Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision


Date : 19981105


Dossier : T-1678-96

ENTRE :


DAIRN OWEN SHANE,


demandeur,


- et -


SA MAJESTÉ LA REINE,


défenderesse.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE WETSTON

[1]      Il s'agit d'une demande par laquelle la défenderesse sollicite une ordonnance radiant la déclaration modifiée parce qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable, qu'elle est scandaleuse, frivole ou vexatoire, ou qu'elle risque de nuire à l'instruction équitable de l'action ou de la retarder. Subsidiairement, la défenderesse sollicite une ordonnance enjoignant au demandeur de déposer des précisions supplémentaires dans les 20 jours suivant l'ordonnance prononcée par la Cour relativement à la présente requête et une prorogation du délai de dépôt de la défense.

[2]      Le demandeur demande essentiellement la réparation suivante dans sa déclaration modifiée :

         [Traduction] a) Un jugement déclaratoire portant que le défaut du gouvernement du Canada d'édicter des dispositions législatives visant à empêcher les citoyens ou les sociétés privées de demander ou d'utiliser le numéro d'assurance sociale d'autres citoyens pour quelque raison que ce soit, sauf en qualité de mandataire autorisé du gouvernement du Canada, équivaut à la prise de mesures législatives par le gouvernement du Canada en vue de permettre pareille demande ou utilisation et peut donc être contesté parce que contraire à la Charte des droits et libertés (la Charte).         
         b) Un jugement déclaratoire portant qu'il est interdit aux citoyens de demander et d'utiliser les numéros d'assurance sociale parce que pareille demande ou utilisation porte atteinte aux droits que les articles 7 et 8 de la Charte garantissent aux citoyens.         
         c) Subsidiairement, un jugement déclaratoire portant que les articles 138 à 141 de la Loi sur l'assurance-chômage et le règlement 89 du Règlement sur l'assurance-chômage contreviennent aux articles 7 et 8 de la Charte, et sont donc inopérants par application du paragraphe 52(1) de la Charte, parce que l'utilisation par l'entreprise privée de numéros d'assurance sociale, sans que le gouvernement du Canada l'autorise à titre d'utilisation à des fins gouvernementales légitimes, découle de la création des numéros d'assurance sociale.         
         d) Subsidiairement, un jugement déclaratoire portant que le gouvernement du Canada a manqué et continue de manquer à l'obligation fiduciaire qui lui incomberait de protéger les renseignements recueillis ou rattachés au numéro d'assurance sociale en vertu de la Loi sur la protection des renseignements personnels, dans la mesure où le gouvernement du Canada n'a pris aucune mesure pour empêcher l'utilisation du numéro d'assurance sociale par l'entreprise privée, ce qui augmenterait le risque que des renseignements confidentiels soient révélés.         

[3]      Dans une lettre datée du 29 août 1996, la défenderesse a demandé des précisions supplémentaires sur la déclaration, mais le demandeur, M. Shane, a indiqué qu'il n'avait pas l'intention d'accéder à la demande de précisions de la défenderesse.

[4]      M. Shane est avocat et membre du Barreau de la Colombie-Britannique. Il est le demandeur dans l'instance et il agit en son propre nom. Outre les moyens susmentionnés invoqués à l'appui de la demande de radiation de la déclaration, la défenderesse soutient que le demandeur n'a pas la qualité requise pour agir en l'espèce.

[5]      Le demandeur fait valoir que le défaut du gouvernement du Canada de prendre des mesures législatives pour empêcher l'utilisation non contrôlée du numéro d'assurance sociale peut être contesté en vertu de la Charte, étant donné que le numéro d'assurance sociale a été créé par le gouvernement du Canada et que le gouvernement du Canada ne devrait pas être autorisé à créer une situation dans laquelle une action du gouvernement du Canada (la création du numéro d'assurance sociale) porte atteinte aux droits des citoyens canadiens, puis à prendre du recul et à nier toute responsabilité concernant le manquement à la Charte qu'il a lui-même engendré. Le demandeur sollicite, en s'appuyant sur le paragraphe 24(1) de la Charte, un jugement déclaratoire portant que le défaut du gouvernement du Canada de prendre des mesures législatives pour empêcher les citoyens et les sociétés privées de demander et d'utiliser le numéro d'assurance sociale d'autres citoyens pour quelque raison que ce soit, sauf en qualité de mandataire autorisé du gouvernement du Canada, est contraire aux article 7 et 8 de la Charte. Subsidiairement, la déclaration vise l'obtention d'un jugement déclaratoire portant que les dispositions législatives emportant la création et le maintien du numéro d'assurance sociale sont inopérantes par application du paragraphe 52(1) de la Charte, parce que l'utilisation du numéro d'assurance sociale par l'entreprise privée contrevient aux articles 7 et 8 de la Charte en portant atteinte au droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne ainsi qu'au droit au respect de la vie privée qui sont garantis aux citoyens canadiens par la Constitution.

