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Date : 20020307

Dossier : T-2288-92

Référence neutre : 2002 CFPI 243

ENTRE :

                        CHARLES JOHN GORDON BENOIT,

                     SOCIÉTÉ TRIBALE DE L'ATHABASCA,

        CONSEIL RÉGIONAL DU PETIT LAC DES ESCLAVES

                    et CONSEIL TRIBAL KEE TAS KEE NOW

                                                                                                 demandeurs

                                                         et

             SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA

                                                                                               défenderesse

                                                         et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE LA PROVINCE DE L'ALBERTA

                             en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale

                                                         et

       LA FÉDÉRATION DES CONTRIBUABLES CANADIENS

                                                                                                 intervenante


                  MOTIFS DE JUGEMENT ET JUGEMENT

LE JUGE CAMPBELL

[1]                 L'honneur de la Couronne est en jeu dans la négociation de ses traités conclus à la fin du XIXe siècle avec les peuples autochtones du nord de la Colombie-Britannique, de l'Alberta et de la Saskatchewan, ainsi que de la partie sud des Territoires du Nord-Ouest.

[2]                 Lors de la conclusion d'un traité avec les peuples autochtones, la Couronne s'engage dans une fiducie à exécuter sur sa foi et son honneur les engagements pris dans le cadre des négociations. S'il y a des divergences de vues par la suite, les tribunaux doivent interpréter le traité de façon de façon à préserver l'honneur de la Couronne. C'est ce que les autochtones demandent en l'instance et la présente décision vise à répondre à cette demande.

Résumé des conclusions de fait


[3]                 À l'été de 1899, le gouvernement du Canada, désireux d'ouvrir le territoire Paix-Athabasca au peuplement et au commerce, a fait des promesses aux Cris et aux Déné qui devaient être des engagements valables aussi longtemps que « le soleil brillera et que les rivières couleront » . Afin d'obtenir l'adhésion au Traité 8, certaines promesses ont été faites par les commissaires pour le Traité agissant au nom du Canada.

[4]                 Après la négociation du Traité 8, les commissaires ont fait rapport au gouvernement qu'à l'occasion des négociations, ils ont fait la promesse aux autochtones que le Traité n' « ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes » . Les demandeurs considèrent que cet énoncé est un engagement créant un droit issu de traités au sens du paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, savoir que les autochtones bénéficiant du Traité ne devraient être assujettis à aucune taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit. Par conséquent, les demandeurs contestent formellement la constitutionnalité de l'application des mesures fédérales de taxation aux bénéficiaires du Traité.

[5]                 Le Rapport sur le Traité, qui porte sur ce qui a été dit et fait lors de la signature du Traité, est une preuve directe qu'une promesse a été faite en matière de taxes. Il est clair que les autochtones ont exprimé une préoccupation au sujet des taxes lors de la négociation du Traité et que la promesse en cause leur a été faite dans ce contexte. Les autochtones qui ont adhéré au Traité s'appuyaient sur cette promesse. Par conséquent, pour les motifs que je vais maintenant énoncer, je conclus que la promesse en matière de taxes est une modalité du Traité.


[6]                 Étant donné que les termes utilisés dans le Rapport sur le Traité pour décrire la promesse en matière de taxes sont ambigus, une des questions principales à régler dans cette affaire consiste en une tentative de trouver leur sens raisonnable au moment de la négociation, tant dans l'esprit des commissaires pour le Traité que dans celui des autochtones qui ont reçu la promesse.

[7]                 Cette interprétation raisonnable a fait l'objet de preuves contradictoires en provenance d'experts. Une preuve de l'histoire orale des autochtones a aussi été présentée, visant à démontrer comment les autochtones ont interprété la promesse en matière de taxes qu'on leur a faite à l'été 1899. Me fondant sur l'analyse qui suit, je conclus qu'il y a eu un malentendu fondamental entre les commissaires pour le Traité et les autochtones au sujet du but et du contenu de la promesse faite et reçue en matière de taxes. On a démontré que les commissaires pour le Traité n'avaient aucunement l'intention d'accorder l'exemption fiscale que réclament les demandeurs, alors que les autochtones croyaient qu'on leur faisait une promesse d'exemption fiscale dans le cadre du Traité. Par conséquent, on ne peut trouver aucune intention commune des commissaires pour le Traité et des peuples autochtones en ce qui concerne la promesse faite en matière de taxes dans le cadre du Traité. Par conséquent, la question fondamentale soulevée ici consiste à déterminer qui doit assumer la responsabilité de ce malentendu.


[8]                 Ma conclusion principale dans ces motifs porte qu'afin de préserver l'honneur de la Couronne, le défendeur doit reconnaître et donner effet à la promesse en matière de taxes telle que les autochtones l'ont comprise. Au vu des témoignages, je conclus que la promesse en matière de taxes a été interprétée dans le sens de l'exemption fiscale réclamée par les demandeurs et je conclus donc qu'elle constitue un droit issu de traités qui est exécutoire.

[9]                 Selon moi, le Canada n'a pas éteint ce droit issu de traités et rien dans la preuve ne vient en justifier la violation. Par conséquent, au vu du droit constitutionnel, je conclus que les dispositions fédérales en matière de taxation ne s'appliquent en aucune façon aux bénéficiaires du Traité 8.

                      I. Le droit de l'interprétation des traités

A. Les principes généraux

[10]            Le droit qui régit l'interprétation des traités a été établi de façon claire par la Cour suprême du Canada. Les motifs du juge en chef McLachlin dans R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, au paragraphe 78, contiennent le survol suivant des principes applicables :


1.      Les traités conclus avec les Autochtones constituent un type d'accord unique, qui demandent l'application de principes d'interprétation spéciaux : R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393, au par. 24; R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771, au par. 78; R. c. Sioui, [1990] 1 R.C.S. 1025, à la p. 1043; Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, à la p. 404. Voir également : J. [Sákéj] Youngblood Henderson, « Interpreting Sui Generis Treaties » (1997), 36 Alta. L. Rev. 46; L. I. Rotman, « Defining Parameters: Aboriginal Rights, Treaty Rights, and the Sparrow Justificatory Test » (1997), 36 Alta. L. Rev. 149.

2.      Les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones : Simon, précité, à la p. 402; Sioui, précité, à la p. 1035; Badger, précité,au par. 52.

3.      L'interprétation des traités a pour objet de choisir, parmi les interprétations possibles de l'intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des deux parties à l'époque de la signature: Sioui, précité, aux pp. 1068 et 1069.

4.      Dans la recherche de l'intention commune des parties, l'intégrité et l'honneur de la Couronne sont présumées : Badger, précité, au par. 41.

5.      Dans l'appréciation de la compréhension et de l'intention respectives des signataires, le tribunal doit être attentif aux différences particulières d'ordre culturel et linguistique qui existaient entre les parties : Badger, précité, aux par. 52 à 54; R. c. Horseman, [1990] 1 R.C.S. 901, à la p. 907.

6.      Il faut donner au texte du traité le sens que lui auraient naturellement donné les parties à l'époque : Badger, précité, aux par. 53 et suiv.; Nowegijick c. La Reine, [1983] 1 R.C.S. 29, à la p. 36.

7.      Il faut éviter de donner aux traités une interprétation formaliste ou inspirée du droit contractuel : Badger, précité, Horseman, précité, et Nowegijick, précité.

8.      Tout en donnant une interprétation généreuse du texte du traité, les tribunaux ne peuvent en modifier les conditions en allant au-delà de ce qui est réaliste ou de ce que « le langage utilisé [. . .] permet » : Badger, précité, au par. 76; Sioui, précité, à la p. 1069; Horseman, précité, à la p. 908.

9.      Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l'exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne : Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.

Quant à l'approche générale à adopter dans l'interprétation d'un traité en particulier, les déclarations du juge en chef aux paragraphes 82 et 83 sont importantes :

Le fait qu'il faille examiner tant le texte du traité que son contexte historique et culturel tend à indiquer qu'il peut être utile d'interpréter un traité en deux étapes. Dans un premier temps, il convient d'examiner le texte de la clause litigieuse pour en déterminer le sens apparent, dans la mesure où il peut être dégagé, en soulignant toute ambiguïté et tout malentendu manifestes pouvant résulter de différences linguistiques et culturelles. Cet examen conduira à une ou à plusieurs interprétations possibles de la clause. Comme il a été souligné dans Badger [...] « la portée des droits issus de traités est fonction de leur libellé » . À cette étape, l'objectif est d'élaborer, pour l'analyse du contexte historique, un cadre préliminaire -- mais pas nécessairement définitif -- qui tienne compte d'un double impératif, celui d'éviter une interprétation trop restrictive et celui de donner effet aux principes d'interprétation.

Dans un deuxième temps, le ou les sens dégagés du texte du droit issu de traité doivent être examinés sur la toile de fond historique et culturelle du traité. Il est possible que l'examen de l'arrière-plan historique fasse ressortir des ambiguïtés latentes ou d'autres interprétations que la première lecture n'a pas permis de déceler. Confronté à une éventuelle gamme d'interprétations, le tribunal doit s'appuyer sur le contexte historique pour déterminer laquelle traduit le mieux l'intention commune des parties. Pour faire cette détermination, le tribunal doit choisir, « parmi les interprétations de l'intention commune qui s'offrent à [lui], celle qui concilie le mieux » les intérêts des parties: Sioui, précité, à la p. 1069.

B. Les principes importants en l'instance

1. Des promesses faites de vive voix peuvent être des modalités d'un traité

[11]            Le principe voulant que les modalités d'un traité ne se limitent pas au texte même du traité a été énoncé de façon catégorique par le juge en chef Lamer dans l'arrêt Badger, au paragraphe 52 :


... le tribunal qui examine un traité doit tenir compte du contexte dans lequel les traités ont été négociés, conclus et couchés par écrit. En tant qu'écrits, les traités constataient des accords déjà conclus verbalement, mais ils ne rapportaient pas toujours la pleine portée de ces ententes verbales: voir Alexander Morris, The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories (1880), aux pp. 338 à 342; Sioui, précité, à la p. 1068; Report of the Aboriginal Justice Inquiry of Manitoba (1991); Jean Friesen, Grant me Wherewith to Make my Living (1985). Les traités, qui ont été rédigés en anglais par des représentants du gouvernement canadien qui, on le présume, connaissaient les doctrines de common law, n'ont toutefois pas été traduits, par écrit, dans les diverses langues (en l'espèce le cri et le déné) des nations indiennes qui en étaient signataires. D'ailleurs, même s'ils l'avaient été, il est peu probable que les Indiens, qui communiquaient exclusivement oralement, les auraient interprétés différemment. Par conséquent, il est bien établi que le texte d'un traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer les règles rigides d'interprétation modernes. Il faut plutôt lui donner le sens que lui auraient naturellement donné les Indiens à l'époque de sa signature. Cela vaut également pour les mots d'un traité qui ont pour effet de limiter le droit accordé dans celui-ci. [je souligne]

[12]            L'approche prescrite dans l'arrêt Badger est confirmée par le juge Cory dans l'arrêt Sundown, aux paragraphes 24 et 25, comme suit :

Les traités peuvent sembler n'être que de simples contrats. Pourtant, ils sont bien plus que cela. En effet, ils constatent un échange solennel de promesses entre Sa Majesté et diverses premières nations. Ils ont souvent constitué le fondement de la paix et de l'expansion de la colonisation européenne. Bien souvent, sinon dans la plupart des cas, les membres des premières nations qui participaient à la négociation des traités ne savaient ni lire ni parler l'anglais, et ils se fiaient entièrement aux promesses verbales des négociateurs canadiens. Il existe de solides raisons historiques justifiant d'interpréter les traités de la manière résumée dans l'arrêt Badger. Appliquer toute autre méthode équivaudrait à refuser d'assurer l'équité et la justice dans les rapports entre les parties.

Tout comme les droits ancestraux, les droits issus de traités ont un caractère spécifique et ils ne peuvent être exercés que par la première nation signataire du traité en cause. Dans l'interprétation de chaque traité, il faut tenir compte de la situation de la première nation signataire et des circonstances de la signature du traité. [je souligne]

2. Il est nécessaire de déterminer l'intention commune des parties

[13]            Dans l'arrêt Marshall, au paragraphe 14, le juge Binnie explique que l'objet de l'interprétation des traités vise à déterminer « l'intention commune » des parties :


Il ne faut pas confondre les règles « généreuses » d'interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori. L'application de règles spéciales est dictée par les difficultés particulières que pose la détermination de ce qui a été convenu dans les faits. Les parties indiennes n'ont à toutes fins pratiques pas eu la possibilité de créer leurs propres compte-rendus écrits des négociations. Certaines présomptions sont donc appliquées relativement à l'approche suivie par la Couronne dans la conclusion des traités (conduite honorable), présomptions dont notre Cour tient compte dans son approche en matière d'interprétation des traités (souplesse) pour statuer sur l'existence d'un traité (Sioui, précité, à la p. 1049), le caractère exhaustif de tout écrit (par exemple l'utilisation du contexte et des conditions implicites pour donner un sens honorable à ce qui a été convenu par traité : Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, et R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393), et l'interprétation des conditions du traité, une fois qu'il a été conclu à leur existence (Badger). En bout de ligne, la Cour a l'obligation « de choisir, parmi les interprétations de l'intention commune [au moment de la conclusion du traité] qui s'offrent à [elle], celle qui concilie le mieux » les intérêts des Mi'kmaq et ceux de la Couronne britannique (Sioui, le juge Lamer, à la p. 1069 (je souligne).

[14]            Quant à la nécessité d'être très prudent dans la détermination de l'intention commune, il est important de citer le commentaire du juge Lamer (alors juge puîné) dans l'arrêt Sioui. Il déclare ceci, à la p. 1069 :

Avec respect, je crois qu'adopter une telle position dépasserait la volonté du général Murray. Même une interprétation généreuse du document ... doit être réaliste et refléter l'intention des deux parties et non seulement celle des Hurons. Il s'agit de choisir, parmi les interprétations de l'intention commune qui s'offrent à nous, celle qui concilie le mieux les intérêts des Hurons et ceux du conquérant. [je souligne]

3. L'interprétation des traités doit s'appuyer sur des preuves convaincantes

[15]            Dans l'arrêt Mitchell, [2001] 1 R.C.S. 911, au paragraphe 51, le juge en chef McLachlin indique que le juge du procès doit s'appuyer sur des preuves convaincantes de l'existence d'un droit ancestral avant de conclure en ce sens :


...le bien-fondé d'une revendication doit être établi sur la base de preuves convaincantes selon la prépondérance des probabilités. Des preuves éparses, incertaines et équivoques ne peuvent établir le bien-fondé d'une revendication. Avec égards, c'est exactement ce qui s'est passé en l'espèce. La contradiction entre la déclaration du juge McKeown selon laquelle il n'y a guère de preuves directes de l'existence d'un droit de commercer à travers le fleuve et sa conclusion selon laquelle ce droit existe, semble indiquer une norme de preuve très souple (ou peut-être, plus exactement, une appréciation déraisonnablement libérale d'une preuve ténue). La démarche de l'arrêt Van der Peet exige un traitement égal et approprié des preuves étayant des revendications autochtones, mais ne permet pas pour autant de renforcer ou de rehausser la valeur probante de ces preuves. La preuve pertinente en l'espèce - un seul couteau, des traités qui ne font pas mention d'un commerce antérieur et le simple fait de la participation des Mohawks au commerce de fourrure - ne peut étayer la conclusion du juge de première instance que si on lui donne plus de poids que ce qu'elle peut raisonnablement soutenir. Ni Van der Peet ni le par. 35(1) n'envisagent un tel résultat. [je souligne]

Ce principe est réitéré de façon très claire au paragraphe 42 :

Cela ne signifie pas qu'une revendication autochtone ne peut jamais être établie à partir d'une preuve très limitée, directe ou autre, mais qu'il faut qu'elle soit suffisamment convaincante et qu'elle appuie les conclusions tirées. En l'espèce, toutefois, le peu de preuves directes sur lesquelles s'est fondé le juge de première instance constitue au mieux une preuve ténue et insuffisante, et le juge aurait peut-être dû parler d'absence de preuve convaincante même de façon minimale.

4. L'honneur de la Couronne doit être préservé dans l'interprétation des traités

[16]            Dans l'arrêt Marshall, aux paragraphes 49 à 56, le juge Binnie explique assez longuement le concept très important de la préservation de l'honneur de la Couronne en tant qu'élément essentiel d'interprétation des traités :

Le présent pourvoi met en évidence le principe qu'a souligné notre Cour à plusieurs reprises et selon lequel l'honneur de la Couronne est toujours en jeu dans le cadre de ses rapports avec les peuples autochtones. Il s'agit de l'un des principes d'interprétation énoncés dans l'arrêt Badger, précité, par le juge Cory, au par. 41:

. . . l'honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu'elle transige avec les Indiens. Les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l'intégrité de la Couronne. Il faut toujours présumer que cette dernière entend respecter ses promesses. Aucune apparence de « manoeuvres malhonnêtes » ne doit être tolérée.

Ce principe que l'honneur de la Couronne est en jeu lorsqu'elle conclut des traités avec les Premières nations remonte au moins à la décision qu'a rendue notre Cour, en 1895, dans Province of Ontario c. Dominion of Canada and Province of Quebec; In re Indian Claims (1895), 25 R.C.S. 434. Dans cet arrêt, le juge Gwynne (dissident) a dit ceci, aux pp. 511 et 512 :

[Traduction]. . . ce qu'on affirme et ce qu'il ne faut pas perdre de vue est le fait qu'il a plu aux souverains britanniques, depuis l'acquisition du Canada, d'adopter la règle ou la pratique de conclure des accords avec les nations ou tribus indiennes dans leur province du Canada, de façon à ce qu'elles cèdent ce qu'il a plu aux souverains d'appeler le titre indien, au moyen de textes semblables à celui qui fait l'objet de la présente affaire et qu'il leur a plu de désigner sous le nom de « traités » avec les Indiens qui sont en possession des terres, sur lesquelles ils affirment avoir un titre et qui sont cédés par ces instruments; et, de plus, le fait que les obligations prévues par ces textes qui doivent être remplies par la Couronne ou en son nom ont toujours été considérées comme comportant une fiducie que la Couronne s'engage gracieusement envers les Indiens à exécuter sur sa foi et son honneur, et qui a toujours été fidèlement exécutée en tant qu'obligation de la Couronne issue d'un traité. [je souligne]

Voir également Ontario Mining Co. c. Seybold (1901), 32 R.C.S. 1, à la p. 2.

Plus récemment, comme il a été mentionné plus tôt, le principe que l'honneur de la Couronne est toujours en jeu a été invoqué par la Cour d'appel de l'Ontario dans l'arrêt Taylor and Williams, précité. Dans cette affaire, tout comme en l'espèce, il s'agissait de déterminer les conditions véritables d'un traité, lesquelles étaient en partie orales et en partie écrites. Le juge en chef adjoint de l'Ontario MacKinnon, s'exprimant au nom de la cour, a dit ceci, aux pp. 235 et 236.

[traduction]    Les principes applicables à l'interprétation de traités visant les Indiens ont fait l'objet de nombreuses discussions au fil des ans. Lorsqu'il s'agit d'interpréter les conditions d'un traité, tout à fait indépendamment des autres considérations déjà évoquées, il y va toujours de l'honneur de la Couronne et aucune apparence de « manoeuvres malhonnêtes » ne doit être tolérée. Le juge Cartwright a souligné ce point dans ses motifs de dissidence dans R. c. George, [. . .] [1966] R.C.S. 267, à la p. 279, où il a dit :

Je pense que nous devons nous efforcer d'interpréter le Traité de 1827 et les lois fédérales qui portent sur la question dont nous sommes saisis de manière à protéger l'honneur du Souverain et à éviter qu'on puisse reprocher au Parlement d'avoir retiré unilatéralement et sans contrepartie les droits solennellement garantis aux Indiens et à leurs descendants par traité.


De plus, s'il y a des ambiguïtés dans les mots ou les expressions qui sont utilisés, non seulement faut-il leur donner une interprétation défavorable aux rédacteurs des traités, mais ils ne doivent pas être interprétés au désavantage des Indiens si une autre interprétation est raisonnablement possible: R. c. White and Bob (1964), 50 D.L.R. (2d) 613 à la p. 652 [. . .] (C.A.C.-B.); confirmé [. . .] à [1965] R.C.S. vi. ...

Cet énoncé du juge en chef adjoint MacKinnon (qui avait agi comme avocat pour l'Autochtone déclaré coupable d'infractions relatives à la chasse dans George, précité) a été adopté par la suite dans de nombreuses affaires, dont les arrêts de notre Cour Badger, précité, au par. 41, et Sparrow, précité, aux pp. 1107 et 1108.

Est à mon sens incompatible avec l'honneur et l'intégrité de la Couronne, une interprétation des événements qui a pour effet de transformer une demande positive des Mi'kmaq pour que soit prise une mesure commerciale en un engagement par ces derniers de ne pas faire quelque chose. Il n'est pas non plus logique de conclure que le lieutenant gouverneur, qui cherchait de bonne foi à satisfaire aux demandes commerciales des Mi'kmaq, a accepté la proposition de ces derniers de mettre sur pied un établissement commercial mais refusé de protéger dans le traité l'accès des Mi'kmaq aux choses qui devaient faire l'objet du commerce, même si l'identité et le prix de ces choses avaient été déterminés lors de la négociation du traité. Il ne s'agissait pas d'un contrat commercial. L'arrangement commercial doit être interprété de manière à donner sens et substance aux promesses faites par la Couronne. Avec égards, je suis d'avis que l'interprétation adoptée par les juridictions inférieures ne laisse aux Mi'kmaq qu'une promesse -- issue de traité -- vide de contenu.

II. Les faits en contexte

A. La cause d'action

[17]            Voici comment les demandeurs énoncent leur revendication principale à l'encontre de Sa Majesté la Reine du chef du Canada (Canada) au paragraphe 7 de leur déclaration modifiée :

[Traduction]

Les commissaires pour le Traité ont notamment promis aux premières nations que le Traité 8 n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes (la promesse en cause). La promesse en cause est une des modalités du Traité 8 et elle accorde un droit correspondant aux membres de premières nations bénéficiaires du Traité 8 de ne pas se voir assujettir à aucune taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit (le droit en cause).


[18]            De plus, les demandeurs soutiennent que le fait pour le Canada de prélever des taxes est une violation injustifiée de la promesse en cause et ils demandent à la Cour de confirmer ce fait et de leur accorder une déclaration en ce sens. Les demandeurs soutiennent que cette promesse est un droit issu de traités, protégé par la Constitution. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) se lit comme suit :

35. (1) Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

35. (1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

[19]            De plus, dans leur Avis modifié de question constitutionnelle en date du 8 février 2000, les demandeurs réitèrent leur revendication principale et affirment que les bénéficiaires du Traité 8 ont fait l'objet, et continuent de faire l'objet, d'une taxation injustifiée en violation de la promesse faite. Par conséquent, ils mettent en question le fait qu'on leur applique la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.) et donnent avis de la question constitutionnelle suivante en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale :

[Traduction]

L'application des mesures fédérales de taxation aux autochtones bénéficiaires du Traité 8 est incompatible avec l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) et, par conséquent, elle est nulle et de nul effet dans la mesure même de cette incompatibilité.


[20]            Étant donné qu'on lui a signifié avis de la question constitutionnelle, le procureur général de l'Alberta (Alberta) est intervenu afin d'exercer son droit de déposer sa preuve et ses prétentions. De plus, la Section d'appel de notre Cour a accordé le statut d'intervenant à la Fédération des contribuables canadiens pour qu'elle puisse présenter son point de vue.

B. Les faits non contestés

[21]            Dans l'arrêt R. c. Badger, au paragraphe 39, la Cour suprême du Canada a présenté de façon concise la négociation des traités dans la partie de l'Ouest du Canada connue sous le nom de district Paix-Athabaska :

Le Traité no 8 est l'un des onze traités numérotés qui ont été conclus par le gouvernement fédéral et diverses bandes indiennes entre 1871 et 1923. Ces traités visaient à faciliter la colonisation de l'Ouest. Le Traité no 8, signé le 21 juin 1899, prévoyait la cession de vastes territoires dans ce qui constitue aujourd'hui le nord de l'Alberta, le nord-est de la Colombie-Britannique, le nord-ouest de la Saskatchewan et une partie des Territoires du Nord-Ouest. En contrepartie de ces territoires, la Couronne a pris un certain nombre d'engagements envers les bandes...

[22]            Il n'y a pas de contestation quant aux événements qui ont mené à la signature du Traité. Toutefois, il y en a certainement quant au contexte de l'époque et à son interprétation. Dans l'exposé conjoint des faits (pièce 2) les parties conviennent de ce qui suit :

[Traduction]


En 1870, la Compagnie de la Baie d'Hudson a cédé ses droits sur le Nord-Ouest au Dominion du Canada. Par un décret daté du 27 juin 1898, le Conseil privé a nommé A.E. Forget (Forget), J.A.J. McKenna (McKenna) et une autre personne à déterminer, commissaires chargés de négocier avec les Indiens vivant au nord du territoire du Traité 6 afin d'éteindre leur titre sur les terres en cause (la région du Traité 8). Le 4 octobre 1898, un décret du Conseil privé portait que David Laird était nommé commissaire des Sauvages pour le Manitoba, le Kéwatin et les Territoires du Nord-Ouest.

Le 6 décembre 1898, le Conseil privé a donné son autorisation, par décret, à la présentation à la province de la Colombie-Britannique d'un avis d'intention de négocier un traité.

Le 3 février 1899, David Laird a fait circuler dans la région du Traité 8 une lettre transmise par les soins de la Police à cheval du Nord-Ouest et de la Compagnie de la Baie d'Hudson.

Le 2 mars 1899, le Conseil privé a nommé, par décret, J.H. Ross troisième commissaire et il a aussi remplacé M. Forget par David Laird. Le C.P. 1703 porte la mention « modifié par CP 330 » .

Le 3 mai 1899, le Conseil privé a nommé, par décret, le père A. Lacombe pour accompagner les commissaires.

Le 6 mai 1899, le Conseil privé a approuvé, par décret, la tenue d'un examen des revendications des Métis et leur règlement en même temps qu'on procédait à la négociation d'un traité.

Le 12 mai 1899, le surintendant général des Affaires des Sauvages. Clifford Sifton, a écrit aux commissaires pour leur transmettre leur mandat ainsi que les instructions du gouvernement.

Le 29 mai 1899, la Commission a quitté Edmonton, prévoyant arriver au Petit lac des Esclaves au plus tard le 8 juin 1899. MM. Laird et McKenna, ainsi que leur groupe, se sont rendus à Athabasca Landing et ensuite au Petit lac des Esclaves. Par suite de conditions défavorables, ils ne sont arrivés qu'en fin de journée le 19 juin 1899. M. Ross et son groupe avaient procédé à se rendre au Petit lac des Esclaves en empruntant le sentier Assiniboine et ils sont arrivés vers le 5 juin 1899.

Le 20 juin 1899, les commissaires ont rencontré les Cris au Petit lac des Esclaves. Ce jour-là, les termes du Traité offerts par le gouvernement ont été exposés lors d'une réunion avec les Cris du Petit lac des Esclaves.

Le Traité 8 a été rédigé au Petit lac des Esclaves suite à une réunion avec les Cris, tenue le 20 juin 1899.

Le 21 juin 1899, les commissaires et les représentants des Cris du Petit lac des Esclaves et du territoire adjacent, dûment autorisés par leur peuple, ont procédé à la signature du Traité 8.

Les membres de la Commission se sont alors séparés afin de rattraper le retard dans l'arrivée au Petit lac des Esclaves de MM. Laird et McKenna.


M. Laird s'est rendu à Peace River Crossing et les Cris de Peace River Crossing et du territoire adjacent ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 1er juillet 1899.

M. Laird s'est ensuite rendu à Vermilion et les Castors et Cris de Vermilion et du territoire adjacent ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 8 juillet 1899.

M. Laird s'est ensuite rendu à Fond-du-Lac (sur le lac Athabasca) et les Chipewyans et les résidents de Fond-du-Lac et des territoires adjacents ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés les 25 et 27 juillet 1899.

MM. Ross et McKenna ont procédé du Petit lac des Esclaves jusqu'à Dunvegan et les Castors et Dunvegan ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 6 juillet 1899.

MM. Ross et McKenna se sont ensuite rendus à Little Red River Post, où ils sont arrivés le 10 juillet 1899.

MM. Ross et McKenna ont ensuite procédé jusqu'à Fort-Chipewyan et les Chipewyans de la rivière Athabasca, de la rivière Birch, de la rivière de la Paix, de la rivière Slave et de la rivière Gull, ainsi que les Cris de la rivière Gull et de Deep Lake ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 13 juillet 1899.

MM. Ross et McKenna se sont ensuite rendus à Smiths' Landing et les Chipewyans de la rivière Slave et des contrées environnantes ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 17 juillet 1899.

MM. Ross et McKenna ont ensuite pris des routes différentes. M. McKenna s'est rendu à Fort-McMurray et les Chipewyans et Cris de Fort-McMurray et des contrées environnantes ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 4 août 1899.

M. Ross s'est rendu à Wapiscow (aussi connu sous le nom de Wabasca) et les Indiens de Wapiscow et des contrées environnantes ont adhéré au Traité 8 par l'entremise de leurs représentants autorisés le 14 août 1899.

Les commissaires pour le Traité, MM. Laird, Ross et McKenna, ont présenté un rapport daté du 22 septembre 1899 à l'honorable Clifford Sifton, surintendant général des Affaires des Sauvages.

Le Conseil privé a ratifié le Traité 8 le 20 février 1900.

Le 2 mars 1900, le Conseil privé a nommé J.A. Macrae, par décret, le chargeant de solliciter d'autres adhésions au Traité 8.

Par l'entremise de leurs représentants autorisés, les Castors de la rivière de la Paix et des contrées environnantes ont adhéré au Traité 8 le 30 mai 1900 à Fort St. John.

Par l'entremise de leurs représentants autorisés, les Cris de Sturgeon Lake et des contrées environnantes ont adhéré au Traité 8 le 8 juin 1900 au Petit lac des Esclaves.


