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T-1071-96

OTTAWA (ONTARIO), le 31 octobre 1997

EN PRÉSENCE DE M. LE JUGE MARC NADON

Entre:


DELOITTE & TOUCHE INC.,

Syndic à la faillite de la société Vancouver

Trade Mart Inc.,


requérante,


- et -


PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

représentant le MINISTRE DU REVENU NATIONAL,


intimé.


ORDONNANCE

     La demande est rejetée.

                             MARC NADON

                                     Juge

Traduction certifiée conforme :     
                             François Blais, LL.L.

     T-1071-96

Entre:


DELOITTE & TOUCHE INC.,

Syndic à la faillite de la société Vancouver

Trade Mart Inc.,


requérante,


- et -


PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

représentant le MINISTRE DU REVENU NATIONAL,


intimé.


MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE NADON

INTRODUCTION

     La requérante, syndic de faillite, demande l"annulation d"une décision du ministre du Revenu national (le "ministre"), qui l"oblige à fournir des documents conformément à l"article 231.2 de la Loi de l"impôt sur le revenu (Canada) (la "Loi").

     Plus précisément, la requérante a reçu du directeur des programmes d"impôt, Services fiscaux de Vancouver, une lettre datée du 10 avril 1996 la priant de produire certains documents, notamment ses feuilles de travail et analyses de comptes se rapportant à une société en faillite et à ses actionnaires.

     La lettre du 10 avril 1996 est formulée ainsi:

         [TRADUCTION] Pour l"application et l"exécution de la Loi de l"impôt sur le revenu et conformément aux dispositions de l"article 231.2 de la Loi, je vous prie de me remettre, dans un délai de trente (30) jours à compter de la date de la signification de la présente lettre:                 
             Toutes vos feuilles de travail et analyses de comptes se rapportant aux personnes suivantes: Vancouver Trade Mart Inc., M. George Lee (également connu sous le nom de Heng-Loung George Lee), Mme Julie Lee, M. Edward J. Lee et M. Irwin J. Lee, pour la période allant du 1er janvier 1989 au 31 décembre 1995.                 
         Les feuilles de travail et analyses de comptes devront comprendre:                 
         .      Les comptes d"actionnaires,                 
         .      Les comptes fournisseurs, notamment ceux qui se rapportent aux sous-traitants et aux sociétés liées,                 
         .      Les coûts de construction d"édifices,                 
         .      Les comptes intersociétés,                 
         .      Les décaissements d"emprunts,                 
         .      L"analyse des décaissements antérieure à la faillite.                 
         Vous êtes invités à remettre les feuilles de travail et les analyses de comptes à Perter Ling, un représentant de ce ministère, avec qui vous pourrez communiquer au numéro 691-3666 pour fixer avec lui un rendez-vous à cette fin dans vos bureaux.                 

LES FAITS

     Je commencerai par relater les faits. La requérante est syndic à la faillite d"une société, Vancouver Trade Mart Inc. ("VTM"). Le 1er décembre 1994, un créancier détenteur d"un jugement a déposé devant la Cour suprême de la Colombie-Britannique une requête de mise en faillite contre VTM. Le 13 janvier 1995, VTM a produit un avis de son intention de faire une proposition conformément à la partie III, section 1, de la Loi sur la faillite et l"insolvabilité (la "Loi sur la faillite"). La requérante a accepté d"agir comme syndic dans la proposition et a nommé M. Colin Topley pour la représenter dans cette affaire. M. Topley, vice-président principal de la requérante, était, à toutes les périodes pertinentes, un syndic de faillite licencié, un comptable général licencié et un enquêteur agréé en matière de fraude.

     Le 13 mars 1995, VTM a présenté sa proposition aux créanciers. La requérante était désignée comme syndic dans la proposition. La première assemblée des créanciers de VTM eut lieu le 3 avril 1995. L"assemblée fut ajournée au 19 avril 1995, date à laquelle les créanciers rejetèrent la proposition de VTM. VTM était donc réputée avoir fait une cession le 1er décembre 1994. Également le 19 avril 1995, la requérante fut confirmée comme syndic à la faillite de VTM.


     À toutes les périodes pertinentes, VTM avait été contrôlée par George et Julie Lee et leurs enfants, Edward et Irwin Lee. Au 19 avril 1995, le ministère du Revenu national entreprenait la vérification complète de VTM, vérification qui englobait un examen des actionnaires et des sociétés liées de VTM.

     Le vérificateur affecté à cette tâche était M. Peter Ling. Durant son travail de vérification, M. Ling a communiqué avec George Lee, qui l'a informé que tous les livres et registres de VTM étaient en la possession de la requérante. M. Ling a communiqué avec la requérante et, le 10 mai 1995, il a pu examiner un certain nombre de documents de VTM, notamment des relevés bancaires, des chèques oblitérés, des factures de fournisseurs, des états financiers, etc.

     Durant l"examen de ces documents, M. Ling fut informé par les représentants de la requérante qu"ils avaient effectué leur propre vérification de VTM et qu"ils avaient remarqué des "irrégularités" entre VTM et ses actionnaires. M. Ling a déclaré dans son affidavit que la requérante "soupçonnait George Lee de s"être approprié des fonds de VTM pour son usage personnel".

     Après avoir reçu cette information, M. Ling a demandé à la requérante de lui fournir ses feuilles de travail, "y compris les écritures de redressement de fin d"exercice, les balances de vérification, les analyses des comptes d"actionnaires et autres analyses de comptes effectuées par les comptables antérieurs de VTM". En octobre 1995, M. Ling fut autorisé par la requérante à examiner les feuilles de travail de l"ancien comptable de VTM. Le 26 octobre 1995, M. Ling put tirer des photocopies des feuilles de travail du comptable, notamment les écritures de redressement de fin d"exercice, le grand livre, les inscriptions du grand livre général et toutes les balances de vérification se rapportant à VTM.