[6]      Premièrement, je suis d'avis que la déclaration déposée par M. Shane n'allègue pas les faits substantiels nécessaires pour démontrer l'existence d'une cause d'action valable. La règle de base applicable aux actes de procédure comporte quatre éléments distincts : 1) tout acte de procédure doit énoncer des faits et ne peut contenir uniquement des conclusions de droit; 2) il doit alléguer des faits substantiels; 3) il doit énoncer les faits, et non les éléments de preuve qui permettront de les établir; enfin, 4) il doit énoncer les faits de façon concise sous forme de résumé. Glaxo Canada Inc. c. Canada (Ministre de la Santé nationale et du Bien-être social) (1987), 11 F.T.R. 121 (C.F. 1re inst.), à la page 128. Selon l'alinéa 221(1)a) des Règles de la Cour fédérale, une déclaration ne peut être radiée que s'il est évident et manifeste qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable. À cet égard, il est essentiel, pour trancher la question de savoir si la déclaration doit être radiée ou non, de se demander si le défaut de prendre des mesures législatives en l'espèce est suffisant pour fonder la prétention qu'il y a eu contravention à la Charte des droits et liberté.

[7]      La Cour doit-elle se prononcer sur l'absence de dispositions législatives? La défenderesse affirme que l'arrêt Vriend et autres c. Sa Majesté la Reine du chef de l'Alberta et autres, [1998] 1 R.C.S. 493 ne s'applique pas en l'espèce. Dans l'arrêt Vriend, précité, à la page 530, la Cour suprême du Canada a déclaré que la " ...notion de retenue judiciaire envers les choix du législateur ne devrait cependant pas servir à soustraire certains types de décisions d"ordre législatif à tout examen fondé sur la Charte . " Qui plus est, la Cour suprême a fait remarquer, à la page 533 :

         La constitutionnalité de l"IRPA (Individual's Rights Protection Act) est contestée pour le motif qu"elle ne protège pas des droits garantis par la Charte , c"est-à-dire en raison de sa portée trop limitative. Le seul fait que la Loi soit contestée pour sa portée trop limitative ne devrait pas nécessairement rendre la Charte inapplicable. Si l"omission n'était pas assujettie à la Charte , la loi trop limitative, rédigée de façon à simplement omettre une catégorie plutôt qu"à l"exclure expressément, serait à l"abri de toute contestation fondée sur la Charte . Si ce point de vue était jugé valable, la forme et non le fond déterminerait si la loi peut être contestée, ce qui serait illogique, mais surtout injuste. Par conséquent, lorsque, comme en l"espèce, la contestation vise une loi adoptée par la législature qui est trop limitative en raison d"une omission, l"art. 32 ne devrait pas être interprété comme faisant obstacle à l"application de la Charte.         

En ce qui concerne la déclaration en l'espèce, le défaut du gouvernement du Canada d'inclure des protections semblables à celles proposées par le demandeur n'entre pas, selon moi, dans les situations visées par l'arrêt Vriend, précité. Pour des raisons de politique, inconnues de la Cour, le gouvernement du Canada a décidé de ne pas prendre les mesures législatives alléguées par le demandeur.

[8]      De plus, dans l'arrêt Vriend, précité, à la page 534, la Cour suprême du Canada souligne qu'il " ... n"a pas été nécessaire jusqu'ici de déterminer si dans d"autres contextes la Charte pouvait faire peser sur le législateur provincial ou fédéral, des obligations positives, de telle sorte que le fait de ne pas légiférer pourrait être contesté en vertu de la Charte. " Cela signifie-t-il qu'il n'est pas évident et manifeste en l'espèce que le défaut du gouvernement du Canada de prendre des mesures législatives pourrait être contesté en vertu de la Charte ?

[9]      M. Shane convient que, si l'arrêt Vriend ne s'applique pas en l'espèce, la déclaration doit être radiée. Bien qu'il fasse valoir des arguments additionnels concernant une obligation fiduciaire qui incomberait au gouvernement du Canada, ainsi qu'un argument lié aux principes démocratiques fondamentaux, il convient que la contestation en vertu de la Charte fondée sur l'arrêt Vriend est déterminante. Je partage l'opinion de la défenderesse selon laquelle les arguments du demandeur qui s'appuient sur une obligation fiduciaire et les principes démocratiques sont mal fondés. Bien que la Cour suprême ait laissé ouverte la question d'une obligation positive qui peserait sur le législateur en ce qui concerne certaines contestations en vertu de la Charte, j'estime que l'arrêt Vriend ne s'applique pas dans le contexte des questions soulevées par la déclaration modifiée du demandeur.