Par l'entremise de leurs représentants autorisés, les Esclaves de Hay River et des contrés environnantes ont adhéré au Traité 8 le 23 juin 1900 à Vermilion.

Par l'entremise de leurs représentants autorisés, les Indiens vivant sur la rive sud du Grand lac des Esclaves, entre l'embouchure de Hay River et l'ancien Fort Reliance, près de l'embouchure de la rivière Lockhearts, ainsi que dans les contrées environnantes, ont adhéré au Traité 8 le 25 juillet 1900 à Fort Resolution.

Le commissaire Macrae a présenté son rapport, daté du 11 décembre 1900, à l'honorable surintendant général des Affaires des Sauvages.

Les adhésions au Traité 8 qui datent de 1900 ont été ratifiées le 3 janvier 1901. (pièce 2)

C. La preuve documentaire

1. Le Rapport sur le Traité

[23]            Le « Rapport des commissaires sur le Traité no 8 » (le Rapport sur le Traité), adressé à l'honorable Clifford Sifton, ministre de l'Intérieur et surintendant général des Affaires des Sauvages, est en fait daté du 22 septembre 1899. Il contient les passages suivants, dont le sens est fortement débattu en l'instance :


Comme les discussions aux différents endroits étaient à peu près les mêmes, nous nous bornerons à les signaler d'une manière générale. Il y eu une absence remarquable de l'ancien style oratoire sauvage. Il n'y a eu de discours réguliers que chez les Cris des Bois, et encore furent-ils courts. Les sauvages Castors sont taciturnes. Les Chipewyans se confinent à poser des questions et à les discuter brièvement. Ils paraissent plus portés à contre-interroger qu'à faire des discours, et le chef au Fort Chipewyan a fait preuve d'une vive intelligence et de beaucoup de sens pratique en présentant les prétentions de sa bande. Ils voulaient tous des conditions aussi libérales, sinon plus libérales, que celles accordées aux sauvages des plaines. Quelques-uns espéraient que le gouvernement les nourriraient après la signature du traité, et tous ont demandé de l'aide dans les temps de détresse, et que le gouvernement se chargeât du soin des vieillards, des indigents qui ne peuvent plus faire la chasse au fusil et au piège, et se trouvent en conséquence souvent dans la détresse. Ils demandèrent qu'on leur fournît des médicaments. A Vermillon, Chipewyan et au Débarcadère de Smith, ils demandèrent avec instances les services d'un médecin. Ils exprimèrent partout la crainte que la signature du traité ne fut suivie d'une restriction des privilèges de chasse et de pêche, et plusieurs étaient convaincus que le traité conduisait à la taxation et au service militaire obligatoire. Ils paraissaient désirer obtenir les avantages de l'éducation pour leurs enfants, mais ils stipulèrent que dans les écoles on n'interviendrait pas dans leurs croyances religieuses.

Nous leur fîmes comprendre que le gouvernement ne pouvait entreprendre de faire vivre les sauvages dans l'oisiveté, qu'ils auraient après le traité les mêmes moyens qu'auparavant de gagner leur vie, et qu'on espérait que les sauvages s'en serviraient. Nous leur dîmes que le gouvernement était toujours prêt à accorder des secours dans les cas d'indigence réelle, et que dans les saisons de détresse ils recevraient, même sans aucune stipulation spéciale dans le traité, l'aide qu'on donne ordinairement pour empêcher la famine parmi les sauvages dans n'importe quelle partie du Canada; et nous déclarâmes que l'attention du gouvernement serait attirée sur le besoin de prendre quelque disposition spéciale pour aider les vieillards et les indigents qui sont incapables de travailler et qui comptent sur la charité pour vivre. Nous fîmes la promesse que des médicaments seraient déposés chez des personnes choisis par le gouvernement à différents endroits, et qu'ils seraient distribués gratuitement aux sauvages qui pourraient en avoir besoin. Nous expliquâmes qu'il serait pratiquement impossible pour le gouvernement de fournir des soins de médecins réguliers aux sauvages si dispersés sur une si vaste étendue de territoire. Nous leur assurâmes, cependant, que le gouvernement serait toujours prêt à saisir toute occasion de fournir des soins de médecins, juste comme il stipulait que le médecin attaché à la Commission soignerait gratuitement tous les sauvages qui auraient besoin de ses services, lorsqu'il passerait à travers le pays.

Notre principale difficulté à surmonter était la crainte qu'on restreindrait leurs privilèges de chasse et de pêche. La disposition du traité en vertu de laquelle des munitions et de la ficelle devaient être fournies contribua beaucoup à appaiser [sic] les craintes des sauvages, car ils admirent qu'il ne serait pas raisonnable de leur fournir des moyens de chasser et de pêcher si l'on devrait faire une loi qui restreindrait tellement la chasse et la pêche qu'il serait presque impossible de gagner sa vie en s'y livrant. Mais en sus de cette disposition nous avons dû leur affirmer solennellement qu'on ne ferait sur la chasse et la pêche que des lois qui seraient dans l'intérêt des sauvages et qu'on trouverait nécessaire pour protéger le poisson et les animaux à fourrure, et qu'ils seraient aussi libres de chasser et de pêcher après le traité qu'ils le seraient s'ils n'avaient jamais fait de traité.

Nous les assurâmes que le traité ne mènerait à aucune intervention forcée dans leur manière de vivre, qu'il n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes, et qu'ils n'avaient pas à craindre le service militaire obligatoire. Nous leur montrâmes que, soit que le traité fut fait ou non, ils étaient soumis à la loi, obligés de lui obéir, et passibles de châtiments pour toute infraction de la loi. Nous leur fîmes remarquer que la loi était faite pour la protection de tout le monde, et que tous les habitants du pays doivent la respecter, sans distinction de couleur ou d'origine; et que, exigeant d'eux de vivre en paix avec les blancs qui venaient dans le pays, et de ne les molester ni dans leur personne, ni dans leurs biens, elle exigeait de leur part d'agir à l'égard des blancs, comme ces derniers sont obligés de le faire à l'égard des sauvages.

Quant à l'éducation, on assura aux sauvages qu'il n'y avait aucune nécessité de faire aucune stipulation spéciale, parce qu'il était de la politique du gouvernement de pourvoir dans toutes les parties du pays, autant que les circonstances le permettent, à l'éducation des enfants sauvages, et que la loi, qui est aussi forte qu'un traité, pourvoyait à la non-intervention dans la religion des sauvages, dans les écoles maintenues ou aidées par le gouvernement.


2. Les documents historiques

[24]            L'essentiel de la preuve historique, déposée par consentement, consiste en 375 documents d'archives examinés par les experts qui ont témoigné (pièce 3, Documents d'archives, volumes 1 à 3). La preuve portant sur la tradition orale est analysée séparément, dans la Section IV(b).

3. Les comptes rendus contemporains

[25]            Les témoins experts suggèrent qu'on tienne compte des récits faits à l'époque par des personnes ayant assisté aux événements. On s'accorde généralement pour dire que le compte rendu de M. Charles Mair (Mair), le secrétaire anglais de la Commission des certificats de Métis, qui a voyagé avec la Commission pour le Traité, est objective et fiable. On le trouve dans son livre intitulé Through the Mackenzie Basin (Edmonton : University of Alberta Press, 1999 [première édition en 1908]), qui est versé au dossier comme pièce 5.

[26]            Quant à l'exactitude de ce compte rendu, il y a lieu de noter que la dédicace de l'ouvrage en cause est rédigée comme suit :

[Traduction]

À

L'honorable David Laird, chef de l'expédition du Traité de 1899


Cette relation lui est cordialement dédiée par son vieil ami, l'auteur.

Je considère donc qu'il est raisonnable de conclure que Mair aurait pris des précautions pour s'assurer qu'il notait de façon exacte les dires du commissaire Laird au cours de la négociation.

[27]            On renvoie souvent dans la preuve à des extraits de l'ouvrage de Mair, afin de recréer les événements de l'époque où le Traité a été rédigé au Petit lac des Esclaves, soit entre les 19 et 21 juin 1899. Toutefois, aux fins de mes conclusions dans les Sections III et IV, je considère qu'il est important d'examiner le compte rendu de Mair de façon plus approfondie, afin d'obtenir une meilleure idée des relations qui existaient à ce moment critique entre les commissaires et les autochtones.

[28]            Par conséquent, je citerai la plus grande partie du chapitre III : [Traduction] Le Traité au Petit lac des Esclaves. Ce texte débute à la page 53 :

[Traduction]


Le 19 juin, notre petite flotte a abordé à Willow Point. À cet endroit, il y avait une jetée ou un quai primitif, situé en aval du petit village de négoce dont j'ai fait état, où l'on déchargeait les bateaux. Auparavant, ces bateaux pouvaient remonter le canal peu profond et avec un faible courant qui reliait l'endroit où s'élargit Heart River, connu sous le nom de Buffalo Lake, à l'extrémité supérieure du Petit lac des Esclaves, à une distance d'à peu près trois milles du poste de la Compagnie de la Baie d'Hudson, où un autre petit village de négoce s'était installé. La baisse temporaire du niveau de l'eau était en partie responsable de la croissance du village à Willow Point, des intérêts suffisant s'y étant concentrés pour créer un climat de jalousie entre les deux villages. Il fut un temps où Atawaywé Kamick était l'autorité suprême. C'est là le nom que les Cris donnent à la Compagnie de la Baie d'Hudson, qui se traduit littéralement par « la Maison des achats » . Mais il y a maintenant plusieurs magasins et la tendance est au « libre-échange » . La sécurité se trouvant au milieu, les commissaires ont décidé de planter leurs tentes sur une jolie plaine face au sud en bordure du chenal, située à mi-chemin entre les deux villages de négoce opposés. Les habitants blancs de la région, dont le nombre est de 70 à 80, ont allumé un feu de joie pour souligner l'arrivée des bateaux au quai. Après un court moment, pendant lequel les bagages ont été réunis, le groupe s'est dirigé vers son terrain de campement et bientôt des tentes en grand nombre sont venues lui donner l'apparence d'un nouveau village.

   Dans notre campement, on pouvait voir des tipis dans toutes les directions - soit les habitations utilisées par les Indiens et les Métis. Toutefois, dès que le site de négociation a été constitué, les Indiens se sont regroupés

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et nous avons rapidement été entourés d'une foule active, qui a installé des tentes et des cahutes pour le commerce, des kiosques pour danser, des endroits pour manger, etc. Avec cette foule bigarrée, comprenant un grand nombre de femmes et d'enfants, en plus de meutes de chiens dépassant en nombre tout ce que nous avions vu, en peu de temps il s'en était accumulé plus de mille, nous étions au coeur d'une vie bruyante et en mouvement.

   Comme je l'ai déjà raconté, M. Ross s'était rendu par voie de surface à partir d'Edmonton, notamment afin d'examiner le terrain, et il est arrivé au lac avant nous. Heureusement que c'était le cas, puisque les Indiens et les Métis s'étaient réunis en grand nombre. Il a donc pu neutraliser leurs sentiments d'irritation et leur distribuer des rations en attente de l'arrivée des autres membres de la Commission. L'hiver précédent, au cours duquel les nouvelles d'un traité à venir avait circulé dans le Nord, il y avait eu beaucoup de discussions dans toutes les cabanes et les tipis. Bien sûr, il y avait aussi des mauvais plaisants et certains agitateurs cherchaient à empoisonner l'esprit des gens-on disait qu'il s'agissait de Métis en provenance d'Edmonton, qui avaient été contaminés par leurs contacts avec des hommes blancs de classe inférieure-et, par conséquent, on ne pouvait encore savoir exactement quel était le sentiment et le point de vue des Indiens. Nonobstant tout impact négatif que ces interventions avaient pu avoir sur eux, les commissaires ont cru qu'une simple présentation des propositions du gouvernement viendrait rapidement le dissiper et que, lorsqu'elles leur seraient présentées par M. Laird dans les termes lucides et généreux dont il avait l'habitude, elles seraient acceptées par les Indiens et les Métis comme les meilleures propositions possibles et comme allant nettement dans le sens du maintien de leurs meilleurs intérêts.

   La matinée fatidique du 20 étant arrivée, le temps était exceptionnellement calme, clair et plaisant. Le début des négociations était fixé à 14 h, la période précédente étant consacrée à moult poignées de main, constamment renouvelées au fur et à mesure de l'arrivée des autochtones en provenance de la forêt et des lacs des environs. Les seuls missionnaires présents dans cette partie du pays, membres du clergé de l'Église anglicane et de l'Église catholique romaine,

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ont rencontré notre groupe et partagé notre repas. Ensuite, nous nous sommes tous déplacés jusqu'au site prévu pour la négociation, où les gens s'étaient déjà rassemblés, et nous nous sommes aussitôt assis sur l'herbe devant la tente prévue pour le Traité-une large marquise-les Indiens étant séparés des Métis par quelques pas, ces derniers étant situés derrière les Indiens, et tous se conduisaient de façon très correcte et ordonnée.

   M. Laird et les commissaires étaient assis devant l'ouverture de la tente et on ne pouvait qu'être impressionné par cette scène, placée comme elle l'était dans le cadre magnifique des montagnes à l'horizon, des rivières, des forêts et des prairies, toutes primitives et presque complètement préservées de la civilisation. Les blancs habitant la région étaient aussi présents pour voir cette scène. Bien qu'on n'y trouvait pas l'aspect sauvage des anciennes réunions sur les plaines au début des années 1870, elle avait tout de même un grand intérêt et présentait un grand espoir pour l'avenir.

   Les Indiens regroupés devant la marquise n'avaient plus les traits primitifs des premiers sauvages. D'une certaine façon, ils étaient toujours sauvages puisqu'ils vivaient dans la forêt et sur les grands cours d'eau. Il était toutefois évident que même en l'absence de traité, ces gens étaient arrivés à un niveau de civilisation manifestement plus avancé que la plupart des Indiens vivant plus au sud qui avaient signé des traités, même après vingt-cinq ans d'éducation. Au lieu de peinture et de plumes, d'épingles à fermoir sur les cheveux, de pagnes et de vêtements en peau de bison, nous avions devant nous un groupe d'hommes d'aspect respectable, tout aussi bien habillés et indépendants d'esprit que la plupart des pionniers ordinaires de l'Est du pays. En fait, dans ma jeunesse j'ai vu plusieurs fois ici des groupes de colons blancs qui n'avaient pas ce niveau de correction et de contrôle d'eux-mêmes. Dans ces forêts sauvages, nous nous serions attendus à rencontrer de vrais sauvages; en fait, j'aurais aimé revoir les scènes du passé. Malheureusement, on voyait plutôt des hommes avec des visages bien lavés et sans peinture, des cheveux normaux et peignés, habillés de vêtements ordinaires « de magasin » et souvent avec des chemises lavées, sinon empesées. On se sentait presque

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frustrés de quelque chose. Ce n'était pas ce à quoi nous nous attendions, ce que nous croyions avoir le droit de voir après tant de route en chariot, de marches sous le soleil et sous la pluie, de rapides dans les rivières et de difficultés. Cette déplorable absence d'habitudes anciennes s'étendait à d'autres aspects de la situation. Au lieu des discours enflammés et des calumets de paix-les anciens calumets de pierre-, des arguments vigoureux et des élans de passion, ainsi que de la possibilité omniprésente de violence, nous avions devant nous un groupe d'hommes ordinaires fumant des pipes de bruyère, bourrées de tabac de traité et non de « mauvaise herbe » , et dont les chefs répondaient aux explications de M. Laird et à ses offres par des déclarations brèves et sensées, ponctuées d'appels vigoureux au sens commun et au jugement de leur peuple, plutôt qu'à leurs passions. Ce spectacle était décevant, mais, tout bien considéré, il était aussi gratifiant. Nous avions devant nous des hommes disciplinés par une bonne éducation et par leur naissance, sortant de la barbarie-dont il y avait peu de trace-et qui de toute évidence allaient atteindre un certain confort; des hommes dont la vie était inoffensive et honnête, mais qui exprimaient toutefois leur désir de liberté et un sens de leur autosuffisance, et qui dans leur présentation courtoise avaient une attitude exprimant leur indépendance. Ces gens pouvaient être dangereux s'ils faisaient face à l'injustice, mais ils étaient conscients de leur valeur, diligents et prospères à leur façon primitive, et ils pouvaient certainement s'adapter à l'agriculture ou à toute autre forme d'activité avec une bonne espérance de succès au moment encore lointain où ils devraient le faire.


   Les procédures ont commencé de façon habituelle par une distribution de tabac et la présentation dès interprètes compétents nommés par la Commission, des hommes qui vivaient sur place, que les Indiens connaissaient bien et en qui ils avaient confiance. Les Indiens avaient déjà désigné comme porte-parole leurs chef et sous-chef Keenooshayo et Moostoos, deux frères de valeur, qui ont rapidement fait montre de leurs qualités de bon sens et de jugement. Keenooshayo en particulier a fait preuve d'une grande éloquence à la manière des autochtones, qui s'adressait presque exclusivement à son peuple, et que je regrette ne pas pouvoir reproduire dans ce compte rendu.

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   M. Laird s'est alors levé et après avoir déroulé le texte de sa Commission de la Reine, ainsi que celle de ses collègues, il a présenté ses propositions. Voici ce qu'il a dit :

   « Frères peaux rouges! Nous sommes venus ici aujourd'hui de la part de notre Grande mère pour traiter avec vous et voici le document qu'elle nous a donné et le mandat signé de son sceau qu'elle nous octroie, prouvant que nous avons l'autorité de traiter avec vous. Les autres commissaires sont MM. McKenna et Ross, qui sont mes associés et qui sont assis près de moi, et nous avons aussi avec nous le père Lacombe, qui agit en tant que notre conseiller. Je veux vous dire, au nom de la Reine et du gouvernement du Canada, que nous sommes venus vous faire une offre. Nous avons signé des traités ces dernières années avec tous les Indiens des prairies, ainsi qu'avec les Indiens jusqu'au lac Supérieur. Comme les blancs viennent de plus en plus sur vos territoires, nous avons cru bon de vous indiquer ce à quoi l'on s'attend de vous. La Reine veut que tous, blancs, Métis et Indiens, soient en paix et qu'ils se serrent la main lorsqu'ils se rencontrent. Les lois de la Reine doivent être respectées dans tout le pays, tant par les blancs que par les Indiens. Nous ne voulons pas seulement empêcher que les Indiens fassent du tort aux blancs, nous voulons aussi empêcher les blancs de faire du tort aux Indiens. Les soldats de la Reine sont dédiés tout autant à la protection des Indiens qu'à celle de l'homme blanc. Les commissaires ont convenu de vous rencontrer à un certain endroit, mais à cause du temps défavorable sur les rivières et les lacs nous sommes arrivés en retard et nous vous demandons de nous en excuser. Nous sommes fort heureux de vous rencontrer ici aujourd'hui en si grand nombre.

   Nous savons qu'on vous a raconté des histoires à notre sujet, voulant que si vous signez un traité avec nous vous deviendrez des serviteurs et des esclaves, mais nous voulons vous expliquer que ce n'est pas le cas. Si vous signez un traité avec nous, vous serez tout aussi libres que vous l'êtes maintenant. Le traité est une proposition que vous pouvez accepter ou rejeter, comme vous le voulez. Si vous refuser de le signer, il n'y a pas de mal et nous ne serons pas fâchés à cause de cela. Il faut toutefois que les Indiens comprennent que même s'ils ne signent pas de traité ils doivent

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obéir aux lois-c'est la même situation que vous signez un traité ou non : les lois doivent être respectées. Le gouvernement de la Reine veut accorder aux Indiens d'ici les mêmes conditions qu'il a accordées à tous les Indiens à travers le pays, des prairies jusqu'au lac Supérieur. Les Indiens qui vivent ailleurs et qui ont signé des traités il y a plusieurs années ont maintenant une meilleure existence qu'avant. Ils cultivent des céréales et élèvent du bétail comme les blancs. Leurs enfants ont appris à lire et à écrire.


   Je veux maintenant vous expliquer les modalités de notre offre. Si vous signez le Traité, chacun recevra cette année un présent de 12 $ en argent. Ainsi, une famille de cinq, l'homme, son épouse et leurs trois enfants, recevra 60    $ en argent, alors qu'une famille de huit recevra 96 $ en argent. L'an prochain et toutes les années subséquentes pour toujours, chacun recevra un présent de 5 $ en argent. Pour les chefs que vous désignez et qui reçoivent l'aval du gouvernement, on leur versera chaque année 25 $ en argent. Les conseillers recevront chacun 15 $ en argent. Dès que le Traité sera signé, chaque chef recevra une médaille en argent et un drapeau, comme vous le voyez présentement près de notre tente. L'année prochaine, dès que nous saurons combien de chefs sont en cause, et chaque troisième année subséquente, chaque chef recevra un habillement. Chaque conseiller recevra aussi un habillement, mais pas de la même qualité que celui d'un chef. Au fur et à mesure que les blancs viendront peupler cette région et parce que la Reine désire que les Indiens aient leurs propres terres, nous accorderons un mille carré, ou 640 acres, à chaque famille de cinq personnes. Les Indiens ne seront toutefois aucunement obligés de s'installer dans une réserve. Chaque Indien qui ne désire pas se joindre à une bande peut obtenir 160 acres de terres pour lui-même, et la même chose pour chaque membre de sa famille. Ces réserves sont des territoires que vous pourrez choisir à votre convenance, sous réserve de l'approbation du gouvernement, afin d'éviter que l'on choisisse des terres qui empiètent sur les droits ou sur les terres des colons. Le gouvernement doit s'assurer que vous choisissez des terres qui sont correctement situées. De la même façon, pour ceux d'entre vous qui auraient l'intention de semer des céréales ou des pommes de terre, le gouvernement va vous fournir des charrues et des houes, etc., afin que vous puissiez le faire,

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et chaque printemps il vous fournira les provisions nécessaires pour vous permettre de préparer votre récolte. Si vous ne désirez pas cultiver des céréales, mais plutôt élever du bétail, le gouvernement vous donnera des taureaux et des vaches pour que vous puissiez vous consacrer à l'élevage. Si vous ne désirez pas cultiver des céréales ou faire de l'élevage, le gouvernement vous fournira des munitions pour la chasse et de la ficelle pour la pêche. Le gouvernement fournira aussi des écoles pour que vos enfants apprennent à lire et à écrire, ainsi qu'à faire toutes les choses que font les hommes blancs et leurs enfants. Il y aura des écoles là où il y a un nombre suffisant d'enfants. Le gouvernement fournira aux chefs des haches et des outils leur permettant de construire des maisons confortables dans lesquelles vivre. On a dit aux Indiens que s'ils signent un traité ils ne pourront chasser et pêcher comme ils le font maintenant. Cette assertion est fausse. Les Indiens qui signent un traité pourront chasser et pêcher exactement comme ils le font maintenant.


   En échange, le gouvernement s'attend à ce que les Indiens ne gênent ni ne molestent aucun prospecteur, voyageur ou colon. Nous nous attendons à ce que vous soyez en bons termes avec tout le monde et que vous serriez la main de ceux que vous rencontrez. Si les blancs vous molestent de quelque façon que ce soit, s'ils tuent vos chiens ou vos chevaux, ou s'ils vous causent quelque autre tort, vous n'avez qu'à en faire rapport aux forces policières et elles s'assureront qu'on vous rend justice. Il se peut que certaines choses n'aient pas été mentionnées, mais elles seront précisées plus tard. Les commissaires Walker et Coté sont avec nous pour traiter avec les Métis qui pourront, dès que nous aurons signé un traité avec vous, faire inscrire leurs noms et ceux de leurs enfants afin qu'on détermine s'ils ont droit aux certificats de Métis. Le gouvernement procède ainsi parce que les Métis ont du sang indien et qu'ils ont des droits à ce titre. Le gouvernement n'a pas l'intention de signer des traités avec eux, puisqu'ils vivent comme les hommes blancs, mais il leur donnera des certificats de Métis pour régler leurs revendications une fois pour toutes. Les Métis qui vivent comme des Indiens peuvent adhérer au Traité s'ils le désirent. Ils auront ce choix, mais uniquement après la signature du Traité. S'il n'y a pas de traité, on ne pourra donner de certificats de Métis. Après que le

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Traité sera signé, les commissaires entendront les revendications des Métis. Ils commenceront d'abord par donner aux colons Métis 160 acres de terres, s'il y en a assez. Si plusieurs Métis sont installés tout près les uns des autres, la terre sera divisée entre eux de la façon la plus équitable possible. Tous les Métis, qu'ils soient installés sur une terre ou non, recevront des certificats de Métis en lieu de terres pour une valeur de 240 $. Ceci s'applique à tous les Métis nés avant la signature du Traité. Ils peuvent vendre ces certificats, tous peuvent les vendre. Au lieu de prendre ces certificats, ils peuvent prendre 240 acres de terres où ils le désirent. Dès qu'ils auront localisé leurs terres et obtenus le titre approprié, ils peuvent s'y installer ou les vendre en tout ou en partie, comme ils le désirent. Ils ne peuvent toutefois pas vendre les certificats. Avant de vendre, ils doivent localiser leurs terres et obtenir un titre.

   Voici les points principaux de l'offre que nous vous présentons. La Reine est propriétaire de tout le pays, mais Elle désire reconnaître les revendications des Indiens et leur offrir des avantages équivalents. Nous serons heureux de répondre à vos questions et de clarifier tout point resté obscur. Nous vous rencontrerons à nouveau demain, après que vous aurez examiné notre offre, disons vers 14 h ou plus tard si vous le désirez. Nous devons rencontrer des Indiens à plusieurs autres endroits, mais nous ne désirons pas vous presser. Après cette rencontre, vous pouvez vous rendre au fort de la Baie d'Hudson où nos provisions sont emmagasinées et on vous remettra des rations de farine, bacon, thé et tabac, pour que vous puissiez faire un bon repas et passer un bon moment. Ce cadeau vous est donné de bon coeur sans contrepartie, que vous signiez un traité ou non. C'est un présent que la Reine vous offre avec plaisir. J'ai maintenant terminé et c'est avec plaisir que j'écouterai vos interventions. »

   keenooshayo (Le poisson) : Vous dites que nous sommes frères. Je ne peux comprendre ceci car nous vivons très différemment. Je comprends seulement que les Indiens ne tireront qu'un maigre bénéfice de votre offre. Vous nous avez dit venir au nom de la Reine. Sûrement nous avons le droit de dire ce qui nous convient. Je ne comprends pas ce que vous dites au sujet de chaque troisième année.

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   m. mckenna : Chaque troisième année ne s'applique qu'à l'habillement.

   keenooshayo : Ne permettez-vous pas aux Indiens de présenter leurs propres conditions, pour qu'ils retirent le plus grand bénéfice possible? Je dis ceci parce qu'en ce jour nous convenons d'une entente qui durera aussi longtemps que le soleil brillera et que les rivières couleront. Jusqu'ici, j'ai gagné ma vie et travaillé à ma façon pour la Reine. Cela est bien. L'Indien aime sa façon de vivre et son existence libre. Lorsque je vous comprendrai mieux, je saurai mieux quoi faire. Jusqu'ici, j'ai toujours considéré que je pouvais travailler pour la Reine tout en gagnant ma vie. Je vais examiner avec attention ce que vous nous avez dit.


   Moostoos (Le taureau) : J'ai souvent dit que j'examinerais avec attention ce que vous nous diriez. Vous nous avez appelé frères. Je suis le plus jeune des frères et vous êtes le plus âgé. Étant le plus jeune, si je demande quelque chose à mon frère plus âgé il accédera à ma requête tout comme notre mère la Reine. Je suis heureux d'avoir entendu vos paroles. Notre pays est en voie d'éclatement. Je vois arriver l'homme blanc et je veux être en bons termes avec lui. Je vois ce qu'il fait, mais il serait mieux que nous soyons amis. Je ne dirai rien d'autre car il y a beaucoup de participants qui peuvent avoir quelque chose à dire.

   wahpeehayo (Perdrix blanche) : J'appuie cet homme (il indique Keenooshayo). Je veux dire aux commissaires qu'il y a deux façons, la longue et la courte. Je veux prendre la voie qui durera le plus longtemps.

   neesnetasis (Le jumeau) : Je me range à l'avis de mes deux frères Moostoos et Keenooshayo. Quand je comprendrai mieux de quoi il s'agit je pourrai en dire plus.

   m. laird : Nous aimerions entendre le point de vue des gens de Sturgeon Lake.

le capitaine (un vieil homme) : J'accepte votre offre. Je suis vieux et misérable maintenant. Je n'ai pas ma famille avec moi, mais j'accepte votre offre.

