI et CASTOR et leurs avocats savent pourquoi ces requêtes n'ont pas été réglées avant l'entrée en vigueur de la Loi. Je puis uniquement supposer que si les requêtes avaient été réglées, l'audience ayant donné lieu au prononcé des présents motifs et les présents motifs auraient été inutiles.


[27]            Une ordonnance est rendue en vue de déclarer que le paragraphe 46(1) de la Loi s'applique à la présente instance telle qu'elle a été engagée. En outre, aux termes de l'ordonnance, les défendeurs devront, dans les trente (30) jours suivant la date de l'ordonnance, déposer leurs défenses ou présenter leurs demandes de suspension d'instance. Enfin, les défendeurs sont tenus responsables envers les demandeurs du paiement des dépens de l'audience qui a eu lieu devant moi, et ce, quelle que soit l'issue de la cause.

« Frederick E. Gibson »

Juge

Ottawa (Ontario),

le 4 décembre 2001.

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad.a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-2330-00

INTITULÉ :                                           INCREMONA-SALERNO MARMI AFFINI SICILIANI ET AUTRE

c.

LES PROPRIÉTAIRES ET TOUTES LES AUTRES PERSONNES AYANT UN DROIT SUR LES NAVIRES « CASTOR » ET « KATSURAGI » ET AUTRES

LIEU DE L'AUDIENCE :                   VANCOUVER (C.-B.)

DATE DE L'AUDIENCE :                 LE 19 NOVEMBRE 2001

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PAR : MONSIEUR LE JUGE GIBSON

DATE DES MOTIFS :                        LE 4 DÉCEMBRE 2001

COMPARUTIONS :

JOHN W. BROMELY                                                           POUR LA DEMANDERESSE

PETER G. BERNARD c.r.                                                     POUR LE DÉFENDEUR

DOUGLAS G. MORRISON                                                 POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

BROMLEY CHAPELSKI

VANCOUVER (C.-B.)                                                          POUR LA DEMANDERESSE

CAMPNEY & MURPHY

VANCOUVER (C.-B.)                                                          POUR LE DÉFENDEUR

BULL, HOUSSER & TUPPER

VANCOUVER (C.-B.)                                                          POUR LE DÉFENDEUR



[1]       L.C. 2001, ch. 6.

[2]       L.R.C. (1985), ch. F-7.

[3]       [1977] 1 R.C.S. 271.

[4]       E.A. Driedger, Construction of Statutes, 2e éd. (Toronto: Butterworths, 1983).

[5]            Ruth Sullivan, Driedger on the Construction of Statutes, 3e éd. (Toronto et Vancouver: Butterworths, 1994), page 511.

[6]              Pierre André Côté, Interprétation des lois, 3e éd. (Montréal, les Éditions Thémis, 1999).

[7]              [1986] 1 R.C.S. 41.

[8]              [1988] 2 R.C.S. 256.

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