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Date : 20190501


Dossier : IMM-5122-18

Référence : 2019 CF 549

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 1er mai 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

RANIA WAFIC AZZAM

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Azzam sollicite le contrôle judiciaire du rejet de sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR]. Je rejette sa demande, étant donné que l’agente d’ERAR n’a pas ignoré ses allégations de discrimination systémique équivalant à de la persécution, n’a pas appliqué le mauvais critère juridique et n’a pas tiré de conclusions déguisées sur la crédibilité. Par conséquent, la décision de l’agente d’ERAR était raisonnable.

I.  Contexte

[2]  Mme Azzam est une apatride. Elle est née au Liban, près d’Ein al-Hilweh, un camp de réfugiés palestiniens où vivaient ses parents. Elle a vécu dans ce camp jusqu’à l’âge de sept ans, puis a déménagé avec ses parents aux Émirats arabes unis [EAU]. Par la suite, elle a épousé un réfugié palestinien qui a trouvé un emploi aux EAU. En 2017, toutefois, le mari de Mme Azzam a perdu son emploi, entraînant la perte pour elle et son mari du droit de résidence aux EAU.

[3]  Après être retournés au Liban pour visiter brièvement le camp en août 2017, Mme Azzam et son mari sont partis aux États‑Unis, puis au Canada, où ils ont demandé l’asile. Toutefois, comme Mme Azzam avait déjà fait l’objet d’une demande semblable, que ses parents avaient présentée et abandonnée il y a de nombreuses années, sa nouvelle demande était irrecevable. Elle a plutôt présenté une demande d’ERAR.

[4]  Dans sa demande d’ERAR, Mme Azzam a allégué deux types de risques. Premièrement, elle a déclaré qu’à son retour au camp d’Ein al-Hilweh en août 2017, elle a été prise dans un conflit entre plusieurs factions, dont l’une a réquisitionné sa maison. Elle décrit ainsi la suite des événements :

[traduction] Mon oncle Mohamed Azzam a été sommé de quitter sa maison au plus vite, car on réquisitionnait les lieux. Il occupait le rez-de-chaussée, alors que nous étions au premier étage. Comme il refusait de quitter sa maison, et nous de même, nous avons commencé à subir des restrictions et à être poursuivis. Nos vies étaient menacées par les groupes intégristes extrémistes qui régnaient sur le camp, mais aussi à l’extérieur des camps dans tout le Liban.

[5]  Deuxièmement, Mme Azzam a allégué que les Palestiniens vivant dans des camps de réfugiés au Liban subissent une discrimination systémique qui équivaut à de la persécution.

[6]  La demande d’ERAR de Mme Azzam a été rejetée le 8 août 2018. L’agente d’ERAR a examiné la preuve relative aux incidents concernant la maison de Mme Azzam, mais a conclu que celle-ci [traduction] « n’a pas fourni une preuve suffisante ayant valeur probante pour établir ces faits et incidents ». L’agente d’ERAR a également résumé les rapports du Département d’État des États‑Unis et du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés [HCR] au sujet des camps de réfugiés palestiniens au Liban, indiquant que la situation [traduction] « est préoccupante, mais loin d’être idéale ». Elle a toutefois ajouté que Mme Azzam est retournée chez elle, dans le camp, tous les ans depuis 1997.

[7]  Mme Azzam sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision défavorable de l’agente d’ERAR.

II.  Analyse

A.  Norme de contrôle

[8]  Les décisions des agents d’ERAR sont susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable, y compris lorsque ceux‑ci interprètent des dispositions de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR] : Tapambwa c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CAF 34, aux paragraphes 28 à 31.

[9]  Néanmoins, Mme Azzam soutient que la manière dont l’agente d’ERAR a énoncé le critère juridique doit être examinée selon la norme de la décision correcte. Autrement dit, l’agente devait appliquer le bon critère. Pour étayer cette affirmation, Mme Azzam s’appuie sur de récentes décisions de notre Cour annulant des décisions qui appliquaient le « mauvais critère », ce qui semble indiquer que la décision correcte est la norme applicable dans ces circonstances : voir par exemple, Conka c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 532, au paragraphe 11; Sokoli c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1072, au paragraphe 12; Cerra Gomez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1233, au paragraphe 13; Rodriguez Cabellos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 40, au paragraphe 16; Sallai c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 446, au paragraphe 31.