     À la fin d"octobre 1995, M. Ling écrivit à la requérante pour qu"elle lui permette d"examiner ses analyses de comptes portant sur la société faillie, y compris ses analyses des comptes d"actionnaires. À la fin de novembre 1995, la requérante informa M. Ling qu"elle n"accéderait pas à sa demande. Il est opportun ici de reproduire les paragraphes 31, 32 et 33 de l"affidavit de M. Ling de juin 1996:

         [TRADUCTION]                 
         31.      Plus précisément, l"examen de la partie de la vérification judiciaire qui comprend une analyse de comptes se rapportant à VTM, à George Lee, à Julie Lee, à Edward Lee et à Irwin Lee pour la période allant du 1er janvier 1989 au 31 décembre 1995 vise à établir si l"une quelconque de ces personnes a détourné ou s"est approprié des fonds de VTM, directement ou non, et, dans l"affirmative, à déterminer si des cotisations devraient être établies contre elles, notamment en vertu des dispositions des articles 15, 56 et 160 de la Loi de l"impôt sur le revenu.                 
         32.      Si l"on me remet les parties requises de la vérification judiciaire qui sont mentionnées dans l"avis du 10 avril 1996, alors il ne me sera pas nécessaire de refaire l"exercice de vérification déjà effectué par Colin Topley ou par Deloitte & Touche Inc. à titre de syndic de VTM.                 
         33.      J"ai besoin des parties de la vérification judiciaire de Colin Topley qui se rapportent à VTM, à George Lee, à Julie Lee, à Edward Lee et à Irwin Lee, pour la période allant du 1er janvier 1989 au 31 décembre 1995, à des fins qui concernent l"application et l"exécution de la Loi de l"impôt sur le revenu, et à aucune autre fin.                 

     Comme il ressort des affirmations de M. Ling, il demande les dossiers de la requérante afin de pouvoir effectuer sa vérification concernant George, Julie, Edward et Irwin Lee pour la période allant du 1er janvier 1989 au 31 décembre 1995.

LES TEXTES

     La demande du ministre en vue d"obtenir les feuilles de travail et les analyses de comptes de la requérante s"appuie sur le paragraphe 231.2(1) de la Loi, dont voici le texte :

         231.2(1) Nonobstant les autres dispositions de la présente loi, le ministre peut, sous réserve du paragraphe (2) et, pour l"application et l"exécution de la présente loi, par avis signifié à personne ou envoyé par courrier recommandé ou certifié, exiger d"une personne, dans le délai raisonnable que précise l"avis,                 
             a)      qu"elle fournisse tout renseignement ou tout renseignement supplémentaire, y compris une déclaration de revenu ou une déclaration supplémentaire;                 
             b)      qu"elle produise des documents.

     Également utile est la définition du mot "documents", qui figure à l"article 231 de la Loi. Le mot "documents" est défini ainsi:

         "documents" - Sont compris dans documents, qu"ils soient informatisés ou non, les livres, les registres, les lettres, les télégrammes, les pièces justificatives, les factures, les comptes et les états (financiers ou non). Sont assimilés à des documents les titres et les espèces.                                                         

POINTS EN LITIGE

     Les points soulevés par la requérante, tels qu"ils ressortent des moyens énoncés dans l"avis de requête introductif d"instance, sont les suivants:

1.      L"article 231.2 de la Loi de l"impôt sur le revenu ne donne pas le droit au ministre du Revenu national d"exiger la production des dossiers d"un juricomptable, notamment de ses feuilles de travail et de ses analyses de comptes.
2.      L"article 231.2 de la Loi de l"impôt sur le revenu ne donne pas le droit au ministre du Revenu national d"obliger un syndic de faillite à lui communiquer ses feuilles de travail et analyses de comptes qui résultent de son administration de l"actif du failli et dont il entend se servir pour obtenir un avis juridique portant sur la réalisation des biens du failli.
3.      L"article 231.2 de la Loi de l"impôt sur le revenu ne peut pas être interprété d"une manière qui permette au ministre du Revenu national d"obtenir les feuilles de travail et analyses de comptes d"un syndic de faillite quand le ministre du Revenu national et le syndic revendiquent tous deux des sommes qui sont entre les mains de tiers.
4.      L"avis mentionne Vancouver Trade Mart Inc., société faillie, et George Lee, Mme Julie Lee, M. Edward J. Lee et Mr. Irwin J. Lee. Aucune enquête en règle portant sur les obligations fiscales de ces personnes n"est effectuée à l"heure actuelle par le ministre du Revenu national.
5.      L"interprétation que l"intimé donne de l"article 231.2 de la Loi de l"impôt sur le revenu rendrait l"article 231.2 nul et de nul effet parce que cette interprétation ouvre la porte à des fouilles et perquisitions abusives, qui sont contraires à l"article 8 de la Charte des droits et libertés.

     Lorsque la présente affaire fut en état d"être jugée, la requérante avait abandonné le quatrième moyen. Il reste donc à statuer sur les moyens 1, 2, 3 et 5.

ANALYSE

     Je commencerai mon analyse avec le cinquième moyen, selon lequel la manière dont le ministre interprète le paragraphe 231.2(1) de la Loi équivaut à valider une fouille ou perquisition abusive, ce qui va à l"encontre de l"article 8 de la Charte des droits et libertés (la "Charte"). Je ne partage pas ce point de vue.

     Les deux parties ont invoqué la décision rendue par la Cour suprême du Canada dans l"arrêt McKinlay Transport Ltd. c. La Reine, [1990] 1 R.C.S. 627. D"une part, la requérante affirme que, contrairement à la position du contribuable dans l"affaire McKinlay, elle a "des attentes élevées concernant la protection de sa vie privée". Selon la requérante, c"est ce qui fait la distinction entre les faits de l'espèce et ceux de l"affaire McKinlay. Par conséquent, d"après la requérante, si les documents demandés par le ministre doivent être produits, il en résultera une saisie abusive et donc une atteinte à l"article 8 de la Charte.

     D"autre part, l"intimé affirme que le dossier n"autorise en aucune façon une distinction entre l'espèce et l"affaire McKinlay. De l"avis de l"intimé, le raisonnement du juge Wilson, qui avait rédigé les motifs des juges de la majorité de la Cour suprême dans l"affaire McKinlay , est applicable aux faits de l'espèce. Puisque les deux parties se référent essentiellement au même passage des motifs du juge Wilson, je vais citer les motifs en question. À la page 642, Madame le juge Wilson s"exprime ainsi :

         Premièrement, le par. 231(3), même interprété de façon stricte conformément à la jurisprudence antérieure, envisage la production forcée d"un large éventail de documents et non simplement de ceux que le contribuable est tenu, en vertu de la Loi, de tenir et de conserver. Deuxièmement, la Loi prévoit que des personnes qui ne font pas l"objet d"une enquête ou d"une vérification peuvent être forcées à produire des documents relatifs à un autre contribuable qui fait l"objet d"une telle enquête ou vérification. Ainsi donc, la production forcée va au-delà des exigences strictes de la Loi en matière de dépôt et de tenue de documents et elle peut fort bien s"étendre à des renseignements et à des documents que le contribuable a intérêt à voir protéger conformément à l"art. 8 de la Charte , bien que cet intérêt puisse ne pas être aussi essentiel que celui qui existe dans un contexte criminel ou quasi criminel. Je conclus donc que l"application aux appelantes du par. 231(3) de la Loi de l"impôt sur le revenu constitue une "saisie" puisqu"elle viole leurs attentes en matière de protection de leur vie privée. Il reste toutefois à déterminer si l"atteinte de l"État à ce droit à la vie privée est abusive, ou, en d"autres termes, si elle viole les attentes raisonnables qu"ont les contribuables en matière de protection de leur vie privée.                 

