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Date: 19981008


Dossier: T-72-98

Entre :      Guy ORDINES, Guy BOLDUC et Deanno PIEDIMONTE,

     Requérants

Et:          Le Procureur général du Canada,

     Intimé

     MOTIFS d'ORDONNANCE et ORDONNANCE

LE JUGE DENAULT:

[1]      Les requérants demandent le contrôle judiciaire d'une décision du comité d'appel relativement à un appel en vertu de l'article 21 de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique. Leur appel, à l'encontre de la nomination sans concours de Richard de Tilly à un poste de préposé à l'entretien de l'équipement sécuritaire (ci-après préposé à l'entretien) au Centre de réception régional de Ste-Anne-des-Plaines, Québec, avait été rejeté.

[2]      Les faits, non contestés, se résument ainsi : suite à une agression survenue dans le cadre de ses fonctions d'agent de correction en 1982, Richard de Tilly réintégra ses fonctions mais eut une rechute d'accident de travail en 1992 . Conformément à la politique du ministère, monsieur de Tilly demanda et obtint qu'on lui trouve du travail au sein de l'établissement. Il se porta volontaire pour aider le titulaire de l'époque du poste de préposé à l'entretien et se vit assigner certaines tâches en relation avec ce poste de 1992 à 1995. Il fut nommé de façon intérimaire au poste de préposé à l'entretien en décembre 1995. Suite à cette nomination intérimaire, l'administration envisagea de le nommer, à titre indéterminé et sans concours, au poste de préposé à l'entretien. Le directeur associé au Centre régional de réception constitua le jury de sélection pour évaluer les qualités de monsieur de Tilly pour ce poste. Considérant qu'il n'y avait pas d'autre candidat intéressé et qualifié pour ce poste, le jury de sélection évalua que monsieur de Tilly remplissait les qualifications requises. Le 23 mai 1996, un avis de nomination indéterminée sans concours fut affiché. Les requérants en appelèrent de cette nomination indéterminée aux termes de l'article 21(1.1) de la Loi. Suite à cet appel, le jury de sélection évalua a posteriori, les qualités des trois requérants et conclut que monsieur de Tilly était toujours le plus qualifié pour répondre aux exigences du poste reflétées à l'Énoncé des qualités. Le 12 décembre 1997, le comité d'appel rejeta l'appel des requérants au motif que le jury de sélection avait respecté le principe du mérite lors du processus de sélection pour le poste de préposé à l'entretien.

[3]      Il importe de rappeler certains principes dégagés par la jurisprudence en rapport avec les articles 10 et 21 de la Loi sur l'emploi dans la fonction publique concernant les nominations au mérite à des postes de la fonction publique.

[4]      Le principe du mérite vise à ce que les personnes les plus qualifiées parmi celles disponibles obtiennent ces postes de la fonction publique. (Le Procureur général du Canada c. Greaves, [1982] 1 c.f. 806.)

[5]      Il incombe au jury de sélection d'évaluer les différents candidats en tenant compte du principe du mérite. Quant au comité d'appel, son rôle consiste à tenir une enquête pour déterminer si la sélection a été faite en respectant le principe du mérite. (Merrill c. Blagdon, (1976) 1 C.F. 615.)

[6]      Il est acquis que si une affectation est jointe à un processus de sélection qui a donné un avantage injuste au bénéficiaire de l'affectation, le principe du mérite est atteint. (Procureur général du Canada c. Pearce, [1989] 3 C.F. 272; McAuliffe v. Canada (Attorney General), [1997] 128 F.T.R. 39.)

[7]      En l'espèce, le comité d'appel a estimé que la sélection de monsieur de Tilly "...avait permis d'identifier la personne qui, au moment de la sélection, possédait au plus haut degré toutes et chacune des qualités pour accomplir les fonctions du poste de PEES". Le comité d'appel a en effet repris et analysé chacun des critères de sélection, comparant le candidat de Tilly à chacun des requérants, pour en arriver à la conclusion que le principe du mérite avait été respecté par le jury de sélection.

[8]      Les requérants reprochent au comité d'appel d'avoir commis une erreur de droit justifiant l'intervention de cette Cour lorsqu'il a décidé que le jury de sélection avait respecté le principe du mérite en nommant monsieur de Tilly au poste de préposé à l'entretien a) sans considérer qu'un processus de sélection injuste pouvait porter atteinte au principe du mérite, et b) sans statuer sur la question de savoir si le processus de sélection ayant mené au choix de Richard de Tilly lui avait procuré un avantage injuste.

