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Dossier : T‑1600‑18

Référence : 2019 CF 630

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 9 mai 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

LE CHEF JOHN STAGG, LE CONSEILLER LEONARD SUMNER, LE CONSEILLER OWEN STAGG, À TITRE PERSONNEL ET À TITRE DE REPRÉSENTANTS DE LA PREMIÈRE NATION DE DAUPHIN RIVER, ET LA PREMIÈRE NATION DE DAUPHIN RIVER, À TITRE DE REPRÉSENTANTE DE TOUS SES MEMBRES

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA, L’HONORABLE RALPH GOODALE, MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE,

L’HONORABLE JANE PHILPOTT, MINISTRE DE SERVICES AUX AUTOCHTONES CANADA, L’HONORABLE CAROLYN BENNETT, MINISTRE DES RELATIONS COURONNE‑AUTOCHTONES ET DES AFFAIRES DU NORD

défendeurs

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Au printemps 2011, la Première Nation de Dauphin River [la PNDR] a été évacuée en raison de l’inondation de ses terres de réserve. Bon nombre de ses membres ont été obligés de déménager temporairement dans la région de Winnipeg ou ailleurs au Manitoba. La reconstruction de la communauté a pris plus de temps que prévu. Services aux Autochtones Canada [SAC], par l’entremise d’un certain nombre d’intermédiaires, a offert aux membres de la PNDR des prestations devant les aider à se loger ailleurs en attendant que de nouvelles maisons soient prêtes. À l’été 2018, alors que de nouvelles maisons étaient prêtes ou sur le point de l’être, SAC a déclaré l’évacuation terminée et a mis fin aux prestations aux personnes évacuées.

[2]  La PNDR s’est opposée à la cessation des prestations aux personnes évacuées et sollicite maintenant le contrôle judiciaire de cette décision. Elle affirme que les 70 maisons qui ont été construites jusqu’à maintenant ne suffisent pas pour répondre aux besoins de la communauté et que 45 familles évacuées n’ont toujours pas de maison où retourner lorsque leurs prestations prendront fin. La PNDR prétend que, lorsque la communauté a été évacuée, SAC a promis qu’une maison serait construite pour chacune des familles évacuées. Elle soutient également que la décision n’a pas été prise d’une manière équitable sur le plan de la procédure.

[3]  Le procureur général, pour sa part, nie qu’une telle promesse ait été faite. Il ajoute qu’il était raisonnable de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées, parce que la PNDR a maintenant un plus grand nombre de maisons et un taux d’occupation plus faible qu’avant les inondations, même lorsque l’augmentation naturelle de sa population est prise en compte. Le procureur général soutient aussi que la décision de verser des prestations ou d’y mettre fin relève de la prérogative et qu’elle ne peut être soumise à l’examen des cours de justice.

[4]  La demande de contrôle judiciaire de la PNDR est rejetée. La décision n’est pas à l’abri d’un contrôle du fait qu’elle est prise en vertu de la prérogative royale ou qu’elle est liée à l’affectation de fonds publics. Toutefois, le processus qui a mené à la décision était conforme aux exigences de l’équité procédurale. Surtout, la décision était raisonnable, puisqu’elle tenait compte des besoins collectifs des membres de la PNDR. Étant donné le rôle de la PNDR dans l’attribution des maisons à ses membres, le décideur n’était pas tenu de se renseigner sur les besoins individuels. Enfin, les références à certains documents produits au cours de négociations n’ont pas pour effet de rendre la décision déraisonnable.

I.  Les faits

[5]  Comme d’habitude, une bonne compréhension de l’affaire exige une analyse détaillée des faits. Il est cependant difficile de bien saisir la pertinence de certains faits si l’on ne jette pas tout d’abord un coup d’œil à la législation et aux politiques dans deux domaines qui se rejoignent dans la présente affaire, soit la politique en matière de logement et les mesures d’urgence.

[6]  Dans les présents motifs, je désignerai le ministère concerné sous son nom actuel de Services aux Autochtones Canada, ou SAC. SAC faisait auparavant partie d’un plus grand ministère, dont le nom le plus récent était Affaires autochtones et Développement du Nord Canada [AADNC].

A.  Le logement pour les Premières Nations

[7]  Le logement est un besoin humain fondamental. À cet égard, l’article 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels reconnaît « le droit de toute personne à un niveau de vie suffisant [...], y compris [...] un logement. » Toutefois, au Canada, le logement est souvent considéré comme une affaire privée. Les gens sont censés se trouver un logement par leurs propres moyens et utiliser leurs propres ressources pour en assumer les coûts. Néanmoins, le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux ont adopté diverses stratégies pour rendre le logement plus abordable. À l’échelon fédéral, la Loi nationale sur l’habitation, LRC 1985, c N‑11, vise à « favoriser l’accès à une diversité de logements abordables » en offrant du financement ou diverses formes de subventions. La plupart des provinces réglementent la location résidentielle et offrent des subventions au logement ou d’autres formes d’aide au logement aux familles à faible revenu. Voir, par exemple, la Loi sur la Société d’habitation et de rénovation, CPLM c H160.

[8]  Dans les communautés des Premières Nations, le logement est aussi offert par le truchement d’une combinaison d’initiatives publiques et privées. Compte tenu de la situation économique dans de nombreuses communautés des Premières Nations, ainsi que des contraintes relatives à la propriété privée découlant de la Loi sur les Indiens, LRC 1985, c I‑5, et d’autres facteurs, le financement public y joue un rôle plus important que dans les collectivités non autochtones. Dans bien des cas, comme celui de la PNDR, les Premières Nations construisent des maisons à l’aide des fonds fédéraux disponibles et les louent ou les attribuent simplement à leurs membres. Les décisions concernant la répartition des habitations sont prises par les Premières Nations, soit en vertu de l’article 20 de la Loi sur les Indiens, qui porte sur les certificats de possession, ou dans le cadre de contrats de location, ou encore au moyen d’ententes plus informelles. Le gouvernement fédéral ne joue aucun rôle dans la répartition des habitations au sein des Premières Nations.

[9]  Bien que le gouvernement fédéral semble assumer la responsabilité politique de la fourniture d’habitations adéquates aux communautés des Premières Nations, le fondement juridique de la prestation de cette aide n’est pas clair. Il se peut, comme la PNDR l’a laissé entendre à l’audience, que l’obligation de fournir des habitations découle de la relation établie par les traités entre la Couronne et de nombreux peuples autochtones. La PNDR, entre autres, est partie au Traité no 2. Dans la tradition autochtone, les traités visaient à établir une relation familiale (wahkohtowin) entre les partenaires d’un traité : Treaty Elders of Saskatchewan, Our Dream Is That Our Peoples Will One Day Be Clearly Recognized As Nations (Calgary : University of Calgary Press, 2000), aux pages 33 à 36. Les membres d’une famille peuvent être tenus de s’entraider en cas de besoin. De plus, d’après la PNDR, l’existence d’habitations convenables serait une condition préalable à l’exercice des droits de récolte garantis par les traités ou la Loi constitutionnelle de 1930. Toutefois, la preuve en l’espèce ne permet pas de déterminer l’existence et la portée d’un droit issu de traité en matière de logement.

[10]  Le Parlement n’a pas promulgué de loi portant expressément sur le logement des Premières Nations (voir, à ce sujet, Canada (Procureur général) c Simon, 2012 CAF 312, aux paragraphes 4 à 6; Janna Promislow et Naiomi Metallic, « Realizing Aboriginal Administrative Law », dans Colleen M. Flood et Lorne Sossin (éd.), Administrative Law in Context, 3e éd. (Toronto : Emond Montgomery, 2018), 87, aux pages 93 à 108). Il semble que le financement du logement soit assuré par la Société canadienne d’hypothèques et de logement [la SCHL] en vertu des dispositions générales de la Loi nationale sur l’habitation, ou par des politiques de SAC. Les politiques pertinentes ne m’ont pas été soumises en preuve.

[11]  Il est de notoriété publique que la situation du logement dans les communautés des Premières Nations est particulièrement difficile, au point où certains parlent de crise. Il y a plus de 20 ans, la Commission royale sur les peuples autochtones a décrit la situation ainsi :

Le logement et les services publics laissent tellement à désirer dans les collectivités autochtones qu’ils menacent la santé et le bien‑être de leurs habitants. Inférieurs en tous points à la norme canadienne, ils sont le signe visible de la pauvreté et de la marginalisation qui touchent les autochtones de façon disproportionnée. [...]

Le problème a une triple origine : l’insuffisance des revenus nécessaires à l’accession à la propriété, l’absence d’un marché actif du logement dans de nombreuses localités où vivent des autochtones et le manque de précision et de consensus quant à la nature et à l’étendue de la responsabilité gouvernementale dans ce domaine. [...]

(Canada, Commission royale sur les Peuples autochtones, Rapport de la Commission royale sur les Peuples autochtones, volume 3, Vers un ressourcement, Ottawa, Groupe Communication Canada, 1996, à la page 490).

[12]  En fait, il semble qu’il y ait eu un certain niveau de surpeuplement au sein de la PNDR avant les inondations de 2011. Les affidavits de Tanita et d’Alexis Cruly en donnent un exemple : les trois sœurs Cruly, dont deux étaient des adultes, vivaient dans une maison de trois chambres, avec leur mère et leur beau‑père, ainsi que la fille de quatre ans de l’une d’elles. SAC a calculé qu’en 2011, le taux d’occupation, c’est‑à‑dire le nombre d’habitants par unité d’habitation dans la PNDR, était de 3,8. À titre de comparaison, le taux d’occupation moyen pour les Premières Nations du Manitoba était de 5,4, tandis que la moyenne globale au Manitoba était de 2,6.

B.  Les mesures d’urgence

[13]  La plupart des Canadiens s’attendent à ce que leurs gouvernements les protègent en cas d’urgence. La planification en vue de situations d’urgence est effectivement devenue une responsabilité importante de tous les ordres de gouvernement. La planification des mesures d’urgence inclut la prévention, la préparation, l’intervention en cas d’urgence et le rétablissement.

[14]  Le rétablissement après une situation d’urgence peut comprendre la reconstruction des collectivités et l’hébergement temporaire des personnes évacuées. Ces mesures sont essentielles pour les personnes les plus touchées par une situation d’urgence. Toutefois, malgré leur importance, le droit à ces mesures n’est pas prévu par la loi, comme le montrera un examen de la législation pertinente.

[15]  La Loi sur la gestion des urgences, LC 2007, c 15, est très brève. Elle part du principe qu’au Canada, la protection civile est une compétence partagée entre les divers paliers de gouvernement. L’article 4 énonce un certain nombre de responsabilités du gouvernement fédéral en matière de situations d’urgence. En particulier, il habilite le gouvernement fédéral à déclarer qu’une urgence provinciale « constitue un sujet de préoccupation pour le gouvernement fédéral » et, après avoir fait cette déclaration, à offrir une aide financière à une province. L’article 6 prévoit que les ministres fédéraux doivent préparer des plans d’urgence pour les questions qui relèvent de leur compétence. En vertu de ce pouvoir, SAC ou ses prédécesseurs ont établi le Programme d’aide à la gestion des urgences (le PAGU).

[16]  La Loi sur les mesures d’urgence du Manitoba, CPLM, c E80, renferme, entre autres, des dispositions obligeant les ministères et les autorités locales à préparer des plans d’urgence. Elle prévoit également la déclaration de l’état d’urgence et l’exercice de pouvoirs exceptionnels en pareilles circonstances. La partie IV de la Loi porte sur l’aide aux sinistrés. L’article 16.1 autorise les autorités compétentes à accorder une indemnisation en cas de sinistre, conformément aux politiques adoptées par le gouvernement. Il précise que cette aide est offerte « à titre gratuit » et ne peut faire l’objet d’un appel, sauf auprès de la Commission d’appel de l’aide aux sinistrés constituée par l’article 17.

[17]  Nous pouvons maintenant examiner les événements qui ont touché la région d’Entre‑les‑Lacs, au Manitoba, et la PNDR en particulier, en 2011.

