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Date : 20190430


Dossier : IMM-1222-18

Référence : 2019 CF 540

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 30 avril 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

AZLLAN PAJAZITAJ

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  APERÇU

[1]  Le soir du 26 janvier 2012, deux membres de l’équipe intégrée de la police des frontières de la GRC étaient stationnés dans le secteur du boulevard Notre‑Dame Est à Stanstead, au Québec. Les agents avaient été préalablement informés par le Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis qu’il y aurait peut-être une tentative de passage de clandestins aux États‑Unis dans la région de Stanstead ce soir-là. La police a mis en place une surveillance dans le secteur du boulevard Notre‑Dame Est, une rue en cul-de-sac très proche de la frontière canado-américaine, connue pour servir au passage de clandestins. Les agents du Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis ont également mis en place une surveillance dans la région, de leur côté de la frontière.

[2]  Les agents de la GRC ont vu une Dodge Caravan noire, immatriculée à l’extérieur de la province, qui roulait vers l’est sur le boulevard Notre‑Dame Est. Ils ont descendu le boulevard Notre‑Dame Est et ont vu le véhicule faire demi-tour au cul-de-sac. Se doutant que quelqu’un était sorti du véhicule, la GRC a avisé le Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis d’être à l’affût d’immigrants illégaux dans les parages.

[3]  Les agents ont suivi le véhicule jusqu’à une station-service Petro-Canada voisine, où le conducteur a acheté de l’essence. Compte tenu des renseignements qu’ils avaient reçus, et parce qu’ils estimaient que le véhicule était conduit de façon suspecte dans une zone connue comme un itinéraire de passage clandestin, les agents ont décidé de l’arrêter alors qu’il quittait la station‑service. Le demandeur était la seule personne à bord du véhicule. Interrogé sur les raisons de sa présence à Stanstead et celles pour lesquelles il conduisait de façon suspecte dans la ville, le demandeur a indiqué aux agents qu’il avait loué le véhicule à Kitchener, en Ontario, plus tôt dans la journée. Il avait prévu de passer la nuit à l’hôtel, à Stanstead, mais il avait changé d’avis et se dirigeait vers Montréal lorsqu’il a été arrêté. Les agents ont jugé qu’ils avaient des motifs d’arrêter le demandeur pour avoir conspiré en vue de faire entrer clandestinement des personnes aux États‑Unis. Lorsqu’ils l’ont fouillé, les agents ont trouvé dans la poche poitrine intérieure gauche de sa veste une enveloppe contenant 9 900 $ CAN en billets de 100 $ CAN. Le demandeur a admis plus tard qu’elle contenait à l’origine 10 000 $, mais qu’il avait acheté de l’essence et d’autres choses.

[4]  Le demandeur a été accusé de complot en vue de commettre une infraction, en contravention du paragraphe 465(3) du Code criminel, LRC 1985, c C‑ 46. Cette accusation a été en fin de compte suspendue par la Couronne aux termes de l’article 579 du Code criminel le 8 juin 2016. Cependant, le demandeur a consenti le même jour à la confiscation de l’argent liquide saisi sur lui le 26 janvier 2012, à titre de produit de la criminalité.

[5]  Le 7 septembre 2016, un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a établi un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), dans lequel il déclarait être d’avis que le demandeur était interdit de territoire au Canada aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR pour criminalité organisée ayant consisté à se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, au passage de clandestins. L’avis de l’agent était fondé sur des renseignements recueillis à l’égard des faits survenus le 26 janvier 2012 et avant cette date.

[6]  Le rapport a été déféré à la Section de l’immigration (la SI) pour enquête. Le demandeur a contesté l’allégation d’interdiction de territoire, et nié qu’il avait délibérément pris part au passage de clandestins le ou vers le 26 janvier 2012. L’enquête s’est achevée le 28 février 2018. Pour les motifs prononcés à cette même date, la commissaire de la SI a conclu que le demandeur était interdit de territoire pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

[7]  Le demandeur sollicite à présent le contrôle judiciaire de cette décision aux termes du paragraphe 72(1) de la LIPR. Il soutient que la commissaire de la SI a, de manière déraisonnable, rejeté l’explication qu’il avait apportée pour établir son innocence quant à sa participation aux faits du 26 janvier 2012, et que, de toute façon, la commissaire en question a commis une erreur lorsqu’elle a jugé que le ministre avait établi les éléments constitutifs de l’infraction de passage de clandestins comme une forme de criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR.

[8]  Pour les motifs qui suivent, la présente demande sera rejetée.

II.  LE CONTEXTE

A.  Les antécédents personnels du demandeur

[9]  Le demandeur, né au Kosovo en janvier 1973, est d’origine albanaise. Le 14 décembre 1996, il est entré aux États‑Unis grâce à un titre de voyage italien frauduleux. Après avoir été arrêté par le Service d’immigration et de naturalisation des États‑Unis, il a présenté une demande d’asile et s’est vu accorder la qualité de réfugié aux États‑Unis le 1er avril 1997. Peu après, il est retourné au Kosovo, où il est resté quatre ans. En mars 2001, sa conjointe de fait et leur enfant sont entrés aux États‑Unis. Le demandeur les a rejoints quelques mois plus tard. Il a tenté de parrainer sa famille pour qu’ils obtiennent un statut aux États‑Unis, mais sans succès. Le demandeur et sa famille sont restés dans ce pays sans statut.

[10]  Le 23 avril 2018, le demandeur a plaidé coupable au Connecticut à une accusation de possession de marijuana dans l’intention d’en faire la vente et a écopé d’une peine suspendue de trois ans, de deux ans de probation et d’une amende de 10 000 $. Il a reçu ordre de se présenter aux autorités de l’immigration de New York. Craignant d’être expulsé, il s’est arrangé pour entrer clandestinement au Canada avec sa famille. Le 25 mai 2008, ils sont entrés en territoire canadien à la frontière terrestre de Windsor, à l’arrière d’un semi‑remorque. En juillet 2008, le demandeur et sa famille ont présenté une demande d’asile dans un bureau intérieur, à Kitchener.