[10]  L’expression « mauvais critère » peut servir de raccourci utile pour décrire l’issue de ces affaires. Toutefois, l’emploi de cette expression ne doit pas nous amener à croire que la norme de la décision raisonnable n’est plus la norme de contrôle applicable, ou que la norme de la décision correcte s’applique à certaines catégories de questions. En effet, si nous allons au bout de cette logique, cela signifierait que la norme de la décision correcte est la norme qui s’applique aux questions de droit, ce qui irait à l’encontre de l’orientation prise par la jurisprudence de la Cour suprême du Canada depuis l’arrêt Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190 [Dunsmuir]. La confusion découle du fait que, dans de tels cas, il n’existe qu’une seule issue raisonnable. Je m’explique.

[11]  Les tribunaux et les décideurs administratifs sont tenus de respecter les principes de droit, notamment la common law et l’interprétation que les tribunaux donnent aux lois. En même temps, les tribunaux et les décideurs administratifs disposent d’une marge d’appréciation dans leur propre interprétation du droit, ce qui comprend, là encore, la manière dont ils appliquent la jurisprudence : Céré c Canada (Procureur général), 2019 CF 221, aux paragraphes 36 à 43. Cela peut être particulièrement vrai lorsqu’ils décident s’il convient d’adapter ou non la common law à un contexte législatif donné : Nor‑Man Regional Health Authority Inc c Manitoba Association of Health Care Professionals, 2011 CSC 59, [2011] 3 RCS 616; voir aussi Paul Daly, « Le principe du stare decisis en droit administratif canadien » (2015) 49 RJTUM 757.

[12]  Néanmoins, la façon dont une disposition législative donnée est interprétée par les juges d’une cour de première instance peut converger vers une interprétation consensuelle. Une cour d’appel peut également énoncer un critère ou une méthode d’analyse pour guider l’application d’une disposition. Dans ce cas, il se peut fort bien qu’un tribunal ou un décideur administratif ne puisse pas raisonnablement s’écarter de ce critère ou de cette interprétation. S’il le fait, on dira qu’il a appliqué le « mauvais critère ». De fait, plusieurs arrêts de la Cour suprême du Canada rendus après l’arrêt Dunsmuir ont annulé des décisions où le tribunal avait appliqué le « mauvais critère » ou employé des termes semblables pour décrire les motifs de contrôle : Lake c Canada (Ministre de la Justice), 2008 CSC 23, au paragraphe 49, [2008] 1 RCS 761; Alberta (Éducation) c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CSC 37, au paragraphe 37, [2012] 2 RCS 345; Saskatchewan (Human Rights Commission) c Whatcott, 2013 CSC 11, au paragraphe 194, [2013] 1 RCS 467. Il ressort toutefois d’une lecture attentive de ces arrêts que la Cour n’a jamais eu l’intention de remplacer la norme de contrôle de la décision raisonnable par celle de la décision correcte.

[13]  Bref, la norme de la décision raisonnable est la norme de contrôle applicable à toute question dont traite un agent d’ERAR. Toutefois, lorsque l’agent d’ERAR n’applique pas le critère juridique ou la méthode d’analyse établis par la jurisprudence de notre Cour, sa décision pourrait être considérée comme déraisonnable.

[14]  Je souhaite ici réitérer ce qu’a exprimé la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre-Neuve-et-Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 16, [2011] 3 RCS 708 : il faut procéder à une lecture charitable des motifs des décideurs administratifs, en tenant compte du dossier qui leur était soumis et dans l’objectif de comprendre le raisonnement du décideur plutôt que de chercher une faille dans l’expression de ce raisonnement.