C.  Les inondations de 2011 et les activités de reconstruction

[18]  Les inondations sont depuis longtemps un problème au Manitoba. Le gouvernement provincial s’occupe de la gestion des débits d’eau, de la prévention des inondations et de l’atténuation des dommages qu’elles causent, et il a réalisé un certain nombre de travaux à cette fin, dont le canal de dérivation Portage, qui détourne les eaux excédentaires de la rivière Assiniboine vers le lac Manitoba. Les eaux du lac Manitoba se déversent dans la rivière Fairford, puis dans le lac Saint‑Martin, puis dans la rivière Dauphin, qui se jette dans le lac Winnipeg. La PNDR est située à l’embouchure de la rivière Dauphin, là où elle se jette dans le lac Winnipeg.

[19]  Au printemps 2011, divers facteurs combinés ont mené à des niveaux d’eau record dans le bassin de la rivière Assiniboine et ailleurs au Manitoba. Dans le but de réduire au minimum les risques d’inondation le long de l’Assiniboine, en particulier à Winnipeg et dans les environs, le gouvernement provincial a détourné des quantités considérables d’eau vers le lac Manitoba par la dérivation Portage. Le débit de la rivière Dauphin a considérablement augmenté, occasionnant des inondations importantes dans la région d’Entre‑les‑Lacs. Plusieurs communautés, dont la PNDR, ont subi des dommages importants. La PNDR décrit les mesures de gestion de l’eau prises par le gouvernement du Manitoba comme étant le fruit d’une décision consciente de sacrifier la PNDR et d’autres communautés de la région afin de sauver Winnipeg et d’autres régions densément peuplées.

[20]  Étant donné l’inondation imminente, la PNDR a été évacuée en mai 2011 et ses membres se sont réinstallés ailleurs, surtout dans la région de Winnipeg. Bon nombre, sinon la totalité des 53 maisons de la PNDR qui existaient alors ont été détruites ou rendues inhabitables.

[21]  En 2013, la PNDR a intenté une action contre le gouvernement fédéral devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba relativement aux pertes subies à la suite de l’inondation de 2011. Peu de progrès ont été faits en vue de mettre cette action en état. Les parties ont préféré négocier un accord de règlement global [ARG]. Ces négociations ont mené à une entente de principe [l’EP] en 2017, mais aucun ARG n’a encore été signé.

[22]  Bien que l’ARG n’ait pas encore été signé, le gouvernement fédéral a financé les activités de reconstruction de la PNDR avec la participation du gouvernement du Manitoba. Avant l’inondation, il y avait 53 maisons dans la PNDR : affidavit d’Aaron O’Keefe, dossier des défendeurs, à la page 8, paragraphe 21. Le plan initial, qui a fait l’objet d’une entente entre la PNDR et le gouvernement du Manitoba en 2014, prévoyait l’installation de 41 maisons préfabriquées. Toutefois, en 2016, la PNDR a identifié des besoins supplémentaires et le gouvernement fédéral a accepté de financer la construction de 20 maisons supplémentaires et la rénovation d’une autre. Et même ces chiffres ont été dépassés, car sept maisons additionnelles ont été construites grâce à du financement approuvé par la SCHL. La construction de ces maisons a été terminée à l’été ou à l’automne 2018. Il y a donc maintenant 70 nouvelles maisons dans la PNDR.

[23]  Le gouvernement fédéral a de plus financé la reconstruction et la construction de nouvelles infrastructures collectives. Ainsi, la PNDR dispose maintenant d’un nouveau bureau du conseil de bande, d’un réseau d’aqueduc et d’égout, d’un centre de santé et d’une école offrant de la maternelle à la 8e année.

[24]  Néanmoins, la PNDR est d’avis que cela ne suffit pas pour répondre aux besoins de ses membres en matière de logement. Lors de réunions avec SAC tenues à l’automne 2017, elle a affirmé que 45 maisons supplémentaires seraient nécessaires. Elle affirme que cette conclusion découle d’une évaluation des besoins effectuée en 2017, ce qui explique pourquoi elle n’a pas adopté cette position plus tôt.

[25]  Une requête en autorisation d’un recours collectif contre les gouvernements fédéral et manitobain a aussi été déposée devant la Cour du Banc de la Reine du Manitoba. La requête contre le Manitoba a d’abord été rejetée, le juge ayant conclu qu’un recours collectif n’était pas la meilleure procédure à intenter pour régler les réclamations des membres : Anderson c Manitoba, 2014 MBQB 255 [Anderson MBQB]. Toutefois, la Cour d’appel a infirmé cette conclusion et a autorisé le recours collectif contre le Manitoba : Anderson c Manitoba, 2017 MBCA 14. On m’a informé que cette action a été réglée, mais les deux parties conviennent que ce règlement n’a aucune incidence sur les questions dont je suis saisi. Dans la même décision, la Cour du Banc de la Reine a rejeté les réclamations contre le gouvernement fédéral, estimant qu’elles ne révélaient aucune cause d’action : Anderson MBQB, aux paragraphes 170 à 192. Cette décision n’a pas été portée en appel.

D.  Les prestations aux personnes évacuées

[26]  L’une des tristes conséquences des situations d’urgence comme l’inondation de 2011, c’est que les évacués sont souvent incapables de retourner chez eux tant que des travaux de réparation ou de reconstruction importants ne sont pas terminés. Les programmes de mesures d’urgence comprennent donc souvent une aide à la réinstallation qui vise à fournir aux évacués les moyens de vivre pendant que leur domicile est inhabitable.

[27]  Cette aide, que les parties ont appelée [traduction] « prestations aux personnes évacuées », a été fournie aux membres de la PNDR qui ont été évacués en 2011. Pour les fins de la présente demande, le montant précis de ces prestations est sans importance. Selon les déclarations sous serment de cinq personnes évacuées, les prestations mensuelles incluent le paiement du loyer directement à leurs propriétaires, pour des sommes allant de 800 $ à 1200 $, ainsi qu’un paiement en espèces pour les dépenses accessoires, de l’ordre de 200 $ à 300 $.

[28]  La manière exacte dont ces prestations ont été acheminées à leurs bénéficiaires n’a été expliquée clairement à la PNDR qu’au cours de la présente instance. Le gouvernement fédéral a adopté un décret en vertu de la Loi sur la gestion des urgences déclarant que l’inondation de 2011 constituait un sujet de préoccupation national et autorisant le versement de sommes d’argent au gouvernement du Manitoba. Le gouvernement fédéral a par conséquent versé des sommes d’agent visant à couvrir, entre autres, l’aide à la réinstallation des Manitobains, qu’ils soient autochtones ou non. Le gouvernement provincial a ensuite conclu un contrat avec une organisation non gouvernementale privée, d’abord la Manitoba Association of Native Firefighters [l’association des pompiers autochtones du Manitoba] et, à partir de 2014, la Société canadienne de la Croix‑Rouge [la Croix‑Rouge], pour la prestation de l’aide aux bénéficiaires visés. La hiérarchie des pouvoirs et des responsabilités n’est toujours pas claire. Ainsi, le gouvernement fédéral a signé une entente directement avec la Croix‑Rouge en 2014. Cette entente comporte un énoncé des travaux définissant les services à offrir aux évacués en fonction du programme provincial d’aide financière aux sinistrés. Elle prévoit aussi que la Croix‑Rouge demandera un remboursement au gouvernement du Manitoba. Nous ne savons pas si les prestations relèvent de la Loi sur les mesures d’urgence du Manitoba. Néanmoins, lors de l’audition de la présente demande, l’avocat des défendeurs a admis que le gouvernement fédéral prend les décisions relatives aux prestations aux personnes évacuées et que la Croix‑Rouge ne fait que suivre ces décisions.

E.  La décision contestée

[29]  À l’hiver ou au début du printemps 2018, les fonctionnaires de SAC ont déterminé que la situation de la PNDR était redevenue telle que les personnes évacuées pouvaient retourner chez elles. Ils ont demandé à la PNDR de cosigner une lettre à l’attention de tous les évacués pour les informer de la fin de l’évacuation et des prestations. La PNDR a toutefois refusé d’acquiescer à cette demande. SAC a par conséquent décidé de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées à compter du 31 juillet 2018. Le directeur général régional a communiqué cette décision aux membres de la PNDR dans une lettre datée du 30 mai 2018 envoyée à chacun des chefs des ménages évacués. SAC affirme que la plupart de ces lettres ont été reçues au cours de l’été, à quelques exceptions près : affidavit d’Aaron O’Keefe, dossier des défendeurs, aux pages 15 et 16, paragraphes 43 et 44.

[30]  La PNDR s’opposait à la cessation des prestations, parce qu’elle estimait que 45 maisons supplémentaires étaient nécessaires pour accueillir tous les évacués, compte tenu de la croissance de la collectivité depuis les inondations. Cette thèse a été exprimée, entre autres, dans la lettre du 15 juin 2018 envoyée à Mme Jane Philpott, alors ministre de SAC. À la suite de ces observations, SAC a accepté de reporter d’un mois, soit au 31 août 2018, la cessation des prestations aux personnes évacuées. SAC n’a toutefois pas accepté de reporter indéfiniment la fin de ces prestations, comme le confirme la lettre du 23 août 2018 de son directeur général régional par intérim.

[31]  D’autres discussions n’ayant pas abouti à une entente, la PNDR a présenté la demande en l’espèce le 31 août 2018, en demandant aussi à la Cour d’émettre une injonction provisoire et interlocutoire. Au cours d’une conférence téléphonique tenue ce jour‑là avec le soussigné, l’avocat des défendeurs a accepté de verser des prestations aux personnes évacuées jusqu’au 30 septembre 2018, à condition qu’une requête en injonction interlocutoire soit entendue avant cette date. Les avocats des deux parties ont par la suite convenu que les prestations seraient versées jusqu’à ce qu’une décision soit rendue à propos de la demande principale, ce qui rendait théorique la requête en injonction interlocutoire. À l’heure actuelle, seules les prestations aux 45 chefs des ménages évacués à qui une maison n’a pas été attribuée demeurent en cause. La PNDR ne conteste plus la cessation des prestations pour les autres évacués.

[32]  Les parties ne s’entendent pas sur la question de savoir quelle décision fait l’objet du contrôle. La PNDR affirme qu’il s’agit de la lettre du 23 août 2018, parce que la décision prise le 24 mai 2018 avait été « annulée ». Le procureur général, quant à lui, dit que la décision de mettre fin aux prestations a été prise le 24 mai 2018 et qu’elle n’a jamais été annulée; seuls ses effets avaient été reportés. Je suis d’accord avec lui, parce que SAC n’a jamais renoncé à mettre fin aux prestations, bien qu’il ait accepté de retarder d’un mois la mise en œuvre de la décision. Que SAC ait refusé de réexaminer sa décision ne signifie pas que le ministère a pris une nouvelle décision. Je constate que, malgré cela, ni l’une ni l’autre des parties n’a laissé entendre qu’une prolongation du délai était nécessaire.

[33]  Peut‑être en raison du désaccord quant au moment où la décision a été prise, les parties ne s’entendent pas non plus sur ce que sont les motifs de cette décision. À ce sujet, il ne faut pas perdre de vue que la décision n’est pas le résultat d’un processus juridictionnel. Par conséquent, il s’agit d’une affaire dans laquelle nous devons « examiner le dossier » pour trouver quels sont les motifs : Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, au paragraphe 15, [2011] 3 RCS 708 [Newfoundland Nurses]. Ce dossier comprend non seulement les lettres du 24 mai 2018 et du 23 août 2018, mais aussi plusieurs versions d’une [TRADUCTION] « note de décision » préparée pour le directeur général régional, ainsi que des renseignements supplémentaires fournis par les déposants de SAC. D’après ces sources, je conclus que les motifs de la décision attaquée par la présente demande comprennent ce qui suit :

[34]  Au cours de l’instance, les deux parties ont soutenu que certains documents, en particulier la RCB de 2016 et l’EP de 2017, étaient protégés par le privilège relatif aux règlements et n’étaient pas admissibles en preuve. Toutefois, comme je l’expliquerai plus tard, ces observations signifient en réalité que le directeur général régional n’aurait pas dû tenir compte de ces documents lorsqu’il a pris sa décision, pas que je ne devrais pas les examiner. Pour cette raison, j’ai admis ces documents et je me pencherai sur le privilège relatif aux règlements lorsque j’examinerai le bien‑fondé de la décision.