B.  L’opération prétendue de passage de clandestins

[11]  Peu après 20 h, le 26 janvier 2012, des agents du Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis ont appréhendé sept personnes dans un champ juste après la frontière canado‑américaine, de l’autre côté du boulevard Notre‑Dame Est, à Stanstead. Il s’agissait de quatre ressortissants colombiens, un Mexicain, un Américain et un Kosovar. Les ressortissants colombiens étaient Wilson Arredondo Rengifo, son épouse Ayda Rosa Toro Grajales, et leurs enfants adultes Juan Arredondo Toro et Maria Camil Arredondo Toro. Le ressortissant mexicain, Israel Manzo‑Barrera, était l’époux de Maria Camil Arredondo Torro. Le ressortissant américain était leur jeune enfant. Le ressortissant kosovar était Ismajl Mustafaj.

[12]  Le 30 janvier 2012, Israel Manzo‑Barrera a fourni aux agents de la GRC une déclaration enregistrée sur bande magnétoscopique. Cette déclaration a été faite sous serment après que M. Manzo‑Barrera eut été mis en garde quant aux conséquences en matière criminelle auxquelles il s’exposait s’il fournissait de faux renseignements à la police. M. Manzo‑Barrera a décrit, dans la déclaration en question, les circonstances dans lesquelles lui et d’autres s’étaient trouvés dans ce champ, cette nuit‑là.

[13]  M. Manzo‑Barrera et sa famille vivaient au Canada, mais ils n’avaient aucun statut au pays, et craignaient d’être forcés de partir. En décembre 2011, ils ont commencé à chercher quelqu’un qui les aiderait à entrer illégalement aux États‑Unis. M. Manzo‑Barrera a été présenté à quelqu’un qu’il connaissait sous le nom d’« Amigo » par un collègue de travail de son beau‑père, à Kitchener. (Amigo a été identité comme étant Bisart Zekaj, un ressortissant kosovar, d’origine albanaise, comme le demandeur). M. Manzo‑Barrera a rencontré Amigo à deux reprises avant le 26 janvier 2012. Amigo a accepté de faciliter le passage clandestin de M. Manzo‑Barrera et des cinq autres membres de sa famille élargie aux États‑Unis pour 15 000 $ canadiens. De cette somme, 5 000 $ ont été versés à l’avance, à titre de dépôt.

[14]  Une Dodge Caravan noire est venue chercher M. Manzo‑Barrera et sa famille à l’hôtel Holiday Inn de Kitchener vers 11 h 15, le 26 janvier 2012. Trois hommes se trouvaient déjà dans le véhicule : le demandeur était au volant; Amigo occupait le siège passager avant; le troisième homme (identifié par la suite comme M. Mustafaj) était assis à la première rangée des sièges passagers arrière. M. Manzo‑Barrera s’est fait dire que le troisième homme allait aussi traverser la frontière avec eux. Le groupe s’est rendu directement de Kitchener à Stanstead, s’arrêtant pendant le trajet pour manger et faire des pauses‑santé à un McDonald’s, puis à un Tim Hortons à proximité de là où ils ont traversé la frontière. Le beau-père de M. Manzo‑Barrera avait une enveloppe brune contenant 10 000 $ canadiens en coupure de 100 $; cette somme devait servir à compléter le paiement. Alors qu’ils s’étaient arrêtés au Tim Hortons, M. Manzo‑Barrera a vu son beau-père tendre l’enveloppe contenant l’argent vers les sièges avant du véhicule. Il n’a pas vu qui, d’Amigo ou du demandeur, a pris l’enveloppe.

[15]  La vidéosurveillance montrait la Dodge Caravan noire se diriger en direction est le long du boulevard Notre‑Dame Est peu avant 19 h 30, puis repartir en direction ouest. M. Manzo‑Barrera a déclaré que, lorsque le groupe est arrivé dans la zone du passage de la frontière, tout le monde est sorti du véhicule à l’exception du demandeur. Ils ont reçu pour instruction de marcher à travers les bois. Amigo ouvrait la marche. Il parlait sur son téléphone cellulaire avec la personne qui devait, selon M. Manzo‑Barrera, aller les chercher du côté américain de la frontière. Alors qu’ils marchaient, les autres avaient du mal à suivre la cadence d’Amigo et ont fini par le perdre de vue. Peu après, le groupe a été appréhendé par des agents du Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis. Ils n’ont jamais revu Amigo.

[16]  Il y avait une preuve convaincante établissant un lien entre le groupe et le véhicule que le demandeur conduisait lorsqu’il avait été arrêté par la police à Stanstead, ce soir-là. Par exemple, M. Manzo‑Barrera a précisé que le véhicule dans lequel les autres personnes et lui avaient été transportés était une Dodge Caravan noire louée portant le numéro de plaque d’immatriculation BLTA 194 ou BLTA 19A. Le demandeur conduisait une Dodge Caravan noire louée portant le numéro de plaque d’immatriculation BLTA 145. M. Manzo‑Barrera a déclaré aux enquêteurs qu’il avait laissé son ordinateur portatif Sony, entre autres choses, dans le véhicule et leur en a donné le mot de passe. Cet ordinateur portatif et les autres articles ont été retrouvés dans le véhicule que conduisait le demandeur. Le permis de conduire de M. Mustafaj ainsi qu’un document de Citoyenneté et Immigration Canada à son nom ont été trouvés dans la boîte à gants. En fin de compte, le demandeur n’a pas contesté qu’il conduisait le véhicule ayant transporté le groupe de Kitchener au passage de la frontière, à Stanstead.