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m. laird : Vous obtiendrez le présent d'argent pour vos enfants mineurs et célibataires, tout comme s'ils étaient ici.

   le capitaine : Je parle pour tous ceux qui vivent dans mon coin de pays.

   m. laird : Je regrette que ces gens ne soient pas ici. S'ils se présentent l'an prochain, on tiendra compte de leurs revendications.

    le capitaine : Je suis vieux maintenant. De façon indirecte, c'est à la Reine que nous devons notre subsistance. D'une certaine façon, elle approvisionne les magasins qui nous permettent de vivre. D'aucuns peuvent penser que j'ai tort de dire ce que je dis et ils ont droit à leur opinion. Pour ma part, j'accepte. Dans ma jeunesse, j'étais fort et je pouvais vivre de façon indépendante. Maintenant je suis vieux et faible et je ne peux plus faire grand-chose.

   m. ross : Je vais répondre à quelques-unes des questions qu'on nous a posées. Keenooshayo déclare qu'il ne voit pas en quoi la signature d'un traité sera à votre avantage. Comme tous vos droits sont préservés, tout ce qui est en plus est un bénéfice. L'homme blanc viendra peupler cette partie du pays et nous venons avant lui pour vous expliquer comment les choses doivent se passer entre vous et pour éviter tout problème. Vous dites que vous avez entendu la parole des commissaires et vous indiquez comment vous désirez vivre. Nous croyons que des hommes qui ont vécu sans aucune aide par le passé peuvent se débrouiller encore mieux lorsque le pays sera peuplé. Les fourrures qu'ils possèdent auront plus de valeur par suite de la concurrence. Vous noterez qu'il faut plus de bateaux maintenant pour apporter les denrées à échanger contre vos fourrures que c'était le cas par le passé. Comme les rivières et les lacs de notre pays sont ses voies principales de communication, de bons lamaneurs comme vous peuvent certainement bien gagner leur vie et profiter de l'augmentation du trafic. Nous sommes très heureux de constater que vous avez du bétail. Les commissaires auront comme tâche de recommander au gouvernement, par l'entremise du surintendant général des Affaires des Sauvages, qu'on vous donne du bétail de meilleure qualité. Vous déclarez avoir le droit de donner votre point de vue au sujet

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des modalités qui vous sont présentées. Nous vous offrons certaines modalités, mais vous n'êtes pas tenus de les accepter. Vous demandez si les Indiens n'ont pas le droit de marchander et vous devez comprendre qu'il y a toujours deux parties à un marchandage. Nous sommes heureux de constater que vous comprenez que ce Traité est pour toujours. Si les Indiens font ce qu'on leur demande, nous tiendrons certainement toutes nos promesses. Nous sommes heureux de voir que vous vous êtes débrouillés sans aucune aide, mais vous vous rendez certainement compte que les temps sont durs et qu'il y a moins de fourrures que par le passé. Les Indiens tiennent à leur liberté et nous n'avons aucunement l'intention de la restreindre. Lorsque nous vous offrons des réserves, ce n'est pas dans l'intention de vous obliger à y vivre si vous ne le désirez pas. Toutefois, vous pourriez changer d'avis à l'avenir et désirer obtenir ces terres pour vous y installer. Les Métis de l'Athabasca se voient offrir des conditions plus généreuses que celles qui ont été données ailleurs au Canada. Nous espérons que vous discuterez notre offre et arriverez à une décision aussitôt que possible. D'autres nous attendent et si vous vous décidez rapidement, vous nous aiderez à nous rendre auprès d'eux.

   keenooshayo : Avez-vous tous entendu? Que tous ceux qui désirent accepter se lèvent!

   wendigo : J'ai entendu et j'accepte d'un coeur content tout ce que j'ai entendu.

   keenooshayo : Ces conditions sont-elles pour toujours? Aussi longtemps que le soleil brillera sur nos têtes? Il y a des orphelins dont nous devons tenir compte afin que notre peuple ne puisse nous reprocher quoi que ce soit à l'avenir. Nous voulons un traité écrit dont une copie nous sera remise, afin de savoir ce que nous avons signé. Êtes-vous disposés à nous donner les moyens d'instruire nos enfants aussi longtemps que le soleil brillera et que les rivières couleront, afin que nos enfants grandissent avec de plus en plus de connaissances?

   m. laird : Le gouvernement choisira des enseignants en tenant compte de la religion de la bande. Si la bande est païenne, le gouvernement nommera des enseignants que l'on pourra remplacer s'ils ne conviennent pas. Quant au fait que les traités dureront pour toujours, je tiens à dire que certains Indiens sont devenu tellement comme des blancs qu'ils ont vendu leurs terres et

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réparti l'argent entre eux. Mais ceci ne se produit que si les Indiens le désirent. À moins que les Indiens ne désirent un changement, les traités signés sont pour toujours. Je crois comprendre que vous êtes tous d'accord avec les modalités du Traité. Ai-je raison? Si c'est le cas, je vais faire rédiger le Traité et nous le signerons demain. Que tous ceux qui ne sont pas d'accord le disent!

   moostoos : Je suis d'accord.

   keenooshayo : Les enfants, si vous êtes d'accord, levez-vous!


   Le révérend père Lacombe s'est alors adressé aux Indiens d'une façon qu'on peut résumer comme suit : Il leur a rappelé qu'il était leur ami de longue date et qu'il était venu parmi eux il y a déjà sept ans. Maintenant vieux, il revenait pour assumer une autre tâche, celle d'aider la Commission à conclure un traité. « Vous connaissant comme je vous connais, vos façons de faire, vos coutumes et votre langue, on m'a officiellement rattaché à la Commission comme conseiller. Ce jour est un grand jour pour vous. Un jour dont on se souviendra longtemps et que vous raconterez à vos enfants. J'ai consenti à venir ici parce que je suis convaincu qu'il est dans votre intérêt de signer un traité. Si ce n'était pas dans votre intérêt, je n'y participerais pas. Je connais depuis longtemps la façon par laquelle le gouvernement négocie des traités, que ce soit avec les Saulteux du Manitoba, les Cris de la Saskatchewan, les Pieds-Noirs, les Kainah et les Piégans des plaines, et j'ai conseillé à ces tribus d'accepter les offres du gouvernement. Par conséquent, je vous recommande aujourd'hui d'accepter ce que vous propose le grand chef qui vient ici au nom de la Reine. Je le connais depuis très longtemps et je peux vous assurer que ses déclarations sont sincères et qu'il a toute l'autorité requise pour traiter avec vous. Votre vie dans les forêts et sur les rivières ne sera pas changée par le Traité et vous obtiendrez votre annuité en plus, chaque année, tant que le soleil brillera et qu'il y aura une terre. Je termine donc en disant : Acceptez!

   Les chefs et les conseillers se sont levés et ont demandé aux autres Indiens de se lever pour indiquer qu'ils acceptaient les conditions proposées par le gouvernement. Plusieurs ont remercié le père Lacombe

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d'être venu aussi loin malgré son grand âge, afin de leur rendre visite et de leur parler. Ensuite, la réunion a été ajournée au lendemain.

   Le mercredi 21, à 15 h, la discussion a été ouverte par M. Laird. Celui-ci a prononcé quelques remarques préliminaires, pour ensuite lire le Traité rédigé la veille par les commissaires. Le chef Keenooshayo s'est levé et a fait un discours, suivi par Moostoos. Les deux donnaient leur consentement au Traité. Tout à coup, à la grande surprise de tous, le chef, qui avait commencé à s'adresser aux Indiens, s'est tout à coup arrêté et s'est assis au vu de certaines manifestations dissidentes de membres de son peuple. La situation semblait critique, mais tout a été aplani après une assez longue discussion. Le chef et les sous-chefs se sont alors présentés sous la tente et signé le Traité après les commissaires, confirmant ainsi dans cette partie du pays le grand traité qui doit recouvrir toutes les régions du Nord, jusqu'au 60e parallèle. Le sentiment était que la réussite obtenue par la signature du Traité du Petit lac des Esclaves aurait de bonnes répercussions et que les Indiens situés à l'ouest et au nord seraient plus enclins à expédier les choses et à accepter les propositions des commissaires.*

   *Ce rapport sur les discussions menant au Traité est évidemment très succinct, puisqu'il n'est qu'une transcription des quelques notes prises sur place. Les discours, surtout ceux de Keenooshayo, mais aussi ceux de son frère, n'étaient pas de simples harangues adressées aux « non-instruits » , mais bien des déclarations sérieuses caractérisées par le contrôle de soi, le bon sens et la courtoisie, qui auraient été à l'honneur de n'importe quel homme blanc jouissant d'une bonne éducation. Ils ont donc considérablement facilité les choses et le Traité a été discuté et signé en deux jours, ce qui diffère considérablement des négociations des traités avec les Indiens des plaines par les années précédentes. [je souligne]

[29]            L'Edmonton Bulletin fait rapport des événements du 21 juin en ajoutant certains détails peu respectueux des autochtones en cause :


[Traduction]

La deuxième journée s'est ouverte par un court discours du commissaire Laird. Après avoir remercié les participants de leur diligence en arrivant à une décision la veille, ainsi que de la façon très ordonnée et amicale par laquelle ils avaient écouté les modalités qu'on leur offrait, il voulait leur parler encore une fois pour s'assurer qu'ils comprenaient bien le marché auquel ils étaient arrivés. Le Traité était rédigé et il se préparait à leur lire. Il a alors commencé à lire et il a lu le Traité en entier. Ce texte était assez long, mais il ne contenait pas de conditions très différentes de celles offertes aux tribus vivant dans le sud. On y trouvait beaucoup de considérations portant sur « notre Grande mère » , insérées par-ci par-là, ce qui est la bonne façon de faire pour obtenir le consentement des Indiens étant donné qu'ils ne sont pas moins vaniteux et suffisants que leurs frères blancs. Toutefois, après qu'ils eurent entendu la lecture des modalités et qu'on ait sollicité leurs commentaires, cent une critiques ont été présentées en autant de minutes....

La Perdrix à une épouse, une vache ou deux, et trois chevaux. Il a à peu près 65 ans et il ne croit pas en la vertu du travail. Personne des environs ne l'ayant jamais vu travailler, on peut postuler qu'il n'aime pas le travail. Eh bien, il voulait obtenir une terre d'environ un mille carré. Un autre noble Peau-rouge avait, a-t-il dit, visité Edmonton il y a très longtemps et vu alors une charrette qu'il croyait être appropriée pour la ferme que la « Grande mère » allait lui faire clôturer. Il voulait savoir si son grand frère, nom qu'il donnait au commissaire Laird, connaissait cette marque particulière de charrette. Le commissaire a plaidé non coupable et il a promis d'examiner la question.

Un vieillard décati en provenance de l'extrémité est du lac, du nom de Puss-i-quam ou « Dormeur profond » , voulait savoir s'il était possible de s'entendre avec les représentants de la Grande mère pour être désigné comme le « guérisseur » de ses enfants qu'elle aimait tant. Il a ensuite décrit ce qu'il pouvait faire et ce qu'il ne pouvait pas faire. Il a fait état d'un monde idéal peuplé de jeunes mâles en santé et de jeunes femmes fascinantes. S'il était nommé, la « Grande mère » serait toujours certaine que son représentant, M. Laird, avait fait preuve de bon jugement. Il a complimenté chacun des commissaires tour à tour avec un large sourire. À sa façon, il a présenté un discours très bien emballé. On a réussi à l'écarter après quelques discussions, mais nous entendrons sûrement parler de Puss-i-quam à l'avenir, à moins que je ne me trompe fort ...

À ce moment-là, Moostoos s'est levé et il s'est adressé très directement à son peuple. Il a fait un discours très ardent et en quelques minutes tous étaient réduits au silence. Le commissaire Laird a pris la parole et à demandé au chef et à ses conseillers s'ils étaient d'accord pour signer. Après avoir hésité un peu, ils se sont finalement avancés et ils ont touché la plume. Le greffier, M. Harrison Young, a alors écrit leurs noms. Tous les membres du clergé des environs étaient présents.... La deuxième journée s'est terminée par la remise au « Poisson » d'une médaille d'argent de la taille d'une soucoupe pour tasse à thé, qu'on lui a attachée autour du cou, ainsi que d'un drapeau avec la représentation de la « Grande mère » . La photo était bonne et elle est maintenant fort présentable (Edmonton Bulletin, 10 juillet 1899, 3; pièce 3, Documents d'archives, vol. 1, document 145).


[30]            Les comptes rendus que l'on trouve dans le texte de Mair et dans le Bulletin nous donnent une meilleure compréhension des échanges qui se sont effectivement produits entre les deux parties aux négociations, des circonstances entourant ces échanges, ainsi que de la substance des propos tenus.

[31]            Mair donne une bonne image de la tension qui existait entre les commissaires et les habiles chefs autochtones qui ont pris la parole au cours des négociations, de la nature positive et productive de discussions qui ont eu lieu, ainsi que du respect mutuel existant entre les parties à la négociation. Ce qui est encore plus important, son compte rendu fait ressortir la sincérité de la promesse du commissaire Laird qu'on n'interviendrait pas dans le mode de vie des autochtones.

[32]            On trouve deux photographies sous les onglets 6 et 11 de la pièce 7, intitulées [Traduction] « Le Traité 8 et les photographies historiques » . La première photographie s'intitule [Traduction] « Keenooshayo s'adressant à la Commission au Petit lac des Esclaves » . La seconde s'intitule [Traduction] « Les négociations du Traité à FORT VERMILION en 1899 » ; on y voit le commissaire Laird s'adressant aux Castors et aux Cris à Fort Vermilion (Mair, p. 64a). Ces photographies sont très instructives quant au contexte des négociations du Traité 8 et je les reproduis ici :


...insérer photo...


[33]            Ces images indiquent que dans la réalité les négociations du Traité ont été conduites dans un environnement physique peu propice à la discussion d'une entente importante où il faut entendre et comprendre chaque mot et chaque formulation juridique. Ceci souligne le fait qu'il faut être très prudent avant de conclure de façon certaine que les autochtones ont parfaitement compris tout ce que les commissaires leur ont dit.

[34]            Bien qu'il soit vrai que chacune des parties aux négociations cherchait à obtenir des concessions, il m'apparaît clair que le contexte physique et la complexité des questions juridiques en cause font qu'une grande responsabilité incombait aux commissaires de s'assurer qu'il ne pouvait y avoir aucun malentendu quant au contenu de ce qui était offert aux autochtones présents. J'examinerai cette question plus en détail dans les Sections IV et V.

[35]            Au vu de la preuve contenue dans le Rapport sur le Traité, je considère qu'il est raisonnable de déduire que les autochtones vivant dans la région du Traité 8 avaient des préoccupations quant au paiement des « taxes » , quel qu'ait été le sens de ce terme dans le contexte de l'époque.

D. Les experts


[36]            Bien qu'il y ait entente quant aux faits principaux portant sur la négociation du Traité, l'interprétation à donner à la preuve du contexte de la négociation est très controversée. La preuve contextuelle se compose principalement des documents d'archives que j'ai mentionnés, des témoignages au sujet de la tradition orale autochtone et des transcriptions à ce sujet déposées par les demandeurs. À l'appui de leurs prétentions, les demandeurs, le Canada et l'Alberta ont présenté des témoignages d'experts pour éclairer leur interprétation des documents. Étant donné la complexité et l'importance de la preuve, je considère qu'il y a lieu de l'interpréter en évaluant les témoignages des experts.

Les experts qui ont présenté leur point de vue et qui ont témoigné au procès sont les suivants :

1. Pour les demandeurs

Le Dr Robert Irwin


[37]            Le Dr Irwin est un historien. Il a présenté un rapport (pièce 11) intitulé [Traduction] « Rapport historique sur le Traité 8 et la taxation » (Irwin A), ainsi qu'un rapport en réponse (pièce 12) intitulé [Traduction] « Le Traité 8 et la taxation : une réponse à Gerhard Ens » (Irwin B). Le Dr Irwin a obtenu son doctorat en histoire de l'Université de l'Alberta en 1995, sur présentation d'une thèse intitulée « The Emergence of Regional Identity in the Peace River Country, 1900-1945 » . Il a enseigné aux départements d'histoire de l'Université de l'Alberta, du collège Red Deer et de l'Augustana University College. À l'époque de son témoignage, le Dr Irwin venait tout juste de quitter son poste de professeur adjoint d'histoire et d'études nordiques, ainsi que de directeur du programme d'études nordiques à l'Université de l'Alaska à Fairbanks, poste qu'il détenait depuis 1998. Le Dr Irwin a été considéré qualifié au procès à titre de [Traduction] « expert en histoire, spécialisé en histoire de l'Ouest canadien, particulièrement l'histoire de l'Ouest canadien durant la période 1870-1945, ainsi que dans l'histoire des relations entre les autochtones et les blancs au Canada; apte à contribuer un avis d'expert sur ces questions » .

Le Dr Kenneth Norrie


[38]            Le Dr Norrie est un économiste. Il a présenté un rapport (pièce 21) intitulé [Traduction] « La taxation au Canada en 1899 » (Norrie). Le Dr Norrie a obtenu son doctorat de l'Université Yale en 1971. Il enseigne au département d'économie de l'Université de l'Alberta depuis 1971, où il a obtenu le statut de professeur titulaire en 1980. Le Dr Norrie a été directeur du département d'économie de 1997 à 1999 et il est présentement doyen de la faculté des arts de l'Université de l'Alberta. Il a enseigné dans divers domaines, notamment l'économie de la région des Prairies, l'économie du fédéralisme et bon nombre de cours d'introduction et de spécialisation en développement économique canadien. Il est l'auteur de plusieurs publications et il a rédigé, en collaboration, un ouvrage intitulé « A History of the Canadian Economy » . Le Dr Norrie a été considéré qualifié au procès à titre de [Traduction] « expert en économie, spécialisé en histoire économique canadienne, particulièrement l'histoire économique de l'Ouest canadien de 1867 à 1930, ainsi que dans les ententes fiscales fédérales-provinciales, apte à contribuer un avis d'expert sur ces questions » .

Le Dr Patricia A. McCormack


[39]            Le Dr Patricia A. McCormack est une anthropologue. Elle a présenté des rapports d'expert (pièce 44 et 118) intitulés [Traduction] « Le Traité 8 et les questions de taxation » (McCormack A) et [Traduction] « Le Traité 8 : rapport en réponse » (McCormack B), qu'elle a écrits en collaboration avec M. Gordon Drever. Le Dr McCormack a obtenu son doctorat du département d'anthropologie de l'Université de l'Alberta en 1984, sur présentation d'une thèse intitulée « How the (North) West Was Won: Development and Underdevelopment in the Fort Chipewyan Region » . De 1984 à 1994, le Dr McCormack a été conservatrice de l'ethnologie au musée provincial de l'Alberta. De 1994 à 1998, elle était professeur adjoint à l'école des études autochtones de l'Université de l'Alberta. Elle y est toujours, et elle a été nommée professeur agrégé en 1998. Le Dr McCormack a enseigné plusieurs cours au département d'anthropologie et à l'école des études autochtones, et elle a publié plusieurs articles, notamment liés à Fort Chipewyan. Le Dr McCormack a été considérée qualifiée au procès à titre de [Traduction] « anthropologue spécialisée dans l'histoire ethnologique des peuples autochtones de l'Amérique du Nord, en particulier les peuples de la région subarctique, du Nord canadien et des plaines du Nord-Ouest, apte à contribuer un avis d'expert sur ces questions » .

Mme Wendy Aasen

[40]            Mme Aasen est une anthropologue. Elle a présenté un rapport (pièce 50) intitulé [Traduction] « Rapport sur la compréhension des Indiens par rapport à la négociation du Traité 8 » (Aasen), qu'elle a rédigé en collaboration avec le Dr Michael Asch. Au moment de son témoignage, Mme Aasen était candidate au doctorat à l'Université de l'Alberta et elle détenait un poste dans le cadre du programme d'études des premières nations à l'Université du Nord de la Colombie-Britannique. Lorsqu'elle aura terminé sa thèse de doctorat, elle recevra un poste de professeur adjoint menant à la permanence. Mme Aasen a enseigné comme chargée de cours à l'Université de l'Alberta et elle a dirigé plusieurs projets de recherche communautaire et appliquée, notamment comme recherchiste et consultante pour l'association tribale du Traité 8. Mme Aasen a été considérée qualifiée au procès à titre de [Traduction] « anthropologue socio-culturelle spécialisée dans la culture des peuples autochtones de la région subarctique ouest » .

2. Pour le Canada

Le Dr Alain Beaulieu


[41]            Le Dr Beaulieu est un historien. Il a présenté un rapport (pièce 67) intitulé [Traduction] « Les Indiens et la taxation » (Beaulieu). Le Dr Beaulieu a obtenu son doctorat en histoire de l'Université Laval en 1993. Jusqu'en 1999, il était chargé de cours, principalement de l'Université Laval. Depuis 1999, il est professeur au département d'histoire de l'Université du Québec à Montréal. Le Dr Beaulieu a été considéré qualifié au procès à titre de [Traduction] « expert en histoire autochtone de l'Est du Canada, spécialisé dans l'histoire de la taxation des autochtones au Canada » .

Le Dr S. Pausak

[42]            Le Dr Pausak est un expert en criminalistique. Il a présenté un rapport (pièce 76) intitulé [Traduction] « Action en Cour fédérale no T-2299-92 [sic] » . En 1973, le Dr Pausak a obtenu son doctorat du Massachusetts Institute of Technology, avec une spécialisation en spectroscopie RMN. Il travaille depuis lors dans le domaine de la criminalistique. Il a plusieurs publications à son crédit et il a témoigné devant les tribunaux à peu près 200 fois. Le Dr Pausak a été qualifié au procès à titre de [Traduction] « expert en criminalistique apte à contribuer un avis d'expert au sujet du processus physique d'enregistrement du son en général, ainsi qu'au sujet de l'analyse audio qu'il a faite des bandes enregistrées et des disques compacts déposés par les demandeurs dans cette action [les transcriptions du projet TARR], et de ses résultats » .

3. Pour l'Alberta

Le Dr Gerhard J. Ens


[43]            Le Dr Ens est un historien. Il a présenté un rapport (pièce 10) intitulé [Traduction] « Rapport de recherche dans l'affaire Benoit et autres c. Canada » (Ens). Le Dr Ens a obtenu son doctorat en histoire de l'Université de l'Alberta en 1989. Depuis lors, il a été professeur adjoint et professeur agrégé à l'Université Brandon. Depuis 1997, il est professeur agrégé à l'Université de l'Alberta. Il a enseigné divers cours portant notamment sur l'histoire de l'Ouest canadien et sur « la composante autochtone de l'histoire du Canada » . Le Dr Ens a aussi plusieurs publications à son crédit dans ces domaines. Le Dr Ens a été considéré qualifié au procès à titre de [Traduction] « expert en histoire, spécialisé en histoire de l'Ouest canadien, y compris l'histoire autochtone, la politique sur les Indiens et les traités » .

Le Dr Thomas Flanagan


[44]            Le Dr Thomas Flanagan est un politicologue. Il a présenté un rapport (pièce 80) intitulé [Traduction] « Rapport de recherche dans l'affaire Benoit et autres c. La Reine » (Flanagan). Le Dr Flanagan a obtenu son doctorat en sciences politiques de l'Université Duke en 1970. Depuis 1968, il est rattaché au département de sciences politiques de l'Université de Calgary, où il est professeur titulaire depuis 1979. Il a aussi été directeur de département et conseiller académique du président de l'Université. En 1991-1992, le Dr Flanagan était directeur, politiques, stratégie et communications, et ensuite directeur de la recherche, du Parti réformiste du Canada. Il est l'auteur de nombreuses publications et il a été considéré qualifié au procès à titre de [Traduction] « expert en histoire politique du Canada, particulièrement de l'Ouest canadien, ainsi que sur les négociations des traités numérotés, y compris le Traité 8, et la distribution de terres et de certificats de Métis » .

Le Dr Alexander von Gernet

[45]            Le Dr von Gernet est un anthropologue. Il a présenté un rapport (pièce 103) intitulé [Traduction] « Les traditions orales, le Traité 8 et la taxation » (von Gernet). Le Dr von Gernet a obtenu son doctorat en anthropologie de l'Université McGill en 1989, se spécialisant en ethno-histoire et en archéologie des peuples autochtones de l'Amérique du Nord. Depuis lors, il est rattaché au département d'anthropologie de l'Université de Toronto à Mississauga, où il a présentement le statut de professeur adjoint. Le Dr von Gernet a été consulté maintes fois par le gouvernement du Canada et il a déjà témoigné à titre d'expert dans divers procès. Le Dr von Gernet a été considéré qualifié au procès à titre de [Traduction] « anthropologue et ethno-historien se spécialisant dans l'utilisation des preuves archéologiques, de la documentation écrite et des traditions orales pour reconstruire les anciennes cultures des peuples autochtones, ainsi que dans l'histoire des contacts entre les autochtones et les européens qui sont venus s'installer dans l'ensemble du Canada » .


D. L'opinion des experts

1. Le contexte général

[46]            À l'époque des négociations, la région du Traité 8 était peuplée essentiellement d'autochtones. On y trouvait des Déné, des Cris, ainsi que bon nombre de colons Métis. On y parlait plusieurs langues, y compris le cri et les quatre langues déné : le castor, l'esclave, le tchippewayan/couteau jaune, et le dogrib.

[47]            Le mode de vie des autochtones dans la région du Traité 8 était d'une certaine façon différent de celui des autres autochtones de l'Ouest. Leurs activités principales consistaient toujours à pratiquer la chasse, la pêche et la trappe. Bien qu'on y trouvait des indigents, ce problème n'était pas l'équivalent de la situation ailleurs dans l'Ouest, notamment au sud dans la région du Traité 6.

[48]            De plus, les autochtones ne vivaient pas en grandes communautés, mais plutôt dans des [Traduction] « petites colonies situées en forêt, utilisées principalement comme résidences d'hiver... Les bandes locales étaient des gens ayant des liens de parenté » (McCormack B, 9). Leurs chefs étaient des gens qui :

[Traduction]

dirigeaient par l'exemple, leur leadership étant fondé sur leurs capacités, leurs qualités personnelles, leur sagesse et la perception qu'ils avaient des connaissances spirituelles. Ils étaient les chefs parce qu'on les respectait et qu'on choisissait de les suivre, et non par contrainte. Ils coordonnaient les activités générales de la bande, tout en respectant l'autonomie de chacun (McCormack B, 9).


[49]            Il est important de noter le fait que, dans la région Paix-Athabasca, on ne faisait pas de distinction entre les Indiens et les Métis (McCormack B, 3-4). Ils vivaient souvent dans les mêmes communautés autochtones (McCormack B, 9).

[50]            Dès 1880, le gouvernement du Canada avait envisagé de négocier avec les peuples autochtones de la région du Traité 8. C'est seulement avec l'arrivée d'un plus grand nombre de non-autochtones dans la région que le gouvernement a mandaté des commissaires pour négocier un traité. Ce mandat a été accordé par décret le 27 juin 1898.

[51]            L'été suivant, la Commission pour le Traité, dirigée par J.A.J. McKenna, J.H. Ross et David Laird, s'est rendue dans la région du Traité 8 pour négocier avec les groupes autochtones. De plus, la Commission pour le Traité était accompagnée par une commission des certificats de Métis. Ces certificats étaient offerts aux personnes s'identifiant comme Métis après la signature d'un traité. Ils se présentaient sous la forme d'un document accordant une certaine superficie de terres à son porteur. Ce certificat pouvait être vendu pour de l'argent ou transformé en terres, selon sa valeur nominative. Chaque Métis pouvait exercer son propre choix.


[52]            Comme le raconte Mair, les premières négociations avec les peuples autochtones du Traité 8 ont eu lieu au Petit lac des Esclaves. Les négociations ont commencé le 20 juin 1899. Après les négociations, les commissaires pour le Traité ont rédigé le texte du Traité le soir même. Les Cris l'ont signé le jour suivant, soit le 21 juin 1899. La preuve documentaire au sujet des négociations dans la région du Traité 8 s'appuie généralement sur les événements qui se sont produits au Petit lac des Esclaves.

[53]            Au moment d'adhérer au Traité, [Traduction] « 70 p. 100 (608) des personnes que Mair avait vu réunies au Petit lac des Esclaves se sont identifiées comme Métis et ils ont réclamé les certificats de Métis, alors que 30 p. 100 (246) ont adhéré au Traité 8 » (Flanagan, 32).

[54]            Après les négociations au Petit lac des Esclaves, le texte du Traité 8 n'a pas varié. À ce moment-là, les commissaires se sont séparés et ils ont recueilli des adhésions au Traité dans toute la région Paix-Athabasca. Les adhésions n'ayant pas toutes été reçues lors de l'été de 1899, une autre commission a été envoyée sous la direction du commissaire Macrae, afin d'obtenir d'autres adhésions l'été suivant. Les années suivantes, on a obtenu d'autres adhésions.

[55]            Bien que les négociations se soient surtout produites au Petit lac des Esclaves, un des experts au moins, le Dr McCormack, n'est pas d'avis qu'on doive interpréter le Traité 8 uniquement au vu des négociations au Petit lac des Esclaves. Elle déclare ceci :

[Traduction]


... bien que l'entente obtenue au Petit lac des Esclaves ait fourni le modèle de base pour toute la région du Traité 8, il aurait fallu que les négociations du Traité dans chacune des localités se fassent d'une façon exceptionnellement uniforme. Nous sommes d'avis que non seulement ceci ne s'est pas produit, mais que ce n'était probablement pas possible » (McCormack B, 31).

Par exemple, les conseillers et les interprètes auraient été différents à chacun des endroits (McCormack B, 32-35). De plus, les négociations se sont déroulées sur une période de deux ans, un nouveau commissaire (le commissaire Macrae) étant chargé d'obtenir les adhésions en 1900 (McCormack B, 38-41).

[56]            Suite au dépôt du Rapport sur le Traité no 8 le 22 septembre 1899, le Traité 8 a été ratifié formellement par le Conseil privé le 20 février 1900.

2. Le contexte spécifique du dossier documentaire qui suscite la controverse.

[57]            Le seul document historique où l'on mentionne spécifiquement les « taxes » dans le cadre du Traité 8 est le Rapport sur le Traité no 8. Au coeur de la controverse en l'instance, on trouve les mots ambigus suivants :

Nous les assurâmes que le traité ne mènerait à aucune intervention forcée dans leur manière de vivre, qu'il n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes...


[58]            Malheureusement, les autres comptes rendus écrits des négociations, même les plus détaillés portant sur les événements au Petit lac des Esclaves, ne nous donnent aucun renseignement au sujet de cette promesse des commissaires. Par exemple, les commissaires pour le Traité et les autochtones ont discuté des modalités du Traité le 20 juin 1899 au Petit lac des Esclaves. Selon les rapports de l'époque, les commissaires pour le Traité ont lu à haute voix le texte du Traité le lendemain, soit le 21 juin 1899, et il y aurait alors eu une expression assez générale d'insatisfaction de la part de plusieurs des autochtones présents. Selon l'Edmonton Bulletin [Traduction] « après qu'ils eurent entendu la lecture des modalités et qu'on ait sollicité leurs commentaires, cent une critiques ont été présentées en autant de minutes » , (Edmonton Bulletin, 10 juillet 1899). Charles Mair a dit de la situation qu'elle semblait « critique » (Mair, 64). Toutefois, ni M. Mair ni l'Edmonton Bulletin n'ont présenté de détails quant aux négociations subséquentes. Le dossier écrit ne nous apprend donc pas grand-chose quant au contenu exact de ce qui aurait été dit à ce moment-là.


