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Date : 20190510


Dossier : T-387-16

Référence : 2019 CF 642

Ottawa (Ontario), le 10 mai 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

6075240 CANADA INC.

demanderesse

et

LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse est une contribuable qui a fait défaut de produire une déclaration de revenus pour les années 2010 et 2012. Le ministre a donc établi une cotisation dite « estimative » à l’égard de ces années d’opposition, comme le lui permet le paragraphe 152(7) de la Loi de l’impôt sur le revenu, LRC 1985, c 1 (5e suppl) [la Loi].

[2]  Plus de trois ans après l’établissement de ces cotisations, la demanderesse a tenté de déposer des déclarations de revenus pour les années en cause. Le ministre a refusé de traiter ces déclarations, estimant qu’il ne pouvait émettre une nouvelle cotisation après l’expiration de la « période normale de nouvelle cotisation » définie à l’article 152(3.1), qui est de trois ans en l’espèce.

[3]  La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire du refus du ministre de traiter ses déclarations de revenus pour les années 2010 et 2012.

[4]  La norme de contrôle applicable aux décisions prises par le ministre dans l’application de la Loi est celle de la décision raisonnable : Canada (Ministre du revenu national) c ConocoPhillips Canada Resources Corp, 2017 CAF 243 au paragraphe 34.

[5]  La demanderesse s’appuie sur la partie introductive du paragraphe 152(4) de la Loi, qui se lit ainsi :

(4) Le ministre peut établir une cotisation, une nouvelle cotisation ou une cotisation supplémentaire concernant l’impôt pour une année d’imposition, ainsi que les intérêts ou les pénalités, qui sont payables par un contribuable en vertu de la présente partie ou donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition. Pareille cotisation ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation applicable au contribuable pour l’année que dans les cas suivants […]

(4) The Minister may at any time make an assessment, reassessment or additional assessment of tax for a taxation year, interest or penalties, if any, payable under this Part by a taxpayer or notify in writing any person by whom a return of income for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year, except that an assessment, reassessment or additional assessment may be made after the taxpayer’s normal reassessment period in respect of the year only if […]

[6]  En substance, la demanderesse prétend que la période normale de nouvelle cotisation ne peut commencer à courir que lorsque le contribuable a produit une déclaration de revenus. Selon elle, l’établissement d’une cotisation « estimative » ne déclencherait pas ce délai. Ainsi, dans une telle situation, l’obligation du Ministre d’examiner une déclaration de revenus avec diligence, prévue au paragraphe 152(1), demeurerait entière et ne serait assujettie à aucun délai.

[7]  La demanderesse en veut pour preuve le fait que, selon son libellé, le paragraphe 152(4) ne s’applique qu’ « à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition ».

[8]  Je ne puis accepter ces arguments.

[9]  L’un des objectifs visés par l’article 152 de la Loi est d’assurer la finalité des cotisations en réglementant précisément les circonstances dans lesquelles une nouvelle cotisation peut être émise. À cette fin, le Parlement a établi la période normale de nouvelle cotisation, en a fixé la durée à trois ans dans la plupart des cas et a établi une liste détaillée d’exceptions. Cette période normale de nouvelle cotisation est calculée à partir de « la date d’envoi d’un avis de première cotisation » (art. 152(3.1)a)) et non de la fin de l’année d’imposition ou de la présentation d’une déclaration de revenus.

[10]  Ayant établi un tel régime, le Parlement n’a pas pu vouloir qu’une catégorie importante de cotisations échappe à toute limite temporelle pour ce qui est de l’établissement d’une nouvelle cotisation. C’est pourtant le résultat auquel mène la thèse de la demanderesse. La Loi, à cet égard, ne crée pas différents types de cotisation. L’expression « cotisation estimative », que j’ai employée à des fins de commodité, n’est pas définie par la Loi. Le paragraphe 152(4) s’applique à toutes les cotisations, qu’elles aient été précédées d’une déclaration de revenus ou non. Si le Parlement avait voulu qu’une règle différente s’applique, il aurait pu le dire explicitement. C’est d’ailleurs, comme je le montrerai plus loin, ce qu’a fait le législateur québécois.

[11]  Cette lecture du paragraphe 152(4) n’est pas incompatible avec la règle générale qui figure au paragraphe 152(1), qui prévoit que le ministre a l’obligation d’examiner avec diligence la déclaration de revenus d’un contribuable et de fixer l’impôt payable. Cette règle générale doit évidemment être lue à la lumière du régime fort complexe mis en place par les autres paragraphes de l’article 152. Par exemple, il a été jugé que la règle de l’examen diligent ne s’appliquait pas à une nouvelle cotisation : Armstrong c Canada, 2006 CAF 119 au paragraphe 8. À plus forte raison, il faut aussi conclure que la règle de l’examen diligent ne s’applique pas lorsque le paragraphe 152(4) interdit d’émettre une nouvelle cotisation.

