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Date : 20040123

Dossier : T-455-03

Référence : 2004 CF 108

Ottawa (Ontario), le 23 janvier 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE MARTINEAU                    

ENTRE :

                                                             GREGORY PEACE

                                                                                                                                          demandeur

                                                                          - et -

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE


[1]                Le demandeur, Gregory Peace, a quitté son emploi le 21 décembre 2001 après que son employeur eut réduit son salaire de 10 p. 100. Dans le même temps, l'employeur a réduit du même pourcentage le salaire de l'ensemble de ses employés. Le demandeur a présenté une demande de prestations d'assurance-emploi mais sa demande a été refusée par la Commission de l'assurance-emploi (la Commission) car elle avait conclu que le demandeur avait quitté son emploi volontairement et sans motif valable.

[2]                Le demandeur a interjeté appel devant le Conseil arbitral qui a confirmé la décision de la Commission. Le demandeur a ensuite interjeté appel de la décision du Conseil devant le juge-arbitre. Dans une décision datée du 7 janvier 2003 et rendue le 23 janvier 2003, le juge-arbitre W. J. Haddad, c.r., a accueilli l'appel du demandeur parce que, selon lui, [Traduction] « la preuve dont disposait la Commission établissait que le demandeur avait un motif valable de quitter son emploi » .

[3]                Le 20 février 2003, le défendeur, au nom de la Commission, a présenté une demande de contrôle judiciaire de la décision du juge-arbitre devant la Cour d'appel fédérale alors que, le 19 mars 2003, le demandeur a présenté une demande de contrôle judiciaire devant la Cour en vertu de l'article 18 de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C., 1985, ch. F-7.


[4]                Le demandeur cherche à obtenir une ordonnance déclarant, entre autres, que le paragraphe 87(2) (la disposition contestée) du Règlement sur l'assurance-emploi, DORS/96-332 (le Règlement), est invalide et ultra vires. Au départ, le demandeur a également demandé que la Cour fédérale délivre un bref de mandamus ordonnant à la Commission de lui payer immédiatement et irrévocablement des prestations en conformité avec la décision du juge-arbitre. Toutefois, à l'audience, le demandeur a indiqué qu'il ne cherchait plus à obtenir un bref de mandamus.

[5]                La disposition contestée est ainsi libellée :


87(2) Lorsque la Commission fait une demande de contrôle judiciaire, aux termes de la Loi sur la Cour fédérale, de la décision du juge-arbitre concernant une demande de prestations, aucune prestation n'est payable à l'égard de cette demande tant qu'une décision définitive n'a pas été rendue.

(Non souligné dans l'original.)

87(2) Where, in respect of a claim for benefits, an application is made by the Commission under the Federal Court Act for judicial review of the decision of the umpire, benefits are not payable in respect of that claim until the final determination of that claim.


[6]                Les parties concèdent, ce que j'accepte, que la disposition contestée interdit manifestement le paiement de prestations à un prestataire lorsque la décision du juge-arbitre est favorable au revendicateur et que la Commission demande le contrôle judiciaire de la décision du juge-arbitre devant la Cour d'appel fédérale. Cela étant dit, les parties ne s'entendent pas sur la portée et les effets de l'alinéa 54o) et des articles 118 et 121 de la Loi sur l'assurance-emploi, L.C. 1996, ch. 23 (la Loi) qui sont ainsi libellés :


54. La Commission peut, avec l'agrément du gouverneur en conseil, prendre des règlements :

[...]

54. The Commission may, with the approval of the Governor in Council, make regulations

(...)

o) concernant le versement de prestations au cours de l'intervalle entre une demande de règlement d'une question ou d'une demande de prestations et le règlement définitif de la question ou de la demande;

[...]

(o) respecting the payment of benefits during any period intervening between an application for the determination of a question or a claim for benefits and the final determination of the question or claim;

(...)



118. La décision du juge-arbitre sur un appel est définitive et sans appel; elle peut cependant faire l'objet d'une demande de contrôle judiciaire aux termes de la Loi sur la Cour fédérale.

118. The decision of the umpire on an appeal is final and, except for judicial review under the Federal Court Act, is not subject to appeal to or review by any court.

121. (1) Lorsqu'un conseil arbitral fait droit à une demande de prestations, les prestations sont payables conformément à la décision du conseil même si un appel de cette décision est en instance. Toute prestation versée en application du présent article après la décision du conseil arbitral est considérée comme acquise et ne peut être recouvrée du prestataire, même si le règlement de la question en dernier ressort lui est défavorable.