B.  Discrimination systémique à l’encontre des réfugiés palestiniens

[15]  Mme Azzam soutient tout d’abord que l’agente d’ERAR n’a pas donné suite à ses allégations de « discrimination systémique équivalant à de la persécution », ni même tiré de conclusion à ce sujet. Dans sa demande initiale d’ERAR, ses observations sur ce point précis se résumaient à ceci :

Nous demandons au lecteur de prendre également connaissance de la documentation préparée par le Centre de documentation de la CISR soit le Cartable de documentation national sur le Liban qui contient de nombreux documents décrivant la situation de discrimination systémique existant dans ce pays à l’égard des palestiniens, [sic]

[16]  Dans certains cas, les agents d’ERAR peuvent avoir l’obligation de mener leur propre recherche dans le Cartable national de documentation du pays en question, qui est accessible au public sur le site Web de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié. Les agents ne sont pas pour autant obligés d’examiner le cartable au complet pour étayer la revendication du demandeur : Magonza c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 14, au paragraphe 79 [Magonza]. Or c’est précisément ce que Mme Azzam a demandé à l’agente d’ERAR de faire.

[17]  Bien qu’elle eût pu ignorer entièrement les allégations de discrimination systémique formulées par Mme Azzam, l’agente d’ERAR a néanmoins examiné certaines des sources d’information les plus évidentes à cet égard.

[18]  Mme Azzam fait maintenant valoir que l’agente d’ERAR n’a pas clairement tranché la question de savoir si la discrimination systémique envers les réfugiés palestiniens au Liban constitue de la persécution. En fait, l’agente d’ERAR a rejeté cette partie de la demande de Mme Azzam en raison de ses fréquents retours au camp d’Ein al-Hilweh. Sa décision aurait pu être plus explicite, mais quiconque connaît bien le droit des réfugiés applicable au Canada saura que l’agente d’ERAR a conclu qu’en retournant au Liban, Mme Azzam s’est de nouveau réclamée de la protection du pays, ce qui démontre l’absence de crainte subjective, un élément essentiel de toute demande présentée en vertu de l’article 96 de la LIPR.

[19]  Ayant conclu à l’absence de crainte subjective de la part de Mme Azzam, l’agente d’ERAR n’avait pas à décider si les conditions dans les camps de réfugiés palestiniens au Liban suscitent une crainte objective. La décision était raisonnablement fondée sur le fait que Mme Azzam s’est réclamée de nouveau de la protection du pays.

C.  Confusion entre les articles 96 et 97

[20]  Comme deuxième argument, Mme Azzam allègue que l’agente d’ERAR a confondu l’analyse requise par chacun des articles 96 et 97 de la LIPR. Si je comprends bien, elle allègue que l’agente d’ERAR lui a demandé à tort de démontrer que le risque auquel elle est exposée ne concerne pas l’ensemble de la population palestinienne. Ce faisant, l’agente d’ERAR n’aurait pas tenu compte de la possibilité bien connue qu’un demandeur puisse être un réfugié au sens de la Convention s’il appartient à un groupe victime de persécution : Salibian c Canada (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1990] 3 CF 250 (CA) [Salibian], le juge Décary.

[21]  En effet, certains passages de la décision peuvent amener le lecteur à croire que l’agente d’ERAR a mal compris le critère juridique applicable et n’a pas appliqué les enseignements du juge Décary dans l’arrêt Salibian. L’agente d’ERAR a notamment constaté que :

[traduction] […] la situation au Liban s’étend malheureusement à l’ensemble de la population des réfugiés palestiniens, et la demanderesse n’a pu démontrer comment elle serait exposée à un risque plus élevé que celui du reste de la population.

[22]  Prise isolément, cette phrase semble contredire la conclusion du juge Décary dans l’arrêt Salibian, au paragraphe 18 :

[…] la question n’est pas de savoir si le demandeur est plus en danger que n’importe qui d’autre dans son pays, mais plutôt de savoir si les manœuvres d’intimidation ou les mauvais traitements généralisés sont suffisamment graves pour étayer une revendication du statut de réfugié.