[12]  À cet égard, je ne puis souscrire à l’argument de la demanderesse selon lequel la période normale de nouvelle cotisation est établie exclusivement au bénéfice des contribuables. Cet argument est contraire au libellé du paragraphe 152(4), qui prévoit qu’une cotisation « ne peut être établie après l’expiration de la période normale de nouvelle cotisation », que ce soit à l’initiative du ministre ou du contribuable. De plus, il est évident que la période normale de nouvelle cotisation vise à assurer la stabilité du système en interdisant notamment au contribuable de demander la rectification d’une cotisation après un certain nombre d’années, par exemple si le contribuable découvre une erreur dans ses déclarations des années précédentes.

[13]  Quant à l’argument de texte de la demanderesse, la version anglaise du paragraphe 152(4) confirme que le membre de phrase « à toute personne qui a produit une déclaration de revenu pour une année d’imposition » s’applique uniquement à « donner avis par écrit qu’aucun impôt n’est payable pour l’année ». La version anglaise se lit ainsi : « notify in writing any person by whom a return of income for a taxation year has been filed that no tax is payable for the year ». Il est donc évident que le membre de phrase qui fonde l’argument textuel de la demanderesse ne peut s’appliquer de manière à écarter la période normale de nouvelle cotisation dans les cas de « cotisation estimative » établie sans qu’une déclaration de revenus n’ait été produite.

[14]  Je souligne que la juge Judith M. Woods, qui siégeait alors à la Cour canadienne de l’impôt, est parvenue à une conclusion semblable dans l’affaire Letendre c La Reine, 2011 CCI 577 au paragraphe 10. Par ailleurs, dans l’affaire 2750-4711 Québec inc c Canada (Procureur général), 2016 CF 579, même si l’objet de la demande était différent, mon collègue le juge Luc Martineau a présumé que, dans un cas où un contribuable n’avait pas produit de déclaration de revenus et avait fait l’objet d’une cotisation estimative, « le refus de traitement des déclarations amendées se justifie par l’impossibilité ministérielle d’émettre une nouvelle cotisation à l’extérieur de la période de trois ans » (au paragraphe 10).

[15]  La demanderesse soutient enfin que la Loi devrait recevoir une interprétation semblable à celle des dispositions correspondantes de la loi québécoise, les articles 1005 et 1010 de la Loi sur les impôts, RLRQ, c I-3. L’alinéa 2 de l’article 1010 se lit ainsi :

2.  Le ministre peut aussi déterminer de nouveau l’impôt, les intérêts et les pénalités en vertu de la présente partie et faire une nouvelle cotisation ou établir une cotisation supplémentaire, selon le cas:

a)  dans les trois ans qui suivent le plus tardif soit du jour de l’envoi d’un avis de première cotisation ou d’un avis portant qu’aucun impôt n’est à payer pour une année d’imposition, soit du jour où une déclaration fiscale pour l’année d’imposition est produite;

(2)  The Minister may also redetermine the tax, interest and penalties payable under this Part and make a reassessment or an additional assessment, as the case may be,

(a)  within three years after the day of sending of an original assessment or of a notice that no tax is payable for a taxation year or the day on which a fiscal return for the taxation year is filed, whichever is later;

[16]  Or, le paragraphe 152(3.1) de la Loi ne prévoit pas que la période normale de nouvelle cotisation peut commencer à courir au moment où le contribuable produit une déclaration de revenus, si ce moment est postérieur à l’envoi d’un premier avis de cotisation. La loi fédérale et la loi québécoise prévoient des règles différentes. La loi québécoise ne peut donc servir à interpréter la loi fédérale. Je conviens que cette discordance entre les deux lois peut être source de confusion pour les contribuables québécois et qu’elle pourrait être considérée comme source d’iniquité, mais il ne m’appartient pas de récrire la Loi pour éviter un tel résultat.

[17]  La demanderesse n’a pas réussi à démontrer que la décision de ne pas traiter ses déclarations de revenus pour les années 2010 et 2012 était déraisonnable. La demande de contrôle judiciaire sera donc rejetée. Eu égard à l’ensemble des circonstances, j’estime qu’il est juste de fixer le montant des dépens à 250 $, incluant les déboursés et les taxes.


JUGEMENT dans le dossier T-367-16

LA COUR STATUE que :

1.  La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

2.  La demanderesse est condamnée à payer au défendeur la somme de 250 $ à titre de dépens, y compris les déboursés et les taxes.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

Dossier :

T-367-16

INTITULÉ :

6075240 CANADA INC c LE MINISTRE DU REVENU NATIONAL

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 9 mai 2019

JUGEMENT ET MOTIFS:

LE JUGE GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

LE 10 mai 2019

COMPARUTIONS :

Sofia Guedez

Chantal Donaldson

 

Pour la demanderesse

 

Dominik Longchmaps

Charles Camirand

 

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Donaldson Boissonneault

Avocats

Gatineau (Québec)

 

Pour la demanderesse

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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