Et, aux pages 648, 649 et 650:

         Au début de mon analyse, j"ai souligné que la Loi de l"impôt sur le revenu se fondait sur le principe de l"auto-déclaration et de l"auto-cotisation. La Loi aurait pu prévoir que chaque contribuable doit remettre tous ses documents au Ministre et à ses fonctionnaires pour qu"ils puissent faire les calculs nécessaires pour déterminer le revenu imposable de chacun. La Loi n"exige pas cela, sûrement parce qu"un tel système serait extrêmement coûteux et peu commode. Cependant, un régime d"auto-déclaration a ses désavantages, dont le principal est que son succès dépend de l"honnêteté et de l"intégrité du contribuable dans la préparation de sa déclaration. Bien qu"il ne fasse pas de doute que la plupart des contribuables respectent le régime et s"y conforment, c"est un fait que certaines personnes tentent d"en tirer profit et d"échapper en partie au fisc.                 
             Conséquemment, le ministre du Revenu national doit disposer, dans la surveillance de ce régime de réglementation, de larges pouvoirs de vérification des déclarations des contribuables et d"examen de tous les documents qui peuvent être utiles pour préparer ces déclarations. Le Ministre doit être capable d"exercer ces pouvoirs, qu"il ait ou non des motifs raisonnables de croire qu"un certain contribuable a violé la Loi. ... Les contrôles ponctuels ou un système de vérification au hasard peuvent constituer le seul moyen de préserver l"intégrité du régime fiscal. Si tel est le cas, et je crois qu"il en est ainsi, il est évident que les critères de l"arrêt Hunter ne conviennent pas pour déterminer le caractère raisonnable d"une saisie effectuée en vertu du par. 231(3) de la Loi de l"impôt sur le revenu. La nature réglementaire du texte législatif et son intention générale ne s"y prêtent pas. La nécessité d"un contrôle au hasard est incompatible avec l"exigence, énoncée dans l"arrêt Hunter, que la personne qui demande l"autorisation ait des motifs raisonnables et probables, établis sous serment, de croire qu"une infraction a été commise...                 
             Il ne faut pas conclure que toutes les formes de perquisitions et de saisies effectuées sous le régime de la Loi de l"impôt sur le revenu sont valides. L"intérêt qu"a l"État à contrôler le respect de la Loi doit être soupesé en fonction du droit des particuliers à la protection de leur vie privée. Plus grande est l"atteinte aux droits à la vie privée des particuliers, plus il est probable que des garanties semblables à celles que l"on trouve dans l"arrêt Hunter seront nécessaires. Ainsi, le fait pour des agents du fisc de pénétrer dans la propriété d"un particulier pour y faire une perquisition et une saisie constitue une immixtion beaucoup plus grande que la simple demande de production de documents. La raison en est que même s"il est possible que le contribuable s"attende peu à ce que son droit à la protection de sa vie privée soit respecté relativement à ses documents commerciaux utiles pour établir son assujettissement à l"impôt, il n"en attache pas moins d"importance au respect de l"inviolabilité de son domicile.                 
             À mon sens, le par. 231(3) prescrit la méthode la moins envahissante pour contrôler efficacement le respect de la Loi de l"impôt sur le revenu. Elle n"entraîne pas la visite du domicile ni des locaux commerciaux du contribuable, elle exige simplement la production de documents qui peuvent être utiles au dépôt des déclarations d"impôt sur le revenu. Le droit du contribuable à la protection de sa vie privée à l"égard de ces documents est relativement faible vis-à-vis le Ministre. Ce dernier est absolument incapable de savoir si certains documents sont utiles avant d"avoir eu la possibilité de les examiner. En même temps, le droit du contribuable à la protection de sa vie privée est garanti autant qu"il est possible de le faire puisque l"art. 241 de la Loi interdit la communication de ses documents et des renseignements qu"ils contiennent à d"autres personnes ou organismes.                 

     Je me range à l"avis de l"intimé selon lequel il n"y a pas de distinction à faire. En conséquence, la demande de documents faite par le ministre en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi ne constitue pas à mon avis une saisie abusive. Selon l"intimé, "les propres attentes raisonnables de la requérante concernant la protection de sa vie privé n"ont pas été contrariées, ni celles des créanciers". Je partage cet avis. L"objet de l"article 8 de la Charte est d"empêcher l"État de s"immiscer "sans justification" dans les affaires des particuliers. Ce n"est certainement pas de cela qu"il s"agit ici.

     La requérante soutient qu"elle avait des attentes très élevées en matière de vie privée "en ce qui concerne ses dossiers, feuilles de travail et analyses de comptes, tous des documents confidentiels utilisés par le syndic dans l"administration des actifs de la société faillie". Malheureusement, la requérante n"a pas réussi à me persuader que son travail de syndic de faillite comporte lesdites "attentes très élevées en matière de vie privée".

     Je suis par conséquent d"avis que le cinquième moyen de la requérante n"est pas fondé.

     En ce qui concerne les autres moyens, les avocats de la requérante les ont regroupés en deux éléments:

1.      le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l"impôt sur le revenu n"oblige pas un syndic de faillite à produire au ministère du Revenu national, Impôt, les feuilles de travail, analyses de comptes et autres dossiers résultant de son travail d"administration dans l"actif de la société faillie, après sa nomination aux termes de la Loi sur la faillite et l"insolvabilité.
2.      Les feuilles de travail et analyses de comptes qui ont résulté du travail d"administration du syndic dans l"actif de la société faillie et qui devaient servir à obtenir des avis juridiques portant sur la réalisation des biens de la société faillie relèvent toutes du secret professionnel de l"avocat et n"ont donc pas à être produites à la suite d"un avis de production signifié en vertu du paragraphe 231.2(1) de la Loi de l"impôt sur le revenu.