[9]      Le fondement de l'argument des requérants tient au fait que monsieur de Tilly a bénéficié d'un avantage injuste en acquérant une expérience de travail spécifique pour le poste de préposé à l'entretien à cause du traitement préférentiel qui lui fut accordé par l'employeur.

[10]      Le comité d'appel a reconnu que l'employeur avait affecté de Tilly graduellement puis complètement aux fonctions reliées à l'entretien de l'équipement sécuritaire mais a rejeté l'argument d'un avantage injuste qui viciait le résultat du concours en sa basant sur l'arrêt R. c. St.-Hilaire et al. (décision inédite rendue le 18 octobre 1983, A-824-82) où la Cour d'appel fédérale, sous la plume du juge Pratte, a jugé que : "...le résultat d'un concours n'est pas vicié par le fait que le candidat ayant réussi à ce concours a pu obtenir sa compétence spéciale grâce à un traitement de faveur de l'employeur qui, antérieurement au concours, lui aurait permis d'acquérir une expérience particulière."

[11]      Le procureur des requérants plaide que la portée de cet arrêt aurait été largement restreinte par une décision de la Cour de première instance (Chopra et al. v. Canada (Minister of Health and Welfare) (1993), 69 F.T.R. 286) où on aurait tenu que cet énoncé, si valable soit-il, ne valait qu'en l'absence d'un processus de sélection qui aurait donné un avantage injuste au bénéficiaire d'une affectation. Il soutient qu'en l'espèce, il y a eu processus de sélection qui a donné un avantage injuste à monsieur de Tilly.

[12]      Deux remarques préliminaires s'imposent avant de discuter du fond de la question : 1) dans la mesure où l'arrêt St.-Hilaire, fort succinct, n'énonce pas les faits à la base de la décision, il n'est pas certain que la Cour de première instance, dans Chopra, était justifiée d'en restreindre la portée; 2) dans Chopra, le juge Gibson a, malgré la réserve faite, appliqué St.-Hilaire et jugé que le comité d'appel n'avait pas erré en droit ou en fait en ne voyant pas d'entorse au principe du mérite.

[13]      Il faut souligner, cependant, que St.-Hilaire ne s'applique plus à la lumière de l'arrêt Pearce, et ce en dépit de Chopra, car c'est dans l'arrêt Pearce que l'on retrouve l'énoncé suivant:
     Il me semble que d'autres circonstances, jointes à une affectation, peuvent également violer le principe de la sélection au mérite. Ce principe exige que le candidat le plus apte à occuper un emploi obtienne celui-ci, et cette personne n'est pas nécessairement celle qui est la mieux renseignée sur l'emploi en question. [Plus précisément,] ... une affectation, jointe à un processus de sélection qui a donné un avantage injuste au bénéficiaire de l'affectation, [peut] nuire à l'application du principe de la sélection au mérite. (mon soulignement)

[14]      La jurisprudence récente, à savoir McAuliffe, reprend l'énoncé Pearce en ajoutant ce qui suit:

     Ainsi donc, il peut y avoir atteinte au principe du mérite si un candidat au concours bénéficie d'un avantage indu pour avoir été affecté au poste en question avant une sélection valide. La connaissance de première main des attributions du poste pourrait assurer aux candidats déjà en place un avantage indu, et de ce fait, le processus risque de ne pas se traduire par une sélection au mérite. (mon soulignement)

[15]      Il s'agit, en l'occurrence, d'un candidat qui fut le seul à occuper le poste de préposé à l'entretien depuis 1992: Monsieur de Tilly se vit d'abord assigner certaines tâches en relation avec ce poste de 1992 à 1995; il y fut nommé de façon intérimaire en décembre 1995; et c'est le 23 mai, 1996 qu'il fut nommé, à titre indéterminé, sans concours au poste de préposé à l'entretien. Or, c'est en raison de l'expérience et des connaissances acquises pendant son affectation depuis 1992 que Monsieur de Tilly s'est si bien classé, puisque l'énoncé des qualités1 nécessaires à l'obtention du poste précisait certaines expériences, connaissances, ou capacités et compétences que seul Monsieur de Tilly, par son expérience antérieure, possédait déjà.