II.  Analyse

[35]  L’objet de la présente demande de contrôle judiciaire est la cessation des prestations aux personnes évacuées. Pourtant, cette question ne peut être complètement dissociée de la question plus générale du nombre suffisant de logements. Intuitivement, l’évacuation ne peut prendre fin avant que chaque famille puisse retourner dans une maison réparée ou neuve. Mais le délai de sept ans entre les inondations et la décision contestée a rendu les choses plus difficiles. Lorsque la PNDR a été évacuée, on pouvait penser qu’une famille était un groupe de personnes habitant sous le même toit. Toutefois, à mesure que le temps passait, les enfants sont devenus adultes, des bébés sont nés, des couples se sont formés ou se sont séparés, et des gens sont décédés, de sorte que les familles de 2011 ne sont pas nécessairement celles de 2018. Voilà pourquoi la PNDR prétend qu’il faut 45 maisons de plus pour répondre aux besoins de ses membres.

[36]  Il est d’autant plus difficile de résoudre cette question que les parties ont entrepris la reconstruction avant de négocier un règlement global de tous les problèmes découlant des inondations. Par conséquent, il n’y a pas d’entente sur le nombre de maisons à construire ni sur les modalités du programme de prestations aux personnes évacuées. Il n’y a pas de consensus sur la manière de mesurer les besoins de la communauté.

[37]  Le présent jugement est divisé en trois parties. Je dois d’abord répondre à une objection soulevée par le procureur général au sujet de la compétence de notre Cour et de sa capacité à trancher les questions en litige. J’expliquerai pourquoi j’estime que le différend est justiciable. Je passerai ensuite aux objections soulevées par la PNDR à propos du processus décisionnel suivi par SAC et expliquerai pourquoi ces objections ne sont pas fondées. J’examinerai ensuite le bien‑fondé de la décision. En dernière analyse, je conclus que la décision était raisonnable.

[38]  À ce stade‑ci, je tiens à préciser ce que la présente affaire n’est pas. Il ne s’agit pas d’une réclamation pour les dommages causés par l’inondation. Un recours collectif à cet effet a été réglé avec le Manitoba, et l’action contre le Canada sera tranchée par la Cour du Banc de la Reine du Manitoba, sur le fondement d’une preuve plus exhaustive – à moins, bien sûr, que les parties ne parviennent à un règlement entre‑temps. Il ne s’agit pas non plus d’une demande fondée sur le droit au logement, quelle qu’en soit la source. L’affaire ne m’a pas été présentée de cette manière et les ordonnances que la PNDR me demande d’émettre ne sont pas directement liées au logement. De plus, contrairement à l’affaire Société de soutien à l’enfance et à la famille des Premières Nations du Canada c Canada (Procureur général), 2016 TCDP 2, il ne s’agit pas d’une plainte pour discrimination. Aucune preuve visant à montrer que les membres de la PNDR ont été lésés en raison d’un motif de distinction illicite n’a été présentée.

A.  La compétence, le caractère justiciable et la norme de contrôle

[39]  Avant de me pencher sur le fond, je dois répondre à une objection soulevée par le procureur général, qui soutient que la décision de mettre fin aux prestations [traduction] « n’est pas assujettie au contrôle judiciaire ». Selon lui, la loi n’oblige nullement le gouvernement fédéral à verser des prestations aux personnes évacuées. Le faire serait un exercice de la prérogative royale, qui ne pourrait faire l’objet d’un contrôle que pour des motifs constitutionnels. La décision d’accorder ces prestations serait une décision discrétionnaire de politique publique ne pouvant faire l’objet d’un contrôle par les tribunaux.

[40]  Ces arguments peuvent être envisagés comme une contestation soit de la compétence de notre Cour, soit du caractère justiciable de l’affaire. À l’audience, l’avocat du procureur général a confirmé qu’il souhaitait faire valoir les deux aspects de l’argument. Quoi qu’il en soit, que la question soit envisagée sous l’angle de la compétence ou du caractère justiciable, l’argument ne tient pas.

[41]  La compétence de notre Cour en matière de contrôle de l’exercice de la prérogative royale est solidement établie et, en fait, elle est explicitement prévue par la définition d’ « office fédéral » donnée à l’article 2 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F‑7 : Première Nation des Hupacasath c Canada (Affaires étrangères et Commerce international Canada), 2015 CAF 4, aux paragraphes 36 à 58 [Hupacasath]. Notre Cour a examiné des décisions qui sont généralement considérées comme ayant été prises en vertu de la prérogative royale, comme la délivrance de passeports (par exemple, Lipskaia c Canada (Procureur général), 2018 CF 789) ou la conclusion ou le retrait de traités internationaux (Hupacasath; Turp c Canada (Justice), 2012 CF 893, [2014] 1 RCF 439).

[42]  Le procureur général a cité l’arrêt Canada (Premier ministre) c Khadr, 2010 CSC 3, [2010] 1 RCS 44 [Khadr] pour faire valoir que les tribunaux n’ont compétence que « pour contrôler la constitutionnalité de l’exercice de la prérogative » (au paragraphe 37). Toutefois, la mention par la Cour suprême du contrôle judiciaire pour des motifs constitutionnels s’explique par le fait que la réclamation dans cette affaire était fondée sur la Charte. Elle ne visait pas à exclure d’autres motifs de contrôle : Hupacasath, au paragraphe 61. (Dans la mesure où la décision Hospitality House Refugee Ministry Inc c Canada (Procureur général), 2013 CF 543, dit le contraire, elle a été supplantée par Hupacasath.) Comme l’a écrit la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Black c Canada (Prime Minister) (2001), 199 DLR (4th) 228, à la page 245 [Black] : [traduction] « [...] en raison de l’élargissement de la portée du contrôle judiciaire et de la responsabilité de la Couronne, il n’est plus possible de soutenir que l’exercice d’une prérogative est à l’abri du contrôle judiciaire simplement parce qu’il s’agit d’une prérogative et non d’un pouvoir découlant de la loi. » (Voir aussi Patrice Garant, Droit administratif, 7e éd. (Cowansville, Qc : Yvon Blais, 2017), aux pages 45 à 49 [Garant, Droit administratif]; Peter W Hogg, Constitutional Law of Canada, 5e éd. (Toronto : Thomson Reuters, 2007) (feuilles mobiles), par. 1.9 [Hogg, Constitutional Law].)

[43]  Adopter l’approche proposée par le procureur général causerait d’importants problèmes pratiques. Une définition précise de la prérogative royale serait nécessaire, car la compétence de notre Cour dépendrait de la caractérisation de la source de la décision faisant l’objet du contrôle. Pourtant, il n’y a pas de consensus pour dire quelles décisions sont prises en vertu de la prérogative royale et quelles décisions sont prises en vertu d’une autre source d’autorité, comme je vais le démontrer dans les paragraphes qui suivent.

[44]  Il a été dit de la prérogative royale qu’il s’agit du « résidu du pouvoir discrétionnaire ou arbitraire dont la Couronne est légalement investie à tout moment » (Khadr, au paragraphe 34). Les descriptions de la prérogative royale portent habituellement sur les pouvoirs ayant trait aux fonctions traditionnelles de l’État, comme la défense, les affaires étrangères, les honneurs et le droit de grâce, ainsi que sur un certain nombre d’immunités traditionnelles : voir, par exemple, Craig Forcese, « The Executive, the Royal Prerogative, and the Constitution » dans Peter Oliver, Patrick Macklem et Nathalie Des Rosiers (éd.), The Oxford Handbook of the Canadian Constitution (Oxford, Oxford University Press, 2017) [Forcese, « The Executive »]; Philippe Lagassé, « Parliamentary and Judicial Ambivalence Towards Executive Prerogative Powers in Canada » (2012) 55 Administration publique du Canada, à la page 157 [Lagassé, « Prerogative Powers »]; Paul Lordon, Crown Law (Toronto, Butterworths, 1991) aux pages 75 à 106; Garant, Droit administratif, aux pages 49 à 75.

[45]  Et pourtant, certains semblent dire quelquefois que la prérogative royale comprend aussi des pouvoirs que l’État détient en tant que personne physique, comme celui de conclure des contrats ou de dépenser de l’argent. On affirme parfois que les programmes de dépenses du gouvernement qui ne s’appuient pas sur un régime législatif détaillé sont établis en vertu de la prérogative (voir, par exemple, Médecins canadiens pour les soins aux réfugiés c Canada (Procureur général), 2014 CF 651, aux paragraphes 354 à 402, [2015] 2 CF 267). Il est toutefois difficile de concilier cette caractérisation avec la règle bien établie selon laquelle le gouvernement ne peut pas dépenser les fonds publics sans l’approbation du Parlement : Loi sur la gestion des finances publiques, LRC 1985, c F‑11, article 26. De façon plus générale, l’idée même de la prérogative royale fait penser à des pouvoirs que des personnes physiques ne peuvent exercer. À ce sujet, le professeur Hogg affirme ce qui suit (Constitutional Law, au paragraphe 1.9) :

[traduction]

Les pouvoirs ou privilèges dont jouissent tout autant les particuliers ne font pas, à strictement parler, partie de la prérogative. Par exemple, la Couronne a le pouvoir d’acquérir et d’aliéner des biens et de conclure des contrats, mais ce ne sont pas des pouvoirs conférés par la prérogative, parce que tout le monde les possède.

[46]  Il peut également être difficile de juger si la prérogative royale a été supplantée par la législation : voir, par exemple, les points de vue divergents dans Lagassé, « Prerogative Power » et Forcese, « The Executive ». Il serait très peu pratique que la compétence de notre Cour repose sur une analyse détaillée d’une question juridique aussi complexe.

[47]  Dans l’arrêt Gestion Complexe Cousineau (1989) Inc. c Canada (Ministre des Travaux publics et des Services gouvernementaux), [1995] 2 CF 694 (CA), le juge Robert Décary de la Cour d’appel fédérale a mis en garde contre l’idée de faire dépendre la compétence de la Cour de distinctions subtiles relatives à la source du pouvoir de rendre la décision contestée (à la page 705) :

[...] Entre une interprétation qui favorise l’accès au contrôle judiciaire et assoit la compétence de la Cour sur une base ferme et uniforme, et une interprétation qui restreint l’accès au contrôle judiciaire, segmente la compétence de la Cour en fonction de critères incertains et impraticables et amène inéluctablement une avalanche de débats liminaires, le choix s’impose de lui‑même. Je ne puis supposer que le Parlement ait voulu jouer d’astuce avec les administrés.

[48]  Ainsi, l’interprétation la plus juste est que l’État n’agit pas en vertu de la prérogative royale lorsqu’il établit un programme de dépenses ne reposant pas sur une loi particulière, comme le programme d’aide d’urgence dont il est question ici. Et même si j’avais tort en tirant cette conclusion, l’arrêt Hupacasath nous enseigne qu’une décision rendue en vertu de la prérogative royale n’échappe pas à la compétence de notre Cour.

[49]  Néanmoins, il est possible d’interpréter l’objection du procureur général comme une contestation quant au caractère justiciable de l’affaire, plutôt que comme une contestation de la compétence de notre Cour. La compétence et le caractère justiciable sont des notions différentes. Dans l’arrêt Hupacasath, le juge David Stratas de la Cour d’appel fédérale, a expliqué le concept de caractère justiciable dans les termes suivants, aux paragraphes 62 et 66 :

Le caractère justiciable, parfois désigné l’« objection fondée sur des questions de politique », a trait à la capacité d’une cour d’examiner une question qui lui est soumise et à l’opportunité d’un tel examen. Certaines questions sont de nature si politique que les cours de justice sont incapables d’en traiter ou sont mal placées pour le faire, ou ne devraient pas les examiner eu égard à la ligne de démarcation traditionnelle à respecter entre les pouvoirs des tribunaux et des autres branches de l’État.

[...]

Lorsque des actions de l’exécutif sont soumises à un contrôle judiciaire, les cours de justice, sur le plan institutionnel, peuvent évaluer si l’exécutif a agi ou non de manière raisonnable, c.‑à‑d. si la décision appartient aux issues acceptables et justifiables. Cette évaluation incombe aux cours en vertu du principe constitutionnel de la séparation des pouvoirs [...]. Dans de rares cas, toutefois, les exercices du pouvoir exécutif s’appuient sur des considérations idéologiques, politiques, culturelles, sociales, morales et historiques qui ne peuvent être soumises au processus judiciaire ou qui ne se prêtent pas à l’analyse judiciaire. Dans ces rares cas, évaluer si l’action de l’exécutif appartient aux issues acceptables et justifiables dépasse les capacités des cours et est hors de leur compétence, les faisant s’écarter du rôle qui leur est dévolu en vertu du principe de la séparation des pouvoirs. Par exemple, il est difficile d’imaginer le contrôle par une cour, en temps de guerre, de la décision stratégique d’un général de déployer des forces militaires d’une manière donnée [...].