[17]  M. Mustafaj a également été interrogé par les autorités après avoir été appréhendé. Il a déclaré qu’il était entré au Canada environ un an plus tôt et qu’il avait payé 1 000 $ canadiens pour entrer clandestinement aux États‑Unis, afin de pouvoir aller voir son cousin à New York. Il n’a pas précisé où et quand ce paiement avait été fait, indiquant seulement qu’une fourgonnette – peut-être une Dodge – était venue le chercher à Kitchener. Il ignorait la couleur de la fourgonnette. Deux hommes s’y trouvaient lorsqu’ils sont passés le prendre. Il a affirmé qu’il ne pouvait décrire aucun d’eux.

III.  LA DÉCISION FAISANT L’OBJET DU CONTRÔLE

[18]  La commissaire de la SI a pris en compte les principes découlant de l’article 33 de la LIPR et de l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans Mugesera c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2005 CSC 40 (Mugesera), qui seront analysés plus loin. En outre, citant l’arrêt de la Cour suprême du Canada dans B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 58 (B010), la commissaire s’est instruite du fait que le ministre devait établir trois « éléments » de l’interdiction de territoire pour passage de clandestins aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR : (1) assurer l’entrée illégale de personnes dans un pays; (2) afin d’en tirer, directement ou indirectement, un avantage financier ou un autre avantage matériel; (3) que cela est survenu dans le cadre de la criminalité transnationale organisée. En ce qui concerne le dernier élément, la commissaire a précisé que l’alinéa 37(1)b) de la LIPR devait être interprété à la lumière de la définition de l’expression « organisation criminelle » employée à l’article 467.1 du Code criminel. La commissaire a donc déterminé que la « criminalité organisée » au titre de l’alinéa 37(1)b) exigeait notamment qu’il y ait un groupe composé d’au moins trois personnes (quel qu’en soit le mode d’organisation), dont un des objets principaux ou une des activités principales est de commettre une ou plusieurs infractions graves (telles qu’elles sont décrites), sans que le groupe en question ait été formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction.

[19]  Le ministre a produit un nombre considérable d’éléments de preuve devant la commissaire de la SI, notamment des rapports de la GRC, des enregistrements et des transcriptions d’interrogatoires effectués par la GRC, des rapports du Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis, des vidéos de surveillance, le contrat de location de la Dodge Caravan noire ainsi que la transcription de l’enquête préliminaire du demandeur relativement à l’accusation de complot. De plus, le demandeur a lui‑même témoigné à l’enquête.

[20]  La commissaire de la SI a tiré les conclusions clés suivantes en se basant sur la preuve qu’elle a jugée crédible :

  • Il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait contribué à assurer l’entrée illégale de sept personnes aux États‑Unis le 26 janvier 2012.

  • Il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur en avait tiré un avantage financier s’élevant à 10 000 $ canadiens qui lui ont été versés le 26 janvier 2012.

  • Il existait des motifs raisonnables de croire que ces activités s’inscrivaient dans le cadre de la criminalité transnationale organisée. En particulier, le demandeur s’était livré à cette activité avec au moins trois autres personnes – Amigo, M. Mustafaj et l’individu non identifié qui devait aller chercher les clandestins du côté américain de la frontière. Ce projet avait demandé du temps, de l’énergie, une planification et une coordination considérables. Le groupe ne s’était pas formé au hasard en vue de la perpétration immédiate d’une seule infraction. De l’avis de la commissaire, le demandeur était en fait le meneur du groupe.

[21]  Comme il a déjà été mentionné, le demandeur a témoigné à l’enquête. Il a soutenu que le 25 janvier 2012, Amigo lui avait demandé de louer un véhicule et de conduire un groupe de personnes à Montréal. Une somme de 300 $ lui serait versée et ses dépenses remboursées. Le demandeur a accepté. Il a loué le véhicule le lendemain et est allé chercher les autres à Kitchener. Alors qu’ils approchaient de Montréal, Amigo lui a dit de se rendre à Stanstead. Le demandeur a déclaré qu’il n’avait aucune idée que ce voyage avait pour objet de faire passer clandestinement les autres personnes aux États‑Unis et que ce n’est que lorsque tout le monde est soudainement descendu du véhicule sur le boulevard Notre‑Dame Est qu’il a réalisé à quel point ils étaient proches de la frontière canado‑américaine. L’argent qu’il avait sur lui au moment de son arrestation appartenait en fait à Amigo, qui l’avait laissé dans le véhicule. Dans son témoignage, le demandeur a déclaré que, depuis les faits de janvier 2012, Amigo avait communiqué avec lui ou des membres de sa famille à plusieurs reprises, il avait exigé d’être remboursé et il avait proféré des menaces contre le demandeur, au cas où celui-ci ne s’exécuterait pas.

[22]  La commissaire de la SI a rejeté l’intégralité de la preuve disculpatoire présentée par le demandeur.

[23]  Sur la base de ces constatations, la commissaire de la SI a conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire pour passage de clandestins aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Elle a donc pris une mesure d’expulsion contre lui aux termes de l’alinéa 45d) de la LIPR et de l’alinéa 229(1)e) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227.

IV.  LA NORME DE CONTRÔLE

[24]  Selon la Cour suprême du Canada, la cour qui doit se prononcer sur une demande de contrôle judiciaire doit entreprendre un processus en deux étapes pour définir la norme de contrôle appropriée (Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 62 [Dunsmuir]). Premièrement, « elle doit vérifier si la jurisprudence établit de manière satisfaisante le degré de retenue correspondant à une catégorie de questions soulevées dans la demande de contrôle judiciaire ». Il n’est nécessaire de passer à la seconde étape que si « cette première démarche se révèle infructueuse ou si la jurisprudence semble devenue incompatible avec l’évolution récente du droit en matière de contrôle judiciaire. À cette deuxième étape, la cour entreprend une analyse complète en vue de déterminer la norme applicable » (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 48).