     En ce qui concerne le premier élément, les avocats de la requérante donnent quatre raisons pour lesquelles l"article 231.2 de la Loi de l"impôt sur le revenu "ne peut être interprété d"une manière qui englobe les feuilles de travail et analyses de comptes du syndic". Les quatre raisons invoquées sont les suivantes:

     (a) englober dans l"article 231.2 les dossiers établis par le syndic durant l"administration de la faillite reviendrait à autoriser une perquisition sans mandat, ce qui va à l"encontre de l"article 8 de la Charte des droits et libertés;         
     (b) englober dans l"article 231.2 les dossiers du syndic entraînerait un conflit entre les dispositions de deux lois fédérales, savoir la Loi sur la faillite et l"insolvabilité et la Loi de l"impôt sur le revenu. Or, les lois fédérales sont présumées constituer un ensemble cohérent et harmonieux;         
     (c) englober dans l"article 231.2 les dossiers du syndic entraînerait un résultat absurde et contraire à l"entendement, au bon sens et à la logique;         
     (d) englober dans l"article 231.2 les dossiers du syndic équivaudrait à une expropriation des biens de la requérante, sans indemnité et sans l"application d"une procédure équitable, contrairement aux principes applicables en la matière.         

     J"ai déjà disposé de la première raison, qui constitue en réalité le cinquième moyen de l"avis de requête introductif d"instance.

     La deuxième raison invoquée par la requérante porte que la manière dont le ministre interprète le paragraphe 231.2(1) de la Loi de l"impôt sur le revenu entraîne une incompatibilité entre cette loi et la Loi sur la faillite. Après examen des arguments écrits et oraux de la requérante, j"ai du mal à voir quelle incompatibilité pourrait résulter de l"obligation pour la requérante de produire les documents exigés par le ministre. Je souscris entièrement aux vues de l"intimé sur cette question. J"adopte, aux fins qui nous concernent ici, l"énoncé qui apparaît au paragraphe 75 du mémoire de l"intimé. Il est formulé ainsi :

         [TRADUCTION]                 
         L"application du paragraphe 231.2(1) n"entraîne aucune incompatibilité entre la Loi de l"impôt sur le revenu et la Loi sur la faillite et l"insolvabilité. Tout ce que fait ce paragraphe, c"est d"obliger la requérante à fournir des informations pour l"exécution d"une loi, il n"empêche pas la requérante d"exercer ses fonctions de syndic. La production des documents demandés ici ne réduira en aucune façon les droits des créanciers. Le syndic demeure libre d"engager des procédures judiciaires au nom des créanciers ordinaires si cela est conforme aux intérêts de l"actif. En bref, le syndic peut en l"espèce se conformer à la Loi de l"impôt sur le revenu sans enfreindre aucunement la Loi sur la faillite et l"insolvabilité.                 

     Contrairement à ce qu"affirme la requérante, la remise au ministre des feuilles de travail et des analyses de comptes de M. Topley n"aura pas nécessairement pour effet de nuire aux intérêts des créanciers de la société faillie. À la fin de la journée, le tribunal de la faillite devra, au besoin, décider si les paiements effectués par VTM à ses actionnaires sont nuls. S"ils sont nuls, les fonds seront restitués à l"actif de la faillite et donc, selon toute probabilité, les actionnaires ne seront assujettis à aucune obligation fiscale.

     Comme dernier argument sur ce point, la requérante affirme qu"autoriser le ministre à obtenir les feuilles de travail de la requérante "pour faire échouer les revendications du syndic de faillite serait manifestement une incohérence qui n"a jamais pu entrer dans les intentions du Parlement du Canada". Le fait que le paragraphe 231.2(1) de la Loi permette au ministre d"obtenir les feuilles de travail de M. Topley n"entraîne pas, à mon avis, l"incohérence qui, selon la requérante, ne pouvait entrer dans les intentions du législateur.

     Le paragraphe 231.2(1) de la Loi autorise simplement le ministre, dans les cas qui le justifient, à obtenir communication des renseignements et documents pertinents, de manière à appliquer et à exécuter comme il convient les dispositions de la Loi de l"impôt sur le revenu. Sur ce point, l"argument de la requérante n"est pas recevable.

     La troisième raison invoquée par la requérante porte que, si elle est contrainte de produire ses feuilles de travail et analyses de comptes, on obtiendra un résultat absurde, "contraire à l"entendement, au bon sens et à la logique". On ne m"a pas persuadé que l"interprétation adoptée par le ministre conduit à une absurdité ou est contraire à l"entendement, au bon sens et à la logique.

     La quatrième raison invoquée par la requérante porte que la manière dont le ministre interprète le paragraphe 231.2(1) de la Loi équivaut à "une expropriation des biens de la requérante, sans indemnité et sans l"application d"une procédure équitable". S"autorisant de la décision de la Cour d"appel fédérale dans l"arrêt La Ferme Filiber Ltée c. La Reine, [1980] 1 C.F. 128, l"intimé affirme que la règle du paragraphe 231.2(1) de la Loi ne constitue pas, et ne peut constituer, une expropriation. À la page 130 de cet arrêt, le juge Marceau tient les propos suivants :

             Une expropriation implique dépossession de l"exproprié et appropriation par l"expropriant, elle exige nécessairement un transfert de biens ou de droits de l"un à l"autre. Il n"y a rien de tel ici. La défenderesse n"a rien acquis de ce qui appartenait à la demanderesse.                 

...

             S"il fallait admettre la proposition juridique sur laquelle l"action se fonde, et considérer que la passation ou la modification d"une réglementation comme celle dont il s"agit ici constitue un geste d"expropriation déguisée à l"égard de tous ceux dont les activités commerciales peuvent s"en trouver gênées, il est aisé d"imaginer les réclamations en série qui s"ensuivraient. Sans doute l"établissement ou la modification d"une réglementation de cette nature peut créer des situations extrêmement regrettables et l"action semble bien en donner un exemple frappant. Mais si, dans des cas spéciaux, l"État n"a pas prévu exceptionnellement le paiement d"une compensation, il n"est pas de principe de droit que je connaisse qui puisse le forcer à le faire.                 

     Je souscris aux propos du juge Marceau (comme il se doit) selon lesquels une expropriation exige nécessairement un transfert de biens ou de droits de l"exproprié à l"expropriant. Ce n"est pas le cas dans l"affaire qui nous concerne. Je voudrais mentionner que, durant l"audience, les avocats de la requérante ont admis, et avec raison selon moi, que l"argument de l"expropriation ne tient pas.

     J"aborderai maintenant le second point soulevé par la requérante. Elle affirme que ses feuilles de travail et analyses de comptes relèvent du secret professionnel de l"avocat et que, par conséquent, elle ne peut être tenue de produire ce que le ministre lui a demandé de produire aux termes du paragraphe 231.2(1) de la Loi.