[50]  L’expression « haute politique » [high policy] est parfois utilisée à propos du genre de décisions qui ne sont pas justiciables (Forcese, « The Executive », à la page 166). Par contre, lorsque des questions de « haute politique » ne sont pas en jeu, [traduction] « l’exercice de la prérogative sera justiciable, ou se prêtera au processus judiciaire, si son objet touche les droits ou les attentes légitimes de quelqu’un » (Black, aux pages 246 et 247). On disait autrefois que la sagesse des décisions discrétionnaires n’était pas du ressort des tribunaux, mais l’évolution du droit administratif au cours des dernières décennies a entraîné l’élargissement des motifs de contrôle des décisions administratives. Les répercussions politiques de l’affaire ou la composante discrétionnaire de la décision ne sont donc pas le facteur décisif; c’est plutôt le fait que la [traduction] « composante juridique [de la question est] suffisante pour justifier l’intervention du pouvoir judiciaire » : Renvoi relatif au Régime d’assistance publique du Canada (C.‑B.), [1991] 2 RCS 525, à la page 545 [Renvoi sur le Régime d’assistance publique]; voir aussi Lorne M. Sossin, Boundaries of Judicial Review: The Law of Justiciability in Canada, 2e éd. (Toronto : Carswell, 2012).

[51]  En l’espèce, il est difficile de trouver des questions de « haute politique » semblables à celles qui étaient en cause dans les affaires Black ou Operation Dismantle. Malgré cela, le procureur général, citant Anderson MBQB, au paragraphe 173, soutient que l’affaire n’est pas justiciable, parce que personne ne possède un droit à une aide d’urgence. Pourtant, le fait qu’il n’existe pas de droit au sens strict ne rend pas la chose non justiciable. Par exemple, même si personne ne possède un droit de se faire délivrer un passeport, le processus par lequel les décisions concernant les passeports sont prises est justiciable (Black, à la page 247), et notre Cour a souvent examiné ce genre de décisions, comme je l’ai mentionné ci‑dessus. De même, le fait qu’un paiement soit fait à titre gracieux (c’est‑à‑dire en l’absence d’une obligation au sens strict) n’a pas pour effet de rendre une question non justiciable. Lorsque le gouvernement choisit de verser des paiements à titre gracieux à un groupe de personnes, il peut établir un processus et des conditions d’admissibilité. Le respect de ce processus et de ces conditions soulève des questions relevant de la compétence des tribunaux, comme le montrent un certain nombre de décisions de notre Cour : voir, par exemple, Kastner c Canada (Procureur général), 2004 CF 773; Briand c Canada (Procureur général), 2018 CF 279.

[52]  Le procureur général soutient également que la décision attaquée n’est pas justiciable en raison du fait qu’elle touche à des questions budgétaires. En effet, les décisions budgétaires ne sont peut‑être pas toujours justiciables, car l’affectation des deniers publics est une question politique qui suppose des choix ne pouvant être mesurés en fonction de quelque norme juridique. Pourtant, le simple fait qu’une décision comporte des avantages pécuniaires ou a une incidence sur les fonds publics ne la rend pas non justiciable. En général, une décision est moins susceptible d’être justiciable lorsqu’il s’agit d’une décision d’une grande portée. Les décisions purement opérationnelles sont habituellement justiciables.

[53]  En l’espèce, la décision contestée n’a trait ni au choix de créer le PAGU de SAC ni à la portée ou aux principaux paramètres de ce programme. Il s’agit d’une décision qui met fin aux prestations versées à 45 familles à la suite d’une évacuation donnée, décision fondée sur le fait, si je peux résumer ainsi, que les conditions ayant nécessité l’évacuation n’existent plus. Ce n’est pas le genre de décision que l’on qualifie habituellement de politique. Les tribunaux sont bien outillés pour examiner ce genre de décision afin de vérifier si elle a été prise de façon équitable d’un point de vue procédural et qu’elle est raisonnable. À ce sujet, une analogie est possible avec la décision Tesla Motors Canada ULC c Ontario (Ministry of Transportation), 2018 ONSC 5062, une affaire dans laquelle la façon précise dont un programme de subventions environnementales avait été aboli a été considérée comme justiciable.

[54]  Cela m’amène au choix de la norme de contrôle. Lorsque la Cour examine une décision administrative, même dans un contexte non juridictionnel, il existe une forte présomption que cette décision ne peut être annulée que s’il est établi qu’elle est déraisonnable (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, au paragraphe 50, [2013] 2 RCS 559; Barreau du Québec c Québec (Procureur général), 2017 CSC 56, aux paragraphes 15 et 16, [2017] 2 RCS 488.

[55]  La PNDR cherche à réfuter cette présomption en affirmant que le décideur en l’espèce n’a pas d’expertise particulière et que rien ne justifie la déférence à son égard. Je ne peux me rendre à cet argument. La décision contestée traite de la prestation de services aux membres des Premières Nations. C’est là le travail quotidien des fonctionnaires de SAC. Ils ont certainement plus de connaissances et d’expertise de ces questions que notre Cour. Le directeur général régional n’est pas expressément habilité par la loi, mais il possède l’expertise en la matière qui est le fondement de la déférence dans un contrôle judiciaire. Bien que le contexte précis ait pu être différent, la Cour a examiné des décisions de financement ou des décisions relatives à l’administration de programmes de services prises par SAC ou ses prédécesseurs et a conclu que la norme de contrôle applicable était celle de la décision raisonnable : Première Nation de Pikangikum c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), 2002 CFPI 1246; Tribu d’Ermineskin c Canada, 2008 CF 741, au paragraphe 43; Bande indienne Tobique c Canada, 2010 CF 67, au paragraphe 56; Nation Cri de Kehewin c Canada, 2011 CF 364, aux paragraphes 16 à 18; Première Nation Thunderchild c Canada (Affaires indiennes et du Nord canadien), 2015 CF 200, au paragraphe 26.

[56]  Le procureur général, invoquant le paragraphe 67 de l’arrêt Hupacasath, soutient que les décisions comme celle qui est attaquée ne peuvent être annulées que dans les cas « flagrants ». Cela, comme l’enseigne clairement l’arrêt Hupacasath, ne constitue toutefois pas une norme de contrôle différente et plus rigoureuse. La norme de la décision raisonnable est toujours celle qui s’applique. L’utilisation de l’adjectif « flagrant » met plutôt en évidence la difficulté qu’un demandeur peut avoir à prouver qu’une décision est déraisonnable, lorsqu’elle résulte de la prise en compte d’un éventail de considérations de politique publique, plutôt que d’être le produit de l’application d’une règle juridique bien définie à un ensemble donné de faits.

[57]  En ce qui concerne les questions d’équité procédurale, aucune norme de contrôle ne s’applique : Chemin de fer Canadien Pacifique Ltée c Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 54 à 56. Il s’agit de savoir « si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances » (ibid., au paragraphe 54).

B.  Les questions d’équité procédurale

[58]  La PNDR a mis de l’avant plusieurs motifs pour appuyer sa contestation de la décision. Ces motifs se recoupent dans une certaine mesure et chevauchent parfois la ligne de démarcation entre le processus et le fond. Il est plus facile de se pencher d’abord sur les doléances ayant trait à l’équité procédurale.

(1)  Le préavis et le droit d’appel

[59]  La PNDR soutient en premier lieu qu’aucun préavis n’a été donné aux personnes touchées par la décision.

[60]  En droit administratif, l’obligation de donner un préavis est une composante de l’équité procédurale. Dans un contexte juridictionnel, un préavis doit être donné afin de permettre à la personne concernée de participer à l’audience ou à tout autre processus décisionnel. Le préavis doit donc normalement fournir assez de renseignements sur la « preuve à réfuter » pour que la personne concernée puisse présenter des observations valables. Il doit prévoir suffisamment de temps pour lui permettre de se préparer. Les exigences relatives aux préavis sont moins rigoureuses lorsqu’une décision n’est pas de nature juridictionnelle. Les exigences en matière d’équité procédurale varient en effet selon la nature de la décision : Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, aux paragraphes 21 à 28 [Baker]; Canada (Procureur général) c Mavi, 2011 CSC 30, au paragraphe 39, [2011] 2 RCS 504 [Mavi].

[61]  En l’espèce, l’obligation de donner un préavis a une raison d’être supplémentaire. Lorsque les prestations prennent fin, les évacués doivent prendre d’autres dispositions pour se loger. La période de préavis leur donne le temps de le faire de manière ordonnée. SAC a reconnu cet objectif dans certaines foires aux questions [les FAQ] qu’il a préparées pour les évacués ou qu’il a publiées sur son site Web. L’une de ces FAQ, préparée en 2016, précisait que [traduction] « les personnes évacuées recevront un préavis d’au moins 60 jours avant la fin des prestations ».

[62]  En tenant compte de cette réalité, je peux maintenant examiner le processus par lequel le préavis a été donné aux personnes évacuées. Dès février 2018, le personnel de SAC a fait connaître au conseil et aux membres de la PNDR son intention de mettre fin aux prestations au cours de l’été suivant. Dès que la décision a été prise le 24 mai 2018, des lettres ont été préparées pour chacune des personnes évacuées. Selon l’affidavit d’Aaron O’Keefe, toutes ces lettres, sauf six, avaient été reçues en date du 31 août 2018. Toutefois, la PNDR soutient que ces lettres étaient invalides ou sans effet, puisque la décision qu’elles communiquaient – la cessation des prestations le 31 juillet 2018 – avait été [traduction] « annulée ». Elle affirme qu’un nouveau préavis aurait dû être donné lorsque la décision de mettre fin aux prestations le 31 août 2018 a été prise. Comme je l’ai expliqué ci‑dessus, cet argument repose sur une mauvaise compréhension de ce qui constitue la décision. La décision de mettre fin aux prestations a été prise le 24 mai 2018. Le fait que SAC ait choisi d’en retarder la mise en œuvre d’un mois n’invalide pas les préavis déjà donnés.

[63]  En pratique, c’est la Croix‑Rouge, et non SAC, qui a été en contact avec les évacués chaque mois pour le versement des prestations. L’affirmation contenue dans les affidavits d’Irene Stagg, de Melodie Asham et de Cherise Ross voulant qu’en juillet 2018, le personnel de la Croix‑Rouge ait exigé que les personnes évacuées signent une quittance selon laquelle elles comprenaient que leurs prestations allaient prendre fin le 31 août 2018 constitue un aspect troublant de la présente affaire. Cette pratique n’a pas été uniformément suivie, puisque Tanita et Alexis Cruly disent dans leur affidavit ne pas avoir été tenues de signer ces documents. Je n’ai pas vu ces quittances, car les déposants ont dit ne pas en avoir reçu copie. Le procureur général affirme simplement qu’il n’est pas au courant de cette situation et il n’a apparemment fait aucun effort pour se renseigner à ce sujet. Quoi qu’il en soit, il ne s’appuie sur aucune quittance qui aurait pu être signée par les personnes évacuées.

[64]  En se fondant sur l’arrêt Mavi, la PNDR soutient que SAC était tenu de donner aux évacués un préavis de la décision imminente et, vraisemblablement, le droit de présenter des observations expliquant pourquoi leurs prestations ne devraient pas cesser. Cela suppose toutefois que la décision contestée est prise au niveau individuel. Cependant, comme je le montre ci‑après, le directeur général régional pouvait raisonnablement mettre fin aux prestations de la PNDR sur une base collective. Surtout, la question a été abordée collectivement au cours des discussions entre le personnel de SAC et le conseil de la PNDR. Le conseil connaissait bien les intentions de SAC dès février 2018. SAC a d’abord cherché à obtenir la collaboration de la PNDR pour communiquer avec les personnes évacuées, collaboration que la PNDR a refusé d’accorder. Il ne fait aucun doute qu’au cours de ces discussions le conseil de la PNDR est intervenu au nom des personnes évacuées. En effet, les cinq évacués qui ont fourni un affidavit ont déclaré [traduction] « s’attendre à ce que le chef et le conseil [les] défendent et à ce qu’ils aient [leurs] intérêts à cœur ». Dans les circonstances particulières de la présente affaire, je conclus que les discussions entre SAC et le conseil de la PNDR constituaient un préavis suffisant de la décision imminente.