[59]            Par conséquent, une connaissance du contexte est essentielle si l'on veut donner un sens aux mots qui se trouvent dans le Rapport sur le Traité. Il est nécessaire de mieux connaître les commissaires pour le Traité, ainsi que leurs objectifs et leur mandat. Il faut aussi bien comprendre les autochtones en cause, ainsi que leurs objectifs et leurs préoccupations. En l'instance, un des problèmes majeurs consiste à déterminer l'intention commune des parties au Traité. Il est important dans ce cadre d'examiner la preuve liée au contexte qui porte tant sur les connaissances que sur la façon de se comporter des deux parties aux négociations. C'est sur cet arrière-plan qu'il sera possible de tirer des conclusions sur la façon dont les autochtones auraient été informés des questions de taxation, sur la nature de cette information, sur les préoccupations qu'ils auraient pu avoir, et sur les objectifs visés par les commissaires dans leur réponse.

a. Qui étaient les commissaires pour le Traité et quels étaient leur mandat et leurs intentions?

[60]            Trois commissaires ont été impliqués très directement dans le processus de négociation du Traité 8 en 1899.

[61]            M. J.A.J. McKenna était un commis au ministère des Affaires des Sauvages en 1887. En 1897, M. Sifton l'a choisi comme son secrétaire particulier pour les Affaires des Sauvages. En 1898, M. McKenna a été promu au poste de commis première classe (pièce 1 : Historical Who's Who). Il a été nommé membre de la Commission pour le Traité par décret du 27 juin 1898.

[62]            M. J.H. Ross a été nommé commissaire le 2 mars 1899. M. Ross

[Traduction]

avait été élu membre du Conseil législatif et ensuite de l'Assemblée législative des Territoires du Nord-Ouest, de 1884 à 1900. Il a détenu de nombreux postes, notamment ceux de président de l'Assemblée, de membre du Comité exécutif et du Conseil exécutif. Un des commissaires pour le Traité, il était ministre des Travaux publics dans le gouvernement territorial à l'époque du Traité 8, poste qu'il occupait depuis 1897 (Historical Who's Who).


[63]            M. David Laird a été nommé commissaire le même jour que M. Ross. M. Laird était un politicien de longue expérience et, selon le Dr Flanagan, sa nomination [Traduction] « représentait la continuité avec les traités numérotés négociés plus tôt » (Flanagan, 22). Il était :

[Traduction]

...[un] membre du Conseil exécutif de l'Île-du-Prince-Édouard,... [et] il a été parmi les délégués à Ottawa, choisis pour négocier l'entrée de l'Île-du-Prince-Édouard dans la Confédération.

Plus tard, il a été élu à la Chambre des communes et nommé ministre de l'Intérieur, poste qu'il a détenu de 1874 à 1876. À ce titre, il était responsable des Affaires des Sauvages. C'est en sa qualité de ministre de l'Intérieur qu'il a déposé le projet d'Acte des Sauvages de 1876 au Parlement, où il l'a piloté jusqu'à son adoption. Trois ans plus tard, il était nommé lieutenant-gouverneur des Territoires du Nord-Ouest. Il a conservé ce poste jusqu'au 2 décembre 1881. À cette même époque, soit du 15 décembre 1876 au 12 février 1879, il était surintendant des Affaires des Sauvages.

De 1882 à 1898, M. Laird a résidé à l'Île-du-Prince-Édouard, où il dirigeait un journal. En 1887, il a tenté de faire un retour en politique fédérale.

En sa qualité de ministre de l'Intérieur, M. Laird a appuyé le lieutenant-gouverneur Alexander Morris dans la négociation du Traité 4 (le Traité Qu'appelle) en 1874. Il était toujours ministre de l'Intérieur lors du processus d'approbation du Traité 6 (le Traité de Fort Carlton et de Fort Pitt) en 1876. M. Laird était le chef de la Commission qui a négocié le Traité 7 à Blackfoot Crossing en 1877.

À l'époque du Traité 8, David Laird était commissaire des Sauvages pour le Manitoba et les Territoires du Nord-Ouest... [et il était] commissaire pour le Traité au Petit lac des Esclaves, à Peace River Crossing, à Fort Vermilion et à Fond-du-Lac. (Historical Who's Who)


[64]            Au sujet de l'implication de M. Laird dans l'Acte des Sauvages de 1876, le Dr Flanagan déclare que [Traduction] « le hansard de la Chambre des communes démontre que Laird était au courant de tous les aspects du projet de loi et qu'il pouvait le défendre contre les critiques, tout en acceptant d'examiner les suggestions valables de modifications » . Il était aussi chargé de la responsabilité de [Traduction] « préparer le décret qui viendrait consacrer les promesses faites à l'occasion de la négociation des Traités 1 et 2, mais qui n'y étaient pas consignées » (Flanagan, 8).

[65]            Il est clair que chacun des commissaires avait une longue expérience du gouvernement. En fait, nous constaterons que les experts considèrent les connaissances des commissaires comme ayant été un facteur significatif leur permettant de déterminer la nature des échanges lors de la négociation du Traité. En particulier, la carrière et l'expérience uniques du commissaire Laird en matière d'affaires autochtones ont été pris en compte dans les hypothèses portant sur les événements.

[66]            Les commissaires ont négocié le Traité 8 au vu des objectifs et des intentions de la Couronne. À ce sujet, le Dr Irwin déclare que la Couronne a désiré négocier un traité par suite de l'augmentation des conflits entre les non-autochtones qui voulaient exploiter les ressources et les autochtones eux-mêmes. Selon le Dr Irwin, l'objectif principal du Traité 8 était d'éteindre les titres autochtones et de permettre le peuplement de la région (Irwin A, 16). Dans ce contexte, la Couronne désirait assurer son autorité de façon pacifique sur la région du Traité 8, ainsi que d'éviter les conflits entre les autochtones et les colons non-autochtones (Irwin A, 9), ces derniers arrivant en nombre de plus en plus grand dans le district Paix-Athabasca (Flanagan, 10-14).


[67]            En général, le gouvernement était peu présent dans la région du Traité 8 avant 1899 (Irwin A, 44-45). Les contacts avec les autochtones passaient par les géomètres ou par les membres de la Police à cheval du Nord-Ouest. Les rapports que la Couronne obtenait sur cette région venaient de ces sources, ainsi que des missionnaires catholiques et anglicans et des représentants de la Compagnie de la Baie d'Hudson.

[68]            Le Dr Flanagan a un avis quelque peu différent de celui des autres experts en ce qu'il insiste plus sur les façons par lesquelles le Canada exerçait sa souveraineté sur cette région avant la signature du Traité. Selon le Dr Flanagan, [Traduction] « durant ces années, le Canada a manifesté sa souveraineté sur le district de l'Athabasca de diverses façons » (Flanagan, 12). Il souligne le rôle joué par les arpenteurs et les cultivateurs, ainsi que par les géomètres (Flanagan, 12).

[69]            Le Dr McCormack conteste de façon détaillée l'importance que le Dr Flanagan accorde à la souveraineté de la Couronne sur cette région (McCormack B, 20-25). Elle fait remarquer ceci : [Traduction] « de façon pragmatique, la présence occasionnelle de quelques fonctionnaires ne suffisait pas à établir une présence gouvernementale efficace dans la vaste région du Traité 8 » (McCormack B, 20).

[70]            Le Cabinet a délivré un décret autorisant la négociation du Traité 8 le 27 juin 1898. Il se fondait en partie sur l'avis de M. Sifton, qui avait déclaré que :


[Traduction]

Le moment était venu pour conclure un traité visant l'extinction des droits de propriété des terres des Indiens et des Métis vivant dans la région au nord de celle qui avait été cédée à la Couronne par le Traité 6 et occupée en partie par des blancs, qui étaient prospecteurs ou négociants, et sur laquelle le gouvernement exerçait un certain contrôle (Flanagan, 21).

[71]            Les négociations avaient aussi deux objectifs secondaires : premièrement, la Couronne voulait conclure un traité avec les autochtones au moindre coût et, deuxièmement, elle désirait s'assurer que le texte du traité était compatible avec l'Acte des Sauvages (Irwin A, 9, 31). Selon le Dr Irwin, le Traité 8 a été négocié au vu de l'expérience de la Couronne dans la négociation des autres traités (Irwin A, 31); toutefois, les débats portant sur les offres à faire dans les négociations du Traité 8 reflétaient un changement dans le point de vue de la Couronne quant au succès de sa politique autochtone en général (Irwin A, 33).

[72]            Le Dr Ens partage l'avis du Dr Irwin sur plusieurs points. Le Dr Ens est d'accord que la Couronne désirait éteindre les titres des autochtones afin d'ouvrir le territoire au peuplement et au développement des ressources naturelles (Ens, 46). Bien que le Dr Ens insiste sur l'exploitation des ressources, cette distinction n'est pas cruciale.


[73]            C'est dans ce contexte que les commissaires pour le Traité ont reçu leurs instructions spécifiques. Avant le Traité, des discussions ont eu lieu au sujet des offres spécifiques qui seraient faites dans le cadre de la négociation du Traité 8. Une partie de ce débat était lié au fait que le gouvernement, nonobstant qu'il ait peu traité avec les peuples autochtones du district Paix-Athabasca, reconnaissait qu'ils pouvaient toujours survivre en utilisant leurs pratiques ancestrales. De plus, l'organisation sociale des autochtones dans la région du Traité 8 était assez différente de celle des groupes avec qui on avait signé des traités auparavant, puisqu'ils vivaient dans des groupes plus restreints ayant des liens de parenté (Flanagan, 23-24). En fin de compte, la Couronne a décidé d'offrir des annuités aux autochtones et des certificats aux Métis. Contrairement à la situation lors des négociations des traités antérieurs, les négociateurs du Traité 8 avaient le choix d'offrir des réserves ou des terres individuelles.

[74]            Voici ce que le Dr Flanagan fait remarquer au sujet des débats qui ont entouré les instructions :

[Traduction]

Rien ne vient indiquer que l'on ait discuté de la taxation. Étant donné l'importance de la preuve documentaire, je crois que, si ces questions avaient été soulevées, les discussions auraient été consignées par écrit. Étant donné que les fonctionnaires à Ottawa n'ont pas discuté de la taxation dans la préparation des négociations du Traité 8, je conclus que leur intention était de conserver l'approche qu'ils avaient toujours prise par le passé en matière de taxation des Indiens - savoir, que cette question n'était pas à inclure dans les traités et que des privilèges particuliers pourraient être prévus dans les lois à l'occasion (Flanagan, 28).


[75]            Dans l'ensemble, le Dr Irwin note que M. Sifton avait donné instruction aux commissaires pour le Traité avant leur départ de ne pas offrir plus que ce qui avait été promis dans les traités antérieurs (Irwin A, 27-28). Les commissaires pour le Traité ne pouvaient pas traiter de questions dont il n'était pas fait mention dans leurs instructions, ces dernières étant placées dans le contexte de la politique « indienne » du gouvernement fédéral. Toutefois, ils avaient une certaine souplesse selon leur interprétation du contexte et ils pouvaient faire des concessions à leur gré, dans le cadre de la politique sur les autochtones (Irwin A, 42). Selon le Dr Irwin, le Traité 8 est semblable aux traités numérotés antérieurs, des promesses orales venant s'ajouter à l'offre initiale des commissaires (Irwin A, 46-49).

[76]            Le Dr Ens est d'avis que la marge de manoeuvre des commissaires pour le Traité était plus étroite. Selon lui, les problèmes causés par les promesses faites après la négociation des Traités 1 et 2 faisaient que le gouvernement n'avait pas l'intention de faire de telles promesses au cours de la négociation du Traité 8 (Ens, 3; 26-30). Toutefois, le Dr Ens reconnaît que des promesses additionnelles ont dû être faites après l'offre principale, afin de sortir de l'impasse dans laquelle se trouvaient les négociations (Ens, 66-67). Toutes ces promesses additionnelles sont consignées dans le Rapport des commissaires (Ens, 69-70) et elles ne débordent pas le cadre établi dans les traités numérotés antérieurs (Ens, 70-71).


[77]            Le Dr Flanagan se laisse aussi guider par sa compréhension de l'expérience du gouvernement dans la négociation des traités antérieurs. Il fait remarquer que dans le cas des traités antérieurs, les promesses additionnelles ont causé des difficultés. Le Dr Flanagan cite la déclaration d'Alexander Morris, commissaire en chef pour les Traités 3, 4, 5 et 6, dans son ouvrage The Treaties of Canada with the Indians of Manitoba and the North-West Territories :

[Traduction]

Par la suite, des précautions considérables ont été prises pour que toutes les promesses soient inscrites dans les traités et pour que les traités soient complètement expliqués aux Indiens et qu'ils comprennent qu'on y trouvait tout ce qui était convenu entre eux et la Couronne (Flanagan, 6).

[78]            De toute façon, étant donné que le gouvernement n'avait pas toute l'information requise, les commissaires pour le Traité jouissaient d'une certaine latitude. Ceci ressort du décret autorisant le Traité :

[Traduction]

Le ministre déclare en plus que le ministère des Affaires des Sauvages n'a qu'une connaissance très limitée des conditions existantes dans cette partie du pays, ainsi que de la nature et de l'étendue des revendications que pourraient présenter les Indiens qui l'habitent; il est donc d'avis que les commissaires devraient recevoir le pouvoir discrétionnaire ... (Flanagan, 22).

b. Qui étaient les autochtones et quelles étaient leurs préoccupations?


[79]            Au départ, le texte du Traité 8 a été négocié au Petit lac des Esclaves, d'autres adhésions étant négociées dans cette région en 1899 et 1900. Étant donné que la plupart de l'information disponible provient de rapports sur la situation au Petit lac des Esclaves et que les négociations initiales ont fixé les paramètres du Traité, il est important de s'arrêter à la situation en ce lieu ainsi qu'aux personnes présentes.

[80]            Ayant rencontré les autochtones de la région du Traité 8, Charles Mair les décrit comme suit : [Traduction] « des hommes dont la vie était inoffensive et honnête, mais qui exprimaient toutefois leur désir de liberté et un sens de leur autosuffisance, et qui dans leur présentation courtoise avaient une attitude exprimant leur indépendance » (Mair, 55).

[81]            Comme on peut le voir dans ce passage de l'ouvrage de M. Mair, les Cris du Petit lac des Esclaves avaient de très bons chefs dans la personne de Keenooshayo et de son frère Moostoos, considéré comme le meilleur orateur parmi les Cris du Petit lac des Esclaves (Historical Who's Who). Ce sont ces hommes qui ont fixé les contours du texte du Traité 8, avec les commissaires pour le Traité et d'autres autochtones sur place.

[82]            Les experts s'entendent généralement quant aux objectifs et aux intentions de la Couronne lors de la négociation du Traité 8, mais ils divergent considérablement d'avis quant aux objectifs et intentions des autochtones. En général, la distinction se situe entre « l'autonomie » et « la survie culturelle et économique » .


[83]            Le Dr Irwin soutient que l'objectif principal des autochtones lors de la négociation du Traité 8 était de protéger leur liberté et leur autonomie (Irwin A, 3). Ils ne se préoccupaient pas trop des promesses spécifiques (par exemple, les annuités et les articles pour la chasse et la pêche), mais plutôt des [Traduction] « liens créés entre eux et le gouvernement » (Irwin A, 17).

[84]            Le Dr Irwin s'appuie sur un certain nombre de facteurs contextuels pour arriver à cette conclusion. Premièrement, les autochtones dans cette région n'étaient pas indigents à l'époque de la signature du Traité (contrairement à ceux qui vivaient dans la région du Traité 6). Ceci veut dire qu'ils ne négociaient pas à partir d'une position de faiblesse économique (Irwin A, 17). Le Dr Ens et le Dr McCormack se rangent à l'avis du Dr Irwin sur ce point (Ens, 47 et McCormack A, 54-55).

[85]            Deuxièmement, le Dr Irwin soutient qu'avant la négociation du Traité, les autochtones étaient préoccupés par l'arrivée d'étrangers sur leur territoire (Irwin A, 19). Ils se sont régulièrement plaints de la présence des forces policières dans la région et le Dr Irwin arrive à la conclusion que ceci était [Traduction] « lié à leur croyance que le gouvernement avait l'intention d'étendre sa souveraineté et ses politiques à la région » (Irwin B, 6).


[86]            Troisièmement, les autochtones avaient eu le temps d'examiner les questions soulevées par le Traité avant que les commissaires pour le Traité viennent leur présenter ses modalités spécifiques (Irwin B, 36). Selon le Dr Irwin, les préoccupations qu'ils ont exprimées à cette époque étaient surtout liées à la nature de leurs liens avec le gouvernement plutôt qu'aux modalités spécifiques d'un traité (Irwin B, 37-38).

[87]            Le Dr Irwin arrive à la conclusion que, lors de la négociation du Traité, la discussion a porté sur la nature des liens, étant donné que les autochtones désiraient surtout conserver leur liberté de mouvement et la capacité d'assurer leur subsistance (Irwin B, 39-40).

[88]            C'est dans ce contexte que le Dr Irwin arrive à la conclusion que la perspective des autochtones au sujet du Traité n'était pas compatible avec les objectifs de la Couronne (Irwin A, 26), ajoutant que [Traduction] « les historiens sont arrivés à la conclusion que la politique autochtone limitait l'autonomie, les droits et les privilèges des Indiens et qu'elle établissait un lien semblable à celui d'un tuteur avec ses pupilles. C'est justement ce genre de lien que les négociateurs autochtones ont essayé d'éviter » (Irwin A, 17).


[89]            Les autochtones voulaient aussi que leurs droits de chasse et de pêche soient garantis dans leur intégralité (Irwin A, 21). Selon le Dr Irwin, ceci était simplement un aspect des préoccupations plus larges au sujet de l'autorité du gouvernement dans la région : [Traduction] « plutôt que de rechercher une protection pour leur 'mode de vie ancestral', les Indiens ont cherché à obtenir des commissaires des assurances et promesses qu'ils pouvaient conserver une partie de leur liberté, de leur indépendance et de leur capacité d'assurer leur subsistance » (Irwin B, 38).

[90]            Le Dr Ens a une perspective différente. Selon lui, les préoccupations des autochtones portaient moins sur leur autonomie en tant que telle que sur leur survie culturelle et économique. Au coeur de la politique des autochtones, on trouve une recherche de sécurité. C'est pourquoi les traités de paix et d'amitié étaient importants (Ens, 23). L'accent dans ces traités était mis sur les droits de chasse et de pêche, parce qu'il s'agissait là de pratiques ancestrales (Ens, 2).

[91]            Le Dr Ens définit le contexte sur lequel il s'appuie de façon assez différente du Dr Irwin. Il s'appuie largement sur des généralisations au sujet des autochtones vivant dans les diverses régions où des traités ont été signés (Ens, 19-25).


[92]            Selon le Dr Ens, les plaintes des autochtones au sujet de la présence policière et de l'affirmation de la souveraineté de la Couronne dans la région étaient surtout fondées sur des préoccupations relatives à la mise en oeuvre de la réglementation en matière de chasse et de pêche (Ens, 54-55). À l'époque, on s'inquiétait beaucoup de la présence accrue du gouvernement dans la région et [Traduction] « les autochtones se rendaient compte que ces incursions n'étaient pas une simple reconnaissance du territoire et qu'elles pouvaient potentiellement changer le mode de vie du Nord en assurant la mise en oeuvre de la réglementation sur le gibier et sur d'autres questions » (Ens, 55).

[93]            Le Dr Irwin réagit à ces affirmations comme suit :

[Traduction]

Il est clair que les Indiens qui ont négocié le Traité 8 au Petit lac des Esclaves, à Peace River Crossing et à d'autres endroits avaient une certaine connaissance de la mise en oeuvre des politiques. Bien que je reconnaisse que les Indiens comprenaient qu'ils deviendraient sujets de la Couronne suite à la signature du Traité, créant ainsi un lien de tuteur à pupille au prix d'une partie de leur souveraineté, je soutiens qu'ils désiraient négocier les paramètres de ce lien à leur avantage. Cet effort visait à préserver la plus grande partie possible de leur liberté et de leur autonomie (Irwin B, 35-36).

Ces divergences dans l'analyse du contexte viennent colorer l'analyse subséquente faite par le Dr Irwin et le Dr Ens.


[94]            Quelle que soit la perspective que l'on adopte, il est clair qu'avant la signature d'un traité, le gouvernement savait qu'il existait des objections dans la région du Traité 8 portant à la fois sur sa présence sur le terrain et sur le Traité lui-même. Les autochtones n'appréciaient pas le passage des blancs sur leur territoire et le Dr Flanagan soutient que ces sentiments étaient encouragés par les Métis, qui essayaient d'obliger le gouvernement à accepter leurs demandes pour obtenir des certificats de Métis (Flanagan, 16). Plusieurs rumeurs avaient circulé au sujet des conséquences d'un traité, portant notamment sur la possibilité que les autochtones soient parqués dans des réserves et que leurs droits de chasse et de pêche soient restreints. Le Dr Flanagan admet qu'il peut avoir été question de taxation dans ces rumeurs, bien que l'on n'en trouve pas mention dans les documents (Flanagan, 17; on trouve des exemples de rumeurs aux pages 17-19).

[95]            La description que donne le Dr McCormack des préoccupations des autochtones diffère de celle du Dr Flanagan. Selon le Dr McCormack, les autochtones n'étaient pas simplement la victime des rumeurs et des Métis; ils auraient pris des décisions fondées et leurs préoccupations étaient légitimes : [Traduction] « les autochtones des régions du Nord ont cherché à s'informer auprès d'hommes qu'ils considéraient être au courant, du fait de leurs contacts avec les gens de 'l'extérieur' » (McCormack B, 26). Le Dr McCormack indique parmi ces préoccupations la crainte du peuplement euro-canadien, la création de réserves et la perte d'autonomie (McCormack B, 26-28). Comme le Dr McCormack l'indique :

[Traduction]

Les discussions étaient conduites parmi tous les autochtones, qu'ils soient « Indiens » ou « Métis » . Des réunions ont été organisées afin d'arriver à des conclusions reflétant le point de vue de la communauté. Des moyens de communication comme les lettres et les journaux ont été utilisés pour transmettre ces questions aux institutions politiques de la société canadienne (McCormack B, 20).

Selon le Dr McCormack, les autochtones ont soigneusement pesé leurs options et ils ont posé des questions à des gens de l'extérieur, pour finalement arriver à leurs propres décisions (McCormack A, 50-51).


[96]            En réponse aux rumeurs et préoccupations, le commissaire Laird a adressé une lettre circulaire aux habitants de la région du Traité 8 afin d'éliminer toute confusion au sujet des réserves et des droits de chasse et de pêche (Flanagan, 20). Il est clair que l'opposition du milieu autochtone a été un des facteurs menant le gouvernement à accorder aux commissaires pour le Traité une certaine marge de manoeuvre dans la négociation (Flanagan, 21).

c. Les négociations et les questions de taxation

[97]            Au cours des négociations, il est certain que les questions d'interprétation ont pu poser des difficultés aux deux parties. Par exemple, il n'y a pas de mot en cri qui corresponde au terme « taxes » . Selon la description complète donnée dans la Section IV(b), Richard Lightning, qui a traduit les transcriptions du projet TARR et en a établi une nouvelle traduction pour les demandeurs en l'instance, a témoigné que [Traduction] « plusieurs termes ne peuvent être traduits. Celui-ci [taxes] est l'un d'ente eux » (Transcription, 16 mai 2001, 1215). Le Dr McCormack indique que le terme « taxes » a été traduit en cri comme [Traduction] « un paiement fait à un gouverneur (ou à une personne haut placée) » , et le terme « taxation » comme [Traduction] « un paiement à un gouvernement » (McCormack B, 47).


[98]            Les commissaires pour le Traité ne parlaient ni le cri, ni aucune autre langue autochtone. L'explication du Traité aux autochtones était donc confiée aux interprètes : au Petit lac des Esclaves, Samuel Cunningham, Albert Tate et le père Lacombe étaient chargés de ce rôle (McCormack B, 34).

[99]            Le Dr McCormack affirme sans ambages qu'au Petit lac des Esclaves, l'interprétation était de bonne qualité. Samuel Cunningham avait de l'expérience en tant que conseiller et intermédiaire entre les autochtones et les personnes d'origine européenne, et il parlait couramment l'anglais, le français et le cri (McCormack A, 48). En sa qualité de [Traduction] « négociant métis originaire du district de St. Albert, Cunningham avait été membre de la législature territoriale à la fin des années 1880, avant de démissionner de son poste pour se consacrer au négoce dans le nord de l'Alberta » (Historical Who's Who).

[100]        Albert Tate était un ancien agent de la Compagnie de la Baie d'Hudson, d'origine écossaise et autochtone. Son ancien poste faisait qu'il avait de l'expérience lorsqu'il s'agissait d'accueillir les préoccupations des autochtones et d'y répondre (McCormack A, 49).


[101]        Tant M. Tate que M. Cunningham étaient des [Traduction] « Métis bien placés, bien informés et respectés » (McCormack A, 49). Plus particulièrement, ces deux personnages [Traduction] « étaient non seulement bilingues, mais ils avaient une connaissance sérieuse de l'anglais ainsi que du droit, de la politique et des pratiques commerciales canadiennes » (Flanagan, 29).

[102]        Le commissaire Laird semblait se rendre compte de l'importance d'une interprétation exacte, puisqu'il a assuré les autochtones présents au Petit lac des Esclaves que, [Traduction] « puisqu'il avait les services de M. Albert Tate comme interprète, ainsi que de M. S. Cunningham, qui les représenteraient (les Indiens), l'un pouvait surveiller l'autre » (Edmonton Bulletin, 10 juillet 1899 : 2, cité dans McCormack A, 49-50). Le Dr Flanagan considère aussi que [Traduction] « si l'un ou l'autre avait commis une erreur d'interprétation, ils auraient pu s'entraider ou les nombreux missionnaires et négociants bilingues présents auraient pu intervenir » (Flanagan, 29-30).

[103]        Toutefois, le Dr McCormack indique que l'interprétation n'était pas nécessairement d'aussi bonne qualité aux autres endroits où le Traité 8 a été négocié (McCormack B, 34).


[104]        S'agissant de l'analyse qui suit, dans les Sections III et IV, il est important de rappeler que bien que l'interprétation des discours des commissaires et des orateurs autochtones ait pu être de bonne qualité au Petit lac des Esclaves, et qu'elle ait pu être au moins correcte lors des adhésions subséquentes, le sens des mots utilisés par les commissaires peut ne pas avoir été complètement compris par les autochtones à qui ils étaient adressés.

[105]        Compte tenu de ce contexte, on peut maintenant procéder à une analyse visant à déterminer ce que les autochtones savaient au sujet des taxes à l'époque des négociations en 1899. Si, comme le Rapport sur le Traité l'indique « plusieurs étaient convaincus que le traité conduisait à la taxation » , il est nécessaire de savoir quelles taxes auraient pu être portées à la connaissance des autochtones et sur lesquelles ils auraient posé des questions aux commissaires pour le Traité.

[106]        Le Dr Norrie a fourni des renseignements quant aux taxes qui existaient au Canada en 1899. Il conclut ceci.

[Traduction]

À la fin du XIXe siècle, la taxation était encore dans son enfance au Canada... Les provinces et les municipalités commençaient à percevoir de plus en plus de taxes à cette époque, au fur et à mesure que les citoyens s'adressaient à eux pour obtenir des services publics. Toutefois, le nombre et la nature des taxes variaient, les gouvernements provinciaux et municipaux cherchant des moyens de satisfaire leurs besoins croissants de revenus (Norrie, 6).


En 1896, les taxes provinciales et municipales ne représentaient que 2,7 p. 100 du total des taxes perçues, alors que ce pourcentage était passé à 5,6 p. 100 en 1913 (Norrie, 3). Ces taxes portaient sur les droits de permis, les droits successoraux, les taxes foncières, les taxes d'affaires et les taxes locales (Norrie, 4-6). À cette époque, on ne trouvait généralement pas de taxes sur le revenu des particuliers (Norrie, 5), bien que les municipalités de la Saskatchewan et de l'Alberta étaient autorisées à en prélever depuis 1883 (Norrie, 6).

[107]        L'expert du défendeur en matière de taxation autochtone, le Dr Beaulieu, convient que [Traduction] « jusqu'au début du XXe siècle, on trouvait peu de droit fiscal au Canada » (Transcription, 11 juillet 2001, 3184-3185).

[108]        Dans l'Acte des Sauvages, la première exemption fiscale pour les autochtones est apparue en 1850 (Transcription, 11 juillet 2001, 3168). Lors de la négociation du Traité, une exemption fiscale existait dans le cadre de l'Acte des Sauvages de 1876. Selon le témoignage du Dr Beaulieu, [Traduction] « [l]es dispositions de l'Acte des Sauvages de 1876 s'appliquaient à tous les Indiens du Canada ... l'exemption fiscale s'appliquait aux Indiens résidant dans une réserve » (Transcription, 11 juillet 2001, 3183). De plus, la loi ne faisait aucune distinction entre les Indiens inscrits, non inscrits ou bénéficiant d'un traité : [Traduction] « La loi s'applique à tous les Indiens au Canada » (Transcription, 11 juillet 2001, 3184). Toutefois, [Traduction] « il est constant qu'il existe un lien entre l'exemption fiscale et les réserves » (Transcription, 11 juillet 2001, 3194).


[109]        Au sujet du régime fiscal du Canada à l'époque, le Dr Beaulieu a témoigné [Traduction] « qu'à la fin du XIXe siècle, la menace principale qui pesait sur les terres des Indiens était la taxe municipale » (Transcription, 11 juillet 2001, 3182), bien que son rapport ne traitait pas spécifiquement de la taxation dans les Territoires du Nord-Ouest.

[110]        Le Dr Irwin déclare que [Traduction] « les Indiens de la région Paix-Athabasca auraient eu très peu d'expérience de première main en matière de taxation, mais la preuve contextuelle indique qu'ils pouvaient être au courant de ces questions » (Irwin A, 69). Par exemple, le Dr Flanagan, se rangeant en cela à l'avis du Dr McCormack, indique que l'Edmonton Bulletin avait une circulation importante dans le nord de l'Alberta et qu'on y trouvait une chronique au sujet de la vie au Petit lac des Esclaves (Flanagan, 32). Ce journal contenait souvent des textes portant sur les questions de taxation, ainsi que des nouvelles sur plusieurs questions nationales et internationales (Flanagan, 32-33).