     L"argument de la requérante est le suivant : si M. Topley a procédé à l"examen des opérations de VTM antérieures à sa proposition concordataire, c"était pour communiquer le travail effectué à des avocats et obtenir d"eux un avis concernant l"opportunité d"engager des procédures judiciaires. Par conséquent, la requérante soutient que tout le travail se rapportant aux opérations antérieures à la proposition est protégé par le secret professionnel de l"avocat et que le ministre ne peut donc forcer la production de ces documents. Là encore, je ne puis souscrire à la position adoptée par la requérante.

     Dans l"arrêt Susan Hosiery Ltd. c. Ministre du Revenu national , (1969) 69 D.T.C. 5278 (C. de l"É.), le président Jackett (plus tard le juge en chef Jackett de la Cour fédérale du Canada) explique ainsi, aux pages 5281-5283, le principe du secret professionnel de l"avocat :

         [TRADUCTION]                 
         Pour éviter tout malentendu à propos de l"effet de la décision que je songe à rendre, je ferais bien d"exprimer dans mes propres termes la règle juridique telle que je la comprends, étant entendu que, sauf dans la mesure nécessaire pour la solution de la présente affaire, je me réserve de reconsidérer la portée précise des doctrines que je m"apprête à décrire.                 
         Le principe du secret professionnel de l"avocat fait en général intervenir, me semble-t-il, deux principes très différents:                 
         (a)      toutes les communications orales ou écrites, de caractère confidentiel, entre un client et un avocat et se rapportant directement à la demande, à la formulation ou à la transmission d"une consultation juridique ou d"un service juridique (y compris les feuilles de travail de l"avocat qui s"y rapportent directement) sont protégées; et                 
         (b)      tous les papiers et documents établis ou obtenus spécialement pour le "dossier" de l"avocat en vue d"un procès, qu"il soit engagé ou envisagé, sont des documents protégés.                 
         Lorsqu"on étudie la portée de ces principes, il convient de bien comprendre les raisons qui les expliquent.                 
         Pour autant que soient concernées les communications entre un avocat et son client, la raison de la règle, selon ce que je crois comprendre, c"est que, si un membre du public doit recevoir le service juridique véritablement utile que, selon la loi, il est en droit de recevoir, lui et son avocat doivent pouvoir communiquer en toute liberté, sans l"influence inhibitrice qui se produirait si leurs échanges pouvaient être utilisés comme preuve contre le client, c"est-à-dire si des parties de leurs communications pouvaient être prises hors contexte et utilisées injustement à son détriment, à moins qu"ils communiquent en permanence non seulement de manière à se transmettre leurs idées, mais également de manière à empêcher toute mauvaise interprétation de la part d"autrui. La raison de la règle, et la règle elle-même, s"étendent aux communications échangées dans le dessein d"obtenir des consultations juridiques, aux documents accessoires de nature à révéler lesdites communications et aux consultations juridiques elles-mêmes. Il n"importe pas que les communications soient orales ou écrites.                 
         Pour ce qui est de la règle relative au "dossier de l"avocat", la raison de cette règle est évidemment que, dans notre système fondé sur la procédure contradictoire, le travail que fait un avocat pour représenter son client en justice ne doit pas être entravé par la possibilité que les documents qu"il a préparés puissent être enlevés de son dossier et présentés à la Cour d"une manière autre que celle qu"il avait envisagée au moment de les préparer. Ce qui permettrait d"établir la vérité lorsque les pièces sont présentées de la manière envisagée par l"avocat qui les a préparées pourrait bien servir à altérer la vérité au préjudice du client si les pièces en question sont présentées par une partie adverse qui ne comprend pas ce qui a donné lieu à leur préparation. Si les avocats avaient le droit de fouiller dans les dossiers de leurs confrères à la faveur du processus de l"enquête préalable, la préparation franche des procès en vue de leur instruction se transformerait en une parodie fort navrante de notre système actuel.                 
         Ce qu"il importe de noter au sujet de ces deux règles, c"est qu"elles n"offrent pas une protection contre l"examen de faits qui sont ou pourraient être utiles pour décider les points en litige. Ce qui est protégé, ce sont, dans le premier cas, les communications ou les feuilles de travail dont l"existence résulte du désir d"obtenir un avis juridique ou un service juridique et, dans l"autre cas, les pièces établies pour le dossier de l"avocat. Les faits ou documents qui se trouvent reflétés dans ces communications ou pièces ne sont pas protégés contre une enquête préalable, lorsque la partie serait tenue par ailleurs de les communiquer...                 
         À mon avis, il en découle ce qui suit: qu"il s"agisse d"une lettre adressée à un avocat pour obtenir de lui une consultation juridique, ou qu"il s"agisse d"un exposé des faits, rédigé sous une forme particulière et demandé par un avocat en vue de son utilisation dans un procès, la lettre et l"exposé sont protégés, mais les faits qui y sont mentionnés, ou les documents d"où proviennent les faits en question, ne sont pas protégés contre une enquête préalable lorsque les faits, n"eussent-ils pas été relatés dans les documents protégés, auraient pu faire l"objet d"une enquête préalable. Par exemple, les informations financières d"une entreprise ne seront pas protégées simplement parce qu"ils ont été énoncées d"une certaine façon à la demande d"un avocat en vue d"un procès, mais l"état ainsi préparé sera, lui, protégé.                 

     Le président Jackett entreprend ensuite d"examiner l"application du principe du secret professionnel de l"avocat aux "dossiers des comptables". À la page 5283, il s"exprime ainsi :

         [TRADUCTION]                 
             Appliquant ces principes, tels que je crois les comprendre, aux pièces préparées par les comptables, il me semble, de façon générale :                 
         (a) que nulle communication, état ou autre pièce établie ou préparée par un comptable en tant que tel pour un homme d"affaires ne peut bénéficier de la protection, à moins qu"il n"ait été préparé par le comptable à la suite d"une demande de l"avocat de l"homme d"affaires pour être utilisé dans un procès, actuel ou éventuel; et                 
         (b) que, lorsqu"un comptable est engagé comme représentant, ou comme membre d"un groupe de représentants, pour expliquer un ensemble de faits ou un problème à un avocat en vue d"obtenir une consultation juridique ou un service juridique, le fait qu"il soit comptable ou qu"il utilise ses connaissances et ses compétences de comptable dans l"exécution de cette tâche n"empêche pas que les communications qu"il fait ou qu"il contribue à faire en tant que représentant soient des communications du mandant, c"est-à-dire du client, à l"avocat; et de la même façon, les communications faites à ce représentant par l"avocat dont les conseils ont été ainsi sollicités n"en sont pas moins des communications de l"avocat au client.                 