[65]  La PNDR soutient aussi que la décision devrait être annulée parce qu’aucun droit d’appel n’a été accordé aux personnes évacuées. Elle fait observer que les FAQ préparées par SAC ou publiées sur le site Web de SAC faisaient référence à un droit d’appel. Toutefois, aucun renseignement n’a jamais été fourni quant à la nature de ce processus d’appel et à la façon dont quelqu’un pouvait le lancer (personne ne semble avoir établi de lien avec le processus d’appel prévu à l’article 17 de la Loi sur les mesures d’urgence du Manitoba).

[66]  Ce processus aurait certainement pu être amélioré, surtout en ce qui a trait à l’information relative à un processus d’appel. Toutefois, cela n’invalide pas la décision. Rien n’indique qu’un évacué ait effectivement cherché à interjeter appel. Ce qui se serait alors produit relève du domaine de la spéculation. Peut‑être que quelqu’un aurait découvert quel était le processus d’appel. Nous ne le savons tout simplement pas. Quoi qu’il en soit, l’affaire a été traitée collectivement par le truchement de la présente demande de contrôle judiciaire.

[67]  De même, même s’il est fort probablement répréhensible d’avoir obligé certains évacués à signer une quittance, cela n’invalide pas la décision. Comme je ne suis pas saisi de ces quittances, je ne peux pas dire si elles représentaient une tentative invalide de limiter le droit d’appel des évacués ou leurs autres recours. De plus, elles ont été obtenues après que la décision a été prise.

[68]  Pour ce qui est du deuxième objectif du préavis en l’espèce, soit de permettre aux évacués de prendre d’autres dispositions, je conclus que SAC a fait des efforts raisonnables pour aviser toutes les personnes évacuées au moins 60 jours avant la fin de leurs prestations. Plusieurs évacués n’ont peut‑être pas reçu les premières lettres 60 jours avant la date limite du 31 juillet, mais le report au 31 août semble avoir réglé le problème pour la plupart d’entre eux. Que certaines lettres aient été retournées à SAC parce que les évacués avaient changé d’adresse sans aviser SAC ou la Croix‑Rouge n’entraîne pas de manquement à l’équité procédurale, puisque SAC a utilisé d’autres moyens pour que les évacués soient informés de la fin des prestations.

[69]  Compte tenu du passage du temps, les préavis envoyés au printemps ou à l’été 2018 ne permettent plus aux évacués de prendre d’autres dispositions pour se loger en temps utile. Par conséquent, SAC devra leur transmettre un nouveau préavis lorsque le présent jugement aura été rendu.

(2)  La partialité ou le conflit d’intérêts

[70]  La PNDR affirme que le directeur régional de SAC était partial ou en conflit d’intérêts, puisqu’il a pris la décision contestée pendant qu’il représentait aussi SAC dans les négociations pour la conclusion d’un ARG. Je ne peux souscrire à cet argument, car il ne tient pas compte de la nature et du contexte de la fonction exercée par le directeur général régional.

[71]  Il est bien établi en droit que les exigences en matière d’équité procédurale, y compris l’exigence d’impartialité, varient selon le contexte. Dans l’arrêt Cie pétrolière Impériale ltée c Québec (Ministre de l’Environnement), 2003 CSC 58, [2003] 2 RCS 624 [Impériale], le juge Louis LeBel, exprimant l’avis unanime de la Cour suprême, a écrit ceci au paragraphe 31 :

L’étendue des fonctions imposées au décideur administratif dépendra alors de la nature des fonctions à exécuter et de l’intention du législateur. Dans chaque cas, l’ensemble de la législation qui définit les fonctions d’un décideur administratif et le cadre dans lequel ses activités sont menées devront être examinés attentivement. La détermination du contenu réel des devoirs d’équité procédurale qui s’appliquent exige une telle analyse.

[72]  Dans cette affaire, le ministre de l’Environnement avait pris une ordonnance d’assainissement contre l’Impériale relativement à des terres que cette société avait possédées par le passé. L’Impériale a soutenu que le ministre était partial, parce que le gouvernement était poursuivi par des tierces parties en raison de l’échec des tentatives passées de décontamination de ce terrain. La Cour suprême a conclu que cette situation n’avait pas rendu le ministre partial. En prenant une ordonnance contre la Compagnie pétrolière Impériale, le ministre ne faisait que servir l’intérêt public.

[73]  De même, dans la présente affaire, le directeur général régional n’exerçait pas de fonction juridictionnelle. Il supervise les activités de SAC au Manitoba, ce qui comprend la fourniture d’habitations et d’autres éléments d’infrastructure aux collectivités autochtones, ainsi que les problèmes découlant des inondations de 2011. Il faut s’attendre à ce qu’il s’occupe de toutes les questions touchant une Première Nation. Ainsi, il supervisera la conduite des litiges et des négociations avec une Première Nation donnée et la prestation de services à cette même Première Nation au titre des programmes ou des pouvoirs existants. Compte tenu de la nature de ses fonctions, il ne sera pas considéré comme partial simplement en raison de la vaste gamme de responsabilités qu’il exerce à l’égard d’une Première Nation en particulier.

(3)  Les attentes légitimes

[74]  La PNDR soutient que la décision allait à l’encontre d’une attente légitime découlant de promesses faites à plusieurs reprises par SAC depuis 2011. Je ne suis pas d’accord avec elle. Comme je l’explique ci‑dessous, les déclarations faites par SAC n’ont pas toute la portée que la PNDR cherche à leur donner. Plus fondamentalement, la théorie des attentes légitimes ne peut pas créer de droits substantiels.

[75]  Lorsque l’on examine l’historique des discussions entre la PNDR et SAC depuis 2011, il faut garder à l’esprit que la décision faisant l’objet du contrôle a trait à la cessation des prestations aux personnes évacuées, et non à la question du nombre de maisons nécessaires pour répondre aux besoins des membres de la PNDR. Pourtant, les deux questions sont souvent intimement liées, comme en témoignent les promesses que SAC aurait faites. Ces promesses alléguées peuvent être décrites ainsi : 1) la collectivité sera reconstruite telle qu’elle était avant l’inondation ou reconstruite en mieux; 2) une maison sera construite pour chaque famille; 3) chaque famille recevra des prestations jusqu’à ce qu’une maison soit prête pour elle. Dans leurs affidavits, les représentants de la PNDR affirment que SAC a fait les promesses 1), 2) et 3) à plusieurs reprises. SAC admet avoir fait la promesse 1), mais nie avoir fait les promesses 2) et 3).

[76]  Dans leurs affidavits, les représentants de la PNDR affirment que Mme Anna Fontaine, alors directrice générale régionale d’AADNC (le prédécesseur de SAC), a fait la promesse 2) lors d’une réunion tenue en mai 2011, juste avant l’évacuation de la PNDR, ce que Mme Fontaine nie dans son affidavit. Elle nie également que la promesse 1) ait été faite en contrepartie du consentement de la PNDR à ce que ses terres soient inondées.

[77]  En contre‑interrogatoire, M. John Stagg, qui est maintenant chef de la PNDR et qui était présent à certaines de ces réunions, ne se souvenait pas exactement de la séquence des événements et de ce que Mme Fontaine avait dit exactement. À titre d’exemple, voici ce qu’il a dit lors de son témoignage :

[traduction]

69 Q. Vous souvenez‑vous des mots qu’Anna Fontaine a utilisés et qui laissaient entendre que chaque personne évacuée qui avait une famille aurait une maison à sa disposition?

R. Eh bien, d’après ce que j’ai compris, c’était toujours dans ma tête, vous savez, chaque évacué allait recevoir une maison. Mais comme vous savez, beaucoup de choses se sont produites au cours des six, sept dernières années.

[...]

70 Q. [...] Et c’est à ce moment‑là que vous m’avez dit qu’Anna Fontaine avait promis que chacune des personnes évacuées qui avaient une famille aurait une maison à sa disposition?

R. Oui.

71 Q. Est‑ce que ce sont les mots exacts qu’elle a utilisés, ou vous souvenez‑vous des mots qu’elle a utilisés pour transmettre ce message?

R. Non, je ne m’en souviens pas.

[78]  M. Stagg a également parlé des promesses faites au cours de cette réunion en des termes plus compatibles avec la promesse 1) qu’avec la promesse 2) :

[traduction]

58 Q. Dites‑vous avoir entendu Anna Fontaine à la réunion à laquelle vous avez assisté promettre de rebâtir votre collectivité à la condition que la Première Nation consente à ce que l’eau soit détournée vers la collectivité?

R. Je ne l’ai pas entendue dire ça, comme, de cette façon. Je l’ai juste entendue dire, eh bien, nous allons rebâtir votre communauté, ou même reconstruire en mieux. C’est ma réponse.

[79]  En ce qui concerne les prestations elles‑mêmes, qui font l’objet de la prétendue promesse 3), M. Stagg a dit ceci :

[traduction]

117 Q. Stephen Traynor [le directeur général régional] vous a‑t‑il dit que les prestations d’évacuation continueraient jusqu’à ce que tout le monde ait une maison à laquelle retourner?

R. Eh bien, c’est ce que je lui ai dit, alors...

118 Q. Donc, vous lui avez dit. Quelqu’un du gouvernement canadien vous a‑t‑il dit cela?

R. Pas que je me souvienne, non.

119. Dans son affidavit, Aaron O’Keefe affirme maintenant qu’aucun engagement de ce genre n’a jamais été pris. Avez‑vous une réponse à donner à ce témoignage?

R. Pas pour l’instant, non.

[80]  M. Emery Stagg, qui était chef à l’époque et qui semble mieux se souvenir des événements, a décrit ainsi les promesses de SAC :

[traduction]

19 Q. Mais ce que j’aimerais savoir, c’est ce que [Mme Fontaine] vous a dit. A‑t‑elle, à un moment ou un autre, parlé d’inonder et de dévaster votre collectivité?

R. Lors de notre rencontre, elle m’a dit que, chef, tous ce qui sera endommagé dans votre Première Nation sera remplacé, voir même amélioré ou remplacé par quelque chose de mieux.

[...]

38 Q. Avez‑vous une réponse à ce témoignage de Mme Fontaine?

R. [...] Et ils m’ont dit, eh bien, vous savez, il va y avoir une grosse inondation qui s’en vient. Et c’est à ce moment‑là qu’on m’a dit que quelles que soient vos pertes, nous remplacerons tout ce qui a été endommagé par quelque chose d’égal, ou même de supérieur.

[...]

43 Q. Et, encore une fois, Anna Fontaine, dans son affidavit, a dit [...] ne pas avoir promis ni laissé entendre qu’une maison serait construite pour offrir à chaque ménage évacué. Avez‑vous une réponse à cela?

R. Nous croyions, je croyais à l’époque, en tant que porte‑parole de la communauté, que quiconque avait une maison qui allait être touchée par l’inondation serait remplacé.

[...]

47 Q. Vous souvenez‑vous des mots utilisés par Anna Fontaine?

R. À cette réunion, j’étais assis à côté d’elle et elle m’a dit, chef, quelles que soient les pertes, nous allons remplacer toutes vos habitations et tous les éléments d’infrastructure endommagés.

48 Q. Anna Fontaine a‑t‑elle promis autre chose?

A. Non.

[81]  Cet examen de la preuve m’amène à conclure que toute promesse faite par les représentants de SAC allait dans le sens de la promesse 1), c’est-à-dire reconstruire la communauté telle qu’elle était avant l’inondation ou la reconstruire en mieux. Ce que ce « mieux » signifiait n’a jamais été précisé. Pour être juste envers les témoins, il se peut que la différence entre les promesses 1) et 2) n’ait pas été évidente en 2011. On peut dire que la promesse que chaque famille obtiendrait une maison équivalait à la promesse de rebâtir la communauté telle qu’elle était, pourvu que les familles soient définies comme étant les groupes de personnes qui occupaient effectivement des maisons avant l’inondation. Si l’on accepte cette hypothèse, MM. Stagg ont pu honnêtement comprendre que la promesse de SAC signifiait que « chacune des personnes évacuées aura une maison », ou la reformuler en ces termes. Cela ne signifie toutefois pas que SAC a fait la promesse 2), qu’il s’est engagé à construire un certain nombre de maisons ou qu’il a entrepris de construire une maison pour chacun des membres de la PNDR qui se déclare chef de famille.

