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Date : 20020121

Dossier : T-1487-99

Référence neutre : 2002 CFPI 69

ENTRE :

                                                             JACK MAURICE

                                                                                                                                        demandeur

                                                                            et

                                    LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

                                                                                                                                         défendeur

                          MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE CAMPBELL

[1]                 Le demandeur, qui est sous la garde du Service correctionnel du Canada (le SCC) depuis 1998, a demandé à maintes reprises qu'on lui serve des repas végétariens. Ces demandes ont été refusées pour le motif que les régimes spéciaux sont uniquement autorisés pour des motifs religieux ou médicaux. Le demandeur conteste ici ce refus.

[2]                 Lorsque la demande a été présentée dans cette affaire, le demandeur était détenu au sein de l'unité spéciale de détention, dans l'établissement correctionnel de Sainte-Anne-des-Plaines, au Québec; à l'heure actuelle, le demandeur purge le reste de sa peine en Alberta. En réponse à l'une des demandes antérieures du demandeur, le directeur de l'établissement au Québec, M. Cloutier, a déclaré ce qui suit :

[TRADUCTION] Vous affirmez être végétarien; or, nous ne pouvons pas considérer que vous l'êtes pour des raisons se rattachant à une culture ou à une religion. Quant aux raisons d'ordre médical, vous ne répondez pas aux critères justifiant un régime thérapeutique, ce régime étant uniquement offert sur autorisation du médecin de l'établissement; pareils régimes sont prescrits compte tenu d'un diagnostic qui est fait au moyen d'un examen ou de tests.

Vous avez décidé de ne pas consommer les aliments que l'établissement vous offre; nous estimons que cette décision résulte d'un choix personnel. Nous n'autoriserons donc aucun autre aliment ou repas spécial. (Dossier du demandeur, page 53)

Le rejet du grief ici en cause est essentiellement fondé sur l'avis exprimé par le directeur.

[3]                 On avait antérieurement servi au demandeur des repas végétariens parce qu'il était membre de la secte Hare Krishna. Toutefois, au mois d'août 1998, le demandeur a renoncé à sa foi; il a néanmoins continué à exiger des repas végétariens spéciaux en invoquant la « liberté de conscience » . Le demandeur ne consomme pas de viande, de poisson, d'oeufs, de volaille, d'oignons, de champignons et d'ail parce qu'il croit selon sa conscience que la consommation de ces aliments est [TRADUCTION] « moralement répréhensible et empoisonne la société dans son ensemble » (dossier du demandeur, page 42).

[4]                 Le demandeur a déposé quatre griefs devant le commissaire du SCC au sujet de la demande qu'il avait faite en vue d'obtenir des repas végétariens. Les griefs ont été rejetés pour le motif que le demandeur n'était pas visé par l'exemption fondée sur des motifs religieux ou médicaux qui était énoncée dans la directive 880 du commissaire, intitulée « Services d'alimentation » (la DC 880). Dans les motifs qui ont été prononcés à l'égard du dernier grief, le grief V3000A000883 en date du 14 juillet 1999, on incorporait les motifs antérieurement prononcés à l'appui du refus de faire droit au grief V3000A000357, le grief étant rejeté parce que la question avait déjà été examinée.

[5]                 Le demandeur conteste ici la décision relative au dernier grief en invoquant de nombreux motifs, y compris l'atteinte aux droits qui lui sont reconnus par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). À mon avis, il n'est pas nécessaire d'examiner tous ces arguments parce que, dans ce contrôle judiciaire, il s'agit fondamentalement de savoir si le demandeur a droit à un régime spécial; le demandeur a énoncé la question comme étant [TRADUCTION] « de savoir si la primauté du droit oblige le SCC à servir des repas végétariens afin de respecter les croyances non religieuses d'un détenu individuel » (dossier de la demande du demandeur, page 251).