[25]  À mon avis, la norme de contrôle a été établie de manière satisfaisante dans la jurisprudence, et c’est celle de la décision raisonnable. Dans l’arrêt B010, la Cour suprême du Canada n’a examiné que la norme de contrôle applicable à l’interprétation de l’alinéa 37(1)d) de la LIPR retenue par la SI, mais même là, la question est demeurée ouverte. Elle n’a pas jugé nécessaire de se pencher le moindrement sur la norme de contrôle régissant l’application par la SI de l’alinéa 37(1)b) à des circonstances particulières (voir paragraphes 22 à 26 du jugement). Cependant, dans le jugement de l’instance inférieure (infirmée pour d’autres motifs), la Cour d’appel fédérale a jugé que, dans ce contexte, les conclusions mixtes de fait et de droit ne pouvaient être infirmées lors du contrôle judiciaire que si elles étaient déraisonnables (B010 c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CAF 87, au paragraphe 52). Voir également Appulonappar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 914, au paragraphe 21. Cela concorde avec la norme qui s’applique aux conclusions d’interdiction de territoire pour criminalité organisée au titre de l’alinéa 37(1)a) de la LIPR (Uthman c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 583, au paragraphe 36; Toor c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 68, aux paragraphes 10 et 11; Demaria c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 489, au paragraphe 35 [Demaria]). En outre, les parties conviennent que l’application par la commissaire de la SI de l’alinéa 37(1)b) aux circonstances particulières de la présente affaire est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable.

[26]  Le contrôle selon la norme de la décision raisonnable « s’intéresse au caractère raisonnable du résultat concret de la décision ainsi qu’au raisonnement qui l’a produit » (Canada (Procureur général) c Igloo Vikski Inc, 2016 CSC 38, au paragraphe 18). La cour de révision s’intéresse « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel, ainsi qu’à l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47). Les motifs répondent aux critères « s’ils permettent à la cour de révision de comprendre le fondement de la décision du tribunal et de déterminer si la conclusion fait partie des issues possibles acceptables » (Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16). La cour de révision ne doit intervenir que si ces critères ne sont pas remplis. Il ne lui appartient pas de soupeser à nouveau les éléments de preuve ni de substituer à la décision l’issue qu’elle estime préférable (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, aux paragraphes 59 et 61).

[27]  Comme il est expliqué plus loin, la présente affaire aurait pu soulever un problème d’interprétation législative, mais cela n’a finalement pas été le cas. Par conséquent, il n’est pas nécessaire que je détermine quelle norme de contrôle s’appliquerait à l’interprétation de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR retenue par la commissaire de la SI.

V.  LA QUESTION EN LITIGE

[28]  Le demandeur soulève un certain nombre de questions distinctes relativement à la décision de la commissaire de la SI, mais la question fondamentale est de savoir si la décision est déraisonnable.

VI.  ANALYSE

A.  Les éléments de l’interdiction de territoire au titre de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR

[29]  Aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, emporte interdiction de territoire pour criminalité organisée le fait de « se livrer, dans le cadre de la criminalité transnationale, à des activités telles le passage de clandestins, le trafic de personnes ou le recyclage des produits de la criminalité ».

[30]  L’expression « criminalité organisée » n’est pas définie à l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, mais, comme l’a conclu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt B010 (au paragraphe 37), les alinéas a) et b) du paragraphe 37(1) évoquent tous les deux des exemples d’activités de « criminalité organisée » et doivent être lus conjointement. Aux termes de l’alinéa 37(1)a), le fait d’« être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle se livre ou s’est livrée à des activités faisant partie d’un plan d’activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de » la perpétration de l’une des nombreuses infractions ensuite énumérées emporte interdiction de territoire pour criminalité organisée. L’alinéa 37(1)b) traite en particulier de la criminalité organisée prenant la forme du passage de clandestins et des activités connexes. Comme l’explique la Cour suprême du Canada dans l’arrêt B010 (au paragraphe 45), cet alinéa a été adopté pour respecter les obligations du Canada au titre de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée, 2225 RTNU 209 (généralement désignée comme la Convention de Palerme) et du Protocole contre le trafic illicite de migrants par terre, air et mer, 2241 RTNU 480. En outre, la Cour suprême du Canada a conclu que la parenté évidente entre le concept de « criminalité organisée » dans la LIPR et celui d’« organisation criminelle » dans le Code criminel (telle qu’elle est définie à l’article 467.1) « n’est pas le fruit du hasard. Les deux dispositions ont été édictées pour donner effet au même régime international visant la répression des crimes transnationaux tels le passage de clandestins. L’alinéa 37(1)b) devrait être interprété en harmonie avec la définition d’“organisation criminelle” figurant au Code criminel, de sorte qu’il suppose un avantage matériel, notamment financier » (au paragraphe 46).

[31]  Toujours selon la Cour suprême du Canada dans l’arrêt B010, reposant sur la Convention de Palerme, l’expression « dans le cadre de la criminalité transnationale » que l’on trouve à l’alinéa 37(1)b) « vise les actes suivants : (1) participer aux activités criminelles du groupe lorsque la personne a connaissance du but criminel du groupe [...]; (2) participer à d’autres activités du groupe lorsque cette personne sait que sa participation contribuera à la réalisation du but criminel du groupe [...]; ou (3) organiser, encourager ou favoriser au moyen de conseils la commission d’une infraction grave impliquant le groupe criminel organisé [...] » (au paragraphe 65).