[82]  Je passe maintenant à la promesse alléguée 3), selon laquelle les chefs de famille de la PNDR qui ont été évacués recevraient des prestations jusqu’à ce qu’une maison soit mise à leur disposition. Comme je l’ai mentionné précédemment, les fonctionnaires de SAC ont nié avoir fait cette promesse et les représentants de la PNDR n’ont pas été en mesure de dire quand et par qui elle aurait été faite. La PNDR mentionne néanmoins deux FAQ préparées par SAC, qui incarneraient cette promesse.

[83]  Le premier document, que j’appellerai la « FAQ papier », doit avoir été préparé au début de 2016, puisqu’il utilise le futur pour faire référence aux événements du printemps ou de l’été 2016. Selon le chef Stagg, cette FAQ visait à donner des nouvelles aux membres de la PNDR, à un moment où un certain nombre de familles de la PNDR étaient censées être rapatriées à la fin de la première tranche des nouvelles habitations l’été suivant. Cette FAQ papier disait ceci :

[traduction]

5. Quand mes prestations aux personnes évacuées prendront‑elles fin?

Une fois que les personnes évacuées retournent dans la réserve et qu’une maison est prête pour elles, leurs prestations aux personnes évacuées prendront fin. Les personnes évacuées recevront un préavis d’au moins 60 jours avant la fin des prestations.

10. Que se passe‑t‑il si je veux retourner dans la réserve, mais qu’il n’y a pas de maison disponible? Qui travaillera avec moi pour résoudre ce problème?

Les personnes évacuées en raison des inondations de 2011 ont priorité pour recevoir une habitation. La Première Nation de Dauphin River recevra 41 maisons ainsi que 6 maisons de la SCHL, pour un total de 47 maisons. À l’heure actuelle, il y a 41 maisons sur les lieux.

La Première Nation est responsable de l’attribution des maisons aux familles figurant sur la liste des personnes évacuées et il lui incombera de régler les problèmes découlant de cette attribution. D’autres habitations pourraient être fournies plus tard après la conclusion d’une entente de règlement global.

14. Qu’arrive‑t‑il si la seule raison pour laquelle je ne suis pas prêt à retourner chez moi est qu’il n’y a pas de maison disponible pour ma famille et pour moi?

Les membres sont réputés être des personnes évacuées jusqu’à ce qu’une habitation convenable leur soit offerte.

[84]  Une autre FAQ, que j’appellerai « FAQ Web », semble avoir été affichée sur le site Web de SAC jusqu’à la mi‑août 2018. Cette page est intitulée « Information à l’intention des personnes évacuées lors des inondations de 2011 au Manitoba ». Elle décrit les prestations aux personnes évacuées de façon générale, présente les critères d’admissibilité et définit la portée des prestations en faisant référence à la réglementation provinciale. Elle présente le rôle de la Croix‑Rouge et précise que les décisions relatives à l’admissibilité sont prises par SAC, et non par la Croix‑Rouge. Cette FAQ Web ne contient rien de précis au sujet de la cessation des prestations aux personnes évacuées. Elle mentionne simplement que SAC continuera de travailler avec la Croix‑Rouge « pour s’assurer que les personnes évacuées reçoivent les services et le soutien nécessaires jusqu’à ce qu’elles puissent rentrer en toute sécurité dans leur communauté ».

[85]  Dans l’ensemble, ces FAQ ne traitent pas directement de la question qui nous occupe, à savoir la possibilité de mettre fin aux prestations alors que certaines familles ne se sont pas vu attribuer de maison. La FAQ papier porte surtout sur la logistique de la première vague de rapatriement à la PNDR. Elle reconnaît explicitement que ce n’est pas tout le monde qui aura une maison à ce moment‑là. La construction d’autres habitations est envisagée, mais aucune promesse précise n’a été faite. Lorsque ce document a été rédigé, personne ne s’est apparemment rendu compte que l’attribution de maisons aux évacués aurait pour conséquence de laisser 45 familles sans maison. Ainsi, la déclaration selon laquelle les membres allaient être considérés comme des évacués jusqu’à ce qu’une maison leur soit offerte doit être lue en gardant à l’esprit qu’on envisageait alors qu’il y aurait une deuxième tranche de maisons. Il est difficile de l’interpréter comme une promesse, sans limite aucune, de maintenir les prestations jusqu’à ce que tous les besoins en matière de logement, quelle qu’en soit la définition, soient satisfaits. De même, la FAQ Web ne traite pas en détail de la question de la fin de l’évacuation ou de la cessation des prestations. Bien qu’elle renvoie à l’idée de [traduction] « retour chez eux en toute sécurité », elle n’explique pas ce que cela signifie lorsqu’une famille est devenue deux familles, voire davantage.

[86]  De façon plus générale, SAC ne pouvait faire la promesse 3) – que les prestations seraient versées jusqu’à ce que tout le monde se voie offrir une maison – que si la promesse 2) – qu’une maison serait construite pour tout le monde – avait déjà été faite. J’ai démontré ci‑dessus que cette promesse n’avait pas été faite.

[87]  En définitive, je ne suis pas en mesure de conclure que SAC a fait des promesses « claires, nettes et explicites » (Agraira c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2013 CSC 36, aux paragraphes 95 et 96, [2013] 2 RCS 559 [Agraira]) qui auraient donné lieu à une attente légitime.

[88]  Quoi qu’il en soit, la théorie des attentes légitimes ne porte que sur la procédure et non sur le fond (Renvoi sur le Régime d’assistance publique, à la page 557; Baker, au paragraphe 26; Agraira, au paragraphe 97). Autrement dit, même si le gouvernement fait une promesse concernant un résultat particulier, il n’est pas tenu d’atteindre ce résultat. En l’espèce, la PNDR invoque la théorie des attentes légitimes pour produire un résultat sur le fond : parce que la promesse que les prestations aux personnes évacuées dureraient jusqu’à ce que chaque famille ait sa propre maison a été faite, SAC est lié par cette promesse. Il ne s’agit pas d’une application reconnue de la théorie.

C.  Le caractère raisonnable de la décision

[89]  Cela m’amène au cœur de la question, soit le caractère raisonnable de la décision du directeur général régional de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées. J’analyserai les arguments soulevés par la PNDR pour étayer son allégation selon laquelle la décision était déraisonnable.

(1)  La prise en considération de documents visés par le privilège

[90]  Le premier argument de la PNDR est que la décision n’aurait pas dû être fondée sur des documents qui ont été préparés dans le cadre de négociations visant à parvenir à un règlement global et qui sont protégés par le privilège. L’importance accordée à cet argument peut venir du fait que la PNDR considère que la décision attaquée n’a été prise que le 23 août 2018. La lettre rédigée ce jour‑là par le directeur général régional par intérim faisait référence à deux documents qui, selon la PNDR, sont assujettis au privilège, soit une RCB adoptée en août 2016 et une EP signée en 2017 en vue du règlement complet de tous les problèmes découlant des inondations de 2011. La note de décision préparée en avril 2018 fait également référence à la RCB de 2016 et à l’EP de 2017, et cela semble avoir été pris en compte dans la décision initiale du directeur général régional.

[91]  « En common law, le privilège relatif aux règlements est une règle de preuve qui protège les communications échangées entre des parties qui tentent de régler un différend » (Union Carbide Canada Inc. c Bombardier Inc., 2014 CSC 35, au paragraphe 31, [2014] 1 RCS 800 [Union Carbide]). Le privilège est une règle de preuve. Il s’applique par conséquent lorsqu’une partie cherche à présenter certains éléments de preuve dans le contexte d’une instance judiciaire.

[92]  Il est difficile de contester que l’EP de 2017 est un document ayant été préparé pour régler tous les différends qui ont surgi entre la PNDR et le gouvernement fédéral à la suite des inondations de 2011. De plus, l’EP elle‑même précise qu’elle [traduction] « ne crée pas d’engagements juridiquement contraignants » et que la participation aux négociations ne [traduction] « constitue [pas] un aveu de fait ou de droit relativement à une revendication ou à une question ». Chacune des pages de l’EP porte la mention [traduction] « document sous réserve de tous droits, assujetti au privilège relatif aux règlements ».

[93]  À mon avis, la RCB de 2016 est elle aussi protégée par le privilège relatif aux règlements. Pour comprendre pourquoi, il faut garder à l’esprit que, depuis 2011, SAC a mis en œuvre ou financé un certain nombre de projets de reconstruction alors qu’aucun règlement global n’avait encore été conclu. L’adoption de la RCB de 2016 était une exigence de SAC pour que l’un de ces projets, la construction de 20 maisons supplémentaires, aille de l’avant. Bien que le procureur général dise que l’approbation de ce projet était distincte du processus de négociation, je suis incapable de les dissocier. Le but du processus de négociation était de régler toutes les revendications découlant de l’inondation, y compris le financement des activités de [traduction] « reconstruction en mieux ». La construction de 20 maisons supplémentaires était une mesure provisoire visant à réaliser une partie de ce qui avait été négocié avant la conclusion d’une entente globale.

[94]  Cela ne signifie toutefois pas que le privilège relatif aux règlements empêchait le directeur général régional d’examiner la RCB de 2016 et l’EP de 2017 pour prendre la décision contestée. Comme je l’ai mentionné ci‑dessus, le privilège relatif aux règlements est une règle de preuve. Il s’applique quand une partie à la négociation tente de présenter des preuves de la négociation à un décideur indépendant. Lorsqu’une partie à la négociation se trouve aussi dans une position qui lui permet de prendre des décisions unilatérales sur des questions liées à l’objet de la négociation, toutefois, le privilège relatif aux règlements ne s’applique pas. Ici, on ne peut pas véritablement dire que le directeur général régional, qui supervisait les négociations, a porté des éléments de preuve à sa propre attention lorsqu’il a tenu compte de la RCB de 2016 et de l’entente de 2017. Ce sont des choses qu’il connaissait déjà. Il n’y a pas de question de privilège.

[95]  De même, lorsque la PNDR sollicite le contrôle judiciaire d’une décision et soutient que celle‑ci renvoie de façon erronée à la RCB de 2016 et à l’entente de 2017, il est difficile de voir comment notre Cour peut s’acquitter de sa fonction de contrôle sans connaître le contenu de ces documents. À cet égard, la présente affaire est semblable à Union Carbide. Dans cette affaire, la Cour suprême a conclu qu’il existe une exception au privilège relatif aux règlements lorsqu’une partie cherche à prouver qu’un règlement a été conclu et quelles étaient les modalités de ce règlement. Pour être en mesure de trancher l’affaire, le tribunal doit nécessairement prendre connaissance de documents malgré le privilège dont ceux-ci pourraient bénéficier par ailleurs. De même, en l’espèce, il est nécessaire que je voie la RCB de 2016 et l’EP de 2017 pour statuer sur la demande.

[96]  La véritable question à trancher, à mon avis, consiste à savoir si la teneur des négociations était un facteur non pertinent qui a entaché la décision. Pour procéder à cette analyse, je dois tenir compte des directives de la Cour suprême du Canada selon lesquelles il faut examiner les décisions administratives dans leur ensemble, en tenant compte des éléments du dossier qui peuvent aider à en comprendre le raisonnement (Newfoundland Nurses, aux paragraphes 13 à 17), et le contrôle judiciaire n’est pas une « chasse au trésor, phrase par phrase à la recherche d’une erreur » (Syndicat canadien des communications, de l’énergie et du papier, section locale 30 c Pâtes & Papier Irving, Limitée, 2013 CSC 34, au paragraphe 54, [2013] 2 RCS 458).