[111]        Un commentaire est indiqué à ce sujet. Bien que les autochtones aient discuté assez largement du traité prévu, rien dans la preuve ne démontre que les autochtones du Traité 8 lisaient les journaux alors en circulation. Leur société ayant une tradition orale et ne pratiquant pas l'anglais, il ne serait pas surprenant qu'ils n'aient pas lu les journaux.


[112]        Le Dr Irwin (Irwin A, 53-54) et le Dr McCormack soutiennent que les autochtones auraient pu entendre parler des questions de taxation par l'entremise des Métis. C'est le Dr McCormack qui s'arrête le plus longuement sur cette question. Dans son rapport, elle fait l'historique de l'expérience des Métis en matière de taxation (McCormack A, 10-12), pour ensuite expliquer comment l'expérience qu'ils avaient connue dans la région de la rivière Rouge pourrait avoir amené les autochtones de la région du Traité 8 à être au courant de ces questions.

[113]        Comme nous l'avons discuté plus tôt, le Dr McCormack souligne le fait qu'à l'époque du Traité, la distinction entre Métis et autochtones n'était pas vraiment pertinente (McCormack A, 2-3). Par conséquent, il y avait des contacts suivis entre les Métis et les autres autochtones et on ne faisait généralement pas de distinction entre eux. Il y avait une série d'établissements métis qui allaient de la rivière Rouge jusqu'à la région du Traité 8 (McCormack A, 12). On doit aussi noter qu'on trouvait un groupe important de personnes s'identifiant comme Métis dans la région du Petit lac des Esclaves; originaires de St. Albert, ils étaient très au courant des questions et des processus politiques canadiens (McCormack B, 10-14). De plus, les Métis contrôlaient les transports, et l'information se répandait au gré de leurs déplacements (McCormack A, 14-15).

[114]        Le Dr McCormack fait aussi état des taxes qui existaient alors dans l'Ouest, ainsi que de la résistance face à ces taxes (McCormack A, 16-37). Selon elle, les liens commerciaux entre Edmonton et le Nord auraient fait que l'information au sujet de ces taxes se serait répandue de la région du Traité 6 à la région du Traité 8 (McCormack A, 37-44).


[115]        Elle fait aussi remarquer que les autochtones auraient pu connaître le concept de la taxe par l'entremise des missionnaires qui travaillaient dans leur région, et elle fait l'hypothèse qu'on peut trouver la source de ce concept dans la Bible, puisque les taxes sont mentionnées un certain nombre de fois dans le Nouveau Testament (McCormack B, 47).

[116]        Le Dr Irwin fait état de certaines taxes que les autochtones auraient pu connaître en 1899. Il existait des droits de douane et d'accise dans le commerce de la fourrure et probablement aussi dans celui des produits de consommation pour les missions du nord de l'Alberta (Irwin A, 52). De plus, il y avait des taxes foncières dans certaines régions des Territoires du Nord-Ouest. Les gouvernements locaux des districts municipaux organisés avaient imposé certaines taxes et les districts d'amélioration locale exigeaient une forme de corvée, ou de service de travail obligatoire (cette pratique s'était largement répandue dans les Territoires du Nord-Ouest en 1898 et 1899) (Irwin A, 53).


[117]        Le Dr Irwin traite aussi de la question de la taxation directe. Il soutient qu'il s'agit là [Traduction] « d'une question hautement contestée dans la politique des Territoires » (Irwin A, 54). Ceci était dû aux débats qui ont entouré la possibilité d'obtenir le statut de province pour les Territoires du Nord-Ouest. Les Territoires avaient la compétence de prélever des taxes directes depuis 1886, mais ils s'appuyaient sur les subsides du gouvernement du Dominion pour leurs revenus. Ces subsides étant appelés à disparaître si les Territoires devenaient une province, [Traduction] « le spectre de la taxation directe » faisait souvent l'objet des manchettes. La question a été discutée lors de l'élection territoriale de 1898, alors qu'il y avait un bureau de vote à Athabasca Landing (Irwin A, 54).

[118]        Le Dr Ens se limite à examiner la question de savoir ce que les autochtones auraient su au sujet des permis de pêche, question qui les préoccupait (Ens, 3). Ils auraient été au courant de l'existence des permis de pêche par suite de leurs contacts avec les habitants de la région du Traité 6, ainsi qu'avec les Métis (Ens, 4; 75). Selon le Dr Ens :

[Traduction]

Bien qu'il soit vrai que la pratique d'imposer des permis de pêche ne s'était pas étendue vers le nord jusqu'à la région du Traité 8, il est à peu près certain que les Indiens du district Paix-Athabasca étaient au courant de cette question en 1899. Non seulement y avait-il bon nombre de Métis dans la région ... les Indiens eux-mêmes avaient eu des contacts avec les Indiens du Traité 6 sur diverses questions (Ens, 45).

[119]        En réponse, le Dr Irwin soutient que le Dr Ens n'a pas tenu compte [Traduction] « d'autres questions connexes qui ont certainement fait qu'on connaissait les questions de taxation dans le district » (Irwin B, 44).


[120]        Chaque expert a son hypothèse quant à ce qui aurait été discuté et promis au sujet des taxes durant les négociations du Traité. J'examinerai ces hypothèses en détail dans la Section IV(a).

[121]        En plus de la preuve contextuelle des événements qui ont mené aux négociations, il est aussi important d'examiner le comportement de la Couronne et des autochtones après les négociations si l'on veut éclairer un peu la question de savoir si les commissaires pour le Traité et les autochtones étaient d'avis qu'on avait fait des promesses portant sur les taxes.

[122]        Le Dr Irwin indique que le gouvernement a respecté certaines des promesses orales du Traité, notamment celles qui portent sur la conscription (Irwin A, 50-52), bien que sa position ait été affaiblie quelque peu en contre-interrogatoire lorsqu'on a fait remarquer que les autochtones devaient faire leur service militaire, sans toutefois être envoyés outre-mer. De plus, le Dr Flanagan insiste sur le fait que les taxes et la conscription ne sont pas des réalités analogues et que le contexte entourant chacune de ces réalités est différent (Flanagan, 77).


[123]        Le Dr Irwin et le Dr Ens sont tous deux d'avis que le gouvernement du Canada n'a jamais traité l'exemption fiscale comme une promesse du Traité (Irwin A, 57-58; Ens, 4). Ce point de vue est appuyé par le témoignage du Dr Beaulieu : [Traduction] « Sa position était qu'il n'existait aucun lien entre les exemptions et les traités qui avaient été signés » (Transcription, 11 juillet 2001, 3193).

[124]        Il y a eu aussi des discussions, surtout entre le Dr Irwin et le Dr Ens, quant à la réaction des autochtones lorsqu'on leur a imposé le paiement de taxes. Le Dr Irwin signale qu'il y a eu des protestations de temps à autre jusqu'en 1945 (la période couverte par son étude) et que le gouvernement avait toujours répondu que la question des taxes était du ressort de l'Acte des Sauvages et non des traités (Irwin A, 5).

[125]        Toutefois, pour le Dr Irwin :

[Traduction]

Le fait que les protestations n'étaient pas suivies n'est pas surprenant. Avant 1945, l'économie du district du Traité 8 était principalement fondée sur le commerce des fourrures. Par conséquent, l'activité économique principale ne se portait pas à la taxation. Ce n'est qu'avec l'arrivée de capitaux et d'infrastructures à l'époque de la Seconde Guerre mondiale que le district s'est transformé en une économie de marché et que la taxation est apparue sur une large échelle. Ceci expliquerait pourquoi les protestations sont apparues après 1945 (Irwin A, 58).


[126]        Au sujet des protestations, le Dr Ens soutient que la perception qu'avaient les autochtones de la taxation était liée uniquement aux permis de pêche et que c'est à ce sujet qu'ils ont protesté après 1899 (Ens, 39-41; 44-45). De plus, dans les traités antérieurs, la question de la taxation n'a été posée que dans le cadre des règlements au sujet de la chasse et de la pêche : les autochtones considéraient ces règlements comme une violation des droits issus de traités (Ens, 37-38).

[127]        Le témoignage du Dr Beaulieu traite aussi des protestations des autochtones au sujet des taxes, tant avant qu'après la signature du Traité 8. Dès le début des années 1840, les autochtones du Haut et du Bas-Canada avaient présenté des pétitions pour être formellement exemptés des taxes municipales (Transcription, 11 juillet 2001, 3174). Le Dr Beaulieu a aussi déclaré que plus tard [Traduction] « un certain nombre d'Indiens considéraient que leurs biens à l'extérieur des réserves étaient exemptés de la taxation » (Transcription, 11 juillet 2001, 3185).

[128]        Au sujet du lien entre l'exemption fiscale et les droits issus de traités, le Dr Beaulieu a témoigné ceci :

[Traduction]

Une des questions souvent soulevées par certaines communautés autochtones portait que les traités signés avec la Couronne faisaient que les Indiens étaient exemptés de la taxation et certains membres de la Chambre des communes font effectivement allusion à certaines exemptions qui auraient été accordées par suite des traités. Aucun traité spécifique n'est mentionné, mais on parle de traités qui auraient pu être signés au Québec, en Ontario et dans le reste du Canada.

(Transcription, 11 juillet 2001, 3193)

Il ajoute aussi :

[Traduction]

Je crois qu'en certains cas, ces requêtes n'ont pas été présentées seulement par les Indiens de l'Ouest mais par - de façon plus générale, par d'autres Indiens ayant signé des traités.


(Transcription, 11 juillet 2001, 3261).

III. La promesse au sujet des taxes en tant que modalité du Traité

[129]        Comme je l'ai déjà mentionné, une question fondamentale en l'instance consiste à interpréter les deux renvois au Rapport sur le Traité qui suivent, le premier étant la preuve directe d'une préoccupation exprimée par les autochtones, alors que le second est la réponse présentée par les commissaires à ce sujet :

Ils exprimèrent partout la crainte que la signature du traité ne fut suivie d'une restriction des privilèges de chasse et de pêche, et plusieurs étaient convaincus que le traité conduisait à la taxation et au service militaire obligatoire.

...

Nous les assurâmes que le traité ne mènerait à aucune intervention forcée dans leur manière de vivre, qu'il n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes, et qu'ils n'avaient pas à craindre le service militaire obligatoire.


[130]        Pour arriver à une conclusion sur cette question, il est important de tenir compte du droit existant en matière d'interprétation des traités et, particulièrement, de la déclaration spécifique de l'arrêt Mitchell, citée dans la Section I des présentes, que le bien-fondé des revendications autochtones doit être établi sur la base de preuves convaincantes selon la prépondérance des probabilités. Contrairement à la situation en cause dans l'arrêt Mitchell, où l'on a conclu à l'absence d'une preuve directe, il existe en l'instance une preuve directe et solide d'une « promesse » faite aux Indiens par les commissaires pour le Traité.

[131]        Les demandeurs fondent leur revendication sur le fait que la réponse des commissaires est une promesse orale d'exemption fiscale qui, en tant que promesse issue de traités, est incorporée dans le Traité et donc exécutoire. Le Canada et l'Alberta ont tous deux contesté cette interprétation possible, au motif qu'il n'existe aucune preuve d'intention commune de concéder une exemption fiscale dans l'échange entre les autochtones qui ont exprimé la préoccupation et les commissaires qui y ont répondu. Par conséquent, les termes utilisés par les commissaires ne pourraient recevoir une interprétation correspondant au sens que voudraient leur donner les demandeurs. En fait, le Canada et l'Alberta soutiennent que l'intention commune était que la promesse portant sur la taxation ne soit pas considérée comme une des modalités du Traité.

[132]        À l'appui de son point de vue, l'Alberta renvoie à la preuve du Dr Flanagan. Dans son propre rapport, ce dernier analyse longuement et de façon critique le contenu du Rapport sur le Traité comme suit :

[Traduction]

Les commissaires ont enregistré leurs réponses spécifiques à toutes ces demandes. Je vais classer ces réponses en quatre catégories, me fondant sur mon évaluation du sens accordé par les commissaires à leurs paroles :

A      une explication du Traité

B      une promesse d'informer le gouvernement

C      une explication de la politique ou des lois existantes à l'extérieur du Traité

D      une promesse d'accorder des avantages non mentionnés au Traité.


Dans le large extrait des réponses des commissaires qui suit, j'ai inséré la lettre appropriée après chaque réponse. De plus, j'ai souligné les phrases qui me semblent représenter des promesses d'accorder des avantages qui ne sont pas explicitement prévus dans le texte du Traité 8 :

Nous leur fîmes comprendre que le gouvernement ne pouvait entreprendre de faire vivre les sauvages dans l'oisiveté, qu'ils auraient après le traité les mêmes moyens qu'auparavant de gagner leur vie, et qu'on espérait que les sauvages s'en serviraient (C). Nous leur dîmes que le gouvernement était toujours prêt à accorder des secours dans les cas d'indigence réelle, et que dans les saisons de détresse ils recevraient, même sans aucune stipulation spéciale dans le traité, l'aide qu'on donne ordinairement pour empêcher la famine parmi les sauvages dans n'importe quelle partie du Canada (C); et nous déclarâmes que l'attention du gouvernement serait attirée sur le besoin de prendre quelque disposition spéciale pour aider les vieillards et les indigents qui sont incapables de travailler et qui comptent sur la charité pour vivre (B). Nous fîmes la promesse que des médicaments seraient déposés chez des personnes choisis par le gouvernement à différents endroits, et qu'ils seraient distribués gratuitement aux sauvages qui pourraient en avoir besoin (D). Nous expliquâmes qu'il serait pratiquement impossible pour le gouvernement de fournir des soins de médecins réguliers aux sauvages si dispersés sur une si vaste étendue de territoire (C). Nous leur assurâmes, cependant, que le gouvernement serait toujours prêt à saisir toute occasion de fournir des soins de médecins, juste comme il stipulait que le médecin attaché à la Commission soignerait gratuitement tous les sauvages qui auraient besoin de ses services, lorsqu'il passerait à travers le pays (C).

Notre principale difficulté à surmonter était la crainte qu'on restreindrait leurs privilèges de chasse et de pêche. La disposition du traité en vertu de laquelle des munitions et de la ficelle devaient être fournies contribua beaucoup à appaiser [sic] les craintes des sauvages, car ils admirent qu'il ne serait pas raisonnable de leur fournir des moyens de chasser et de pêcher si l'on devrait faire une loi qui restreindrait tellement la chasse et la pêche qu'il serait presque impossible de gagner sa vie en s'y livrant (A). Mais en sus de cette disposition nous avons dû leur affirmer solennellement qu'on ne ferait sur la chasse et la pêche que des lois qui seraient dans l'intérêt des sauvages et qu'on trouverait nécessaire pour protéger le poisson et les animaux à fourrure, et qu'ils seraient aussi libres de chasser et de pêcher après le traité qu'ils le seraient s'ils n'avaient jamais fait de traité (D).


Nous les assurâmes que le traité ne mènerait à aucune intervention forcée dans leur manière de vivre, qu'il n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes, et qu'ils n'avaient pas à craindre le service militaire obligatoire (A, C). Nous leur montrâmes que, soit que le traité fut fait ou non, ils étaient soumis à la loi, obligés de lui obéir, et passibles de châtiments pour toute infraction de la loi. Nous leur fîmes remarquer que la loi était faite pour la protection de tout le monde, et que tous les habitants du pays doivent la respecter, sans distinction de couleur ou d'origine; et que, exigeant d'eux de vivre en paix avec les blancs qui venaient dans le pays, et de ne les molester ni dans leur personne, ni dans leurs biens, elle exigeait de leur part d'agir à l'égard des blancs, comme ces derniers sont obligés de le faire à l'égard des sauvages (C).

Quant à l'éducation, on assura aux sauvages qu'il n'y avait aucune nécessité de faire aucune stipulation spéciale, parce qu'il était de la politique du gouvernement de pourvoir dans toutes les parties du pays, autant que les circonstances le permettent, à l'éducation des enfants sauvages, et que la loi, qui est aussi forte qu'un traité, pourvoyait à la non-intervention dans la religion des sauvages, dans les écoles maintenues ou aidées par le gouvernement (C).

Nous devrions ajouter que le chef des Chipewyans de Fort-Chipewyan demanda que le gouvernement entreprit la construction d'un chemin de fer dans le pays, parce qu'alors le coût des marchandises dont avaient besoin les sauvages serait diminué, et la prospérité du pays augmentée. On lui répondit que les commissaires n'avaient aucune autorité à faite aucune promesse dans ce sens, mais qu'ils feraient connaître son désir au gouvernement (B).

De fait les sauvages s'opposaient en général à être placés sur les réserves. Il eût été impossible de faire un traité si nous ne leur avions pas assuré que nous n'avions aucune intention de les confiner dans des réserves. Nous avons dû leur expliquer que la disposition relative aux réserves et à la répartition des terres était faite pour les protéger et pour leur assurer à perpétuité une portion raisonnable de la terre cédée, dans le cas où la colonisation avancerait (A) [c'est le Dr Flanagan qui souligne]

Selon mon interprétation, les commissaires font état de deux promesses d'avantages qui ne sont pas mentionnés au Traité : 1) que le gouvernement déposerait des médicaments qui seraient distribuées gratuitement aux Indiens et 2) « qu'on ne ferait sur la chasse et la pêche que des lois qui seraient dans l'intérêt des sauvages et qu'on trouverait nécessaire pour protéger le poisson et les animaux à fourrure, et qu'ils seraient aussi libres de chasser et de pêcher après le traité qu'ils le seraient s'ils n'avaient jamais fait de traité » .


L'aspect détaillé et nuancé du rapport que font les commissaires des demandes qu'on leur a présentées et de leurs réponses est frappant. Étant donné que la liste est extensive et qu'elle est savamment rédigée, il semble correct de faire état de ce qu'on n'y trouve pas, en présumant que les commissaires ont fait un effort honnête pour inscrire toutes les demandes présentées au cours des négociations. Il est donc significatif que les commissaires n'aient pas dit que les Indiens ne seraient jamais assujettis à quelque forme de taxation que ce soit. Ils auraient su qu'une telle promesse dépassait le cadre du mandat qu'ils avaient reçu du ministre : « Les modalités du traité sont laissées à votre discrétion, sous réserve que les obligations créées par le traité ne dépassent pas celles qui existent par suite des traités négociés dans les Territoires du Nord-Ouest » . Le fait de dire que le Traité « n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes » semble dans ce contexte n'être qu'une explication de la politique existante du gouvernement, telle qu'inscrite dans l'Acte des Sauvages. Ceci veut dire que le Traité n'ouvrait pas la voie à l'imposition de taxes visant les Indiens, mais il n'empêchait pas non plus le Parlement de légiférer dans ce domaine, comme il l'avait déjà fait en octroyant une exemption fiscale aux Indiens vivant dans les réserves (Flanagan, 33-37).

[133]        Cet avis du Dr Flanagan est un mélange d'arguments juridiques au sujet du sens à donner aux termes utilisés par les commissaires et d'avis d'expert au sujet du contexte qui les entoure. L'avis juridique « d'expert » doit être analysé.

[134]        La Cour suprême du Canada a accepté la preuve d'experts en provenance d'historiens et d'anthropologues dans plusieurs affaires portant sur des revendications autochtones, notamment : R. c. Coté [1996] 3 R.C.S. 139; R. c. Van der Peet [1996] 2 R.C.S. 507; et R. c. Badger [1996] 1 R.C.S. 771. Toutefois, dans l'arrêt Marshall, le juge Binnie fait état, aux paragraphes 36 et 37, des difficultés que comporte cette pratique, tant du point de vue de l'expert que de celui du juge :

Les tribunaux ont fait l'objet de certaines critiques par des historiens professionnels qui leur reprochent une tendance occasionnelle à assembler une version de l'histoire de type « coupé-collé » ...

[L]a critique fondamentale, si je comprends bien, est que le choix des faits et des citations de la part des juges ne respecte pas toujours la norme exigée de l'historien professionnel, que l'ont dit plus nuancée. Les experts, prétend-on, sont formés pour interpréter les divers documents historiques avec l'avantage d'une étude approfondie de l'époque et d'une appréciation des lacunes des diverses sources. Le droit donne à l'interprétation des événements historiques un caractère définitif, alors que, selon l'historien professionnel, cela n'est pas possible. Évidemment, la réalité est que les tribunaux sont saisis de litiges dont la résolution requiert qu'ils tirent des conclusions sur certains faits historiques. Les parties à ces litiges ne peuvent pas attendre qu'il se dégage éventuellement un consensus stable parmi les chercheurs. Le processus judiciaire doit faire de son mieux.


[135]        En l'instance, il y a consentement pour accorder une grande latitude dans l'utilisation des avis d'experts au sujet du sens à tirer des documents historiques afin de comprendre le contexte dans lequel la promesse d'exemption fiscale réclamée aurait été faite. En fait, on a aussi présenté des commentaires au sujet de cette supposée promesse. Toutefois, même une approche aussi souple ne peut ignorer certaines contraintes juridiques.

[136]        Dans l'arrêt R. c. Mohan [1994] 2 R.C.S. 9, à la page 20, le juge Sopinka a énoncé quatre critères d'admissibilité de la preuve d'experts : la pertinence; la nécessité d'aider le juge des faits; l'absence de toute règle d'exclusion; et la qualification suffisante de l'expert. De plus, il fait état, aux pages 24 et 25, de la prudence à exercer dans l'application de ces critères :

Il y a également la crainte inhérente à l'application de ce critère que les experts ne puissent usurper les fonctions du juge des faits. Une conception trop libérale pourrait réduire le procès à un simple concours d'experts, dont le juge des faits se ferait l'arbitre en décidant quel expert accepter.

Ces préoccupations sont le fondement de la règle d'exclusion de la preuve d'expert relativement à une question fondamentale. Bien que la règle ne soit plus d'application générale, les préoccupations qui la sous-tendent demeurent. En raison de ces préoccupations, les critères de pertinence et de nécessité sont à l'occasion appliqués strictement pour exclure la preuve d'expert sur une question fondamentale. La preuve d'expert sur la crédibilité ou la justification a été exclue pour ce motif.


[137]        De plus, le juge Rothstein, dans l'arrêt Première nation de Fairford c. Canada [1998] A.C.F. no 47 (C.A.F.), au paragraphe 9, fait état d'une restriction spécifique au témoignage d'experts :

Enfin, il y a l'opinion de [l'expert] selon laquelle l'approbation et le financement par le Canada de l'ouvrage de régularisation des eaux sans tenir compte des droits des Indiens sont incompatibles avec les obligations issues de lois et de traités qu'a le Canada envers la Première nation de Fairford. L'interprétation des lois et des traités est une question de droit qui relève de la Cour et non de témoins experts.

[138]        Cette conclusion respecte les principes généraux énoncés par le juge en chef McLachlin en matière d'interprétation des traités, dans l'arrêt Marshall, cités dans la Section I. Dans l'interprétation d'un traité, il faut d'abord trouver le sens apparent du texte, pour ensuite l'examiner sur la toile de fond historique et culturelle du traité. Dans ce cadre, les témoignages d'experts ne sont pas nécessaires en matière de sens apparent du texte, mais ils sont essentiels lorsqu'il s'agit des aspects historiques et culturels.

[139]        Au vu de la jurisprudence citée, je conclus que l'avis juridique du Dr Flanagan relève uniquement de ma compétence et, en conséquence, je ne lui accorde aucun poids en tant que témoignage d'expert.


[140]        Néanmoins, l'analyse que fait le Dr Flanagan des diverses déclarations des commissaires, citées dans le Rapport, constitue la substance d'un argument à l'encontre de l'interprétation suggérée par les demandeurs et, comme tel, il représente une base de discussion utile.

[141]        Selon moi, il est important de distinguer entre la conclusion qu'une promesse a été faite dans le cadre d'un traité et le sens à donner à cette promesse si on arrive à la conclusion qu'elle a été faite. Un élément majeur qui ressort des témoignages d'experts est le fait que, dans la négociation du Traité 8, les commissaires n'étaient pas autorisés à dépasser les modalités des traités antérieurs, notamment pour contrôler les coûts.

[142]        Selon moi, cette façon d'aborder la question nous écarte de l'analyse critique qui consiste à savoir si les mots utilisés constituent une promesse issue de traités, quel que soit le sens qu'on leur accorde. Il y a lieu de déterminer si les commissaires désiraient vraiment que les autochtones comprennent qu'ils étaient sérieux dans toutes leurs déclarations et qu'ils respecteraient la parole donnée.


[143]        Bien que l'objectif soit de déterminer si les termes utilisés par les commissaires constituent une promesse issue de traités avant de se lancer dans l'interprétation du Traité lui-même, je conclus qu'il est important de garder à l'esprit les principes énoncés par la Cour suprême du Canada, cités dans la Section I : il y a lieu d'adopter une approche à la fois compréhensive et pratique. De plus, lorsque qu'il s'agit d'analyser le sens des termes utilisés afin de conclure s'ils constituent ou non une modalité du Traité, il n'y a pas lieu d'adopter une approche grammaticale hautement technique qui chercherait à déterminer s'il y a des différences de sens entre les phrases « nous fîmes la promesse » , « nous leurs assurâmes » et « nous avons dû leur affirmer solennellement » , sauf s'il y a une preuve démontrant que ces différences étaient effectivement comprises par les autochtones présents.

[144]        Le Dr Irwin soutient que les autochtones n'ont pas été dissuadés de leur croyance que les discussions faisaient partie des promesses du Traité (Irwin B, 42). Le Dr McCormack partage ce point de vue. Elle fait remarquer que même les missionnaires ne savaient pas exactement ce qui constituait une modalité du Traité et elle n'accepte pas que les commissaires pour le Traité auraient [Traduction] « distingué clairement entre une clause formelle du Traité et les autres promesses » (McCormack B, 30). Selon le Dr McCormack, toutes les promesses et assurances présentées dans le contexte des discussions du Traité [Traduction] « auraient été comprises par les autochtones comme faisant partie du Traité lui-même » (McCormack B, 42).

[145]        Dans cette partie de notre analyse, il est important de tenir compte de ce que déclare le juge en chef Lamer dans l'arrêt Badger, au paragraphe 52, cité dans la Section I :


En tant qu'écrits, les traités constataient des accords déjà conclus verbalement, mais ils ne rapportaient pas toujours la pleine portée de ces ententes verbales.... Par conséquent, il est bien établi que le texte d'un traité ne doit pas être interprété suivant son sens strictement formaliste, ni se voir appliquer les règles rigides d'interprétation modernes. Il faut plutôt lui donner le sens que lui auraient naturellement donné les Indiens à l'époque de sa signature.

[146]        Sauf la preuve de la tradition orale, que j'analyserai dans la Section IV, il n'existe aucune preuve provenant de personnes qui ont été témoins de la négociation du Traité qui permettrait d'identifier la préoccupation précise des autochtones au sujet des taxes, sauf les déclarations des commissaires dans le Rapport sur le Traité. En fait, il est possible que diverses préoccupations aient été transmises aux commissaires lors de leurs déplacements en vue d'obtenir des adhésions dans la région du Traité, mais, si l'on accepte les termes du Rapport sur le Traité dans leur sens littéral, nous savons que les commissaires étaient d'avis qu'ils y avaient répondu de façon uniforme.

[147]        Afin de préserver l'honneur de la Couronne en interprétant les gestes des commissaires pour le Traité, on doit présumer qu'ils n'avaient pas l'intention de tromper qui que ce soit et que, de leur point de vue, les termes utilisés étaient des déclarations honnêtes sur lesquelles on pouvait compter. Je conclus que la signature du Traité démontre que les autochtones croyaient que c'était le cas.


[148]        Par conséquent, en me fondant sur le droit, sur les témoignages d'experts cités et sur le compte rendu contemporain de Mair cité à la Section II, je conclus que l'intention était que toutes les déclarations d'engagement des commissaires soient comprises par les autochtones comme étant des promesses, et que les autochtones ont fait montre d'une grande confiance dans les commissaires en acceptant leurs propos. Sur cette base, je conclus que la promesse en matière de taxes est une promesse du Traité et, comme telle, une modalité du Traité. Je vais maintenant analyser, dans la Section IV, le sens à donner à cette promesse.

IV. Le sens de la promesse en matière de taxes

[149]        Comme je l'ai conclu dans la Section III, la promesse en matière de taxes faite par les commissaires est une promesse du Traité et donc une modalité du Traité. Il faut maintenant se poser la question de savoir ce que cette modalité veut dire?

[150]        Comme on le voit dans la Section I, les arrêts Marshall et Sioui ont établi qu'en matière d'interprétation des modalités d'un traité « la Cour a l'obligation de choisir, parmi les interprétations de l'intention commune [au moment de la conclusion du traité] qui s'offrent à [elle], celle qui concilie le mieux » les intérêts des autochtones et ceux de la Couronne. Par conséquent, le sens de la modalité en cause doit être déduit des intentions communes des parties établies par la preuve.


[151]        Il y a deux éléments dans la tentative des demandeurs de prouver le sens de la promesse en matière de taxes : le fait de citer des experts pour démontrer ce que les commissaires et les autochtones auraient pu avoir à l'esprit en concluant le Traité; et la production d'une preuve de tradition orale portant que les commissaires ont promis une exemption fiscale.

[152]        Le discours de Keenooshayo aux commissaires, tel que cité par Mair et reproduit dans la Section II, nous indique que les personnes intéressées par le Traité 8 avaient une préoccupation générale au sujet de l'arrivée des colons sur leur territoire. Que savons-nous au sujet de la préoccupation spécifique portant sur les taxes qu'aurait eue les autochtones vivant sur le territoire du Traité 8?

[153]        En produisant leur preuve d'experts, les demandeurs essaient d'établir la préoccupation en matière de taxes, pour ensuite dire que les commissaires ont répondu à cette préoccupation par leur promesse. Pour réussir dans cette démarche, les demandeurs doivent démontrer que la préoccupation en matière de taxes a été bien comprise par les commissaires et que leur promesse a aussi été bien comprise et acceptée par les autochtones.