[32]  Dans l’arrêt B010, la Cour suprême du Canada n’a pas décrit les caractéristiques que doit présenter un « groupe criminel organisé » pour entraîner une conclusion d’interdiction de territoire, aux termes du paragraphe 37(1) de la LIPR. La décision de principe à cet égard demeure l’arrêt Sittampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2006 CAF 326, rendu par la Cour d’appel fédérale, et qui portait sur l’alinéa 37(1)a) de la LIPR. La Cour d’appel y a déclaré ce qui suit (au paragraphe 39) :

Ces organisations criminelles n’ont généralement pas une structure formelle comme une société commerciale ou une association qui est dotée d’une charte, de règlements ou d’un acte constitutif. Elles sont habituellement peu structurées et leur organisation varie énormément. L’absence de structure et le caractère informel d’un groupe ne devraient pas cependant contrecarrer l’objet de la LIPR. C’est pour cette raison qu’il faut faire preuve de souplesse lorsqu’on détermine si les caractéristiques d’un groupe particulier satisfont aux exigences de la LIPR étant donné que pareil groupe peut prendre différentes formes et qu’il mène ses activités dans la clandestinité. [...]

Cela laisse donc à la SI « une certaine latitude [...] lorsqu’elle doit déterminer si, à la lumière de la preuve et des faits dont elle dispose, un groupe peut être considéré comme étant une organisation au sens de l’alinéa 37(1)a) » (ibid.).

[33]  Cette approche est aussi conforme à la définition de l’expression « organisation criminelle » figurant à l’article 467.1 du Code criminel, laquelle évoque un groupe (d’au moins trois personnes) « quel qu’en soit le mode d’organisation ». Dans l’arrêt R c Venneri, 2012 CSC 33 (Venneri), la Cour suprême du Canada a jugé que l’adoption d’une approche souple pour élucider le sens de cette expression favorisait la réalisation des objectifs du régime législatif (au paragraphe 29). Cela dit, comme l’a fait remarquer le juge Fish au nom de la Cour, « en insistant sur l’existence d’un “mode d’organisation” du groupe criminel, le législateur indique clairement que l’application des dispositions sur le crime organisé incluses dans le régime exceptionnel qu’il a établi dans le Code est assujettie à l’existence d’une structure quelconque et d’une certaine continuité » (ibid.). Comme l’avait conclu avant cela le juge O’Reilly dans la décision Thanaratnam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 349, au paragraphe 30, les mots « quel qu’en soit le mode d’organisation » donnent à penser que l’organisation « doit être organisée d’une manière quelconque, mais sans la nécessité de se doter d’un attribut minimum ou obligatoire ». Néanmoins, faire abstraction de cet élément d’organisation « conférerait à la définition une portée plus large que celle voulue par le législateur » (Venneri, au paragraphe 31).

[34]  La question s’est posée de savoir s’il était nécessaire que le groupe en question soit composé d’au moins trois membres (comme l’exige la définition d’« organisation criminelle » de l’article 467.1 du Code criminel) pour constituer une « criminalité organisée » pour les besoins de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR. Le demandeur prétend que ce nombre minimal de membres s’applique et que la preuve ne permet pas raisonnablement de penser que ce critère est rempli en l’espèce. Quant au défendeur, il affirme que les conclusions de la commissaire de la SI sur cette question sont raisonnablement appuyées par la preuve, mais fait valoir, à titre subsidiaire, qu’en tout état de cause, aussi peu que deux membres suffiraient et que la preuve permet raisonnablement d’établir un tel nombre en l’espèce.

[35]  Bien que je sois fortement enclin à souscrire à l’opinion du juge Barnes dans Saif c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 437, selon laquelle la Cour suprême du Canada avait, dans l’arrêt B010, catégoriquement répondu par l’affirmative à cette question, il n’est pas nécessaire que j’adopte une position définitive. En fait, comme je l’explique plus loin, j’ai jugé déraisonnable la conclusion de la commissaire de la SI portant que M. Mustafaj était un membre du groupe ayant organisé l’opération de passage de clandestins, mais sa conclusion voulant qu’au moins trois individus aient été impliqués – le demandeur, Amigo ainsi que l’individu non identifié qui devait aller chercher le groupe du côté américain de la frontière – était, elle, raisonnable. Ainsi, le critère régissant le nombre minimal de membres d’une organisation criminelle au titre de l’article 467.1 du Code criminel est encore rempli, malgré la conclusion erronée à l’égard de M. Mustafaj. Il n’est donc pas nécessaire de décider si un nombre inférieur de membres aurait suffi. (Pour ne rien omettre, je note que nul n’a jamais laissé entendre que les six membres de la famille étaient des membres du groupe aux fins de l’établissement de la criminalité organisée, même s’ils ont participé aux dispositions prises pour les faire entrer clandestinement aux États‑Unis.)

[36]  Sinon, les parties ne contestent pas que la commissaire a correctement énoncé, à la lumière de l’arrêt B010, les éléments constitutifs de l’interdiction de territoire pour criminalité organisée en rapport avec le passage de clandestins.

B.  La norme de preuve à l’égard de l’interdiction de territoire

[37]  L’article 33 de la LIPR énonce les règles d’interprétation qui régissent notamment les alinéas 37(1)a) et b). Il prévoit ce qui suit :

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

[38]  Il incombe au ministre d’établir les « motifs raisonnables de croire ». Comme je l’ai fait remarquer plus haut, la commissaire de la SI a tenu compte, à l’égard de cette norme de preuve, de l’arrêt rendu par la Cour suprême du Canada dans Mugesera – à savoir que cette norme « exigeait davantage qu’un simple soupçon, mais restait moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile [renvois omis] ». La Cour suprême a poursuivi en précisant que « [l]a croyance doit essentiellement posséder un fondement objectif reposant sur des renseignements concluants et dignes de foi » (au paragraphe 114). La manière dont la commissaire a compris la norme de preuve, en reprenant exactement le langage employé dans l’arrêt Mugesera, ne peut pas être remise en cause.

[39]  Lorsqu’elle rend sa décision, la SI n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve et peut fonder ses conclusions sur ce qu’elle juge crédible ou digne de foi. Les alinéas 173c) et d) de la LIPR prévoient :

173 Dans toute affaire dont elle est saisie, la Section de l’immigration :

173 The Immigration Division, in any proceeding before it,

...