[97]  Dans la note de décision d’avril 2018, les références à la RCB de 2016 et à l’EP de 2017 se trouvent dans une section intitulée [traduction] « Contexte ». Cette section présente l’historique des négociations – y compris un [traduction] « accord sur les éléments fondamentaux » daté de 2014 – pour expliquer le passage de la situation antérieure à l’inondation, où il y avait 53 maisons dans la communauté, au nombre actuel de 70. La note mentionne ensuite que la PNDR a demandé 43 maisons de plus en octobre 2017, puis passe en revue les facteurs relatifs au caractère adéquat de la contribution de SAC au rétablissement de la PNDR. Ces facteurs sont le fait que la PNDR a pu conserver de nombreuses maisons au lieu de les démolir, le nombre de personnes évacuées, le taux d’occupation actuel par rapport au taux d’occupation moyen des Premières Nations du Manitoba, et la nouvelle infrastructure collective qui a été construite. À la rubrique [traduction] « Considérations », la note mentionne ensuite que la PNDR a refusé de cosigner une lettre à l’intention des évacués; elle aborde les coûts associés aux diverses options et mentionne qu’il pourrait y avoir un [traduction] « grand nombre de faux évacués » ainsi que des évacués qui pourraient ne pas souhaiter retourner dans la collectivité. Il n’est pas question de la RCB de 2016 ou de l’EP de 2017 dans cette section. La note de décision renferme aussi un [traduction] « résumé » de l’état de préparation des habitations et de l’infrastructure récemment construites ainsi que du refus de la PNDR de collaborer. Ce résumé ne mentionne ni la RCB de 2016 ni l’entente de 2017.

[98]  Ainsi, à mon avis, la note de décision fait référence à la RCB de 2016 et à l’EP de 2017 simplement pour présenter l’historique des discussions ayant mené à la construction d’un plus grand nombre de maisons qu’avant l’inondation. La raison fondamentale pour laquelle il est recommandé de mettre fin aux prestations est de toute évidence que la construction de 70 maisons et de nouveaux éléments d’infrastructure collective placent la PNDR dans une position adéquate par rapport à la situation dans laquelle elle se trouvait avant l’inondation et à celle d’autres Premières Nations au Manitoba, et que la construction de 43 maisons supplémentaires n’est pas justifiée à la lumière des besoins et des coûts.

[99]  En d’autres termes, la note de décision ne considérait pas la RCB de 2016 et l’EP de 2017 comme un obstacle aux demandes de la PNDR. Elle portait sur le fond de la demande d’habitations supplémentaires et a conclu que cette demande n’était pas justifiée en raison des faits actuels, indépendamment des promesses ou des aveux antérieurs. Par conséquent, la décision n’était pas fondée sur un facteur non pertinent.

[100]  Il est vrai que la lettre du 23 août 2018 semble accorder beaucoup plus d’importance à la RCB de 2016 et à l’EP de 2017 comme raisons de mettre fin aux prestations. Toutefois, comme je l’ai déjà mentionné, la décision a été prise en mai 2018 et était fondée sur un éventail beaucoup plus large de facteurs que la RCB de 2016 et l’EP de 2017. De plus, la lettre du 23 août 2018 a été rédigée par une personne qui remplaçait provisoirement le directeur général régional et qui n’a peut‑être pas résumé de façon précise les motifs de la décision prise en mai 2018. À mon avis, la référence à ces documents dans la lettre du 23 août 2018 n’invalide pas rétroactivement la décision.

(2)  La prise en considération des besoins

[101]  Un thème récurrent de l’argumentaire de la PNDR est que la décision n’a pas tenu compte des besoins réels. Dans la présente affaire, la notion de besoins peut être liée à l’état du logement dans la PNDR – y a‑t‑il suffisamment de maisons? – ou aux prestations aux personnes évacuées – les gens ont‑ils besoin de ces prestations pour vivre? J’ai dit au départ que la présente affaire ne portait pas sur la revendication générale d’un certain niveau de logement. Néanmoins, il est impossible de séparer complètement la question du logement de celle des prestations aux personnes évacuées. Il en est ainsi parce que, logiquement, SAC ne peut pas raisonnablement décider de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées sans avoir raisonnablement décidé que les besoins en matière de logement sont satisfaits. Autrement dit, il serait déraisonnable de mettre un terme aux prestations et d’exiger que les gens retournent dans une communauté où il n’y a pas suffisamment d’espace pour les accueillir.

[102]  Cela découle en fait de l’exigence selon laquelle le décideur doit tenir compte des objectifs de la loi ou du programme pertinent (Doshi c Canada (Procureur général), 2018 CF 710, aux paragraphes 31 à 36). L’objectif explicite ou implicite de la composante « rétablissement » du PAGU est de ramener une collectivité touchée par un sinistre à une situation au moins équivalente à la situation antérieure. Le Plan national de gestion des urgences d’AADNC, préparé en 2011, définit le « rétablissement » ainsi (à la page 21) :

Le rétablissement concerne la réparation et le rétablissement des conditions à un niveau acceptable via des mesures prises à la suite de l’urgence. Parmi les activités de rétablissement, notons : le retour des personnes évacuées, le counseling traumatologique, la reconstruction, les études d’impact économique et l’aide financière relativement aux frais admissibles.

Le retour d’une collectivité à un état normal, qui prévalait avant l’urgence, est une priorité.

[103]  Cette idée est résumée par l’expression [traduction] « reconstruire ou reconstruire en mieux » qui est souvent répétée dans la preuve. [traduction] « Ou reconstruire en mieux » est la reconnaissance du fait que les besoins de la communauté n’étaient peut‑être pas tous satisfaits avant le sinistre ou que ces besoins peuvent évoluer avec le temps, surtout si la reconstruction prend beaucoup de temps.

[104]  Que ce soit dans le contexte particulier du logement ou celui des services publics en général, l’évaluation des besoins est en grande partie discrétionnaire. La définition des besoins suppose un certain degré de subjectivité et de jugement politique. Il faut tracer la ligne quelque part. Dans une situation complexe comme le logement, il n’y a pas de mesure unique permettant d’évaluer les besoins.

[105]  En l’espèce, le directeur général régional a évalué le besoin à l’aide d’une mesure collective, soit le taux d’occupation, c’est‑à‑dire le nombre d’habitants divisé par le nombre de maisons. À mon avis, il était raisonnable de procéder ainsi et de conclure que, collectivement, les besoins en logement de la PNDR étaient suffisamment satisfaits pour que l’évacuation prenne fin.

[106]  Premièrement, il était raisonnable d’avoir recours à une mesure collective. SAC respecte le pouvoir des Premières Nations d’attribuer les habitations dans leurs communautés. Il n’oblige pas les Premières Nations à rendre compte de la façon dont les maisons sont attribuées ni à qui elles sont attribuées. Par conséquent, SAC n’est pas en mesure d’évaluer si les besoins individuels sont satisfaits. De plus, dans le cadre des activités de reconstruction, SAC a financé la construction de nouveaux éléments d’infrastructure collective. Il est difficile de mesurer la valeur de cette infrastructure en termes individuels.

[107]  Deuxièmement, il était raisonnable de tenir compte du fait que le taux d’occupation de la PNDR est passé d’environ 3,8 à environ 3,3. Ce faisant, SAC a reconnu qu’il était nécessaire de construire plus de maisons qu’il n’y en avait en 2011, parce que la population de la PNDR avait augmenté entre‑temps. Cela constituait également une amélioration par rapport à la situation antérieure à l’inondation et donnait effet à la promesse de [traduction] « reconstruire ou reconstruire en mieux ». Je constate aussi que le calcul de SAC inclut les 45 familles qui ne se sont pas vu attribuer de maison, soit 86 personnes, selon la liste de la Croix‑Rouge. Si ces personnes sont exclues du calcul, le taux d’occupation est ramené à environ 2,2.

[108]  Il était également raisonnable d’invoquer le fait que le taux d’occupation de la PNDR était nettement inférieur au taux d’occupation moyen des Premières Nations du Manitoba. En disant cela, je ne veux pas laisser entendre qu’une situation inadéquate doit être utilisée comme critère. Toutefois, lorsque les ressources budgétaires sont limitées, il n’est pas déraisonnable de les affecter là où les besoins sont les plus criants.

[109]  Troisièmement, à mon avis, SAC n’était pas tenu d’atteindre une cible inférieure. Il serait difficile de définir ce genre de cible dans l’abstrait. Les parties n’ont proposé aucune base sur laquelle s’appuyer pour dire que le taux d’occupation devrait être, par exemple, de 3,0, de 2,8 ou de 2,5. De plus, il ne faut pas perdre de vue l’objectif du PAGU, dans le cadre duquel les prestations aux personnes évacuées sont financées : remettre la collectivité dans l’état où elle se trouvait avant la situation d’urgence, et non répondre aux besoins en matière de logement qui n’étaient pas comblés à ce moment‑là.

[110]  Quatrièmement, il était raisonnable de tenir compte du fait que la liste de la Croix‑Rouge était peut‑être inexacte et renfermait le nom de personnes que SAC a désigné par le terme [traduction] « faux évacués », et que la PNDR a pu garder certaines vieilles maisons. En d’autres termes, puisque la répartition des maisons est une question qui relève de la PNDR et compte tenu du manque de fiabilité des renseignements dont il disposait, le directeur régional a raisonnablement fondé sa décision sur ce qui semblait être la source d’information la plus fiable pour calculer le taux d’occupation, à savoir la liste des personnes évacuées de la Croix‑Rouge.

[111]  Il y a peu de renseignements au dossier sur la façon dont la liste de la Croix‑Rouge a été compilée. Les FAQ et l’entente entre SAC et la Croix‑Rouge permettent de supposer que les noms ont été inscrits sur cette liste avec le consentement à la fois de la PNDR et de SAC.

[112]  La PNDR a laissé entendre que cette liste est incomplète et sous‑estime le nombre de personnes qui vivent actuellement dans la communauté ou qui souhaitent y retourner. Le chef John Stagg a laissé entendre la même chose en contre‑interrogatoire (dossier des demandeurs, aux pages 757 et 758), mais il semble avoir surtout fait allusion au choix que pourraient faire certains membres de la PNDR qui n’habitaient pas dans la communauté de s’y installer à l’avenir. Dans un affidavit déposé conformément à une directive que j’ai donnée après l’audience, M. Emery Stagg a fourni des renseignements supplémentaires sur la répartition des maisons. D’après lui, le nombre de personnes indiqué sur la liste de la Croix‑Rouge pour chacun des ménages n’est pas nécessairement exact. Dans un nombre non précisé de cas, des membres de la famille du chef du ménage devraient être ajoutés à la liste.

[113]  D’autre part, il semble possible que cette liste surestime les besoins en matière de logement des membres de la PNDR. Dans son affidavit, Aaron O’Keefe dit avoir observé qu’un certain nombre de maisons qui existaient en 2011 n’avaient pas été démolies : dossier des défendeurs, à la page 8, paragraphe 21. Cela semble être le fondement d’une assertion à cet effet dans la note de décision du 26 avril 2018. La PNDR n’a pas contre‑interrogé M. O’Keefe à ce sujet ni contesté cette affirmation. De plus, le procureur général a souligné que la liste de la Croix‑Rouge contient six paires de personnes célibataires inscrites comme chefs de ménage ayant le même nom de famille et qui semblent partager des logements, ainsi qu’un cas d’une personne qui semble partager un logement avec une autre personne ayant le même nom de famille et deux personnes à charge.

[114]  Dans ces circonstances, il était raisonnable pour SAC de calculer le taux d’occupation à l’aide de la liste de la Croix‑Rouge. Avant de mettre ce sujet de côté, j’aimerais simplement souligner que SAC a fait une présentation aux membres de la PNDR en février 2018, dans laquelle il a comparé les taux d’occupation de la PNDR avant l’inondation et après la reconstruction à ceux des Premières Nations du Manitoba et du Manitoba en général, pour appuyer sa position selon laquelle la situation d’urgence allait bientôt être terminée : affidavit d’Aaron O’Keefe, dossier des demandeurs, à la page 28. La PNDR n’a pas cherché à corriger ces chiffres ni à fournir ses propres calculs.

(3)  Le défaut de prendre en considération les situations individuelles

[115]  De ce qui précède, nous pouvons conclure que le directeur général régional a raisonnablement estimé que, collectivement, la PNDR dispose maintenant de suffisamment de maisons pour que le programme de prestations aux personnes évacuées prenne fin. Or, la PNDR soutient que ce n’est pas suffisant et que le directeur général régional devait également tenir compte de la situation personnelle de chacun des évacués. Pour dire les choses sans détour, il ne faut pas couper les prestations lorsque cela enverrait une famille à la rue. Dans cette optique, le terme « besoin » renvoie non seulement à une évaluation collective des besoins en matière de logement, mais aussi à une évaluation individuelle, famille par famille, des arrangements en matière de logement. Selon la PNDR, cela nécessite que SAC examine la situation de chaque personne dont le nom figure sur la liste de la Croix‑Rouge, afin de s’assurer qu’elle dispose de conditions de logement appropriées avant de mettre fin aux prestations qu’elle recevait.