     Le premier principe énoncé par le président Jackett dans l"arrêt Susan Hosiery englobe toutes les communications, orales ou écrites, entre un client et son avocat qui se rapportent aux consultations juridiques demandées par ce client. Le deuxième principe énoncé par le président Jackett se rapporte à la protection du "dossier de l"avocat". Cette protection, selon un auteur bien connu1, englobe ce qui suit :

         [TRADUCTION]                 
             Il est mentionné au paragraphe 17 du 16e Rapport du Comité de la réforme du droit que la protection s"applique à trois types de communications :                 
             (a)      les communications entre le client ou son mandataire et les avocats du client;                 
             (b)      les communications entre les avocats du clients et les tiers, si telles communications sont faites dans le cadre d"un procès actuel ou éventuel;                 
             (c)      les communications entre le client ou son mandataire et les tiers, si telles communications sont faites aux fins d"obtenir une information qui sera présentée aux avocats du client en vue d"obtenir des conseils se rapportant à un procès actuel ou éventuel.                 

     Les communications entre le client et les tiers seront donc protégées si leur objet était de recueillir des informations devant être présentées aux avocats du client et de permettre aux avocats de donner un avis juridique se rapportant à un procès actuel ou éventuel.

     Avant de passer aux faits de la présente espèce, il convient de mentionner la décision rendue par la Chambre des lords dans l"affaire Waugh c. British Railways Board, (1979) 2 All ER 1169. Il s"agit d"une affaire où la Chambre des lords a formulé le critère de l""intention dominante" en ce qui a trait à la protection du "dossier" de l"avocat. Ce critère est formulé ainsi par lord Edmund-Davies, aux pages 1182 et 1183 :

         [TRADUCTION]                 
         ...Et, à mon avis, nous devrions partir du point de vue selon lequel l"intérêt public est, tout compte fait, mieux servi, si l"on circonscrit rigoureusement à l"intérieur de limites étroites les cas où les pièces se rapportant à un procès peuvent être licitement soustraites à la communication. La justice est mieux servie par la franchise que par la dissimulation. Car, comme on peut le lire dans le jugement majoritaire rendu dans l"affaire Grant c. Downs , [TRADUCTION] "le secret professionnel...porte atteinte à l"équité du procès parce qu"il nie à une partie l"accès aux documents pertinents ou en tout cas parce qu"il expose cette partie à la surprise".                 
             M"autorisant de cette démarche, je refuserais certainement l"application du principe du secret professionnel lorsque le procès n"était que l"une de plusieurs intentions d"importance égale ou similaire qui devaient être servies par les pièces que l"on voulait soustraire à la communication, et à plus forte raison lorsqu"il n"était qu"une intention mineure. Par ailleurs, j"estime qu"il serait excessif d"adopter le critère de l""intention unique" appliqué par la majorité dans l"affaire Grant c. Downs, critère qui n"a été adopté dans aucune décision judiciaire du Royaume-Uni ni, à notre connaissance, ailleurs dans le Commonwealth. L"adoption de ce critère équivaudrait à refuser le principe du secret professionnel aux documents dont l"intention dominante est de servir le déroulement du procès, simplement parce qu"une autre intention, une intention très mineure, est elle aussi servie. Mais, pour autant que le seul fondement de l"application du principe, dans des cas comme celui-ci, soit le fait que le document en question devait servir dans des procédures judiciaires, il est certainement juste d"insister pour que, avant que l"application du principe ne soit admise ou maintenue, l"on démontre le rôle prépondérant de cette intention. L"expression ou l"épithète convenant le mieux pour désigner cette intention est affaire d"opinion personnelle. Comme nous l"avons vu, lord Denning MR penche pour l"expression employée dans le rapport du Comité de réforme du droit, c"est-à-dire "les documents qui ont été établis...entièrement ou principalement" en vue d"un procès. Pour ma part, je rejetterais le mot "entièrement" pour la même raison que je n"aime guère le mot "uniquement", mais le mot "principalement" se rapproche de ce que je considère comme le critère le plus indiqué. Malgré cela, il ne présente pas l"élément de prépondérance manifeste qui, selon moi, devrait être la pierre de touche. Après mûre réflexion, je prends position en faveur du critère proposé dans les termes suivants par le juge Barwick dans l"affaire Grant c. Downs:                 
                 Après examen des précédents, des écrits et des divers aspects de l"intérêt public qui demandent attention, je suis arrivé à la conclusion que la Cour devrait énoncer ainsi le principe applicable : lorsqu"un document est produit ou établi et que l"intention dominante de son auteur, ou l"intention dominante de la personne ou de l"autorité qui a présidé, à titre particulier ou à titre général, à sa production ou à son établissement, est d"utiliser le document ou sa teneur en vue d"obtenir des consultations juridiques ou de conduire un procès ou faciliter le déroulement d"un procès, procès qui au moment de la production du document était raisonnablement prévisible, alors ce document doit être protégé et soustrait à toute inspection.                 
             Le critère de l"intention dominante devrait donc, à mon avis, être déclaré par la Chambre des lords comme la pierre de touche. Ce critère est moins rigoureux que le critère de l"intention "unique", car, comme l"ajoutait le juge Barwick -                 
             "...le fait que la personne ... avait à l"esprit d"autres utilisations pour le document n"empêchera pas que celui-ci soit protégé s"il a été établi avec l"intention dominante requise"                 

     Le critère de l""intention dominante" a été récemment adopté par la Cour d"appel de la Colombie-Britannique dans l"arrêt Shaughnessy Golf & Country Club c. Uniguard Services Ltd. and Chahal, (1986) 1 B.C.L.R. (2d) 390. Je ne vois aucune raison de ne pas appliquer ici ce critère.

     Je passe maintenant aux faits qui intéressent la présente espèce. La position de la requérante est résumée à la page 20 de son exposé des faits et du droit :

         [TRADUCTION]                 
         M. Topley, comptable et associé du cabinet Deloitte & Touche Inc., et représentant de ce cabinet, le client, a préparé les feuilles de travail et les analyses en vue d"obtenir des avis juridiques et de faciliter les mesures légales à prendre au nom du client, Deloitte & Touche Inc., syndic à la faillite de Vancouver Trade Mart Inc. Il est donc respectueusement demandé à la Cour d"ordonner que toutes les feuilles de travail et les analyses énumérées dans la pièce F de l"affidavit de Colin Topley, un affidavit établi sous la foi de serment et produit dans la présente action, soient protégées par le secret professionnel de l"avocat et que l"avis de production signifié par l"intimé à la requérante soit par conséquent déclaré sans effet.                 