...

c) n’est pas liée par les règles légales ou techniques de présentation de la preuve;

(c) is not bound by any legal or technical rules of evidence; and

d) peut recevoir les éléments qu’elle juge crédibles ou dignes de foi en l’occurrence et fonder sur eux sa décision.

(d) may receive and base a decision on evidence adduced in the proceedings that it considers credible or trustworthy in the circumstances.

[40]  Comme l’a néanmoins fait récemment remarquer le juge Russell, cette latitude à l’égard des questions relatives à la preuve « ne signifie [...] pas que la SI jouit d’un pouvoir discrétionnaire absolu sur ce qui justifie l’interdiction de territoire. Elle doit s’appuyer sur des “faits”, et ces faits doivent soulever plus qu’un “simple soupçon” » (Demaria, au paragraphe 66). L’article 173 de la LIPR a pour effet d’élargir la portée de la preuve normalement admissible dans les instances judiciaires. Cependant, ces dispositions n’abaissent pas la norme de preuve à l’égard de la question ultime ou des « faits » emportant interdiction de territoire. Il doit exister des « renseignements concluants et dignes de foi » qui fondent objectivement la croyance. Voir aussi Ariyarathnam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 162, au paragraphe 70; Chiau c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 2 CF 297, au paragraphe 60; Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tran, 2016 CF 760, au paragraphe 21.

C.  La conclusion d’interdiction de territoire

[41]  Le demandeur ne conteste pas qu’un plan avait été élaboré pour faire passer clandestinement la famille de six personnes et M. Mustafaj du Canada aux États‑Unis le 26 janvier 2012 ni qu’il a conduit la famille en question, M. Mustafaj et Amigo de Kitchener jusqu’à l’endroit où ils ont traversé la frontière. Il soutient toutefois que la conclusion de la commissaire de la SI selon laquelle il a intentionnellement pris part à ce stratagème – qu’il était en fait le « meneur » du groupe chargé de sa planification et de son exécution – est déraisonnable. Selon lui, la preuve appuie tout au plus la conclusion qu’Amigo seul était l’auteur du stratagème. Le demandeur n’était rien d’autre qu’un participant involontaire à ce stratagème organisé par Amigo, et il était déraisonnable de la part de la commissaire de tirer une conclusion différente.

[42]  Pour les motifs qui suivent, je ne suis pas d’accord.

(1)  La conclusion de la commissaire de la SI selon laquelle le demandeur a intentionnellement pris part au plan de passage de clandestins est-elle déraisonnable?

[43]  Comme il a déjà été mentionné, le demandeur a maintenu qu’il ne savait rien du plan de passage de clandestins jusqu’à la toute dernière minute et qu’il n’a intentionnellement rien fait pour le faciliter. La commissaire de la SI a rejeté son récit disculpatoire. À mon avis, il n’était pas déraisonnable de sa part de le faire. Comme elle l’a conclu, il est invraisemblable que le demandeur ait simplement accepté, sans poser de questions, de louer un véhicule et de conduire un groupe de personnes de Kitchener à Montréal pour une somme 300 $, en plus de ses dépenses. Des éléments de preuve crédibles établissent que le demandeur a reçu une partie substantielle des produits de l’entreprise illégale (j’analyse davantage cette question plus loin). Le demandeur a menti aux autorités à de nombreuses reprises sur ce qu’il faisait à Stanstead le 26 janvier 2012, niant systématiquement l’hypothèse voulant qu’il y ait eu d’autres personnes avec lui dans le véhicule ce jour-là. Jusqu’à son entrevue avec un agent d’exécution de la loi de l’ASFC en août 2016, le demandeur soutenait qu’il avait conduit seul de Kitchener jusqu’au Québec, qu’il s’était perdu puis retrouvé à Stanstead. Il a nié savoir quoi que ce soit sur les personnes qui ont été appréhendées aux États‑Unis.

[44]  La commissaire a préféré la preuve de M. Manzo‑Barrera en particulier à celle du demandeur pour ce qui est de comprendre la conduite de ce dernier le 26 janvier 2012 et son rôle dans l’entreprise. Il n’était pas déraisonnable de sa part de faire ce choix, bien que M. Manzo‑Barrera n’ait pas témoigné à l’enquête, contrairement au demandeur. La commissaire a estimé qu’« à l’opposé » du demandeur et de M. Mustafaj, M. Manzo‑Barrera et d’autres membres de la famille de six « [ont] fourni des renseignements détaillés et précis et [ont] aidé les autorités au mieux de leurs capacités ». Cette conclusion est bien étayée par le dossier dont disposait la commissaire et appuie, de manière raisonnable, sa décision portant que leur preuve méritait de se voir accorder « beaucoup de poids ».

[45]  Bien qu’aucune preuve directe ne permette d’impliquer le demandeur dans le stratagème avant le 26 janvier 2012, la commissaire a conclu, de manière raisonnable, sur la foi des éléments qu’elle a jugé crédibles, qu’il avait orchestré les choses ce jour-là. Le fait qu’il a reçu l’intégralité du paiement versé le 26 janvier 2012 pour lui-même donne aussi raisonnablement à penser qu’il a joué le rôle le plus prépondérant dans l’affaire.

(2)  La conclusion de la commissaire de la SI, selon laquelle le demandeur a reçu un avantage financier de l’opération de passage de clandestins, est-elle raisonnable?