[10]      Deuxièmement, le demandeur prétend que la Charte s'applique aux actions des citoyens ou des sociétés privées en raison du défaut du gouvernement du Canada de légiférer en la matière. La défenderesse soutient que les actions des tiers sont indépendantes de l'action gouvernementale et que les questions soulevées par le demandeur dans sa déclaration modifiée n'impliquent pas l'action gouvernementale. Essentiellement, si les actions qui ont entraîné un manquement aux articles 7 et 8 de la Charte sont survenues, ce ne sont pas des actions imputables au gouvernement, mais plutôt des actions accomplies par des tiers. Selon moi, en l'espèce, la Charte ne s'applique pas aux actes d'un citoyen ou d'une société privée qui demande ou utilise censément les numéros d'assurance sociale d'autres citoyens autrement qu'en qualité de mandataire autorisé du gouvernement du Canada. Sur ce point, je suis d'accord avec la défenderesse pour dire qu'aucune cause d'action valable ne découle des allégations contenues dans la déclaration modifiée. La Charte ne saurait s'appliquer de cette façon.

[11]      Enfin, la défenderesse plaide que le demandeur n'a pas la qualité requise pour agir en l'espèce. Il est bien établi qu'il faut satisfaire à trois critères pour introduire une demande au nom de l'intérêt public : 1) La question de l'invalidité de la loi se pose-t-elle sérieusement? 2) A-t-on démontré que le demandeur est directement touché par la loi ou qu'il a un intérêt véritable quant à sa validité? 3) Y a-t-il une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour? Conseil canadien des Églises c. Canada (ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1992] 1 R.C.S. 236, à la page 253. À mon avis, les actes de procédure ne révèlent pas que la question de l'invalidité de la loi se pose sérieusement, que ce soit en raison de son caractère trop limitatif ou de l'existence d'une obligation positive du législateur provincial ou fédéral qui ferait que ce défaut de légiférer pourrait être contesté en vertu de la Charte. De plus, si je me reporte à la déclaration, telle qu'elle a été modifiée, je ne crois pas que le demandeur est directement touché ni qu'il a un intérêt véritable en l'espèce. Il affirme que sa qualité pour agir lui vient du fait qu'il possède un numéro d'assurance sociale et qu'il est citoyen canadien. La déclaration modifiée ne démontre pas qu'il a été directement touché ou qu'on lui a refusé un service, ni en quoi il aurait subi un préjudice découlant de l'utilisation de son numéro d'assurance sociale. Quant à la question de savoir s'il existe une autre manière raisonnable et efficace de soumettre la question à la cour, M. Shane a indiqué qu'il ne souhaitait pas impliquer des tiers en engageant une poursuite. Malheureusement, on ne peut accepter cette affirmation comme indiquant qu'il n'existe pas d'autres manière plus efficace de saisir la cour de cette question. Toutefois, il doit satisfaire aux trois critères et il a, selon moi, échoué en ce qui concerne les critères 1) et 2) ci-dessus.

[12]      Bien que le régime des numéros d'assurance sociale canadien puisse soulever de graves problèmes, la présent action n'offre à la Cour aucun fondement lui permettant d'autoriser que la demande, telle qu'elle est formulée, suive son cours de façon qu'il soit statué en bout de ligne que le législateur fédéral a l'obligation de prendre des mesures législatives.

[13]      En conclusion, la déclaration du demandeur doit être radiée car il est évident et manifeste qu'elle ne révèle aucune cause d'action valable au sens de l'alinéa 221(1)a) des Règles de la Cour fédérale. La défenderesse a demandé des dépens dont le montant serait fixé à 1 500 $. Des dépens de 750 $ seront adjugés en faveur de la défenderesse.

     (Signature) " Howard I. Wetston "

                                     juge

Vancouver (Colombie-Britannique)

5 novembre 1998

Traduction certifiée conforme

Laurier Parenteau, LL.L.

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE DE LA COUR FÉDÉRALE


AVOCATS ET AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DATE DE L'AUDIENCE :          2 novembre 1998

NUMÉRO DU GREFFE :              T-1678-96

INTITULÉ DE LA CAUSE :          Dairn Owen Shane

                         c.

                         Sa Majesté la Reine

LIEU DE L'AUDIENCE :              Vancouver (Colombie-Britannique)

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE WETSTON

le 5 novembre 1998

ONT COMPARU :

     Me Dairn Shane              en son propre nom

     Me Leigh Taylor              pour l'intimée

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

     Morris Rosenberg              pour l'intimée

     Sous-procureur général

     du Canada

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.