[23]  Les déclarations voulant que le risque doive être personnalisé peuvent donner l’impression que le décideur n’a pas tenu compte du fait que, selon l’article 96, une personne peut craindre avec raison d’être persécutée à cause du traitement qui a été infligé à d’autres membres du même groupe. Voir Alhezma c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1300.

[24]  En l’espèce, toutefois, l’agente d’ERAR a fait la déclaration précitée (au paragraphe 21 des présents motifs) après avoir conclu que Mme Azzam ne pouvait pas demander l’asile en s’appuyant sur les conditions qui touchent l’ensemble de la population des camps, essentiellement parce qu’elle revenait au camp tous les ans malgré le risque invoqué. Ainsi, toute formulation inexacte du critère applicable n’aurait eu aucune incidence sur la décision rendue. Cet argument est donc rejeté.

D.  Conclusions déguisées sur la crédibilité

[25]  Enfin, s’agissant de son affirmation selon laquelle sa vie est désormais menacée par des groupes intégristes extrémistes, Mme Azzam affirme que l’agente d’ERAR a tiré des conclusions déguisées sur la crédibilité, ce qu’elle ne pouvait faire sans tenir une audience.

[26]  Outre sa déclaration, citée ci‑dessus au paragraphe 4 des présents motifs, Mme Azzam a déposé deux documents manuscrits, l’un du Comité populaire palestinien et l’autre de l’Organisation de libération de la Palestine, apparemment écrits sur du papier à en-tête officiel et munis de cachets officiels. Ces documents confirment que Mme Azzam résidait dans le camp d’Ein al-Hilweh et que sa vie était menacée par des groupes intégristes extrémistes.

[27]  L’agente d’ERAR a accordé peu de poids à ces documents, pour plusieurs raisons. Premièrement, leurs auteurs ne sont pas identifiés. Deuxièmement, ils n’expliquent pas comment les auteurs connaissent Mme Azzam et d’où ils tirent leur information. Troisièmement, les documents sont muets sur l’identité des personnes ou groupes qui ont menacé Mme Azzam, sur leurs motifs ou sur la nature précise des menaces. Quatrièmement, ils ne corroborent pas l’affirmation de Mme Azzam voulant que ces groupes l’aient forcée, elle et son oncle, à quitter la maison de ce dernier.

[28]  Mme Azzam soutient maintenant que ces conclusions sont en réalité des conclusions négatives sur la crédibilité auxquelles l’agente d’ERAR ne pouvait parvenir qu’après la tenue d’une audience. Le ministre répond que ces conclusions ne se rapportent pas à la crédibilité, mais plutôt à la valeur probante, et qu’en fin de compte, Mme Azzam n’a tout simplement pas présenté une preuve suffisante pour étayer ses allégations.

[29]  La question appelle donc à faire la distinction entre une conclusion d’insuffisance des éléments de preuve et ce que l’on appelle habituellement « conclusion déguisée sur la crédibilité », que l’agente d’ERAR ne peut tirer si l’affaire est décidée sans audience : LIPR, alinéa 113b); Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, article 167. Il s’est révélé difficile de rationaliser cette tâche, qu’on a décrite comme « relevant directement des faits » : Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au paragraphe 36 [Huang], et qui est généralement effectuée au cas par cas : Magonza, paragraphe 34. Je tenterai néanmoins de jeter un certain éclairage sur la question.

[30]  La preuve est dite suffisante si elle satisfait au fardeau de la preuve. Étant donné que ce fardeau, en matière d’immigration, repose sur la norme de la prépondérance des probabilités, la preuve est jugée suffisante uniquement si elle rend l’existence du fait en cause « plus probable qu’improbable », soit la définition même de la norme de prépondérance des probabilités. Inversement, la preuve est insuffisante si le fait en cause demeure improbable.