[46]  La commissaire de la SI a conclu que le demandeur avait reçu un avantage financier de l’opération de passage de clandestins – en particulier le paiement de 10 000 $ versé le 26 janvier 2012. Des éléments de preuve crédibles permettent d’établir qu’il était en possession des fonds versés par la famille de six personnes le 26 janvier 2012, lorsqu’il a été arrêté plus tard ce soir-là. Initialement interrogé par la police sur la somme d’argent importante retrouvée dans sa poche, le demandeur n’a pas nié qu’elle lui appartenait. Le 8 juin 2016, il a consenti à ce que les 9 900 $ canadiens qu’avait saisis la police au moment de son arrestation (il avait dépensé 100 $ canadiens avant d’être arrêté) lui soient confisqués à titre de produit de la criminalité. Ce faisant, il a spécifiquement admis que la somme totale saisie sur lui « n’appartenait qu’à [lui] et que l’argent avait été obtenu d’une manière qui contrevenait à la loi ». En outre, le consentement écrit signé par le demandeur, son avocat et celui de la Couronne mentionnait ceci :

[TRADUCTION]

Les présents aveux sont faits librement et volontairement par l’accusé, non sous l’effet de promesses ou de menaces, et l’accusé reconnaît avoir été dûment assisté et représenté par l’avocat de son choix, en conséquence de quoi, l’accusé renonce à toute autre audience ou représentation concernant la présente somme d’argent.

[47]  Compte tenu du dossier dont elle disposait, il est tout à fait raisonnable que la commissaire ait retenu les aveux du demandeur selon lesquels les fonds étaient les siens et avaient été acquis illégalement, qu’elle ait conclu qu’ils constituaient le produit du passage de clandestins et qu’elle ait rejeté la proposition selon laquelle, en réalité, ils appartenaient à Amigo.

(3)  La conclusion de la commissaire de la SI selon laquelle le passage de clandestins a été exécuté par une organisation criminelle est-elle déraisonnable?

[48]  Dans les circonstances de la présente affaire, il convient, pour savoir si le ministre a établi des motifs raisonnables de croire que le passage de clandestins a été exécuté par une organisation criminelle, de poser deux questions : (1) Le groupe était-il composé du nombre requis de personnes ayant planifié et exécuté l’entreprise? (2) Le cas échéant, le groupe était-il suffisamment organisé pour constituer une organisation criminelle?

[49]  En ce qui concerne le nombre des membres composant le groupe, j’ai déjà indiqué qu’à mon avis, il était déraisonnable de la part de la commissaire de conclure que M. Mustafaj en faisait partie. Aucune preuve ne l’impliquait directement dans la planification ou l’exécution de l’opération de passage de clandestins. Pour conclure qu’il faisait partie du groupe, la commissaire de la SI s’est basée sur le fait que M. Mustafaj avait eu quelque chose à cacher lorsqu’il avait été interrogé par les autorités après avoir été appréhendé aux États‑Unis. La commissaire, qui a conclu qu’il ne s’était pas montré ouvert, a tenu le raisonnement suivant :

L’incapacité de M. Mustafaj de fournir des détails importants, qu’il aurait dû connaître, laisse croire qu’il n’a pas été honnête et qu’il avait tout intérêt à cacher des renseignements [...] concernant [le demandeur] et le dénommé Amigo, probablement en raison de sa relation avec [le demandeur] et de l’aide qu’il a apportée dans cette tentative de passage de clandestins.

[50]  Il était raisonnablement loisible à la commissaire de conclure que M. Mustafaj ne s’était pas montré totalement ouvert lorsqu’il avait été questionné par les autorités, sans rien ajouter de plus, mais cela ne permet pas, de manière raisonnable, d’appuyer une conclusion selon laquelle il était un membre du groupe ayant organisé l’opération de passage de clandestins. Au plus, ces éléments peuvent fonder des soupçons, mais sont loin de constituer un fondement objectif permettant de croire qu’il était un membre.

[51]  Trois autres points valent la peine d’être soulignés. Premièrement, après qu’ils ont été appréhendés, M. Mustafaj a dit à M. Manzo‑Barrera qu’il avait payé 1 000 $ à Amigo pour faire partie du groupe de passage de clandestins. Cela ne donne pas à penser qu’il était membre du groupe ayant organisé le plan. Deuxièmement, le fait que M. Amigo a laissé M. Mustafaj se faire appréhender de l’autre côté de la frontière, alors qu’il a pris lui-même la fuite, ne permet pas non plus de penser qu’il existait la moindre allégeance entre M. Mustafaj et les autres. Troisièmement, dans ses observations écrites soumises à la SI, le ministre faisait valoir, au cas où il aurait fallu établir que le groupe était composé d’au moins trois personnes, que cet élément avait été prouvé en l’espèce, parce que des éléments de preuve suffisants impliquaient le demandeur, Amigo, un certain « Omar », qui avait orienté le groupe vers Amigo, et l’individu qui devait aller chercher les personnes du côté américain de la frontière. Il est significatif que le ministre n’ait pas laissé entendre que M. Mustafaj faisait partie de ce groupe.

[52]  Le demandeur reconnaît qu’Amigo était impliqué dans l’opération de passage de clandestins. J’ai déjà expliqué pourquoi il était raisonnable de la part de la commissaire de la SI de conclure que le demandeur l’était également. Qui était donc le troisième membre du groupe, si ce n’était pas M. Mustafaj?

[53]  À mon avis, la commissaire de la SI a conclu, de manière raisonnable, que la nuit du 26 janvier 2012, il y avait quelqu’un du côté américain de la frontière qui faisait partie du groupe ayant planifié et exécuté l’opération de passage de clandestins. J’aurais pu adopter un point de vue différent si le seul élément de preuve sur la question était la simple déclaration des six membres de la famille indiquant que quelqu’un devait aller les chercher, mais la preuve allait bien au-delà de cela. Amigo a lui-même traversé la frontière avec la famille. Il ne l’aurait probablement pas fait s’il ne s’attendait pas à ce qu’il y ait quelqu’un de l’autre côté. À mesure qu’il guidait les autres à travers la frontière, il parlait apparemment sur son téléphone cellulaire avec la personne qui devait aller les chercher. Enfin, le fait qu’Amigo a réussi à ne pas être appréhendé par les agents du Service des douanes et de la protection des frontières des États‑Unis donne à penser que, s’il a vraiment traversé la frontière, il y avait quelqu’un pour aller le chercher. Tous ces éléments de preuve appuient raisonnablement la conclusion portant qu’il existe des motifs raisonnables de croire qu’au moins une personne du côté américain de la frontière était impliquée dans l’opération de passage de clandestins.