[6]                 Des régimes alimentaires religieux sont offerts aux détenus, comme l'exige la législation sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition. L'article 75 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20 (la Loi) prévoit que, dans les limites raisonnables pour assurer la sécurité, les détenus doivent avoir la possibilité de pratiquer librement leur religion et d'exprimer leur spiritualité. L'article 101 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-260 (le Règlement) prévoit en outre que ce qui est nécessaire pour la religion ou la vie spirituelle du détenu doit être mis à sa disposition, y compris un régime alimentaire spécial. L'article 8 de la DC 880 prévoit également expressément que des régimes alimentaires religieux doivent être offerts sous réserve uniquement de préoccupations liées à la sécurité.

[7]                 Ces dispositions sont fondées sur le droit fondamental à la liberté de religion garanti par la Charte. L'alinéa 2a) prévoit que chacun a droit à la liberté fondamentale de conscience et de religion. Dans les Lignes directrices générales sur les régimes alimentaires religieux, le SCC a reconnu ce droit garanti par la Charte ainsi que par l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme (1948), qui traite également du droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion.

[8]                 Dans le grief ici en cause, le demandeur a expressément demandé au SCC de déterminer si les droits qui lui sont reconnus par la Charte lui permettent d'exiger un régime végétarien. Le SCC a refusé de mettre pareil régime à la disposition du demandeur même si, dans le contexte des régimes alimentaires religieux, il a reconnu l'application de la Charte et a ajusté ses méthodes et politiques en conséquence.


[9]                 Par conséquent, le SCC a reconnu qu'il était légalement tenu de respecter la liberté religieuse prévue par la Charte, mais en fait il n'a pas tenu compte de la liberté de conscience. L'alinéa 2a) de la Charte reconnaît en tant que liberté fondamentale tant la liberté de religion que la liberté de conscience; pourtant, selon la politique du SCC, les détenus qui ont des croyances fondées sur leur conscience peuvent se voir refuser l'expression de leur liberté de « conscience » . À mon avis, l'approche du SCC est incohérente. Le SCC ne peut pas incorporer l'alinéa 2a) de la Charte d'une façon fragmentaire; les deux libertés doivent être reconnues.

[10]            Le végétarisme est un choix qui est fondé sur la conviction selon laquelle la consommation de produits d'origine animale est moralement répréhensible. Les motifs pour lesquels une personne pratique le végétarisme peuvent varier, mais à mon avis, le système de croyances sous-jacent peut être considéré comme l'expression d'un choix fait selon sa « conscience » .


[11]            Dans l'arrêt R. c. Big M Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 346, Monsieur le juge Dickson a dit que les droits qui se rattachent à la liberté de conscience individuelle se situent au coeur des convictions fondamentales quant à la valeur et à la dignité de l'être humain et que chacun doit être libre d'avoir et de manifester les croyances et les opinions que lui dicte sa conscience. Le juge Dickson a en outre énoncé comme suit la portée générale de l'alinéa 2a) :

La liberté signifie que, sous réserve des restrictions qui sont nécessaires pour préserver la sécurité, l'ordre, la santé ou les moeurs publics ou les libertés et droits fondamentaux d'autrui, nul ne peut être forcé d'agir contrairement à ses croyances ou à sa conscience.

[12]            Par conséquent, à mon avis, tout comme le droit à un régime alimentaire religieux peut être prévu à l'alinéa 2a) de la Charte, il existe un droit similaire de suivre un régime végétarien, lequel est fondé sur la liberté de conscience.

[13]            Les principes directeurs applicables au SCC, tels qu'ils sont énoncés dans la Loi, renforcent en outre ce droit. En vertu de l'alinéa 4e), les détenus continuent à jouir des droits et privilèges reconnus à tout citoyen, sauf ceux dont la suppression ou restriction est une conséquence nécessaire de la peine qui est infligée. L'alinéa 4h) prévoit en outre que les directives d'orientation générale, programmes et méthodes doivent tenir compte des besoins de groupes particuliers. Ces principes généraux renforcent l'idée selon laquelle les exigences alimentaires fondées sur la religion ou sur la conscience devraient être respectées.