[154]        Les demandeurs s'appuient spécifiquement sur les témoignages d'experts pour soutenir qu'afin de protéger leur liberté et leur indépendance, les autochtones de la région du Traité 8 désiraient obtenir dans le cadre du Traité une dispense du paiement de taxes, et que les commissaires leur ont offert cette dispense en utilisant les mots ambigus par lesquels ils en font état dans le Rapport sur le Traité. Pour leur part, le Canada, et surtout l'Alberta, ont présenté d'autres interprétations d'experts quant aux préoccupations au sujet des taxes qu'auraient eues les autochtones et, en conséquence, leurs opinions divergent quant au sens de la promesse faite en matière de taxes.

[155]        Il y a une preuve d'intention commune jusqu'à la signature du Traité. Il ne fait pas de doute que les commissaires et les autochtones avaient une intention commune visant la nécessité de conclure un traité comportant des modalités acceptables aux deux parties. On peut aussi raisonnablement conclure que les commissaires et les autochtones voulaient trouver une solution au sujet de la préoccupation exprimée par les autochtones en matière de taxes et, étant donné que les négociations ont eu un résultat positif, que les deux parties ont dû comprendre que cette solution avait été trouvée. Toutefois, la difficulté consiste à déterminer quel était le contenu de la solution et non à prouver le fait que les deux parties croyaient l'avoir trouvée.

IVa). Les avis juridiques et les avis d'experts


[156]        L'analyse juridique et l'analyse des experts, qui portent essentiellement sur les mêmes documents historiques, font ressortir quatre théories d'intention commune au sujet de la modalité portant sur les taxes :

A. Les demandeurs soutiennent que la Couronne a promis et que les autochtones ont compris qu'ils seraient exempts de toute taxe directe à l'avenir (la théorie d'une promesse d'exemption fiscale);

B. L'Alberta soutient que la Couronne a promis et les autochtones ont compris que l'entente en matière de taxes ne portait que sur les permis de pêche (la théorie d'une exemption des droits de permis);

C. L'Alberta soutient aussi que le Rapport sur le Traité, dans son sens littéral, démontre que la Couronne et les autochtones ont compris qu'il n'y a pas eu de promesse d'exemption fiscale (la théorie de l'interprétation littérale du Rapport sur le Traité); et

D. Le Canada soutient que la Couronne a promis que le Traité n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes, ce qui veut dire que le Traité n'est pas un document prévoyant la taxation, et les autochtones l'ont compris, sachant qu'ils devaient respecter les lois du Canada, ce qui comprenait le paiement de toutes les taxes à venir (la théorie que le Traité n'est pas un instrument pour la perception de taxes).

A. La théorie d'une promesse d'exemption fiscale

[157]        Voici un résumé du point de vue des demandeurs :

[Traduction]

La Couronne n'a endossé aucune responsabilité pour les Indiens vivant sur le territoire du Traité 8 avant 1899. En l'absence d'un traité, la Couronne était d'avis qu'elle n'était pas tenue de fournir des services. Avant 1899, l'Acte des Sauvages et son appareil administratif ne s'appliquaient pas au territoire du Traité 8.


La Couronne désirait signer un traité pour éteindre les titres autochtones et avoir accès aux ressources naturelles de la région. La Couronne avait aussi des inquiétudes quant à la sécurité des prospecteurs qui traversaient la région en route vers le Klondike, notamment en 1898.

La Couronne ne croyait pas que ce territoire serait peuplé avant bien des années et elle était donc d'avis que les Indiens pourraient continuer à gagner leur vie principalement en se livrant à la chasse, la pêche et la trappe.

En l'absence d'un traité, les Indiens s'opposaient à ce que les blancs pénètrent sur leur territoire. Ils se considéraient propriétaires du territoire et croyaient qu'ils pouvaient continuer à bien vivre sans l'aide du gouvernement.

Contrairement à la situation des Indiens qui avaient signé les traités antérieurs, les Indiens du Traité 8 n'étaient pas indigents et ils pouvaient tout à fait subvenir à leurs besoins de la façon ancestrale et par d'autres moyens.

Les Indiens du Traité 8 étaient assez avertis et ils se sont renseignés au sujet du traité avant l'arrivée des commissaires pour le Traité. Ils ont utilisé les missionnaires comme intermédiaires pour transmettre certaines questions au sujet du sens à donner au traité et ils ont aussi posé des questions aux membres des forces policières.

Ils ne désiraient pas être parqués dans des réserves ou voir leurs moyens de subsistance soumis à des contraintes. Ils étaient renseignés sur la politique des réserves et sur le sort réservés aux Indiens qui avaient signé des traités antérieurement et s'étaient installés sur des réserves. En 1899, la Couronne était insatisfaite de la politique des réserves et elle ne croyait pas qu'il serait nécessaire d'en établir sur le territoire du Traité 8, pensant que le peuplement y serait de peu d'importance.

Au moins dans certaines parties du territoire du Traité 8, les Indiens étaient au fait des affaires courantes et ils avaient accès à l'information les concernant.

Les Indiens ont négocié le Traité à partir d'une position et de connaissances assez solides. Ils négociaient leurs liens avec la Couronne. Ils ont cherché à obtenir des promesses protégeant leur souveraineté (c'est-à-dire leur indépendance), leur capacité de vaquer à leurs occupations sans contrainte, et le fait qu'ils étaient exemptés de certains aspects de la souveraineté de la Couronne, notamment la conscription et la taxation.

Avant la négociation du traité, des avis ont circulé dans le district pour informer les Indiens que les commissaires se présenteraient dans certains lieux à des dates données, afin de négocier un traité.

Le Traité a été négocié oralement par l'entremise de divers interprètes aux huit endroits visités par les commissaires pour le Traité en 1899.

Les Indiens ne lisaient et n'écrivaient pas l'anglais, comme le démontre leur utilisation d'un X en guise de signature.

Ils n'ont pas reçu copie du Traité en 1899. Les commissaires pour le Traité n'ont distribué aucune copie du Traité à qui que ce soit, autochtones ou blancs.


Les commissaires pour le Traité savaient que les Indiens s'appuyaient sur leurs promesses orales et ils ont donc pris la précaution de les reproduire dans un rapport préparé plusieurs semaines après la fin des négociations.

Il est probable que Laird ait eu en sa possession un texte du Traité après que le groupe des commissaires se soit séparé. Des adhésions ont été recueillies par Laird, Ross et McKenna et, quelques fois, par Ross et McKenna. Les adhésions obtenues par Ross et McKenna étaient inscrites sur d'autres documents, où il était écrit qu'on avait expliqué les modalités du Traité.

Il y a peu de comptes rendus contemporains des négociations du Traité. Les rapports les plus détaillés sont en provenance du Petit lac des Esclaves et de Fort Chipewyan et ils ne prétendent pas consigner toutes les discussions.

Quant aux promesses et assurances, les commissaires pour le Traité n'ont pas indiqué clairement lesquelles se trouvaient dans le texte du Traité et lesquelles ne s'y trouvaient pas. L'histoire orale des autochtones indique que toutes leurs promesses et assurances ont été accueillies comme faisant partie du Traité. Ceci cadre avec les comptes rendus des observateurs blancs au sujet du Traité, puisqu'ils ne faisaient aucune distinction entre les promesses inscrites dans le texte formel du Traité et celles qui n'y étaient pas inscrites.

Une des promesses portait que le Traité n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes. Cette promesse a été faite en réponse à la préoccupation exprimée à ce sujet par les Indiens eux-mêmes. Ils s'inquiétaient du fait que le Traité ouvrirait la voie à l'imposition de taxes.

En 1899, les Indiens du Traité 8 n'avaient jamais été assujettis aux taxes.

La Couronne considérait que les Indiens vivant sur les terres dont ils détenaient les titres ancestraux étaient exempts de toute taxation, étant donné le « caractère particulier de leurs titres » .

Étant donné qu'en 1899 la taxation se composait surtout de droits de douane et d'accise et de taxes municipales sur la propriété foncière et personnelle, on considérait qu'on ne pouvait percevoir des taxes des Indiens étant donné leur mode de vie.

La politique de la Couronne sur les Indiens était en partie fondée sur la nécessité de protéger les Indiens en les traitant comme des pupilles du gouvernement. Ils ne jouissaient pas des droits des citoyens, tels que le droit de vote, et ils étaient immunisés contre la taxation et la saisie de leurs biens.

L'objectif fondamental de la politique autochtone était d'arriver à une situation où il n'existerait plus aucune distinction ou privilège accordé aux Indiens en tant qu'Indiens. Ce phénomène était décrit comme l'émancipation. Dès qu'un Indien serait « assez développé » , on lui accorderait ses propres terres et, suite à une période probatoire, il recevrait un titre en pleine propriété pour ses terres et serait déclaré « émancipé » , ce qui voudrait dire qu'il n'était plus un Indien.

En conséquence, selon la Couronne on ne pouvait percevoir des taxes d'un Indien que lorsqu'il devenait propriétaire de ses terres, et donc qu'il n'était plus un Indien.


Par conséquent, la promesse portant que le Traité n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes n'a pas été considérée comme significative. Cette promesse ne comportait aucun coût, étant donné que les Indiens ne payaient pas de taxes de toute façon. Ceci est aussi démontré par le fait que les hauts fonctionnaires n'ont exprimé aucune protestation au sujet de cette promesse lorsqu'ils ont reçu le rapport des commissaires.

Pour leur part, les Indiens croyaient qu'ils négociaient l'avenir de leurs liens. Ils considéraient que le Traité viendrait augmenter leur capacité d'assurer leur subsistance. On devait leur accorder des munitions et de la ficelle pour leurs activités de chasse et de pêche. On leur offrait des outils et des instruments aratoires, ainsi que du bétail pour leur permettre d'obtenir des moyens de subsistance additionnels ou différents.

Les Indiens du Traité 8 étaient au courant des questions et des controverses soulevées dans les régions adjacentes à leur territoire, y compris les questions de taxation.

Les préoccupations des Indiens au sujet des questions du jour, comme la conscription, la taxation et l'arrivée du chemin de fer, viennent confirmer la preuve contextuelle portant qu'ils avaient les moyens de prendre connaissance des affaires courantes et qu'ils l'ont fait.

Il est naturel que les Indiens aient interprété la promesse des commissaires comme voulant dire que leur statut de personnes ne payant pas de taxes serait maintenu après la signature du Traité. Ceci était aussi le point de vue des commissaires pour le Traité (même s'il se peut qu'ils aient cru que la raison principale pour laquelle on ne les assujettirait pas à la taxation n'était pas la promesse du Traité, mais bien le fait qu'ils continueraient à vivre de la façon ancestrale et qu'ils garderaient leur statut d'Indiens non émancipés).

Ce sont les commissaires pour le Traité qui ont rédigé leur rapport. C'étaient des gens avertis et ils connaissaient le sens politique et juridique du mot « taxes » . Ils ne l'auraient certainement pas utilisé à la légère. Le mot taxes a un sens clair et ordinaire et il n'est pas en soi ambigu.

Lorsque les commissaires pour le Traité 8 et les Indiens parlaient de taxes, ils parlaient de la même chose. Ross et Laird étaient tous deux au courant des enjeux politiques du jour et des controverses portant sur la taxation directe et sur les diverses formes de taxes(Prétentions des demandeurs, p. 4-8). [je souligne]


[158]        L'argumentaire des demandeurs s'appuie fortement sur l'avis d'expert du Dr Irwin, que l'on trouve dans son rapport écrit. En particulier, lorsqu'il s'agit des intérêts que les autochtones voulaient protéger en signant le Traité, le Dr Irwin exprime l'avis qu'ils se préoccupaient de beaucoup plus que simplement de protéger leur mode de vie ancestral, savoir la chasse, la pêche et la trappe. Ils se préoccupaient surtout d'obtenir des assurances et des promesses de la part des commissaires portant que leur liberté, leur indépendance et leur capacité d'assurer leur subsistance ne seraient pas menacées (Irwin A, 24). En conséquence, le Dr Irwin conclut ceci :

[Traduction]

Dans leur rapport, les commissaires pour le Traité ont rapproché les préoccupations des autochtones visant la protection de leur mode de vie avec celles qui portaient sur la taxation et le service militaire obligatoire. Toutes ces questions représentaient des préoccupations semblables portant sur le rôle de l'État dans la vie des Indiens après la signature du Traité. Laird a assuré les autochtones que le gouvernement n'interviendrait pas dans leur manière de vivre, que le Traité n'ouvrirait aucune voie pour l'imposition de taxes et qu'ils n'avaient pas à craindre le service militaire obligatoire. C'est en fonction de ces promesses que les autochtones ont accepté de signer le Traité 8. Comme on leur avait expliqué, le Traité protégeait leur liberté et leur autonomie. Personne ne les obligerait à adopter un nouveau mode de vie; personne ne les obligerait à vivre dans des réserves. Personne ne les empêcherait de chasser, de trapper, de pêcher ou de travailler dans le transport fluvial. L'État ne percevrait pas de fonds auprès d'eux sous forme de taxes et ne les obligerait pas à prendre les armes....

Le point de vue des autochtones au sujet du Traité donne un contexte qui permet de comprendre pourquoi ils ont soulevé la question de la taxation au cours des négociations. Ils s'inquiétaient du rôle que le gouvernement jouerait dans leurs vies après avoir obtenu leur accord pour gouverner le territoire (Irwin A, 25-26).

[159]        Par conséquent, l'analyse écrite que le Dr Irwin a préparée avant le procès semble appuyer la théorie des demandeurs quant à l'intention commune d'accorder une exemption fiscale. Selon moi, toutefois, dans son témoignage au procès le Dr Irwin n'est pas allé dans le sens de son premier avis; en fait, son témoignage viendrait plutôt prouver le contraire. Lors de l'interrogatoire tenu le troisième jour du procès, il a fait les déclarations suivantes :

[Traduction]


Je soutiendrais qu'on leur a dit que le Traité n'ouvrait pas la voie à l'imposition de taxes ... En tant qu'historien, je ne peux comprendre comment des gens aussi expérimentés que James Ross et David Laird auraient pu déclarer aux autochtones qu'ils ne paieraient jamais de taxes. Ceci n'est pas -- ceci est incompréhensible lorsqu'on sait quels étaient leur position, leur statut et leur expérience, et on ne peut croire qu'ils auraient fait cela.

Je crois qu'ils auraient dit aux autochtones clairement que si quelqu'un du Petit lac des Esclaves venait leur dire « Nous apprenons d'Edmonton que vous avez l'intention de percevoir des taxes » , David Laird leur aurait répondu « Le Traité n'ouvre aucune voie pour l'imposition de taxes. Nous n'avons pas l'intention d'utiliser le Traité à cette fin » . Ceci n'est pas la suite de ce débat et il n'a aucun impact sur lui (Transcription, 9 mai 2001, p. 491). [je souligne]

[160]        Le Dr Irwin déclare ensuite :

[Traduction]

Je crois aussi -- en me fondant sur ce que j'ai pu établir dans les documents portant sur la motivation des Indiens -- qu'ils accepteraient une déclaration voulant qu'ils ne seraient pas assujettis à la taxation. C'est comme ça qu'ils interpréteraient ce qu'on leur a dit. Ceci cadre avec leur stratégie de négociation et avec ce qu'ils cherchaient à obtenir, et c'est comme ça qu'ils l'ont compris (Transcription, 9 mai 2001, p. 491-492).

Le Dr Irwin résume alors son propos comme suit :

[Traduction]

Il y a une preuve importante que [les autochtones] étaient en rapport avec la région [du Traité 8] et que des lettres circulaient régulièrement entre les districts. Un correspondant du Bulletin au Petit lac des Esclaves faisait régulièrement état des questions discutées à Edmonton.

Je crois qu'ils ont entendu ces rumeurs. Lorsque les commissaires pour le Traité sont arrivés pour les négociations, ils leur ont posé des questions au sujet de ces rumeurs. Ils ont posé des questions et ont déclaré qu'ils ne désiraient pas -- qu'ils ne désiraient pas voir apparaître la taxation dans leur district de la façon présentée dans ces rumeurs.

En réponse, les commissaires pour le Traité leur ont déclaré que le Traité n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes.

Il ne mènera pas dans le district à la création de ces formes de taxation dont on vous a parlé.

Les autochtones fondaient leurs négociations sur la définition de la nature du lien qu'ils auraient avec le gouvernement du Canada; ils considéreraient donc que ceci voulait dire qu'on ne les assujettirait pas aux taxes; que ceci serait la nature de leurs liens et la façon dont ils seraient appliqués.

D'autres questions de taxation ont été discutées. Je crois qu'on a dû parler plus spécifiquement de la question des droits de pêche.


Ils auraient été au courant de cette question par leurs échanges de lettres avec leurs parents, ainsi qu'avec les résidents du Lac La Biche.

À ce sujet, ils ont discuté des droits de chasse et de pêche et ils ont soulevé la question des droits pour l'obtention des permis.

Il est très possible que ceci ait été compris dans les discussions comme étant l'une des formes de taxation en question.

Toutefois, je ne crois pas qu'il ait été question des droits d'accise; je ne crois pas non plus que la discussion ait porté sur l'Acte des Sauvages ou sur les questions de taxation en vertu de l'Acte des Sauvages.

...

Au vu de la politique autochtone, mon examen de la situation qui a mené au Traité 8 et du cadre législatif de l'époque m'amène à conclure que les commissaires ne se seraient pas préoccupés des discussions au sujet de la taxation, qu'ils n'auraient pas été inquiétés lorsqu'on a prononcé le mot, étant donné que de leur point de vue de commissaires les discussions sur la taxation avaient été simples. Leurs interlocuteurs étaient des Indiens vivant comme leurs ancêtres et, comme tels, les commissaires ne croyaient pas qu'ils seraient visés par la taxation dans un avenir prévisible (Transcription, 9 mai, 2001, p. 493-495). [je souligne]

[161]        Ces extraits de témoignages ne laissent aucun doute quant au fait que le Dr Irwin est d'avis qu'il n'y avait pas d'intention ou de compréhension commune entre les commissaires et les autochtones que la promesse en matière de taxes constituait une promesse d'exemption fiscale. Lors de son témoignage, voulant être très clair à ce sujet, j'ai posé la question suivante au Dr Irwin et il m'a répondu comme suit :

[Traduction]

Question :        L'un parlait d'une chose, alors que l'autre comprenait autre chose?

Réponse :         C'est ce que je crois, oui (Transcription, 9 mai 2001, p. 493).


[162]        Lors des plaidoiries finales, j'ai demandé à l'avocate des demandeurs d'expliquer comment on pourrait conclure à une intention commune au sujet de l'exemption fiscale au vu de l'avis exprimé par le Dr Irwin. La réponse contient deux arguments qui exigent des commentaires.

[163]        Premièrement, les demandeurs acceptent le point de vue du Dr Irwin au sujet de l'intention subjective des commissaires, mais, en substance, ils demandent qu'on ne lui accorde aucun poids étant donné que ce n'est pas l'intention subjective de l'une des parties à un traité qui compte, mais bien l'avis de « l'observateur objectif » . Le renvoi à cette façon d'interpréter les traités se trouve dans les motifs du juge Binnie dans l'arrêt Marshall. Celui-ci déclare, au paragraphe 43 :

Le droit reconnaît depuis longtemps que, lorsque des parties concluent une entente, elles présument certaines choses qui lui donnent plein effet. Les tribunaux tiennent pour avérée l'existence d'une condition contractuelle à la lumière de l'intention présumée des parties lorsque cela est nécessaire pour donner plein effet au contrat, par exemple lorsque cela respecte le « critère de l'observateur objectif » ...

[164]        Je ne considère pas que l'argument de l' « observateur objectif » soit une réponse adéquate, étant donné qu'en l'instance il ne s'agit pas de trouver l'intention présumée pour donner effet au Traité, mais bien de confronter l'avis d'un expert qu'il est clair qu'une des parties au Traité n'avait pas l'intention en question.


[165]        Deuxièmement, les demandeurs réitèrent l'argument que l'on trouve dans le résumé que j'ai cité plus tôt, qui est appuyé d'une certaine façon par l'avis du Dr McCormack dans son rapport écrit :

[Traduction]

Les commissaires n'ont probablement eu aucune difficulté à promettre aux Indiens qu'ils ne seraient pas assujettis à la taxation, tant selon la définition formelle que selon leur mode de vie. Nonobstant leur extérieur « moderne » et le fait qu'ils ne ressemblaient pas à l'imagerie populaire, les Indiens du nord de l'Alberta et des autres parties de la région du Traité 8 étaient considérés en 1899 comme devant continuer leur mode de vie de chasseurs et de trappeurs pendant un bon moment et on croyait donc qu'ils ne seraient pas susceptibles de payer des taxes. On croyait alors que c'était les Métis qui choisiraient de vivre de façon différente et, en fait, ils étaient déjà impliqués dans le travail à salaire. Les dispositions de l'Acte des Sauvages ne traitaient que de la protection des Indiens inscrits et de leur terres. Par conséquent, comme les Indiens vivant dans les réserves ne possédaient pas la terre, ils ne payaient pas de taxes foncières. En général, leurs enfants étaient placés dans des pensionnats tenus par les ordres religieux et subventionnés par le gouvernement fédéral, et on n'avait donc pas besoin d'établir des commissions scolaires. Une fois que les Indiens avaient perdu leur statut juridique en devenant, volontairement ou involontairement, des personnes émancipées, ils ne seraient plus considérés être des « Indiens » et ils seraient alors soumis à tous les devoirs d'un citoyen, ce qui comprend l'assujettissement à la taxation. En bref, si les Indiens vivaient dans les réserves, ils ne paieraient pas de taxes. S'ils ne vivaient pas des réserves, on présumait qu'ils assureraient leur subsistance de façon « ancestrale » et que leurs activités ne seraient pas susceptibles de taxation (McCormack A, 53). [je souligne]

L'avocate des demandeurs a déclaré dans sa plaidoirie finale que ce point de vue [Traduction] « est le fondement d'une grande partie de la position des demandeurs » (Transcription, 22 janvier 2002, p. 5197).


[166]        L'argument détaillé que les demandeurs ont constitué à l'appui de leur position se fonde sur l'idée que les commissaires pour le Traité ne considéraient pas que les autochtones deviendraient des contribuables et donc qu'une promesse d'exemption fiscale ne constituait pas un compromis important. Les demandeurs s'appuient sur une analyse en deux volets pour arriver à ce point de vue : premièrement, une interprétation de l'Acte des Sauvages tel qu'il existait en 1899 fait qu'il est possible d'arriver à la conclusion que les autochtones n'étaient aucunement soumis à la taxation; et, deuxièmement, on peut s'appuyer sur une perspective contextuelle et historique pour arriver à la conclusion que la promesse d'exemption fiscale était contenue dans le mandat des commissaires et, de plus, que les commissaires étaient d'avis que les autochtones ne seraient pas à l'avenir assujettis à la taxation.

1. L'analyse fondée sur l'interprétation des lois

[167]        Les demandeurs déclarent que, même avant qu'on introduise des protections dans les lois au sujet des taxes, [Traduction] « la forme de titre des Indiens sur leurs terres avait parmi ses caractéristiques l'existence d'une exemption fiscale » et qu'en 1876, ce concept juridique a été codifié dans l'Acte des Sauvages (Argumentaire des demandeurs, p. 15-16). Afin de vérifier le bien-fondé de cette approche, il est nécessaire d'examiner les dispositions de l'Acte des Sauvages telles qu'elles existaient en 1899. Il est convenu que les dispositions pertinentes de l'Acte des Sauvages de 1886, tel que modifié jusqu'en 1899, sont rédigées comme suit :

art. 77. Nul sauvage ou sauvage non compris dans les traités ne pourra être taxé pour aucune propriété mobilière ou immobilière, à moins qu'il ne possède en son propre et privé nom quelque immeuble à bail ou en pleine propriété, ou des biens meubles, en dehors de la réserve ou réserve spéciale, - auquel cas il pourra être taxé pour ces biens meubles ou immeubles au même taux que celui imposé aux autres personnes de la localité où ils seront situés :


2. Nulles taxes ne seront prélevées sur les immeubles d'aucun sauvage, acquis en vertu des clauses d'émancipation du présent acte, avant que ces immeubles n'aient été déclarés passibles de taxes par une proclamation du Gouverneur en conseil, publiée dans la Gazette du Canada :

3. Toute terre tenue par la Couronne ou par quelque personne en fidéicommis pour un sauvage, ou un sauvage non compris dans les traités, ou une bande, ou une bande irrégulière de sauvages ou de sauvages non compris dans les traités, ou pour leur usage, sera exempte de taxes.

...

art. 126. Nul sauvage ou sauvage non compris dans les traités, résidant dans la province du Manitoba, les territoires du Nord-Ouest ou le district de Kéwatin, ne sera réputé avoir eu ou avoir la capacité d'acquérir un droit d'établissement ou préemption sur un quart de section ou sur aucune partie de terrain dans les terres arpentées ou non-arpentées de la province du Manitoba, des territoires du Nord-Ouest ou du district de Kéwatin, non plus que le droit d'avoir part à la répartition des terres attribuées aux métis, sauf les exceptions suivantes ... [je souligne]

Les définitions suivantes que l'on trouve à l'art. 2 de l'Acte des Sauvages de 1886 sont aussi pertinentes :

(d.) L'expression « bande » signifie une tribu, une peuplade ou un corps de sauvages qui possède une réserve ou des terres des Sauvages en commun, dont le titre légal est attribué à la Couronne, ou qui y est intéressé, ou qui participe également à la distribution d'annuités ou d'intérêts dont le gouvernement du Canada est responsable;

...

(g.) L'expression « bande irrégulière » signifie une tribu, une peuplade ou un corps d'individus de sang sauvage, qui ne possède aucun intérêt dans une réserve ou des terres dont le titre légal est attribué à la Couronne, qui n'a aucun fonds commun administré par le gouvernement du Canada, et qui n'a pas de traité avec la Couronne;

(h.) L'expression « sauvage » signifie -

Premièrement. - Tout individu du sexe masculin et de sang sauvage, réputé appartenir à une bande particulière;

Secondement. - Tout enfant de tel individu;

Troisièmement. - Toute femme qui est ou a été légalement mariée à un tel individu;

(i.) L'expression « sauvage non compris dans les traités » signifie tout individu de sang sauvage, qui est réputé appartenir à une bande irrégulière, ou qui vit à la façon des sauvages, même s'il ne séjourne que temporairement en Canada;


(j.) L'expression « sauvage émancipé » signifie tout sauvage - ainsi que sa femme et son enfant mineur non marié - qui a reçu des lettres patentes lui concédant en pleine propriété quelque portion de la réserve qui lui a été assignée, ou à sa femme et à ses enfants mineurs, par la bande dont il fait partie, ou tout sauvage non marié qui a reçu des lettres patentes pour un lot de la réserve;

(k.) L'expression « réserve » signifie toute étendue de terre mise à part, par traité ou autrement, pour l'usage ou le profit d'une bande particulière de sauvages, ou concédée à cette bande et dont le titre légal est attribué à la Couronne, mais qui fait encore partie de la réserve, et elle comprend les arbres, le bois, la terre, la pierre, les minéraux, les métaux ou autres choses de valeur qui se trouvent à la surface ou à l'intérieur du sol;

(l.) L'expression « réserve spéciale » signifie toute étendue de terre avec tout ce qu'elle comprend, mise à part pour l'usage ou le profit de quelque bande ou bande irrégulière de sauvages, dont le titre est attribué à une société, corporation ou communauté légalement établie, et capable d'ester en justice, ou à une ou plusieurs personnes de descendance européenne, - ces terres étant tenues en fidéicommis pour cette bande ou bande irrégulière de sauvages ...

[168]        Les demandeurs soutiennent qu'en vertu de l'art. 77, [Traduction] « l'Acte a institué une exemption fiscale sur toute la propriété foncière ou personnelle à moins que l'Indien n'ait eu la pleine propriété d'un terrain ou des biens personnels en dehors de la réserve. Les autochtones habitant la région du Traité 8 (ou une autre région) ne pouvaient avoir des terres en pleine propriété, puisque la chose était interdite [par l'art. 126] » (Argumentaire des demandeurs, p. 16).


[169]        Par conséquent, selon ce point de vue, les commissaires ne promettaient pas aux autochtones quelque chose qu'ils n'avaient pas déjà; il était donc relativement facile pour eux de leur promettre qu'ils ne seraient pas assujettis à la taxation. De plus, on soutient que l'idée qu'une promesse dans un traité soit pour « toujours » n'empêchait pas qu'on la fasse, étant donné que l'Acte des Sauvages de l'époque encourageait l'assimilation et donc que les commissaires pour le Traité auraient cru qu'une telle promesse ne durerait qu'aussi longtemps que les « Indiens » restaient des « Indiens » en vertu des lois existantes (Argumentaire des demandeurs, p. 50).

[170]        Je ne peux accorder de poids à cette première analyse, puisqu'à mon avis, elle ne correspond pas à l'interprétation donnée à la loi.

[171]        Aucune preuve n'a été déposée pour faciliter l'interprétation de l'Acte des Sauvages de 1886 et, par conséquent, on doit donner leur sens courant à ces dispositions. Selon moi, l'interprétation des demandeurs déborde le sens courant car ils n'ont pas démontré que les autochtones jouissaient d'une exemption fiscale totale à l'époque du traité.

[172]        Les parties ont convenu que l'article 126 s'appliquait aux autochtones du Traité 8 en 1899. Le Canada soutient que les restrictions à la propriété des terres que l'on trouve à l'article 126 ne s'appliquaient qu'aux droits d'établissement ou de préemption. C'est-à-dire que la phrase « aucune partie de terrain » se rapporte grammaticalement au droit de préemption sur un quart de section ou sur aucune partie de terrain. Par conséquent, selon cette interprétation, les autochtones du Traité 8 pouvaient légalement être propriétaires de terrains (Transcription, 22 janvier 2002, 5207).


[173]        Je ne suis pas d'accord avec cette interprétation de l'article 126. Au vu de son sens courant, je conclus que les autochtones ne pouvaient acquérir trois types de titres de propriété : un droit d'établissement ou préemption sur un quart de section; ou aucune partie de terrain dans les terres arpentées ou non-arpentées de la province du Manitoba, des territoires du Nord-Ouest ou du district de Kéwatin; ou le droit d'avoir part à la répartition des terres attribuées aux Métis.