[16]      Prenons la catégorie "expérience" à titre d'exemple. Un des critères d'évaluation, dans la catégorie "expérience", est "Expérience de la mise en place et/ou du maintien d'un système d'inventaire". L'évaluation de Monsieur de Tilly nous apprend ce qui suit:

     L'employé rencontre ce critère. Depuis le début de l'année 1994, M. de Tilly a travaillé et collaboré aux tâches du poste de Préposé à l'entretien de l'équipement sécuritaire. Il a graduellement cumulé toutes les tâches du poste pour les occuper entièrement à compter de janvier 1996 en raison des nombreuses absences du titulaire du poste ... qui a pris sa retraite en avril 1996. Les tâches du Préposé à l'entretien de l'équipement sécuritaire requièrent que celui-ci maintienne un système d'inventaire assez rigoureux en raison du risque que constituerait un contrôle défaillant des armes, des munitions, du gaz, etc.2

Or, l'évaluaion des candidats Piedimonte, Ordines et Bolduc nous apprend non seulement que ces employés ne rencontrent pas ce critère, mais que ce résultat découle directement des tâches actuelles de ces employés:

     Les tâches actuelles de [ces trois employés] ne sont pas reliées à la mise en place ou au maintien d'un système d'inventaire. Une vérification complète de [leur] dossier[s] n'a pas permis de retracer cette expérience dans le cadre de [leur] emploi[s] au Service correctionnel du Canada.3

Seul Monsieur de Tilly aurait pu rencontrer cette exigence de façon satisfaisante.

[17]      Ce phénomène se reproduit par rapport à d'autres catégories de qualités requises, dont celle des connaissances, où on tente d'évaluer le critère suivant: "Connaissance de l'inventaire du matériel de sécurité selon le barème de distribution approuvé par l'Administration centrale". Ici, Monsieur de Tilly se mérite la cote "supérieure" pour les raisons suivantes:

     M. de Tilly doit référer continuellement au barème de distribution du matériel de sécurité afin de savoir quel type d'équipement est permis pour achat ou pour usage par les agents de correction. Il a, à l'occasion, à faire des recommandations sur les ajouts ou retraits d'équipements [sic] à ce barème par la production de rapports d'évaluation sur les différentes pièces d'équipement utilisées par le personnel en général.4

On constate cependant que, par rapport à ce critère, les trois autres candidats se sont tous mérités la cote "satisfaisante" et le commentaire suivant:

     [Le candidat] n'a pas, dans le cadre de son travail, à travailler avec le barème de distribution pour l'inventaire du matériel de sécurité. Il connait [sic] et utilise cependant la plupart du matériel autorisé. Sa connaissance dans ce domaine est limitée.5

Il est évident que, n'ayant jamais occupé le poste de préposé à l'entretien, les candidats Piedimonte, Ordines et Bolduc n'auraient jamais pu obtenir la cote "supérieure" par rapport à ce critère.

[18]      Ces exemples démontrent qu'en l'espèce, le processus même de sélection avait pour effet de favoriser le candidat qui était le mieux renseigné sur l'emploi en question. Or, nous rappelle l'arrêt Pearce, une affectation jointe à un processus de sélection qui procure un avantage injuste à un candidat en particulier viole le principe de la sélection au mérite.

[19]      De plus, l'énoncé du juge Dubé dans l'affaire McAuliffe, tel que reproduit ci-haut, s'applique en l'occurrence car il s'agit ici d'un candidat qui aurait été favorisé injustement par le fait d'avoir occupé le poste de préposé à l'entretien avant même qu'un processus de sélection valable ait été entamé. C'est en occupant ce poste antérieurement à une sélection valable que Monsieur de Tilly a pu maîtriser les tâches de préposé à l'entretien et, ce faisant, a pu répondre aux critères de sélection de façon à se placer en tête du groupe.

[20]      Lié par l'arrêt Pearce et influencé par la décision McAuliffe en l'instance, je dois conclure que les gestes posés par le jury de sélection ont violé le principe de la sélection au mérite et que le comité d'appel, en négligeant de vérifier si l'affectation jointe au processus de sélection a pu procurer un avantage injuste au bénéficiaire de l'affectation et ainsi nuire au principe de la sélection au mérite, a erré.

[21]      Pour les raisons énoncées ci-haut, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

     O R D O N N A N C E

LA COUR:

-      accueille la demande de contrôle judiciaire;
-      casse la décision du comité d'appel datée du 12 décembre 1997;
-      renvoie l'affaire devant le comité d'appel pour qu'il en décide en tenant compte des présents motifs.

     J.C.F.C.

__________________

1          Dossier des requérants, p. 059.

2      Dossier des requérants, p. 065.

3      Dossier des requérants: évaluation de Deanno Piedimonte, p. 070 à 074; évaluation de Guy Ordines, p. 075 à 078; évaluation de Guy Bolduc, p. 079 à 082.

4      Dossier des requérants, p. 066.

5      Dossier des requérants: évaluation de M. Piedimonte, p. 071; évaluation de M. Ordines, p. 076; évaluation de M. Bolduc, p. 080.

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