[31]  La simple affirmation non étayée présentée en preuve sera souvent insuffisante. Par « affirmation non étayée », j’entends une affirmation sur le fait ultime qui, selon la loi, entraîne une conséquence juridique. Il ne suffit pas de dire « Je crains avec raison d’être persécuté » si les faits qui fondent cette crainte ne sont pas divulgués. Par conséquent, la preuve doit aller au‑delà des simples conclusions. Une preuve circonstanciée doit être fournie.

[32]  Cela est particulièrement vrai dans le contexte du droit des réfugiés. L’État ne dispose pas des ressources voulues pour enquêter lui‑même sur les faits qui servent de fondement à une demande d’asile. Une preuve circonstanciée est nécessaire pour convaincre les décideurs et ultimement le public canadien que l’asile est accordé aux demandeurs qui le méritent réellement. De plus, une preuve circonstanciée permet aux décideurs de vérifier la cohérence interne des divers récits des demandeurs ainsi que la compatibilité de ces récits avec les faits connus concernant leur pays d’origine.

[33]  Les éléments de preuve non corroborés peuvent se révéler insuffisants. Ce n’est pas la question en l’espèce, et je n’entrerai pas dans le débat sur ce qui donne naissance à une exigence de corroboration : voir, par exemple, Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 162. La preuve peut également être insuffisante si elle contient trop peu de détails pour convaincre le décideur de l’existence des faits nécessaires pour justifier l’application d’une règle de droit. C’est le problème en l’espèce.

[34]  Je reconnais qu’il est difficile d’expliquer dans l’abstrait le degré de détail qui rend la preuve suffisante. Une question d’équité procédurale peut se poser si les demandeurs ne peuvent savoir à l’avance le degré de détail que l’on exige d’eux. Dans un contexte accusatoire, la difficulté peut être surmontée par la définition des questions en litige résultant à la fois de l’échange des actes de plaidoirie et des interactions entre les parties et le décideur à l’audience. Dans un contexte non accusatoire, comme la procédure d’ERAR, les décideurs ne devraient pas exiger d’éléments de preuve qu’un demandeur ne peut raisonnablement obtenir ou dont il ne peut raisonnablement connaître la nécessité. Toutefois, rien de tout cela ne s’est produit en l’espèce.

[35]  Les demandeurs d’asile et les demandeurs d’ERAR reçoivent des instructions précises quant au degré de détail exigé pour que leur demande soit accueillie. À titre d’exemple, le formulaire de Fondement de la demande d’asile [FDA] que les demandeurs d’asile doivent remplir contient les instructions suivantes :

Avez-vous, vous ou votre famille, déjà subi un préjudice, de mauvais traitements ou des menaces dans le passé de la part d’une personne ou d’un groupe?

Si la réponse est « OUI », expliquez en détail :

ce qui vous est arrivé, à vous et à votre famille;

quand le préjudice, les mauvais traitements ou les menaces ont eu lieu;

qui, selon vous, est l’auteur de préjudice, des mauvais traitements ou des menaces;

votre avis quant aux raisons pour lesquelles le préjudice, les mauvais traitements ou les menaces ont eu lieu;

si des personnes dans une situation semblable à la vôtre ont subi un tel préjudice ou de tels mauvais traitements ou menaces.

(Indiquez les dates, les noms et les lieux, lorsque cela est possible.)

[36]  Le formulaire indique qu’il est nécessaire de fournir un degré de détail similaire en réponse à d’autres questions, par exemple au sujet des efforts déployés pour obtenir la protection de l’État. Les instructions dans le formulaire de demande d’ERAR sont moins précises, mais le fardeau est essentiellement le même. Quoi qu’il en soit, le récit de Mme Azzam joint à sa demande d’ERAR est très semblable à celui de son mari joint à son formulaire FDA. De plus, tous deux étaient représentés par un avocat chevronné en droit de l’immigration qui, on doit le supposer, connaissait les exigences.