     Les feuilles de travail et les analyses de la requérante sont énumérées dans la pièce F de l"affidavit de Colin Topley. L"explication donnée par M. Topley en ce qui concerne ces documents apparaît au paragraphe 31 de son affidavit :

         [TRADUCTION]                 
         ...La plupart de ces feuilles de travail et analyses sont incomplètes. Toutes ont été préparées par le syndic depuis le début de la proposition concordataire, pour présentation aux avocats et aux inspecteurs, dans le dessein de poursuivre la réalisation des actifs pour l"avantage général des créanciers de Vancouver Trade Mart.                 

     Durant son interrogatoire préalable du 16 octobre 1996, M. Topley explique ainsi, à la page 13, l"établissement de ses feuilles de travail :

         [TRADUCTION]                 
         Mon produit fini est le résultat d"une combinaison de documents de Vancouver Trade Mart et d"entrevues subséquentes avec d"autres parties, ainsi que d"un accès subséquent obtenu conformément à diverses ordonnances judiciaires. Quant aux ordonnances, je pense que nous avons obtenu certaines d"entre elles plus tôt cette année, au printemps.                 

     Le travail effectué par M. Topley consistait à examiner les états financiers, les notes de service, les talons de chèques, les comptes du grand livre, les livres de banque, les dossiers de communication, les rapports aux actionnaires et tous les autres documents renfermant des informations utiles sur les activités de la société faillie.

     La requérante, par l"entremise de Colin Topley, s"est d"abord adressée au cabinet Ladner Downs le 13 janvier 1995 afin d"obtenir un avis juridique en ce qui concerne la proposition de VTM faite aux créanciers en vertu de la section 1 de la partie III de la Loi sur la faillite. La requérante, avec l"aide des avocats, a examiné les opérations commerciales de VTM antérieures à la proposition afin de voir si l"une quelconque d"entre elles était annulable aux termes du droit fédéral ou provincial.

     On ne saurait contester, à mon avis, que le travail effectué par la requérante et ses avocats avant l"assemblée du 19 avril 1995, durant laquelle les créanciers rejetèrent la proposition de VTM, visait surtout à convaincre les créanciers que la proposition de VTM devrait être acceptée.

     L"objet du travail entrepris par le syndic était d"informer les inspecteurs nommés dans la faillite, pour qu"ils puissent prendre les bonnes décisions, d"abord en ce qui concerne la proposition de VTM et ensuite en ce qui concerne les biens de la société faillie.

     Il ressort de la preuve que ce n"est que le 19 avril 1995, c"est-à-dire à la première assemblée des inspecteurs de la faillite, que les créanciers ont autorisé, non sans hésitation, la requérante à engager des avocats "pour le recouvrement de paiements préférentiels frauduleux et de dividendes" (voir la page 43 de l"interrogatoire préalable de Colin Topley).

     À l"assemblée des inspecteurs du 16 mai 1995, la requérante a présenté une facture indiquant ses honoraires et ceux des avocats. À cette assemblée, la requérante demanda aussi aux inspecteurs l"autorisation d"obtenir un avis juridique à propos d"un éventuel procès. Les honoraires du syndic et des avocats ont été approuvés par les inspecteurs, mais les inspecteurs ont informé le syndic qu"ils ne souhaitaient pas courir d"autres risques et n"étaient donc pas disposés à payer le travail du syndic se rapportant aux "transactions révisables". À la page 49 de son interrogatoire préalable, M. Topley mentionne clairement que les créanciers n"étaient pas disposés à payer des honoraires d"avocat ni à "engager des fonds pour l"administration courante de l"actif". Les créanciers ont autorisé la requérante à poursuivre son investigation, mais sous la réserve que ses honoraires et ceux des avocats ne seraient payés que s"il y avait recouvrement.

     Les alinéas 30.(1) d) et e) de la Loi sur la faillite autorisent le syndic, avec l"approbation des inspecteurs de la faillite, à intenter ou à contester des procédures judiciaires se rapportant aux biens du failli et à engager à cette fin des avocats pour le procès. Les alinéas en question sont formulés ainsi :


             30.(1) Avec la permission des inspecteurs, le syndic peut:                 
                 d) intenter ou contester toute action ou autre procédure judiciaire                 

             se rapportant au bien du failli;

                  e) employer un avocat ou autre mandataire pour engager des                 

             procédures ou pour entreprendre toute affaire que les inspecteurs

             peuvent approuver;

     Comme je l"ai mentionné précédemment, ce n"est que le 16 mai 1995 que les inspecteurs de la faillite ont autorisé la requérante à engager des avocats en ce qui concerne plusieurs matières. Ces matières, qui ressortent des résolutions adoptées à l"assemblée du 16 mai 1995, sont les suivantes:

Résolution #18:

         IL EST RÉSOLU que le syndic demande au cabinet Harper Grey Easton de lui donner un avis juridique sur les chances de succès des causes d"action que le syndic pourrait avoir contre M. George Lee, et/ou Mme Julie Lee et/ou M. Eward Lee ou l"une quelconque de leurs sociétés liées, relativement aux opérations qui pourraient être attaquées et annulées pour l"avantage de l"actif.                 

Résolution #19:

         IL EST RÉSOLU que le syndic engage le cabinet Harper Grey Easton et prenne des mesures pour faire annuler et pour recouvrer les paiements effectués à des créanciers non liés, ainsi que pour faire annuler d"autres paiements, qui sont réputés être des paiements et règlements préférentiels frauduleux au sens de la Loi sur la faillite et l"insolvabilité et au sens des lois provinciales, notamment la Fraudulent Preferences Act, la Fraudulent Settlement Act et la Companies Act. Les paiements indiqués sont, pour plus de certitude, décrits aux pages cinq (5) à neuf (9) du Rapport du syndic aux inspecteurs en date du 12 avril 1995.                 

Résolution #19B:

         IL EST RÉSOLU que le syndic soit autorisé à demander au cabinet Harper Grey Easton d"engager des procédures en vue de faire annuler et de recouvrer les paiements qui ont été effectués par Vancouver Trade Mart Inc à toute institution financière, en plus des paiements indiqués aux pages 5 à 9 du Rapport du syndic aux inspecteurs en date du 12 avril 1995, et qui peuvent être considérés comme des paiements ou règlements préférentiels frauduleux au sens de la Loi sur la faillite et l"insolvabilité et au sens des lois provinciales, notamment la Fraudulent Preferences Act, la Fraudulent Settlement Act et la Companies Act.                 