[54]  La commissaire a également conclu qu’il existait des motifs raisonnables de croire qu’Omar, la personne ayant initialement présenté les six membres de la famille à Amigo, « a[vait] lui aussi participé activement et en toute connaissance de cause au stratagème visant à faire entrer ces personnes clandestinement aux États‑Unis ». Comme cela suffit à établir que le groupe comprenait les trois membres identifiés plus haut, il n’est pas nécessaire que je tranche la question de savoir si cette conclusion à l’égard d’Omar est raisonnable.

[55]  Quant à savoir maintenant si le groupe était suffisamment organisé pour constituer une organisation criminelle au sens de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, les motifs pour lesquels la commissaire de la SI a conclu que c’était le cas sont relativement brefs. Elle a conclu que « le temps et l’énergie à investir de même que le travail de planification et de coordination étaient énormes ». Ce point a essentiellement été reconnu par le demandeur, qui a admis dans ses observations écrites soumises à la SI que les actes en question [traduction« compren[aient] un seul fait qui n’était pas fortuit, qui avait probablement été planifié et organisé à l’avance par les personnes impliquées ». (Le demandeur faisait valoir qu’il n’avait rien eu à voir avec la planification et l’organisation.) Cela suffit à exclure l’exception prévue à la définition d’« organisation criminelle » de l’article 467.1 du Code criminel – à savoir que la définition ne vise pas « le groupe d’individus formé au hasard pour la perpétration immédiate d’une seule infraction ». Mais si, comme nous l’enseigne l’arrêt B010 (au paragraphe 42), les expressions « criminalité organisée » du paragraphe 37(1) de la LIPR et « organisation criminelle » de l’article 467.1 du Code criminel, « en l’absence de facteurs qui font contrepoids, [...] devraient recevoir une interprétation concordante », l’arrêt Venneri suppose que, pour que l’alinéa 37(1)b) de la LIPR entre en jeu, le passage de clandestins doit être exécuté par un groupe présentant « une structure quelconque et [...] une certaine continuité » (Venneri, au paragraphe 29).

[56]  Le groupe en question semble avoir simplement consisté en une vague association d’individus agissant ensemble dans un but illégal, mais la commissaire de la SI a décrit ce groupe et ses membres avec précision. Cela permet de distinguer la présente affaire de la décision Nguesso c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 879, aux paragraphes 192 à 197, invoquée par le demandeur. Il n’y avait pas beaucoup d’éléments de preuve pour appuyer la conclusion de la commissaire portant qu’il existait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était le « meneur » du groupe, mais il en y avait quelques-uns (par exemple la preuve de M. Manzo‑Barrera selon laquelle le demandeur orchestrait les choses le 26 janvier 2012, et le montant des produits de l’entreprise qui lui avait été versé). Il lui était raisonnablement loisible de tirer cette conclusion, compte tenu des conclusions qu’elle a tirées en matière de crédibilité, sur la foi de la preuve dont elle disposait. De même, bien que la commissaire ne les ait pas spécifiquement mentionnés, le fait qu’Amigo devait avoir la réputation de pouvoir assurer l’entrée illégale de personnes aux États‑Unis (ce pour quoi Omar lui avait présenté la famille de six) et celui que l’entreprise avait été montée assez rapidement viendraient étayer la conclusion selon laquelle le groupe avait un niveau de continuité qui le faisait justement tomber sous le coup de la loi (voir Venneri, au paragraphe 36). Ainsi, la conclusion de la commissaire selon laquelle il existait des motifs raisonnables de croire que le groupe était suffisamment organisé pour remplir les exigences générales associées aux organisations criminelles au titre du paragraphe 37(1) de la LIPR (selon l’analyse effectuée aux paragraphes 32 et 33, ci-dessus) est raisonnable.

VII.  CONCLUSION

[57]  Pour tous ces motifs, la conclusion de la commissaire de la SI selon laquelle le demandeur est interdit de territoire pour criminalité organisée aux termes de l’alinéa 37(1)b) de la LIPR, en raison de sa participation au passage de clandestins survenu le ou vers le 26 janvier 2012, est raisonnable. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

[58]  Il a été convenu à l’audition de la présente demande que l’enjeu de savoir si des questions devaient être certifiées aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR dépendrait de la manière dont seraient résolues celles soulevées dans le cadre de la demande. Je demanderais par conséquent aux avocats des parties de se consulter, puis de signifier et de déposer, si nécessaire, leurs observations et arguments respectifs, quant à savoir si une ou des questions devraient être certifiées, au plus tard le 7 mai 2019, à 16 h HE. Si un délai supplémentaire est requis, les avocats peuvent s’adresser à la Cour.


JUGEMENT dans le dossier IMM-1222-18

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. les parties signifieront et déposeront, si nécessaire, leurs observations et arguments respectifs, quant à savoir si une ou des questions devraient être certifiées aux termes de l’alinéa 74d) de la LIPR, au plus tard le 7 mai 2019, à 16 h HE;

  3. si un délai supplémentaire est requis, les avocats peuvent s’adresser à la Cour.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 19e jour de juillet 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑1222‑18

 

INTITULÉ :

AZLLAN PAJAZITAJ c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 31 OCTOBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 30 AVRIL 2019

 

COMPARUTIONS :

Michael Loebach

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Lorne McClenaghan

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Michael Loebach

Avocat

London (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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