[116]  Pour définir ce qui est approprié, la PNDR a fait référence aux [traduction] « normes nationales d’occupation » publiées par la SCHL. Ces normes définissent le nombre de pièces qu’une maison devrait avoir selon la composition de la famille. Je n’ai pas de renseignements sur le statut juridique de ces normes.

[117]  À ce sujet, la PNDR a présenté les affidavits de cinq de ses membres à qui aucune maison n’a été attribuée et qui n’auraient nulle part où vivre si leurs prestations prenaient fin. Ces témoins expliquent comment la menace de cessation des prestations aux personnes évacuées les a empêchés de conclure ou de renouveler des baux satisfaisants. Certains disent à propos de leurs conditions de vie qu’ils [traduction] « couchent sur le canapé » chez des amis ou des membres de leur famille.

[118]  J’ai beaucoup de sympathie pour les gens qui pourraient soudainement perdre la source de revenus qu’ils ont utilisée au cours des dernières années pour payer leur loyer. Toutefois, j’en suis venu à la conclusion que le directeur général régional n’avait pas à tenir compte des situations individuelles avant de mettre fin au programme de prestations aux personnes évacuées.

[119]  La raison fondamentale en est simple : les situations individuelles sont le résultat des décisions d’attribution des maisons prises par la PNDR, sur lesquelles SAC n’a aucun contrôle, ainsi que des choix individuels des personnes à qui les maisons ont été attribuées au sujet des gens qui seront invités à habiter chez elles.

[120]  En toute équité, SAC ne peut pas être obligé de tenir compte des situations individuelles, à moins de recevoir toute l’information sur le processus d’attribution des habitations et son résultat, c’est‑à‑dire à qui chacune des maisons a été attribuée et qui y vit. Il serait également injuste d’exiger que SAC remédie à des situations individuelles alors qu’il n’a pas pris les décisions d’attribution qui ont donné lieu à ces situations. De plus, SAC ne peut pas être responsable des conséquences des choix individuels quant à savoir qui vivra avec qui. Par exemple, les observations de la PNDR font référence à la situation d’un couple qui a divorcé pendant l’évacuation : les ex‑conjoints devraient‑ils maintenant être tenus de partager une maison dans la communauté récemment reconstruite? Évidemment, il est impossible de forcer les gens à vivre ensemble contre leur gré. Toutefois, ce genre de situation ne peut avoir pour effet d’accroître la responsabilité de SAC. De même, la situation de Tanita Cruly, qui a souvent été citée en exemple dans l’argumentaire de la PNDR, n’est pas différente de celle de nombreux jeunes adultes des Premières Nations partout au pays qui sont sur la liste d’attente pour obtenir une maison dans leur communauté. Bien que cela puisse causer des difficultés personnelles importantes, le programme de prestations aux personnes évacuées ne visait pas à remédier à cette situation.

[121]  L’argument de la PNDR repose sur la prémisse selon laquelle toute personne dont le nom figure sur la liste de la Croix‑Rouge a droit à une maison et, entre‑temps, à des prestations aux personnes évacuées. Pourtant, nous savons peu de choses de la façon dont cette liste a été dressée. Bien qu’il ait été dit qu’elle ne comprend que le nom des personnes habitant la PNDR avant l’inondation, il est difficile de croire que chacune des personnes dont le nom figure sur la liste était un « chef de ménage » à qui une maison avait alors été attribuée. Il y a 115 noms sur la liste, alors qu’il y avait 53 maisons dans la PNDR avant l’inondation. De plus, 56 de ces noms sont ceux d’adultes célibataires, sans conjoint ni enfant.

[122]  La liste de la Croix‑Rouge ne semble donc pas être un outil fiable pour déterminer les besoins en matière de logement. En fait, en réponse à une question que j’ai posée après l’audience, la PNDR a déclaré que la liste n’était pas nécessairement exacte, en ce sens qu’un certain nombre de personnes qui sont considérées comme des adultes célibataires vivraient en fait avec leur conjoint, des personnes à charge ou des membres de leur famille.

[123]  De plus, dans la mesure où on demande à la Cour de rendre une décision quant à des besoins individuels, il faudrait lui transmettre tous les renseignements dont elle a besoin pour comprendre pourquoi ces besoins ne sont pas satisfaits. L’un des éléments essentiels est l’attribution des 70 nouvelles maisons aux personnes figurant sur la liste de la Croix‑Rouge ou à d’autres membres de la PNDR. À cet égard, il est bon de répéter que la satisfaction des besoins en matière de logement des membres de la PNDR est le résultat de la collaboration entre la PNDR et SAC et d’autres entités fédérales. Pourtant, la PNDR a décidé qu’elle n’a pas à expliquer sa politique et ses décisions en matière d’attribution d’habitations, car [traduction] « personne n’avait soutenu qu’elle avait fait quelque chose de mal » à ce sujet et on ne pouvait lui demander de [traduction] « prouver quelque chose de négatif ». Bien que la PNDR ait fourni certains renseignements après l’audience, cela n’a fait qu’accroître la confusion, puisqu’elle laisse maintenant entendre que la liste de la Croix‑Rouge n’est pas suffisamment inclusive.

[124]  Dans ces circonstances, il était raisonnable pour le directeur général régional de refuser de tenir compte des besoins individuels des membres de la PNDR dont les noms figuraient sur la liste de la Croix‑Rouge.

(4)  Les obligations fiduciaires

[125]  La PNDR allègue que la cessation des prestations aux personnes évacuées allait à l’encontre d’une obligation fiduciaire. Ces arguments ne semblent pas avoir été portés à l’attention du directeur général régional avant que la décision initiale ne soit prise en mai 2018, ni même avant que la décision ne soit réitérée en août 2018. Quoi qu’il en soit, la PNDR n’a pas prouvé l’existence d’une obligation fiduciaire en l’espèce.

[126]  La Cour suprême du Canada a reconnu que la relation entre la Couronne et les peuples autochtones est de nature fiduciaire, mais que ce ne sont pas tous les aspects de cette relation qui donnent lieu à une obligation fiduciaire juridiquement reconnue : Manitoba Metis Federation Inc. c Canada (Procureur général), 2013 CSC 14, au paragraphe 48, [2013] 1 RCS 623 [MMF]. Il peut y avoir obligation fiduciaire lorsque la Couronne assume des pouvoirs discrétionnaires à l’égard d’intérêts autochtones particuliers : MMF, au paragraphe 49. Bien que la Cour suprême n’ait pas défini de façon exhaustive les types d’intérêts qui peuvent donner lieu à une obligation fiduciaire, elle n’a jusqu’à maintenant appliqué cette théorie qu’aux intérêts fonciers collectifs : MMF, aux paragraphes 51 à 59; Guerin c La Reine, [1984] 2 RCS 335; Bande indienne de la rivière Blueberry c Canada, [1995] 4 RCS 344; Bande indienne Wewaykum c Canada, 2002 CSC 79, [2002] 4 RCS 245; Williams Lake Indian Band c Canada (Affaires autochtones et Développement du Nord), 2018 CSC 4, aux paragraphes 52 et 53, [2018] 1 RCS 83; voir aussi Coldwater Indian Band c. Canada (Affaires indiennes et Nord canadien), 2017 CAF 199 et, dans un contexte quelque peu différent, Caron c Alberta, 2015 CSC 56, au paragraphe 106, [2015] 3 RCS 511. Une obligation fiduciaire peut également découler d’un engagement à agir dans l’intérêt supérieur du bénéficiaire : MMF, au paragraphe 50; Alberta c Elder Advocates of Alberta Society, 2011 CSC 24, au paragraphe 36, [2011] 2 RCS 261 [Elder Advocates].

[127]  En ce qui concerne la première source d’obligations fiduciaires, la demande de la PNDR en l’espèce n’est pas fondée sur des intérêts fonciers, ni même sur un intérêt de droit privé, sur lequel la Couronne a assumé des pouvoirs discrétionnaires. Il ne faut pas oublier que la présente affaire ne porte pas sur les terres de réserve en tant que telles : la PNDR a présenté une demande de ce genre devant un autre tribunal. Il ne s’agit même pas de la construction de maisons. La présente affaire se rapporte au paiement de prestations aux personnes évacuées. Dans l’arrêt Elder Advocates, la Cour suprême a conclu au paragraphe 52 que les régimes de prestations ne donnent habituellement pas lieu à des obligations fiduciaires :

L’accès à un régime de prestations à lui seul ne constituera pas un intérêt susceptible de donner naissance à une obligation fiduciaire. Bien qu’une prestation prévue par la loi puisse avoir une incidence sur le bien‑être financier de la personne qui la reçoit, en l’absence de preuve d’une intention autre du législateur, le droit à une telle prestation est une création du droit public et est assujetti aux obligations de droit public du gouvernement dans l’administration du régime.

[128]  Je n’ai connaissance d’aucun jugement dans lequel un tribunal a conclu que la prestation de services aux membres des Premières Nations donne lieu à une obligation fiduciaire. Dans l’affaire Grant c Canada (Attorney General) (2005), 77 OR (3d) 418 (CSJ), la Cour supérieure de justice de l’Ontario a refusé de radier une déclaration alléguant, entre autres causes d’action, l’existence d’une obligation fiduciaire dans le contexte du logement dans les communautés des Premières Nations. Cela ne signifie toutefois pas que cette obligation existe. Cela veut dire simplement que la question sera tranchée au procès. À ma connaissance, aucun jugement sur le fond n’a été rendu dans cette affaire.

[129]  En ce qui concerne la deuxième source d’obligations fiduciaires, cet argument semble être une reformulation de l’argument concernant les attentes légitimes dont j’ai parlé plus haut. Dans la mesure où j’ai constaté que SAC n’avait pas promis de construire une maison pour chacun des chefs de famille ni d’offrir des prestations aux personnes évacuées jusqu’à ce qu’une maison soit disponible, il ne peut y avoir d’obligation fiduciaire fondée sur des promesses. Les politiques de SAC concernant le logement en général ne m’ont pas été soumises en preuve. Il m’est donc impossible de conclure à l’existence d’une obligation fiduciaire fondée sur la teneur de ces politiques.

(5)  Les droits ancestraux ou issus de traités

[130]  La PNDR soutient également qu’elle a des droits ancestraux ou issus de traités en ce qui concerne l’utilisation et la jouissance de ses terres de réserve ou des droits de récolte dans son territoire traditionnel. Certains de ces droits ont été unifiés et codifiés dans la Loi constitutionnelle de 1930. Il s’ensuit, affirme la PNDR, que SAC était tenu de la consulter avant de prendre des mesures qui pourraient avoir une incidence sur l’exercice de ces droits. La PNDR soutient à ce sujet que la cessation des prestations aux personnes évacuées est liée à ces droits protégés par la Constitution.

[131]  Même en supposant que ces droits existent et que l’évacuation a rendu l’exercice de ces droits plus difficile pour les membres de la PNDR, il ne s’ensuit pas que la décision de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées déclenche l’application de l’obligation de consulter. Ces prestations visent à aider les membres de la PNDR qui ont dû déménager, la plupart d’entre eux à Winnipeg, à la suite de l’inondation. La cessation de ces prestations pourrait rendre la vie plus difficile aux personnes touchées à Winnipeg. Toutefois, cela ne nuit pas à leur capacité concrète d’exercer leurs droits protégés par la Constitution. À l’inverse, le maintien de ces prestations ne facilitera pas l’exercice de ces droits si aucun logement supplémentaire n’est offert dans la communauté et que les personnes touchées doivent demeurer à Winnipeg.

III.  Conclusion

[132]  Par conséquent, la PNDR n’a pas établi que la décision de mettre fin aux prestations aux personnes évacuées était déraisonnable ou qu’elle avait été prise au terme d’un processus inéquitable. Je ne peux qu’exprimer l’espoir que SAC et la PNDR continueront de collaborer afin de mieux répondre aux besoins en matière de logement des membres de la PNDR.

[133]  La demande de contrôle judiciaire sera rejetée, avec dépens.




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