121(1) If a claim for benefits is allowed by a board of referees, benefits are payable in accordance with the decision of the board even though an appeal is pending, and any benefits paid under this section after the decision of the board of referees shall be treated as having been duly paid and are not recoverable from the claimant, even if the final determination of the question is adverse to the claimant.

(2) Le paragraphe (1) ne s'applique pas :

a) si l'appel a été interjeté dans les vingt et un jours suivant la décision du conseil arbitral et pour le motif que le prestataire ne serait pas admissible au titre de l'article 36;

(2) Subsection (1) does not apply

(a) if the appeal was brought within 21 days after the day on which the decision of the board of referees was given and on the ground that the claimant ought to be disentitled under section 36; and

b) dans les autres cas que la Commission peut, avec l'agrément du gouverneur en conseil, prévoir par règlement.

(Non souligné dans l'original.)

(b) in any other cases that the Commission may, with the approval of the Governor in Council, prescribe.


[7]                Le demandeur prétend que la disposition contestée est ultra vires de la Loi parce qu'elle est contraire à l'objet de la Loi qui est de procurer des prestations aux revendicateurs et non pas de les retenir : Abrahams c. Le procureur général du Canada, [1983] R.C.S. 2. Le demandeur prétend que le pouvoir réglementaire étendu accordé par l'alinéa 54o) de la Loi n'est pas précis et, par conséquent, n'est pas compatible avec l'objet de la Loi : Steve Dart Co. c. Canada (Commission d'arbitrage), [1974] 2 C.F. 215, page 219. La Loi doit être prise dans son ensemble si l'on veut établir quelle était l'intention du législateur et d'autres articles de la Loi donnent à penser que la disposition contestée contredit cette intention.

[8]                Le demandeur prétend, en particulier, que l'article 118 de la Loi mentionne que la décision du juge-arbitre est définitive et, de ce fait, il n'est pas étonnant qu'il n'existe aucun article particulier qui traite des prestataires dont l'appel interjeté devant un juge-arbitre est accueilli. Il n'est pas nécessaire qu'une décision finale traite de la question du paiement des prestations car le paiement découle directement de la décision et cela ne peut être modifié. La disposition contestée enlève toute signification à l'article 118 de la Loi car elle permet que les prestations des prestataires dont l'appel interjeté devant le juge-arbitre a été accueilli soient retenues en attendant l'issue du contrôle judiciaire demandé en vertu de la Loi sur les Cours fédérales. La disposition contestée permet à une partie à l'instance d'ordonner un sursis d'exécution même si le juge-arbitre est dessaisi de l'affaire et une telle action ne peut être prise que par une instance supérieure ou lorsque l'on est en présence d'une disposition explicite de la Loi. Comme il n'y a aucune disposition expresse permettant une telle mesure, la disposition contestée devrait être déclarée ultra vires de la Loi.


[9]                Le demandeur prétend de plus que le paragraphe 121(1) de la Loi montre que le législateur voulait que les prestataires qui ont eu gain de cause en appel devant le Conseil arbitral reçoivent des prestations et que le paiement de ces prestations ne puisse être recouvré à une date ultérieure car les besoins du prestataire revêtent une importance primordiale. À ce titre, il est inconcevable que le législateur accorderait ce bénéfice du doute au premier niveau d'appel mais pas à un niveau d'appel plus élevé. Cela est particulièrement frappant si l'on tient compte du fait qu'un prestataire qui se trouve dans cette situation aurait attendu plus longtemps avant d'obtenir une décision et serait par conséquent dans une situation financière plus précaire. De plus, il est tenu pour acquis qu'un juge-arbitre possède une formation juridique plus grande et que la décision qu'il rendra aura plus de poids qu'une décision rendue par des instances inférieures.

[10]            Le défendeur prétend que les arguments du demandeur sont non fondés. La disposition contestée n'est d'aucune façon incompatible avec l'article 118 ou le paragraphe 121(1) de la Loi en particulier, ou avec l'objet de la Loi d'une façon générale. L'article 121 de la Loi traite du paiement des prestations à la suite d'une décision favorable de la part du Conseil, non pas de la part du juge-arbitre, et, à ce titre, n'est nullement pertinent avec la présente en l'espèce. Quoi qu'il en soit, cela n'empêche pas l'adoption d'un règlement qui retarde le paiement des prestations jusqu'à ce qu'une décision finale soit rendue quant à la demande de contrôle judiciaire. L'article 118 de la Loi mentionne simplement que la décision d'un juge-arbitre est finale et ne mentionne rien quant au moment du paiement des prestations suite à la décision du juge-arbitre. Comme l'article précédent, cela n'empêche d'aucune façon l'adoption d'un règlement qui retarde ledit paiement jusqu'à ce qu'une décision soit rendue quant à la demande de contrôle judiciaire.