[37]  Malheureusement, Mme Azzam fournit une preuve nettement insuffisante à l’appui de sa demande d’ERAR. Ce qu’elle dit au sujet de la persécution alléguée se résume à la courte déclaration reproduite ci‑dessus au paragraphe 4, qui ne donne pas de réponses véritables à bon nombre des questions figurant dans le formulaire FDA (reproduit ci‑dessus au paragraphe 35). Par exemple, elle n’explique pas en détail ce qu’elle a subi, les [traduction] « restrictions » qui lui ont été imposées ni ce qu’elle entend par [traduction] « être poursuivis ». Son formulaire n’apporte aucune précision quant aux menaces qui pèsent sur sa vie, comme la date à laquelle elles ont été proférées, par qui, comment elles ont été communiquées, les personnes ou les [traduction] « groupes intégristes extrémistes » qui l’auraient assaillie, ainsi que leur motivation. Tout cela complique énormément l’établissement d’un lien entre les mauvais traitements allégués par Mme Azzam et l’un quelconque des motifs de la Convention mentionnés à l’article 96. À l’audience, l’avocat de Mme Azzam n’a d’ailleurs pas été en mesure d’énoncer clairement les motifs de persécution.

[38]  Les mêmes problèmes se posent si l’on examine la question à la lumière de l’article 97. Nous n’avons aucun moyen d’évaluer la gravité des menaces qui auraient été proférées à l’encontre de Mme Azzam. Nous ignorons si ces menaces pèsent encore sur elle, surtout si l’on présume que les [traduction] « groupes intégristes extrémistes » sont désormais en possession de sa maison.

[39]  Les lettres fournies par le Comité populaire palestinien et l’Organisation de libération de la Palestine n’aident en rien Mme Azzam. Ils ne font que reproduire les déclarations non étayées contenues dans sa demande d’ERAR. L’agente d’ERAR a fait remarquer que [traduction] « l’auteur n’indique pas par qui ils ont été menacés, quand ces événements sont survenus, combien de temps ils ont persisté et pour quelle raison ils se sont produits », soit les mêmes préoccupations que j’ai mentionnées précédemment concernant le récit de Mme Azzam. Ces lettres ne suppléent pas à l’insuffisance de la preuve de Mme Azzam.

[40]  Il était donc tout à fait raisonnable pour l’agente d’ERAR de conclure que Mme Azzam n’a [traduction] « pas réussi à fournir une preuve suffisante ». Il s’ensuit en outre que l’agente d’ERAR n’était pas obligée de tenir une audience.

[41]  J’ajouterais simplement que cette conclusion ne contrevient nullement à la présomption de vérité bien connue, mentionnée dans l’arrêt Maldonado c Ministre de l’Emploi et de l’Immigration, [1980] 2 CF 302 (CA), ainsi que dans le manuel destiné aux agents d’ERAR (voir Medina Cerrato c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1231, au paragraphe 16). Une façon de distinguer les conclusions déguisées sur la crédibilité et les conclusions sur l’insuffisance consiste à « se demander si les affirmations de fait que la preuve présentée est censée établir, en présumant qu’elles soient véridiques, justifieraient vraisemblablement que l’on fasse droit à la demande de protection » : Ahmed c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1207, au paragraphe 31. Il s’agit du processus que j’ai suivi en l’espèce. Même si l’on prend au pied de la lettre la courte déclaration de Mme Azzam, elle contient tellement de lacunes à combler par le lecteur qu’elle ne suffirait pas à prouver les éléments essentiels d’une demande présentée en vertu des articles 96 ou 97.

III.  Conclusion

[42]  Mme Azzam n’a pas démontré que la décision de l’agente d’ERAR est déraisonnable. Par conséquent, sa demande de contrôle judiciaire sera rejetée.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5122-18

  LA COUR ORDONNE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée.

2.  Aucune question n’est certifiée.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-5122-18

 

INTITULÉ :

RANIA WAFIC AZZAM c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVRIL 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 1er MAI 2019

COMPARUTIONS :

Jacques Beauchemin

POUR LA Demanderesse

 

Evan Liosis

POUR LE Défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jacques Beauchemin

Avocat

Montréal (Québec)

POUR LA Demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE Défendeur

 

 

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