Résolution #20:

         IL EST RÉSOLU que le syndic demande au cabinet Harper Grey Easton de l"aider dans l"interrogatoire des administrateurs de Vancouver Trade Mart, c"est-à-dire George Lee, Julie Lee, Edward Lee, Victor Elias et John Gorman.                 

Résolution #21:

         IL EST RÉSOLU que le syndic demande au cabinet Harper Grey Easton d"obtenir des ordonnances judiciaires autorisant le syndic à obtenir les livres et registres de diverses institutions financières, de divers cabinets d"avocat et des dirigeants et administrateurs de Vancouver Trade Mart, lorsque ces livres et registres font état d"opérations conclues avec Vancouver Trade Mart et sont susceptibles de faciliter le recouvrement des biens de Vancouver Trade Mart.                 

     Je voudrais souligner que les documents que le ministre cherche à obtenir, et que la requérante refuse de fournir, n"ont pas été produits dans le dossier, et je n"ai donc pas eu la possibilité de les examiner. Ainsi, contrairement aux procédures qui se sont déroulées devant M. le juge Teitelbaum dans l"affaire Gregory c. Canada (Ministre du Revenu national) , (1992) D.T.C. 6518, je n"ai pas reçu une explication adéquate de la teneur des documents demandés par le ministre. Sur ce point, j"ai déjà mentionné le paragraphe 31 de l"affidavit de M. Topley et la page 13 de son interrogatoire préalable.

     La position de M. Topley, et donc celle de la requérante, c"est que ses feuilles de travail et analyses de comptes ont toutes été préparées dans le dessein d"obtenir un avis juridique sur un éventuel procès. Il apparaît sans intérêt de savoir si les avocats ont ou non demandé l"exécution de ce travail.

     Dans son argumentation écrite et orale, l"avocat de la requérante a fait valoir qu"il ressortait clairement de la preuve, une preuve non contredite, que les feuilles de travail et les analyses avaient été préparées dans le dessein d"obtenir un avis juridique du cabinet Ladner Downs et du cabinet Harper Grey Easton. Je ne puis souscrire à cette affirmation. C"est certainement l"opinion de M. Topley, mais elle n"est pas corroborée par la preuve. Ce que la preuve indique, c"est que la requérante, par l"entremise de M. Topley, s"est conformée aux obligations que lui imposait la Loi sur la faillite. Comme M. Topley l"a déclaré durant son interrogatoire préalable, à la page 21:

     [TRADUCTION]         
     J"avais le devoir, en tant que syndic, de faire l"examen des transactions, et, en raison de la nature des transactions, j"ai demandé à M. Geoffrey Thompson2 de m"aider dans le travail d"évaluation et de me guider dans les tâches à exécuter.         

     Par la suite, on a demandé à M. Topley s"il avait besoin d"un avocat pour lui dire comment effectuer son travail de syndic. Il a répondu qu"il n"avait pas besoin d"avocat.


     Il n"y a aucune preuve devant moi attestant que le cabinet Ladner Downs ou le cabinet Harper Grey Easton a demandé à M. Topley de préparer un rapport en vue de son utilisation possible dans des procédures judiciaires. Dans l"affaire Gregory, précitée, nombre des documents à l"égard desquels une protection était demandée étaient des rapports et des avis obtenus par les avocats auprès d"experts qui avaient été engagés afin de permettre aux avocats de donner des consultations à leurs clients. Ce n"est certainement pas le cas en l"espèce. La preuve ne me convainc pas que le travail a été effectué pour permettre aux avocats de donner des consultations.

     Je ne suis pas convaincu que les documents que le ministre cherche à obtenir ont été préparés dans l""intention dominante" d"obtenir des avis juridiques. À mon avis, la preuve n"appuie aucunement cette position.

     Avant de conclure, je voudrais dire qu"il ne saurait faire de doute que les feuilles de travail et analyses de comptes de la requérante sont des "documents" au sens du paragraphe 231.2(1) de la Loi. J"ai déjà mentionné la définition de "documents", qui apparaît à l"article 231. Il s"agit d"une définition étendue, et à mon avis, suffisamment étendue pour englober les documents dont le ministre demande la communication. Il ne fait aucun doute non plus que la requérante est une "personne" au sens du paragraphe 231.2(1).

     L"avocat de la requérante a prétendu que le mot "documents", au paragraphe 231.2(1), ne comprend que les documents de base et non les documents tels que ceux qui sont établis par un syndic de faillite. Eu égard à la formulation de l"article, je ne puis voir comment je pourrais circonscrire ainsi le sens du mot "documents". Pour me ranger à l"avis de la requérante, il faudrait que je fasse abstraction du sens ordinaire des mots employés dans l"article.

     Dans l"affaire Gregory, précitée, aucune question ne semble s"être posée quant à la nature des documents demandés par le ministre. Dans cette affaire, bon nombre des documents que le ministre demandait au requérant, un avocat, n"étaient pas des "documents de base", mais plutôt des avis reçus d"avocats et de comptables par le requérant. Si le juge Teitelbaum a refusé d"ordonner au requérant de produire les documents, c"est uniquement parce que ces documents étaient protégés.

CONCLUSION

     Pour les motifs qui précèdent, la demande sera rejetée.

                         MARC NADON

                                 JUGE

Ottawa (Ontario)

Le 31 octobre 1997

TRADUCTION CERTIFIÉE CONFORME: ___________________________________

                         François Blais, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS ET PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE:              T-1071-96

INTITULÉ:                  DELOITTE & TOUCHE INC. c.

                     PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                     représentant le MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L"AUDIENCE:          Vancouver (Colombie-Britannique)

DATE DE L"AUDIENCE:          le 14 octobre 1997

MOTIFS DE L"ORDONNANCE DE M. LE JUGE NADON

EN DATE DU:              31 octobre 1997

COMPARUTIONS:

M. C.E. Hinkson              POUR LA REQUÉRANTE

M. J.L. Cook

Mme Lynn Burch              POUR L"INTIMÉ

PROCUREURS INSCRITS AU DOSSIER:

HARPER GREY EASTON      POUR LA REQUÉRANTE

Vancouver (C.-B.)

George Thomson              POUR L"INTIMÉ

Sous-procureur général

du Canada

__________________

1 Cross on Evidence, 6e éd., Londres, Butterworths, 1985, p. 388-389.

2 M. Thompson était un associé du cabinet Ladner Downs.

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