[174]        Bien que les demandeurs peuvent avoir raison de dire que les autochtones n'étaient pas assujettis aux taxes foncières, ceci n'exclut pas la possibilité qu'on prélève des taxes sur leur propriété personnelle détenue en dehors de la réserve. Je partage l'avis du Canada voulant que les exemptions fiscales prévues dans l'Acte des Sauvages à l'époque du Traité portaient sur des catégories de biens et n'étaient pas fondées sur le statut de l'individu (Transcription, 22 janvier 2002, 5708). En fait, l'obligation de payer un impôt sur le revenu n'était pas touché par l'article 126 et, par conséquent, les autochtones qui ne vivaient pas dans une réserve ou sur d'autres terres dont la Couronne était le fiduciaire auraient pu être obligés de payer un impôt sur le revenu si la loi l'avait prévu.

[175]        Par conséquent, je ne trouve aucun fondement dans la législation qui justifierait la prétention que les commissaires pouvaient facilement promettre une exemption fiscale.


2. L'analyse contextuelle

[176]        Les demandeurs soutiennent que leur argument juridique est renforcé par la preuve contextuelle qui démontre que les commissaires n'étaient pas autorisés à assumer des obligations dépassant celles prévues dans les traités numérotés antérieurs ne reflétait qu'une préoccupation relative aux coûts. Par conséquent, on soutient que, comme la promesse d'exemption fiscale ne comportait aucun coût puisque les autochtones étaient déjà exemptés de la taxation, les commissaires étaient autorisés à faire une telle promesse (Argumentaire des demandeurs, p 23-24). Parmi les facteurs qui auraient contribué à la promesse d'exemption fiscale, on cite aussi le fait que les commissaires ne s'attendaient pas à ce que le mode de vie des autochtones du Traité 8 soit appelé à changer de façon significative dans un avenir rapproché; dans cette mesure, ils ne seraient pas assujettis à la taxation.

[177]        Les demandeurs résument leur point de vue comme suit :

[Traduction]

Étant donné que les autochtones du Traité 8 n'étaient pas assujettis à la taxation en 1899, une promesse d'exemption fiscale ne coûtait rien au gouvernement, puisque les autochtones ne constituaient pas une source de revenu. Par conséquent, les commissaires n'auraient pas outrepassé leur mandat en faisant une promesse d'exemption fiscale. Ils agissaient carrément dans le cadre de leur mandat. Ils répondaient avec souplesse à une situation qui s'est produite dans le cadre des négociations et, en faisant cette promesse, ils n'ont aucunement augmenté les obligations du gouvernement ou les coûts associés au Traité (Argumentaire des demandeurs, p. 54).


[178]        Je conclus que je ne peux accorder aucun poids à cet argument contextuel. Premièrement, il est affaibli par ma conclusion que les demandeurs ont donné une interprétation incorrecte aux dispositions pertinentes de l'Acte des Sauvages et, deuxièmement, il n'est pas appuyé par les avis d'experts, sauf le commentaire du Dr McCormack que [Traduction] « les commissaires n'ont probablement eu aucune difficulté » .

[179]        Comme je viens de le citer, il est vrai que le Dr Irwin est d'avis que l'expression par les autochtones d'une préoccupation au sujet des taxes ne pouvait inquiéter les commissaires, étant donné que [Traduction] « [l]eurs interlocuteurs étaient des Indiens vivant comme leurs ancêtres et, comme tels, les commissaires ne croyaient pas qu'ils seraient visés par la taxation dans un avenir prévisible » . Selon moi, toutefois, ceci ne prouve en rien l'existence d'une promesse d'exemption fiscale. Premièrement, il n'y aurait eu aucune raison de la faire et, deuxièmement, la preuve que le commissaire Laird n'aurait pas fait une telle promesse est solide.


[180]        En conclusion, le Dr McCormack, dans une contradiction apparente avec sa déclaration [Traduction] « il était relativement facile » que l'on trouve dans son premier rapport, déclare dans son rapport en réponse que [Traduction] « [nous] prétendons que ce que les commissaires ont voulu dire et ont présenté aux Indiens durant la négociation du Traité n'a pas toujours été entendu ou compris de la même façon par les Indiens » (McCormack B, 48). Cette déclaration recoupe l'avis du Dr Irwin voulant qu'il n'y ait pas eu d'intention commune entre les commissaires et les autochtones au sujet de la promesse d'une exemption fiscale.

[181]        Comme j'en discuterai plus longuement ci-après, j'accepte l'avis du Dr Irwin voulant que les commissaires n'auraient pas dit aux autochtones qu'ils ne paieraient jamais de taxes et j'arrive à la conclusion de fait qu'il n'y a pas eu d'intention commune au sujet de la promesse d'exemption fiscale. En fait, la preuve du Dr Irwin vient appuyer la conclusion qu'il existait un malentendu fondamental entre les commissaires et les autochtones.

[182]        Il convient en ce moment de traiter d'une question sur laquelle l'Alberta a insisté et qui est liée aux déclarations de Keenooshayo et de Moostoos (Mair), citées dans la Section II.


[183]        Dans la pièce 119, on trouve une lettre adressée au surintendant général des Affaires des Sauvages, écrite quelques mois après la signature du Traité au nom de Keenooshayo et de Moostoos, en leur qualité de chef et conseiller de la bande du Petit lac des Esclaves. Cette lettre était aussi signée par trois autres conseillers de la bande. Dans la lettre, le chef et les conseillers rappellent le fait qu'au cours des négociations, on leur avait promis que dès qu'ils seraient prêts à choisir une réserve ils pourraient le faire et, en conséquence, ils déclarent qu'ils sont maintenant prêts de choisir leur réserve sur la rive sud de la rivière Drift Pile. Ils expliquent leur demande comme suit :

[Traduction]

Nous avons accepté le Traité parce que nous considérions qu'il fallait changer notre mode de vie, les fourrures et les orignaux étant plus rares, et que nous serions mieux lotis si nous avions du bétail, des pommes de terre et de l'orge à manger.

[184]        L'Alberta soutient qu'une façon raisonnable d'expliquer l'envoi de cette lettre serait qu'au cours des négociations au Petit lac des Esclaves, la discussion sur les terres d'une réserve ou sur les terres en propriété individuelle aurait mené à des questions au sujet des taxes. C'est dans ce contexte qu'on a assuré ceux qui avaient soulevé cette préoccupation au sujet des taxes qu'ils n'avaient rien à craindre en signant le Traité, puisque toute terre qu'ils pouvaient acquérir de l'une ou de l'autre façon ne pouvait être soumise à la taxation au vu des dispositions de l'Acte des Sauvages de l'époque (Réponse de l'Alberta aux prétentions en réponse des demandeurs, p. 18-20).


[185]        Cet argument m'apparaît fondé sur des conjectures et je ne lui accorde aucun poids. Nous pouvons certainement constater, au vu des déclarations des chefs autochtones citées par Mair, que les autochtones qui ont participé aux négociations du Traité 8 fondaient leur position sur l'obtention de plus de concessions possibles de la part des commissaires, tout en s'assurant qu'on intervenait le moins possible dans leur vie courante. Quant aux intérêts précis des membres de la bande du Petit lac des Esclaves, il est clair qu'ils croyaient que l'octroi d'une réserve était nécessaire à leur survie et, par conséquent, ils désiraient que cette promesse soit inscrite dans le Traité. Je considère toutefois qu'en réalité, on n'a pas prouvé le contenu des prétentions quant aux motifs pour lesquels les autochtones auraient soulevé auprès des commissaires leurs préoccupations en matière de taxation.

B. La théorie d'une exemption des droits de permis

[186]        Le Dr Ens a présenté une autre façon d'aborder la question de l'intention commune. Il déclare que la préoccupation principale des autochtones était d'assurer leur survie culturelle et économique. La politique autochtone était essentiellement liée à une recherche de sécurité (Ens, 23). Compte tenu de ceci, ils auraient surtout insisté sur les droits de chasse et de pêche, qui étaient le plus en mesure de préserver leur style de vie (Ens, 2). Il arrive à cette conclusion en se fondant non seulement sur la preuve relative à la région du Traité 8, mais par analogie avec les négociations et expériences liées aux autres traités (Ens, 19-25).


[187]        De plus, le Dr Ens considère que la marge de manoeuvre des commissaires pour le Traité dans la négociation était assez limitée (Ens, 61-63). Il insiste sur les difficultés créées par les promesses non inscrites dans les Traités 1 et 2 et il utilise ceci pour expliquer pourquoi les commissaires, surtout David Laird, qui avait été impliqué dans la résolution des conflits suite aux Traités 1 et 2, auraient été très réticents face à d'autres promesses de ce genre (Ens, 3; 26-30).

[188]        Selon le Dr Ens, les autochtones auraient posé des questions sur des situations qu'ils connaissaient et qui les préoccupaient. Étant donné qu'ils songeaient surtout à leur survie culturelle et économique, leur préoccupation principale aurait porté sur la préservation de leur mode de vie, qui comprenait la chasse et la pêche (Ens, 3; 46; 57-58); par suite de leurs contacts avec les Métis et les autochtones du Traité 6, ils auraient été informés du fait qu'en d'autres endroits on avait imposé les permis de pêche (Ens, 4; 45; 75); ils ont posé des questions au sujet des permis de pêche et, par conséquent, les commentaires des commissaires se seraient rapportés à cette question (Ens, 7-8).

[189]        Je ne suis pas convaincu que la promesse en matière de taxes ait été aussi limitée que le prétend le Dr Ens.


[190]        Tout d'abord, je trouve difficile d'accepter que les commissaires utiliseraient un terme aussi large que celui de taxes pour renvoyer à des réalités aussi spécifiques que les permis de pêche, ou les « permis gratuits » ou « privilèges gratuits » , comme on appelait les exemptions en matière d'obtention de permis à l'époque. Le Dr Ens et le Dr Irwin insistent tous deux sur l'expérience et l'expertise des commissaires pour le Traité, surtout le commissaire Laird, et je partage l'avis du Dr Irwin que le commissaire Laird était trop expérimenté pour avoir utilisé un terme aussi large que celui des taxes, qui implique beaucoup de choses, alors qu'un terme plus restrictif aurait correctement décrit la discussion. Bien qu'à l'époque on utilisait quelquefois le mot taxe pour décrire les permis de pêche, ces termes n'étaient pas tout à fait synonymes (Irwin B, 7-8).

[191]        De plus, comme je l'ai déjà dit, l'avis du Dr Ens se fonde sur son point de vue qui veut que les autochtones aient d'abord été intéressés à assurer leur survie culturelle et économique. Ce point de vue fait l'objet d'un débat académique entre lui et le Dr Irwin, qui a examiné les mêmes documents historiques et est arrivé à la conclusion que la préoccupation principale des autochtones était la recherche de l'autonomie, et non seulement la survie culturelle et économique. En conséquence, le Dr Ens et le Dr Irwin arrivent à des conclusions différentes quant à la signification de la promesse en matière de taxation.


[192]        L'extrait de Mair, que j'ai cité in extenso dans la Section II, fait ressortir la façon dont Keenooshayo a exprimé les intérêts des autochtones : il a déclaré « l'Indien aime sa façon de vivre et son existence libre » . Cette déclaration comprend à la fois une préoccupation de survie culturelle et économique, ainsi que la recherche de l'autonomie. Selon moi, les divergences dans la preuve d'experts déposée peuvent être conciliées si l'on reconnaît que les autochtones en cause avaient une variété de préoccupations. Il est impossible d'arriver à la conclusion qu'au fur et à mesure que les commissaires se déplaçaient dans la région du Traité, la seule préoccupation au sujet des taxes qu'on leur aurait exprimée était limitée au domaine étroit des permis de pêche, à l'exception de toute autre forme de taxation.

[193]        Par conséquent, je n'accorde aucun poids à cette théorie lorsqu'il s'agit d'expliquer le sens de la promesse en matière de taxes en tant que modalité du Traité.

C. La théorie de l'interprétation littérale du Rapport sur le Traité

[194]        Comme je l'ai expliqué dans la Section III, le Dr Flanagan est partisan d'une interprétation littérale du Rapport sur le Traité et, se fondant sur cette approche et sur sa compréhension du contexte dans lequel a été négocié, il soutient que la promesse en matière de taxes n'était rien d'autre qu'une [Traduction] « explication de la politique existante du gouvernement, telle qu'inscrite dans l'Acte des Sauvages » . Par conséquent, le Dr Flanagan considère qu'il n'y a pas eu de promesse au sujet des taxes dans le Traité. Ayant déjà conclu que la promesse en cause est une promesse issue de Traités, je ne peux accepter la conclusion du Dr Flanagan.


[195]        Étant donné la preuve de la tradition orale citée plus loin dans cette Section de mes motifs, je n'accorde absolument aucun poids à l'affirmation voulant que les autochtones qui ont manifesté leur préoccupation au sujet des taxes auraient interprété la promesse qu'on leur a faite à ce sujet comme étant simplement une explication de la politique du gouvernement. Par conséquent, je n'accorde aucun poids à cette théorie.

D. La théorie que le Traité n'est pas un instrument pour la perception de taxes

[196]        Dans une interprétation technique semblable à l'approche présentée par l'Alberta au sujet du Rapport sur le Traité, qui est fondée sur la preuve du Dr Flanagan, le Canada soutient que la mention des taxes dans le Rapport sur le Traité a été interprétée par les commissaires et par les autochtones tout simplement comme une explication de la politique du gouvernement. Cette explication aux autochtones les informait du fait qu'en signant le Traité, ils obtiendraient les exemptions fiscales de l'Acte des Sauvages, mais que si la loi devait changer, leur situation fiscale changerait aussi. La même explication veut que les autochtones auraient partagé cette interprétation.

[197]        Bien que j'ai déjà rejeté la théorie de l'interprétation littérale, le point de vue du Canada exige un commentaire additionnel.


[198]        À l'appui de sa théorie voulant que le Traité « n'est pas un instrument » , le Canada cite la conduite des autochtones après la signature du Traité 8. Il indique dans son argumentaire que les diverses bandes et associations d'autochtones ne se sont pas plaintes au sujet de l'exemption fiscale après la signature du Traité (Prétentions des défendeurs, p. 43-44). Le Canada s'appuie aussi sur le fait qu'une promesse d'exemption fiscale [Traduction] « aurait été tout à fait incompatible avec le droit tel qu'énoncé dans l'Acte des Sauvages et l'Acte de l'avancement des Sauvages, tels qu'ils existaient en 1899, et qu'elle outrepassait le mandat accordé aux commissaires par le Conseil privé » (Prétentions des défendeurs, p. 53).

[199]        Les sociétés des Cris et des Déné de la région du Traité 8 avaient une tradition orale. Je ne considère pas que le fait que les membres de ces sociétés ne se soient pas plaints par écrit aux fonctionnaires du gouvernement soit particulièrement pertinent lorsqu'il s'agit de prouver le contenu d'une promesse faite dans le cadre de la négociation du Traité. De plus, je conclus que le fait qu'une promesse d'exemption fiscale était incompatible avec le droit existant et avec le mandat des commissaires n'est pas concluant en soi. Bien qu'une promesse d'exemption fiscale outrepassait le mandat des commissaires, ce fait ne vient pas nier la probabilité que ce qui a été dit au sujet des taxes pouvait être interprété comme une promesse d'exemption fiscale.


[200]        Au sujet de la promesse elle-même, bien qu'il puisse être facile pour un avocat de soutenir que sa terminologie complexe peut être interprétée simplement comme une explication du fait que le Traité n'est pas un mécanisme pour la perception de taxes, il est aussi facile de voir comment un profane parmi nos contemporains pourrait en venir à croire que les mots utilisés veulent dire que le Traité accorde une exemption du paiement des taxes. Par conséquent, je trouve très difficile d'arriver à la conclusion que si les mêmes mots, ou des mots semblables, ont été utilisés par les commissaires et transmis par les interprètes cris et déné aux autochtones de la région du Traité 8, on soit arrivé à une compréhension commune voulant que le Traité s'interprète tout simplement comme n'étant pas un mécanisme pour le paiement de taxes.

[201]        J'accorde du poids à l'avis du Dr Irwin voulant que le commissaire Laird n'aurait pas fait la promesse d'une exemption fiscale, étant donné que les avis d'experts concordent pour dire qu'il était un professionnel de haut calibre et de grande réputation, et qui avait une connaissance étendue des traités autochtones et des questions juridiques les entourant. Il me semble tout à fait approprié de dire qu'une telle personne chargée de négocier un traité au nom du Canada ne ferait aucune promesse absolument nouvelle sans avoir reçu des instructions spécifiques l'y autorisant. On a démontré à mon entière satisfaction que de telles instructions n'ont pas été données.


[202]        Quant à l'intention du commissaire Laird lorsqu'il a énoncé la promesse en matière de taxes, le Dr Irwin spécule que, dans la mesure où on lui a demandé si la taxation faisait partie du Traité, le commissaire Laird aurait répondu que [Traduction] « le Traité n'ouvre pas la voie à l'imposition de taxes...nous n'avons pas l'intention d'utiliser le Traité pour imposer des taxes...[et les autochtones] auraient accepté cette déclaration comme voulant dire qu'ils ne seraient pas tenus de payer des taxes » (Transcription, 9 mai 2001, p. 491). Par conséquent, le Dr Irwin croit que les commissaires auraient pu avoir voulu dire que le Traité n'était pas un mécanisme pour la perception de taxes, mais il est aussi important de constater qu'il confirme ensuite que ce n'est pas de cette façon que les autochtones auraient compris les paroles des commissaires (Transcription, 9 mai 2001, p. 492).

[203]        Je ne peux accorder aucun poids aux spéculations du Dr Irwin, au sujet de ce qui aurait été dit à l'époque des négociations, en tant de preuve de ce qu'on a vraiment dit. J'accepte toutefois son point de vue au sujet de ce que le commissaire Laird ne voulait pas faire, quoi qu'on ait dit. En définitive, je conclus que la preuve du Dr Irwin ne vient pas appuyer la théorie voulant que l'intention commune était que le Traité « n'était pas un mécanisme » .

[204]        Pour valider l'intention commune contenue dans cette théorie, il faudrait que les autochtones qui ont entendu et compris la promesse en matière de taxes aient su que, même si le Traité n'était pas un mécanisme pour la perception de taxes, ils pouvaient absolument être assujettis à la taxation à ce moment-là, ou dans l'avenir, par une loi régulièrement adoptée, étant donné qu'ils avaient donné leur accord pour respecter les lois du Canada. Si cette idée est un peu déroutante pour le lecteur bien informé d'aujourd'hui, on peut seulement imaginer ce qu'en auraient pensé les autochtones assemblés en 1899 dans la région du Traité 8. Rien dans la preuve n'indique que la compréhension des autochtones était aussi détaillée ou allait aussi loin que le prétend le Canada.


[205]        En fait, on trouve des éléments de preuve qui indiquent que les commissaires étaient réticents à s'engager dans le détail des ramifications de la signature du Traité, par crainte de voir échouer les négociations. Dans son rapport, le Dr Irwin fournit un exemple d'une situation où les commissaires étaient [Traduction] « peu précis au sujet de certaines questions » . Même si le commissaire McKenna savait qu'on avait étendu le moratoire sur la chasse au bison, il a déclaré aux autochtones rassemblés à Fort Chipewyan [Traduction] « qu'il n'avait aucune instruction quant à des changements à la loi » . Dans une lettre à M. Sifton, il a déclaré que : [Traduction] « Notre mission se serait vraisemblablement soldée par un échec si nous avions abordé cette question » (Irwin A, 30-31).

[206]        Par conséquent, je conclus que comme il n'y a pas eu de compréhension commune, il ne peut y avoir eu l'intention commune qu'invoque le Canada. En conséquence, je n'accorde aucun poids à cette théorie.

E. Conclusion


[207]        Pour les motifs énoncés, je conclus que les avis d'experts et les avis juridiques présentés par les demandeurs, par le Canada et par l'Alberta, n'ont pas démontré quel était le sens de la promesse faite en matière de taxes. Par conséquent, rien dans la preuve n'indique qu'il y a eu une compréhension ou une intention commune entre les commissaires et les autochtones au sujet du sens à donner à la modalité du Traité qui porte sur les taxes.

IVb). Le point de vue des autochtones

[208]        Il est démontré que les commissaires n'avaient pas l'intention de promettre une exemption fiscale; toutefois, au vu de l'analyse qui suit, je conclus que les autochtones ont interprété les propos des commissaires comme une promesse d'exemption fiscale.

[209]        Les demandeurs ont présenté une preuve de la tradition orale autochtone en guise de preuve du point de vue des autochtones au sujet du sens à donner à la promesse en matière de taxes. L'importance de ce genre de preuve est expliquée comme suit par le Dr von Gernet dans son rapport écrit :

[Traduction]


Les récits oraux répondent à d'importants besoins psychologiques, sociaux, politiques et idéologiques au sein des groupes où ils sont propagés. Parmi ces besoins, on trouve la transmission de la connaissance du passé. Bien qu'à l'accoutumée les gens racontent pour eux-mêmes et non pour alimenter d'autres points de vue, il arrive que les récits soient transmis à des personnes de l'extérieur. On peut vouloir entendre les récits pour les enregistrer, ce qui transforme le contexte « naturel » en un contexte « artificiel » . C'est ce qui se produit, par exemple, lorsqu'un avocat demande à un ancien parmi les autochtones de lui transmettre un récit qui sera consigné dans une transcription. Il faut garder à l'esprit le fait que, nonobstant leur rôle habituel au sein d'une communauté, une fois que les récits oraux (ou leur interprétation) sont présentés comme une fenêtre donnant vue sur un passé qui est contesté ou autrement examiné et qu'on les utilise à l'appui d'une position prise dans le cadre d'un différend avec des personnes de l'extérieur, ils sont transformés en preuve (ou spécifiquement produits pour constituer une preuve) et on ne peut plus les aborder de façon littérale. Ceci se démarque clairement des situations où des documents constituent, selon le jargon des archivistes, un « fonds » créé dans le cadre des activités courantes d'une communauté.

Le terme « document » est traditionnellement interprété comme étant un élément de preuve. Par conséquent, les récits oraux qui sont présumés contenir des éléments de preuve au sujet d'événements passés sont essentiellement des documents oraux, même s'ils n'ont pas été transcrits ou saisis par un appareil d'enregistrement de la voix. Lorsqu'ils sont enregistrés sur des bandes audio ou vidéo et déposés dans des archives audiovisuelles, ils deviennent ce que certains archivistes ont décrit avec exactitude des « documents qui bougent et parlent » . Lorsqu'ils sont transcrits, ils en viennent à ressembler aux documents normalement utilisés par les historiens. Il est utile de faire une distinction entre les deux formes de documents oraux : les récits oraux et la tradition orale. Les récits oraux représentent les souvenirs des personnes qui ont assisté aux événements ou qui ont eu une connaissance personnelle d'événements qui se sont produits au cours de leur vie. Pour leur part, les traditions orales sont des documents portant sur des événements passés qui ont été transmis de vive voix d'au moins une génération à une autre (von Gernet, p. 5).

Le jargon utilisé dans la preuve en l'instance ainsi que dans les arrêts pertinents de la Cour suprême du Canada ne reprend pas la fine distinction du Dr von Gernet, qualifiant la preuve de la tradition orale de « récits oraux » .

[210]        Pour faire la preuve de la promesse d'une exemption fiscale par l'entremise de la tradition orale, les demandeurs s'appuient sur le témoignage au procès de trois autochtones, ainsi que sur 13 transcriptions de témoignages d'anciens recueillis il y a à peu près 30 ans. Au vu de ma conclusion, dans la Section IVa), qu'il n'existait pas d'intention commune au sujet de la promesse d'une exemption fiscale, la seule question de fait qui reste à déterminer porte sur la croyance en l'existence d'une promesse d'exemption fiscale. Par conséquent, l'examen de la preuve fondée sur la tradition orale sera limité à cette question.


A. Le droit au sujet de la preuve fondée sur la tradition orale

[211]        Dans l'arrêt Mitchell, la Cour suprême du Canada a clairement établi les critères d'admissibilité de la preuve fondée sur la tradition orale. Le juge en chef McLachlin déclare ceci, aux paragraphes 27 à 35 :

La revendication de droits ancestraux soulève des difficultés de preuve intrinsèques et uniques. Les demandeurs doivent établir les caractéristiques de leur société avant le contact avec les Européens, par-delà des siècles et sans l'aide d'écrits. Reconnaissant ces difficultés, notre Cour a fait une mise en garde contre la possibilité de rendre illusoires les droits protégés par le par. 35(1) en imposant un fardeau de preuve impossible à ceux qui revendiquent cette protection (Simon c. La Reine, [1985] 2 R.C.S. 387, p. 408). Ainsi, dans Van der Peet, précité, la majorité de la Cour affirme que « le tribunal doit appliquer les règles de preuve et interpréter la preuve existante en étant conscient de la nature particulière des revendications des autochtones et des difficultés que soulève la preuve d'un droit qui remonte à une époque où les coutumes, pratiques et traditions n'étaient pas consignées par écrit » (par. 68).

Ce principe s'applique à la fois à l'admissibilité de la preuve et à l'appréciation des récits oraux autochtones (Van der Peet, précité; Delgamuukw, précité, par. 82).

Les tribunaux rendent leurs décisions en se fondant sur la preuve. Ce principe fondamental s'applique aux revendications autochtones comme à toute autre revendication. Van der Peet et Delgamuukw réaffirment la continuité des règles de preuve avec la mise en garde de les appliquer avec souplesse, d'une façon adaptée aux difficultés inhérentes à de telles réclamations et à la promesse de conciliation confirmée au par. 35(1). Cette souplesse d'application des règles de preuve permet, par exemple, l'admission de preuves d'activités postérieures au contact avec les Européens, qui visent à établir la continuité avec les pratiques, coutumes et traditions antérieures au contact (Van der Peet, précité, par. 62) et l'examen utile de diverses formes de récits oraux (Delgamuukw, précité).

L'adaptation souple des règles traditionnelles de preuve au défi de rendre justice dans les revendications autochtones n'est qu'une application du principe traditionnel selon lequel les règles de preuve n'ont rien d' « immuable et n'ont pas été établies dans l'abstrait » (R. c. Levogiannis, [1993] 4 R.C.S. 475, p. 487). Elles s'inspirent plutôt de principes larges et souples, appliqués dans le but de promouvoir la recherche de la vérité et l'équité. Les règles de preuve devraient favoriser la justice, et non pas y faire obstacle. Les différentes règles d'admissibilité de la preuve reposent sur trois idées simples. Premièrement, la preuve doit être utile au sens où elle doit tendre à prouver un fait pertinent quant au litige. Deuxièmement, la preuve doit être raisonnablement fiable; une preuve non fiable est davantage susceptible de nuire à la recherche de la vérité que de la favoriser. Troisièmement, même une preuve utile et raisonnablement fiable peut être exclue à la discrétion du juge de première instance si le préjudice qu'elle peut causer l'emporte sur sa valeur probante.


Dans Delgamuukw, la majorité, tenant compte de ces principes, conclut que les règles de preuve doivent être adaptées aux récits oraux, mais elle n'impose pas leur admissibilité générale ni la valeur que devrait leur accorder le juge des faits; elle souligne plutôt que l'admissibilité doit être décidée cas par cas (par. 87). Les récits oraux sont admissibles en preuve lorsqu'ils sont à la fois utiles et raisonnablement fiables, sous réserve toujours du pouvoir discrétionnaire du juge de première instance de les exclure.

Les récits oraux autochtones peuvent satisfaire au critère de l'utilité de deux façons. Premièrement, ils peuvent offrir une preuve de pratiques ancestrales et de leur importance, qui ne pourrait être obtenue autrement. Il peut n'exister aucun autre moyen d'obtenir la même preuve, compte tenu de l'absence d'archives contemporaines. Deuxièmement, les récits oraux peuvent fournir le point de vue autochtone sur le droit revendiqué. Sans cette preuve, il serait peut-être impossible de se faire une idée exacte de la pratique autochtone invoquée ou de sa signification pour la société en question. Il n'est pas facile après 400 ans de déterminer quelles pratiques existaient et de distinguer les caractéristiques principales et déterminantes d'une culture de celles qui sont marginales. L'identité culturelle est une question subjective difficile à saisir : voir R. L. Barsh et J. Y. Henderson, « The Supreme Court's Van der Peet Trilogy: Naive Imperialism and Ropes of Sand » (1997), 42 R.D. McGill 993, p. 1000; et J. Woodward, Native Law (feuilles mobiles), p. 137. Voir aussi Sparrow, précité, p. 1103; Delgamuukw, précité, par. 82-87; et J. Borrows, « The Trickster: Integral to a Distinctive Culture » (1997), 8 Forum Constitutionnel 27.

Le deuxième facteur à examiner dans la détermination de l'admissibilité de la preuve dans les affaires autochtones est la fiabilité : le témoin est-il une source raisonnablement fiable pour l'histoire du peuple en cause? Le juge de première instance n'est pas tenu de rechercher une garantie spéciale de fiabilité. Cependant, pour les questions de l'admissibilité de la preuve et, si elle est admise, du poids à lui accorder, il peut être approprié de s'enquérir de la connaissance du témoin des traditions et de l'histoire autochtones transmises oralement et de sa capacité de témoigner sur celles-ci.