[11]            Le défendeur prétend que non seulement la disposition contestée ne contredit pas directement à une quelconque disposition de la Loi mais qu'en plus on ne peut affirmer qu'elle contrevient à l'intention du législateur. Bien que l'objet général de la Loi soit le versement de prestations déterminées aux prestataires admissibles, le législateur ne voulait pas que les prestations en cause ne fassent l'objet d'aucune limite ou restriction. La Loi renferme de nombreuses règles concernant l'admissibilité aux prestations et le paiement de ces dernières et démontre que le législateur voulait qu'il y ait des conditions et des restrictions. Par conséquent, il serait erroné d'affirmer que tout règlement qui restreint l'accès aux prestations est contraire à l'objet général de la Loi. La disposition contestée comporte deux raisons d'être. Elle garantit que le groupe général des employés qui partagent les risques du chômage ne versent pas des sommes à des personnes qui n'y ont en fin de compte pas droit. Elle permet également d'éviter l'imposition de préjudice à des prestataires qui, sans cette disposition, recevraient des prestations après que le juge-arbitre a rendu sa décision et devraient les rembourser à la suite d'une décision négative de la part de la Cour d'appel fédérale. Ces raisons d'être s'inscrivent parfaitement dans le cadre de l'objet général de la Loi.


[12]            Enfin, le défendeur prétend que, contrairement aux affirmations du demandeur, la disposition contestée ne prive pas de leurs prestations les demandeurs qui y ont droit, elle ne fait simplement que retarder le paiement des prestations à des prestataires appartenant à une catégorie restreinte jusqu'à ce que la demande soit tranchée. De plus, le demandeur ne renvoie qu'à deux décisions rendues par la Section de première instance de la Cour fédérale, lesquelles décisions diffèrent nettement de la présente affaire. La question dont était saisie la Cour dans Steve Dart Co., précitée, et dans Smith c. Canada (Procureur général) (1999), 179 F.T.R. 134 (1re inst.), avait trait à la validité d'un règlement pris en application d'une disposition législative d'ensemble permettant l'adoption de règlements pour l'application de lois. La loi habilitante ne renfermait aucune disposition habilitante précise qui conférait expressément le pouvoir d'adopter la législation contestée. Toutefois, en l'espèce, l'adoption de la disposition contestée est autorisée en vertu d'une attribution explicite de pouvoir réglementaire.

[13]            J'accepte les arguments du défendeur. J'estime que la disposition contestée n'est pas ultra vires de la Loi. Bien que la Loi ait comme but général le paiement de prestations aux chômeurs, ce but général ne peut être atteint sans que des limites ne soient imposées. L'alinéa 54o) de la Loi permet spécifiquement un sursis administratif en attendant le « règlement définitif » de la question ou de la demande. Cela comprend la décision finale quant à une demande de contrôle judiciaire d'une décision favorable rendue par un juge-arbitre. Dans l'arrêt Re Telecommunication Workers Union and British Columbia Telephone Co. (1985), 18 D.L.R. (4th) 626 (C.S.C.), page 630, le juge LaForest a conclu que le Règlement du Canada sur les normes du travail était intra vires parce qu'il y avait une disposition expresse qui autorisait son adoption et que « [f]aire précisément ce que le Code autorise peut difficilement être interprété comme la violation de l'esprit de ce Code » . En l'espèce, la Commission, avec l'approbation du gouverneur en conseil, a fait ce que la Loi l'autorisait à faire et la disposition contestée peut difficilement être interprétée comme violant l'esprit de la Loi.