[14]            Il importe de noter que, dans le contexte des régimes alimentaires particuliers mis à la disposition des détenus, les régimes alimentaires religieux et les régimes végétariens sont étroitement reliés. Les Lignes directrices générales sur les régimes alimentaires religieux du SCC indiquent qu'en pratique, de nombreux régimes alimentaires religieux comportent une composante végétarienne quelconque. Par conséquent, le respect des convictions d'un végétarien fondées sur sa conscience n'impose pas à l'établissement un fardeau plus lourd que celui qui existe déjà lorsqu'il s'agit de fournir des régimes alimentaires religieux. De fait, les lignes directrices révèlent que le SCC a effectué les recherches nécessaires pour être en mesure de servir des repas végétariens nutritifs bien planifiés. Le SCC a pris des mesures pour assurer la protection des libertés religieuses. À mon avis, des mesures doivent également être prises en vue de respecter la liberté de conscience, sous réserve uniquement des restrictions liées à la sécurité qui existent dans le cas des convictions religieuses.

[15]            Pour qu'un détenu tire parti de cette conclusion, des éléments de preuve convaincants doivent être présentés afin d'établir la conviction fondée sur la conscience selon la prépondérance des probabilités. Compte tenu de la preuve qui a été présentée en l'espèce, il ne m'est pas difficile de conclure que le demandeur a des convictions fermes au sujet de la consommation de produits d'origine animale. Le grand nombre de demandes et de griefs que le demandeur a présentés sur ce point, le temps et les efforts énormes qui ont été consacrés au présent contrôle judiciaire ainsi que les efforts soutenus que le demandeur a faits en vue de suivre un régime végétarien indiquent fortement l'existence de convictions visées par la liberté de conscience prévue à l'alinéa 2a) de la Charte. À mon avis, la Charte et la législation sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition reconnaissent au demandeur le droit à un régime végétarien.


[16]            Dans les documents qui ont été produits dans le cadre de la demande, il est noté que M. Maurice refuse de consommer certains aliments végétariens, comme les oignons, les champignons et l'ail. Toutefois, à l'audition de la demande ici en cause, M. Maurice a expressément déclaré que la demande est principalement axée sur l'obtention d'un régime lacto-végétarien pendant son incarcération. L'avocat du défendeur, qui a immédiatement reçu des instructions au sujet de cette demande fort précise, a pu dire que, s'il est décidé qu'il a été porté atteinte à un droit reconnu au demandeur par l'alinéa 2a) de la Charte, le défendeur ne s'oppose pas à faire droit à la demande que le demandeur a faite à l'égard d'un régime végétarien.

ORDONNANCE

[17]            Par conséquent, je rejette par les présentes la décision qui a été rendue à l'égard du grief V3000A000883 et je renvoie l'affaire pour qu'une nouvelle décision soit rendue conformément à ces motifs.

[18]            J'adjuge les dépens au demandeur en ce qui concerne les sommes qu'il a déboursées et qui ont été établies, lesquelles sont fixées à 1 560 $.

« Douglas R. Campbell »

Juge

Edmonton (Alberta),

le 21 janvier 2002.

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                            T-1487-99

INTITULÉ :                                           Jack Maurice

c.

le procureur général du Canada

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                 le 21 janvier 2002

MOTIFS DU JUGEMENT :             Monsieur le juge Campbell

DATE DES MOTIFS :                        le 21 janvier 2002

COMPARUTIONS :

M. Jack Maurice                                                               EN SON NOM PERSONNEL

M. Eric Lafrenière                                  

Ministère de la Justice                                                        POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. Jack Maurice                                                               EN SON NOM PERSONNEL

M. Morris Rosenberg                             

Sous-procureur général du Canada                                  POUR LE DÉFENDEUR

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