[14]            De plus, la disposition contestée ne fait que retarder le paiement des prestations jusqu'à ce qu'une décision définitive sur la question soit rendue. Ce retard ne va pas nécessairement à l'encontre de l'objet de la Loi. De plus, je conclus qu'il n'y a aucun conflit entre la disposition contestée et les articles 118 ou 121 de la Loi car ils sont tous les deux silencieux quant au moment du paiement des prestations. Ni l'un, ni l'autre n'accorde un pouvoir illimité de paiement de prestations. Le caractère « définitif » de la décision du juge-arbitre n'empêche pas que cette décision puisse faire l'objet d'un contrôle judiciaire de la part de la Cour d'appel fédérale. Par conséquent, si l'on tient pour acquis que la Cour d'appel fédérale accueillerait la demande de contrôle judiciaire et annulerait la décision du juge-arbitre, cela signifierait que le demandeur n'avait pas le droit de recevoir des prestations en vertu de la Loi. De plus, je remarque également que l'alinéa 121(2)b) mentionne expressément que le paragraphe 121(1) ne s'applique pas « dans les autres cas que la Commission peut, avec l'agrément du gouverneur en conseil, prévoir par règlement » .

[15]            Pour l'ensemble des motifs susmentionnés, je conclus que la disposition contestée du Règlement est valide et qu'elle est intra vires de la Loi.

[16]            Le demandeur cherche également à faire invalider l'article 84 du Règlement comme étant ultra vires de la Loi car il implique une conséquence absurde qui est contraire à l'intention du législateur : Rizzo & Rizzo Shoes Ltd. (Re), [1998] 1 R.C.S. 27, paragraphe 27. Cette dernière disposition empêche le paiement de prestations à un prestataire lorsque le Conseil rend une décision en faveur du prestataire mais que la Commission interjette appel de la décision du Conseil devant un juge-arbitre. Elle est ainsi libellée :


84. Aucune prestation n'est payable par suite de la décision d'un conseil arbitral si, dans les vingt et un jours suivant la date où celle-ci a été rendue, la Commission interjette appel devant un juge-arbitre pour le motif que le conseil a commis une erreur de droit.

84. Benefits are not payable in accordance with a decision of a board of referees if, within 21 days after the day on which a decision is given, the Commission appeals to the umpire on the ground that the board has erred in law.



[17]            La deuxième question soulevée par le demandeur peut être tranchée en fonction de la qualité pour agir. L'article 84 du Règlement n'a manifestement aucune incidence sur la situation du demandeur car il n'interjette pas appel de la décision du Conseil arbitral. La disposition contestée est celle qui régit la demande du demandeur. Le demandeur n'a présenté aucun argument quant à la qualité pour agir dans l'intérêt public et, dans mon esprit, ne satisfait pas aux exigences énoncées dans l'arrêt Finlay c. Canada (Ministre des Finances) (1986), 33 D.L.R. (4th) 321 (C.S.C.). Même si je ne tenais pas compte de ce fait, je ne vois aucune raison pour déclarer l'article 84 du Règlement ultra vires de la Loi pour, essentiellement, le même raisonnement que celui qui précède concernant la disposition contestée. La Commission s'est vu accorder en vertu des alinéas 54o) et 121(2)b) de la Loi le pouvoir exprès de prendre des règlements régissant la manière selon laquelle les prestations sont payées ou retenues. Il n'est pas contraire à l'esprit de la Loi de prévoir des restrictions ou des limites, et, en fait, cela est nécessaire et raisonnable dans les circonstances.

[18]            Pour les motifs susmentionnés, la présente demande doit être rejetée. Les dépens seront adjugés en faveur du défendeur. Une somme forfaitaire de 1 000,00 $, tous dépens inclus, semble raisonnable dans les circonstances.


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande de contrôle judiciaire de la décision administrative de la Commission de l'assurance-emploi du Canada de retenir les prestations payables au demandeur jusqu'à ce qu'une décision définitive soit rendue quant à la demande de contrôle judiciaire déposée par le procureur général du Canada soit rejetée. Des dépens au montant de 1 000,00 $ sont adjugés en faveur du défendeur.

                                                                                                                               _ Luc Martineau _              

                                                                                                                                                     Juge                          

Traduction certifiée conforme

Claude Leclerc, LL.B., trad. a.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                                   T-455-03

INTITULÉ :                                                                  GREGORY PEACE

c.

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                                           MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L'AUDIENCE :                                          LE 8 JANVIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                                 LE JUGE MARTINEAU

DATE DES MOTIFS :                                                LE 23 JANVIER 2004

COMPARUTIONS :

Gregory peace                                                                POUR LE DEMANDEUR

(Se représentant lui-même)                                             

Jan Brongers                                                                   POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Gregory peace                                                                POUR LE DEMANDEUR

Montréal (Québec)

Morris Rosenberg                                                           POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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