Pour déterminer l'utilité et la fiabilité des récits oraux, les juges doivent se garder de faire des suppositions faciles fondées sur les traditions eurocentriques de collecte et de transmission des traditions et des faits historiques. Les récits oraux reflètent les perspectives et les cultures distinctives des communautés dont ils sont issus et ne devraient pas être écartés pour le simple motif qu'ils ne sont pas conformes aux attentes d'un point de vue non autochtone. D'où les mises en garde énoncées dans Delgamuukw de ne pas rejeter à la légère des récits oraux pour la simple raison qu'ils ne transmettent pas la vérité « historique » , comportent des éléments mythologiques, manquent de détails précis, renferment des données tangentielles au processus judiciaire ou se limitent à la communauté dont ils retracent l'histoire. [je souligne]


[212]        Toujours dans l'arrêt Mitchell, aux paragraphes 36 à 39, le juge en chef ajoute ses commentaires au sujet du poids à donner à la preuve fondée sur la tradition orale une fois qu'elle a été jugée admissible. Elle sert l'avertissement suivant au paragraphe 39 :

Il y a une limite à ne pas franchir entre l'application éclairée des règles de preuve et l'abandon complet de ces règles. Comme le note le juge Binnie dans le contexte des droits issus de traités, « [i]l ne faut pas confondre les règles "généreuses" d'interprétation avec un vague sentiment de largesse a posteriori » (R. c. Marshall, [1999] 3 R.C.S. 456, par. 14). En particulier, la démarche de l'arrêt Van der Peet n'a pas pour effet d'augmenter la force probante de la preuve soumise à l'appui d'une revendication autochtone. La preuve à l'appui des revendications autochtones, comme la preuve produite dans n'importe quelle affaire, peut couvrir toute la gamme des forces probantes, de la preuve hautement convaincante à la preuve hautement contestable. Il faut encore établir le bien-fondé des revendications sur la base d'une preuve convaincante qui démontre leur validité selon la prépondérance des probabilités. Dire qu'il faut accorder « le poids qui convient » au point de vue autochtone ou s'assurer que la preuve à l'appui de ce point de vue est placée sur un « pied d'égalité » avec les types de preuve plus familiers, c'est précisément dire ce que cela veut dire : un traitement égal et approprié. Si la preuve des demandeurs autochtones ne devrait pas être sous-estimée « simplement parce [qu'elle] ne respecte pas de façon précise les normes qui seraient appliquées dans une affaire de responsabilité civile délictuelle par exemple » (Van der Peet, précité, par. 68), on ne devrait pas non plus la faire ployer artificiellement sous plus de poids que ce qu'elle peut raisonnablement étayer. Si cette proposition est évidente, il faut néanmoins l'énoncer.

[213]        Plusieurs autochtones ont témoigné au procès : Charles Benoit, membre de la bande indienne crie Mikesew, un des demandeurs en l'instance; Jim Boucher, chef de la bande indienne de Fort MacKay et président-directeur général de la Société tribale de l'Athabasca; James Badger, ancien chef de la réserve indienne de Sucker Creek et ancien grand chef du conseil régional des Indiens du Petit lac des Esclaves; Eddie Tallman, ancien chef de la première nation de Whitefish Lake; et Ronald Willier, membre de la bande de Sucker Creek.


[214]        De plus, un certain nombre d'autochtones et de non-autochtones impliqués dans le projet de recherche Treaty and Aboriginal Rights Research (TARR), dont je parlerai plus loin, ont aussi témoigné. Parmi eux on trouve : le professeur Richard Price, un ancien chercheur et directeur du projet; Richard Lightning, un travailleur sur le terrain / interviewer, devenu ensuite directeur adjoint et plus tard directeur du projet; Jim Deranger, un traducteur / interviewer; et Lawrence Coutourielle, qui a travaillé pour le projet en enregistrant les propos des anciens et en prenant des notes. De plus, Delia Opekokew, une avocate qui a réalisé des entrevues au nom du Grand conseil du Traité 8, a témoigné au sujet de ses travaux.

[215]        Toutefois, en ce qui concerne la preuve de la tradition orale à l'appui de leur revendication, les demandeurs ne se fondent que sur trois témoins : M. Joe Willier, Mme Celeste Randhile et M. Francois Paulette. Aucune objection n'a été apportée à la présentation de la preuve de la tradition orale par M. Willier ou Mme Randhile, bien que le poids à donner à cette preuve soit contesté. Toutefois, l'Alberta pose des objections à la preuve présentée par M. Paulette, objections dont je traiterai plus loin.

B. Qui est qualifié pour témoigner de la tradition orale?


[216]        La preuve démontre que, chez les autochtones, les communautés identifiaient les anciens qui avaient qualité pour communiquer la tradition orale. Parlant du rôle et de l'identité d'un ancien, M. Francois Paulette, membre de la première nation de Smith's Landing, déclare ceci dans son témoignage :

[Traduction]

R      Il y a plusieurs anciens, qui ont des capacités différentes, plusieurs anciens. Je décrirai un ancien qui raconte des histoires, qui est connu pour ses histoires, et un raconteur d'histoires à -- le raconteur d'histoires commence à raconter son histoire, les histoires qui contiennent les histoires de la première chute de neige. C'est un des -- c'est un des anciens qui est reconnu pour ces choses, pour ses capacités.

Il y a des chasseurs qui connaissent à fond les manières de suivre à la trace un orignal ou un bison.

Il y a des anciens qui connaissent intimement les plantes médicinales ainsi que la médecine; il y a des anciens qui savent où trouver les plantes médicinales. Ce ne sont pas tous les anciens qui savent où trouver une plante médicinale donnée. Ils en connaissent certaines.

Il y a aussi des anciens qui comprennent la dimension spirituelle et qui ont des liens avec les esprits, il est connu pour cela.

Il y a des gens, des anciens, qui étaient des stratèges qui savaient comment planifier et concevoir des stratégies.

Il y avait des anciens qui connaissaient les terrains de chasse, les déplacements des animaux. Il y avait des anciens, des hommes et des femmes, qui connaissaient l'eau. Il y a des anciens qui comprennent les traités. Ce ne sont pas tous les anciens qui connaissent intimement les traités.

Q     Les anciens sont donc spécialisés?

R     Tout comme dans le monde où nous vivons; chacun a ses connaissances spéciales.

Q     Ils se spécialisent donc dans divers secteurs de connaissance?

R     Oui.

Q      Comme vous l'avez dit, certains de ces anciens ont conservé l'histoire orale qui porte sur le Traité 8 et ils peuvent la transmettre?

R      Oui (Transcription, 17 mai 2001, p. 1411-1413).


[217]        Lorsqu'on a demandé à M. James Gordon Badger, un membre de la bande indienne de Sucker Creek et un arrière-petit-fils de Moostoos, un des sous-chefs qui ont signé le Traité 8, comment on peut savoir qui est un ancien, il a répondu ceci :

[Traduction]

Q     Comment sait-on que quelqu'un est un ancien dans votre culture?

R      C'est certainement quelqu'un qui jouit d'une grande réputation et du respect de la communauté, savoir qu'il est très au courant de l'histoire. De plus, je crois que c'est leur statut au sein de la communauté, c'est ce que je dirais.

Q      Est-il approprié dans votre culture de demander à un ancien s'il est un ancien?

R     Non, ce n'est pas approprié. Maintenant, j'ai entendu dire -- il n'y a qu'une personne qui aurait été, je crois, âgée de moins de 60 ans qui était considérée comme un ancien par les autres anciens. À l'époque cet homme était, je crois, âgé d'à peu près 35 ans. Je spécule ici, mais entre 35 à 40 ans, c'est probablement le plus jeune. C'était un guérisseur. Il s'agit surtout -- c'est lié à l'âge, mais je crois que ce l'est encore plus au respect, il me semble, de la communauté, et aussi, je crois, le fait qu'on ait de la considération pour ceux qui connaissent l'histoire (Transcription, 15 mai 2001, p. 1006-1007).

[218]        Chacun des témoins a identifié certaines personnes reconnues par leurs communautés comme ayant une connaissance du Traité. Dans ce contexte, M. Badger a identifié les Cris qui sont membres de la famille Willier. Il a déclaré ceci :

[Traduction]

Q      Ayant observé les anciens dans la région du Petit lac des Esclaves, avez-vous une opinion sur ceux qui ont le plus de connaissances, ou avez-vous remarqué quelles personnes étaient les plus respectées pour leur connaissance de l'histoire du Traité?

R      Au Petit lac des Esclaves, il y a cinq communautés, cinq réserves des premières nations. En ce lieu, parce que je le connais, il fait partie de ma communauté, il y a Joe Willier, l'ancien Joe Willier. Il a aussi participé aux réunions avec les anciens.


Mon comité d'anciens comprend 18 personnes et j'ai constaté -- c'est mon évaluation personnelle -- que Joe Willier était celui qui avait le plus de connaissances. En fait, j'ai eu -- il a dessiné des diagrammes au sujet du Traité.

Q      Quel genre de réputation a-t-il dans votre communauté?

R      Il est certainement très respecté. Il est -- il est très bien considéré, dirais-je. Sa parole -- les gens s'adressent à lui pour obtenir des conseils. Je sais que je l'ai fait quand j'étais chef et aussi grand chef, et il a une connaissance vaste et extraordinaire de l'histoire. C'est une personne respectueuse des lois et c'est probablement quelque chose qu'il vous dira en parlant des choses auxquelles les Indiens ont renoncé lorsqu'ils se sont mis d'accord pour participer à la société en tant que communauté respectueuse des lois.

Q      Dans votre expérience, y a-t-il quelqu'un d'aussi respecté que Joe lorsqu'il s'agit de la connaissance de l'histoire du Traité?

R      Je crois, du fait de mon association mon père et moi participaient avec lui, je dirais aussi que feu Scottie Willier, qui a été chef pendant bien des années à Sucker Creek avant cette époque. Je crois qu'il est décédé en 1981 (Transcription, 15 mai 2001, p. 1007-1008). [je souligne]

[219]        M. Paulette a identifié de la même façon les anciens des Déné maintenant décédés qui connaissaient le Traité, déclarant ceci :

[Traduction]

Q     Lorsque vous êtes devenu un participant à la nation déné, ou lorsque vous avez acquis un rôle de chef dans la nation déné, y avait-il quelqu'un sur vous pouviez vous fier particulièrement lorsqu'il s'agissait d'avoir des renseignements au sujet du Traité?

R      Quand j'ai commencé à aller aux réunions j'étais fort jeune, en 1969, j'avais 19 ans -- (en déné -- et par la suite je suis devenu un chef. Ceci m'a donné une toute nouvelle vision de l'histoire que j'ai bien assimilée maintenant, et j'ai beaucoup de chance. Je peux dire que j'ai beaucoup de chance parce que j'ai été l'un des plus jeunes chefs dans les Territoires du Nord-Ouest et, possiblement, dans tout le Canada à cette époque, pouvant écouter les anciens qui avaient une connaissance détaillée des traités, qui avaient -- qui étaient les plus proches du Traité parce que certains d'entre eux étaient descendants directs de chefs présents à ce moment-là et certains d'entre eux ont assisté à la signature du Traité.


Un des anciens en particulier que j'ai -- que j'ai vu, il y en avait plusieurs qui pouvaient parler très bien des traités, qui avaient beaucoup de connaissances. Mais l'un d'eux était Joe Charlo de N'dilo Dettah. Je l'ai remarqué parce qu'il décrivait ainsi le Traité, et il n'aurait pas dit ceci dans un grand groupe, mais une fois -- une fois nous étions dans une petite pièce. Nous étions 12. Et il disait alors je vais vous indiquer comment j'ai obtenu cette connaissance. Il disait -- (en déné) -- il disait -- il procédait comme suit. Il disait que les traités qui avaient été signés, il disait qu'ils étaient gravés dans son esprit, et il disait -- (en déné) -- qu'au Traité de 1900, c'était le chef de sa tribu, de son peuple.

Lorsqu'il était jeune, vers 1921, 1922, il m'a fait appeler. Il m'a appelé, et à cette époque le fait qu'un jeune soit appelé par un chef ou un ancien c'était quelque chose d'important. Il fallait que ce soit très important. Il fallait que ce soit important. Alors il a dit, c'était après le repas du matin, et je suis allé dans sa tente. Il m'a fait asseoir. Il a dit -- (en déné) -- je veux te raconter une histoire, et je vais -- (en déné) -- afin que tu te souviennes -- que tu te souviennes de ce que je vais te dire, et la façon dont Joe a décrit ceci il a dit que cette Suzie Drygeese, il a mis sa main sur ma tête, et il a commencé à parler en tenant ma tête -- (en déné) -- il me tenait la tête. Il a commencé à parler du Traité, et de -- après il a dit, il a terminé, il a dit, d'accord. Maintenant, tu te souviendras -- (en déné) -- il a dit, je veux que tu te souviennes de ceci afin que tes enfants s'en souviennent. Pour moi de voir M. Charlo lorsqu'on lui a dit que Suzie Drygeese était là, c'était comme un transfert direct d'information de Suzie Drygeese jusqu'à moi. Ceci était gravé dans son esprit jusqu'à la dernière fois où je me souviens de l'avoir vu, c'est comme ça qu'il parlait des traités (Transcription, 17 mai 2001, p. 1392-1394).

[220]        Parmi les anciens encore vivants qui étaient en mesure de transmettre leurs connaissances au sujet du Traité, M. Paulette a identifié la veuve de Joe Charlo comme la seule personne vivante ayant ces connaissances :

[Traduction]

Q     Pouvez-vous nous dire approximativement combien d'anciens à Fort Smith, à Smith's Landing et à Fort Resolution sont encore vivants et peuvent faire état de cette histoire orale?

R      Je connais maintenant Smith's Landing et les anciens qui connaissaient à fond les détails des traités, ils ne sont plus avec nous. Le dernier est mort l'an dernier. Il s'appelait August Tourangeau. Son père était un des sous-chefs de Smith's Landing depuis la signature du Traité. Si vous allez dans le coin du Traité 8, au nord de mon pays, dans le territoire Akaitcho et à Fort Resolution, je ne suis pas au courant des anciens de cette communauté qui sont maintenant décédés. Nous avons perdu un ancien dernièrement -- tout dernièrement. Donc les anciens qui avaient une connaissance directe que je connais on trouve -- il y probablement un ancien que je connais qui pourrait être au courant des traités, il habite à Lutsel'ke.

Q      Existe-t-il une traduction anglaise?


R      Malheureusement, non. On ne peut le traduire. C'est le nom. C'est Snowdrift.

Q      Je sais où est Snowdrift. Je n'avais reconnu le mot déné. Veuillez m'en excuser. Je crois que plus tôt vous avez dit que l'épouse de Joe Charlo connaîtrait aussi l'histoire des traités. Vous ai-je bien compris?

R      Oui. J'ai dit qu'elle les comprendrait puisqu'elle était la personne la plus proche de l'homme (Transcription, 17 mai 2001, p. 1413-1414).

C. Le témoignage sur la tradition orale

1. M. Joe Willier

[221]        La preuve de M. Willier se présente sous la forme de trois déclarations faites indépendamment l'une de l'autre, comme suit :

a. La déclaration de 1991

[222]        La déclaration de 1991 de M. Willier a été déposée sous forme d'un affidavit non assermenté (pièce 34, onglet 15). Il est important de connaître les circonstances qui entourent cette déclaration.


[223]        En 1991, à la demande de l'organisation politique autochtone connue sous le nom de « Grand conseil du Traité 8 » , on a demandé à Mme Delia Opekokew de réaliser des entrevues avec les plus âgés des anciens autochtones au sujet de ce qu'ils savaient des modalités et conditions du Traité 8, particulièrement quant à la renonciation au titre de propriété des terres et quant aux droits de chasse, de pêche et de trappe. C'est dans ce contexte que M. Willier a fait sa déclaration. Mme Opekokew a témoigné au procès et elle a fait état de ses qualifications pour recueillir la déclaration, ainsi que des circonstances qui ont mené à sa production sous forme écrite.

[224]        Voici ce que Mme Opekokew a dit dans son témoignage au sujet des circonstances entourant son implication : avocate en Saskatchewan, elle pratique le droit depuis 1979; sa langue maternelle est le cri, et l'anglais est sa langue seconde; par suite d'un projet non complété du ministre des Affaires indiennes entrepris dans les années 1980 pour examiner le Traité 8, le Grand conseil du Traité 8 a reçu une subvention du gouvernement du Canada pour faire des recherches sur la signification du Traité 8; dans le cadre de ces recherches, elle a réalisé une trentaine d'entrevues avec des anciens désignés par les chefs de l'organisation en cause; les entrevues ont été menées dans le respect des lignes directrices établies par la jurisprudence de l'époque, une de ces lignes directrices étant d'assurer que les questions qu'elle posait aux anciens portaient sur l'histoire ou sur le lien que l'ancien avait avec les personnes qui étaient présentes à la signature des traités; M. Joe Willier a ainsi été désigné par les chefs de l'organisation qui connaissaient les anciens; M. Willier a donné une entrevue en cri à son domicile de Sucker Creek le 13 août 1991.


[225]        La façon dont on a procédé pour documenter la déclaration de M. Willier est importante lorsqu'il s'agit de statuer sur l'exactitude de la déclaration en cause. Mme Opekokew a témoigné que la déclaration a été enregistrée sur bande vidéo et, de plus, comme elle avait été secrétaire juridique avant de devenir avocate et qu'elle dactylographiait fort bien, elle a dactylographié la déclaration en anglais au moment où M. Willier la faisait en cri. Sa version dactylographiée a par la suite été vérifiée en consultant la bande vidéo.

[226]        Sur la conduite de l'entrevue elle-même, Mme Opekokew témoigne ceci : elle a commencé l'entrevue en expliquant qu'elle allait poser des questions au sujet du Traité 8; une grande partie du temps a été consacrée à des questions au sujet des sources d'information de M. Willier; M. Willier n'a pas eu besoin qu'on lui pose beaucoup de questions, puisqu'il avait sa propre histoire à raconter et qu'il voulait le faire sans être interrompu; on ne lui a posé aucune question au sujet des taxes. Mme Opekokew a témoigné que par la suite la déclaration de M. Willier a été préparée sous forme d'un affidavit, ce qui était la norme qu'elle utilisait pour consigner les entrevues avec les anciens, et que ce texte a été envoyé à ses clients avec la bande vidéo pour qu'on puisse le faire assermenter; la bande vidéo appartenait au Grand conseil qui l'a conservée, mais elle a gardé une copie pendant un certain temps. Il semble que la déclaration n'ait jamais été assermentée et aucune bande vidéo n'a été déposée au procès.

[227]        Voici le texte complet de la déclaration telle que transcrite par Mme Opekokew :

[Traduction]

Moi, Joseph Willier, de la réserve indienne de Sucker Creek, dans la province de l'Alberta, DÉCLARE CE QUI SUIT SOUS SERMENT :


1.      Je suis membre de la bande indienne de Sucker Creek et un bénéficiaire du Traité 8. Mon numéro de Traité est le 621. Je suis né le 1er mai 1918. Ce sont mon père et d'autres anciens, qui étaient présents à la signature du Traité 8 au Petit lac des Esclaves le 21 juin 1899, qui m'ont raconté les modalités et les circonstances entourant la signature du Traité 8, et j'ai donc une connaissance personnelle des faits et des questions dont je ferai état, sauf lorsque je déclare qu'il s'agit de croyances ou de renseignements et, lorsque c'est le cas, je suis convaincu de leur véracité.

2.      Je suis le neveu du chef Keenooshayo et du sous-chef Moostoos, dont je vous montre maintenant la photo, tous deux signataires du Traité 8. Je n'ai pas connu le chef Keenooshayo, puisqu'il est mort durant l'épidémie de grippe de 1918 ou 1919, alors que j'étais bébé. Je ne tiens pas cette histoire directement de lui. C'est mon père, qui était le frère de Keenooshayo et de Moostoos, qui m'a parlé des événements entourant la signature du Traité 8, ainsi que de la connaissance et de la compréhension que Keenooshayo, Moostoos, mon père et d'autres avaient des garanties prévues au Traité 8.

3.      Je vais vous dire ce qu'on m'a appris, mon père, ma mère, mes oncles et d'autres anciens, ce qui a été promis dans le Traité 8. Lors de ce premier Traité, on leur a fait peu de promesses. On leur a dit qu'on les aiderait avec tout, même avec les jardins et les outils. Que le gouvernement aiderait chacun d'entre eux à s'établir comme agriculteur. On leur a dit : « faites pousser du foin pour vos animaux, le gouvernement vous donnera l'équipement pour ce faire, les fourches et les faux. Si vous faites votre part, le gouvernement vous aidera avec des rations jusqu'à ce que vous ayez terminé vos travaux et soyez prêts à assurer votre subsistance par l'agriculture. Si vous désirez vous consacrer à l'agriculture, le gouvernement vous aidera avec tout comme des graines. Si vous voulez des vaches, si vous voulez des animaux, le gouvernement vous les donnera pour votre exploitation agricole. Le gouvernement vous donnera l'équipement pour faire pousser du foin et pour construire les étables. Le gouvernement vous donnera des rations jusqu'à ce que vous ayez établi votre ferme » . Voici les premières promesses faites aux signataires du Traité par le gouvernement.


4.      Les divers anciens présents m'ont dit qu'après qu'ils se soient serré la main et alors que le commissaire retenait la main du chef Keenooshayo, il aurait dit « Je ne vous ai presque rien donné, je ne vous donne que 5 $, mon partenaire » . Alors qu'ils se serraient la main le commissaire a dit au chef qu'il était son partenaire. « Je ne vous donne que 5 $ par an, ce qui n'est rien. » À ce moment-là, le commissaire a fait ses promesses les plus importantes au chef, comme le droit d'utiliser les hôpitaux, le droit aux médecins, aux juges, à l'éducation, y compris l'éducation post-secondaire pour les Indiens en vertu du Traité, qui comprenait tous les endroits où ils pouvaient vouloir envoyer leurs enfants à l'école. Le commissaire a déclaré : « Je vais vous donner ces choses puisque je ne vous ai pas donné beaucoup pour chaque année. Mais ces autres promesses, comme l'aide médicale, les services de notre système judiciaire, et l'éducation, vous les aurez pour toujours. Personne ne peut vous enlever ces garanties. » Le commissaire a continué à parler de la justice. Il a déclaré : « si vous commettez un meurtre, on ne vous condamnera pas à la corde (c.-à-d. à la peine capitale) et on vous demandera de payer pour votre crime d'une autre façon. Si je vais en guerre, vous resterez neutres et ne vous serez pas conscrits. Toutes ces promesses je vous les donne pour aussi longtemps que le soleil brillera, qu'on pourra voir les montagnes et qu'il y aura de l'herbe. Il est vrai que je ne vous donne pas beaucoup d'argent, mais ces promesses sont pour toujours. Elles dureront aussi longtemps que durera le monde » . Mon père et sa génération de chefs m'ont déclaré que c'était en paiement pour les terres. Le commissaire a promis qu'on ne nous demanderait jamais de payer des taxes. Il a dit : « Vous n'aurez jamais à payer de taxes parce que vous avez déjà assez payé en nous vendant vos terres » . Mes oncles, le chef Keenooshayo et le sous-chef Moostoos ont payé pour que nous ayons ces droits à l'avenir en vendant la terre. Ils ont payé nos taxes pour toujours en vendant la terre. Je crois que c'est ce qui ne va pas avec la TPS (taxe sur les produits et services).

5.      Les anciens ont déclaré que le commissaire a ajouté : « Prenez les terres, les terres que vous connaissez bien. Prenez les terres » . Et le chef Keenooshayo a pris des terres comme réserve, ces terres que lesquelles nous sommes, et le chef a fait inscrire le lac comme partie de la réserve. Le commissaire a dit : « Prenez les terres, y compris le lac, afin que vous puissiez pêcher, prendre les canards et leurs oeufs. Prenez les terres dans la forêt pour pouvoir continuer à chasser, ainsi qu'à trapper » . Ils ont donc pris toutes les terres jusqu'à Swan Hills. Ils étaient sept (7) frères qui ont travaillé ensemble pour décider quelles terres ils voulaient. Le commissaire leur a dit : « Vous aurez les terres et personne ne viendra vous y déranger. Les forces policières vous protégeront sur vos terres » . Ainsi, le chef et ses frères ont pris les terres, et j'ai conservé une carte de leurs choix à l'origine, qui comprend le lac. Le commissaire a continué ainsi : « Prenez les terres et personne ne viendra vous y déranger. Prenez toutes ces terres pour vous, afin de les utiliser pour votre subsistance, la chasse, la pêche et la trappe que vous connaissez déjà si bien » .

6.      Selon mon avis, je crois que les terres que j'ai décrites n'ont pas été entièrement payées. Le chef n'a rien reçu pour les terres broussailleuses que l'on décrit généralement comme les terres inoccupées de la Couronne. Le gouvernement n'a rien payé pour les puits de pétrole, non plus que pour les terres de la Couronne. On m'a dit que le commissaire avait déclaré : « Nous ne vous avons pas payé pour toutes les terres, seulement pour celles qui sont présentement peuplées (c.-à-d. en 1899). Toutes les terres broussailleuses continuent à vous appartenir. S'il y a une chose sur ces terres pour laquelle nous n'avons pas payé, si nous prenons de l'eau de votre puits, nous vous paierons en conséquence. Vous serez payés pour tout ce que vous pourrez trouver sous le sol jusqu'à l'océan. Ces choses vous appartiennent. Les arbres qui sont toujours debout vous appartiennent. Vous pouvez les utiliser jusqu'à la fin des temps. Si un blanc vous prend des terres dans celles qui sont broussailleuses, vous serez payés en conséquence. Même les minéraux en sous-sol vous appartiennent, pareil pour les arbres. Vous conserverez tout ça pour votre subsistance pour toujours, tant que le soleil brillera. Vous pourrez utiliser les terres pour conserver votre mode de vie ancestral pour toujours » . Je demande maintenant où est l'argent des puits de pétrole? Chaque jour l'homme blanc prend du pétrole dans ces puits. Cet argent nous appartient. Où est notre argent? Je vois des camions qui récupèrent le bois sur pied, ce bois nous appartient.

7.      Les anciens présents au premier Traité m'ont dit que la Reine Victoria n'avait pas acheté toutes les terres; elle n'a acheté que six (6) pouces de terre arable. Elle ne l'a pas payée. Elle n'a pas acheté toutes les terres.


8.      Mes sources pour ces renseignements comprennent mon père, bien des anciens qui sont maintenant décédés, comme Gasmer Cardinal, et Alex Moostoos, fils du sous-chef Moostoos. Ces gens étaient présents à la signature du Traité et ils ont entendu les engagements pris par le commissaire. George Okemow aussi était présent, et il m'a maintes fois parlé des promesses qui avaient été faites. J'en aussi entendu parler par Cheekii. J'ai entendu parler des événements entourant le premier Traité, ainsi que des discours du commissaire, et ceci plusieurs fois par plusieurs personnes différentes à plusieurs endroits et à des époques différentes de ma vie, et ils m'ont dit quels droits nous appartenaient toujours. Les anciens connaissaient bien le Traité et ils le comprenaient, et ils m'ont transmis directement leurs connaissances des négociations. Ils connaissaient les faits. Ils ont vu l'homme que la Reine Victoria avait envoyé pour acheter les terres. Mes oncles, ma famille et d'autres membres de ma communauté ont conservé ces faits. C'est la vérité sacrée. Par exemple, ma mère, qui est décédée en 1969 à l'âge de 102 ans, était présente au Traité. Plusieurs anciens, comme George Okemow et William Okemow, ainsi que ma mère, m'ont dit qu'une grande partie du lac faisait partie de la réserve indienne de Sucker Creek, de Shaw Point à Large Point, ainsi que jusqu'à la partie supérieure de la réserve, ce qui comprend une grande partie du Petit lac des Esclaves.

9.      Les anciens m'ont dit que c'est le commissaire qui a insisté pour que le chef prenne le lac, afin que lui, ses enfants et les générations à venir puissent en cueillir les fruits.

10.    J'ai entendu que ces choses nous appartenaient de droit. C'est ma croyance et ma compréhension que l'on nous vole et que ces terres et ressources nous appartiennent de droit. Je crois que nous devrions combattre pour nos droits, que nous devrions demander qu'on nous rende ce qui nous appartient de droit. Toutes ces richesses du Traité 8 s'en vont ailleurs.

11.    Selon moi, nous devons reconstituer le Traité. Le gouvernement l'a cassé en plusieurs morceaux et nous devons maintenant les recoller. Il faut en reconstituer le tout. Tous les Indiens doivent travailler ensemble pour obtenir le respect des promesses, puisqu'elles étaient supposées durer toujours. On nous a pris illégalement le pétrole, le bois et les terres. Il nous faut dire la vérité. Le gouvernement n'a pas payé pour toutes les terres et les ressources. Elles appartiennent aux Indiens.

12.    Ceci est mon histoire et je veux qu'on m'en accorde le crédit. Ces faits m'ont été transmis par des personnes âgées qui avaient entendu les paroles du commissaire. Ces gens m'ont transmis l'information.

13.    On a dit à mon oncle : « Prends les terres pour toi afin que toi et tes enfants, ainsi que leurs enfants, puissiez en vivre » .Maintenant, nous avons des terres qui sont marginales. Les terres sont utilisées pour les routes, ainsi que pour leurs propres lignes de piégeage.

14.    Les anciens m'ont dit que l'homme blanc ne devait pas déranger les Indiens. Les terres doivent être utilisées pour la chasse et les lacs pour la pêche, au profit des Indiens et de leurs enfants. On m'a pris ma ligne de piégeage. Le fait de prendre les lignes de piégeage et d'occuper nos terres constitue une violation du Traité. Les compagnies pétrolières chassent les Indiens. Toutes les ressources devraient appartenir aux Indiens.


15.    Je souscris cet affidavit à l'appui de la position prise par les Indiens du territoire du Traité 8, portant que les articles du Traité 8 tels que rédigés sont faux, que le Traité a pour but de protéger et de préserver les terres ainsi que les droits économiques des bénéficiaires du Traité 8 pour toujours, que les signataires du Traité croyaient qu'en échange de la cession de certaines terres, eux et leurs descendants obtiendraient la propriété d'un ensemble considérable de terres y compris les terres inoccupées de la Couronne en 1899, y compris le lac et le droit à tous les produits de ces terres et de ces eaux, y compris le pétrole, le gaz, le bois, la chasse, la pêche et la trappe, en perpétuité, et non dans un but inapproprié.

ASSERMENTÉ DEVANT MOI dans                   )

de                           , dans la province de)

de                         , ce       jour de)

                         1992.            )

                                           )

                                           )                              

                                                   JOSEPH WILLIER

Un commissaire à l'assermentation)

pour la province de l'Alberta [je souligne]

b. La déclaration de février 1999

[228]     Aux fins du présent litige, Mme Karin Buss, avocate des demandeurs, et Mme Wendy Aasen, témoin expert des demandeurs, se sont rendues à Sucker Creek en février 1999 pour y rencontrer des anciens, y compris M. Joe Willier. L'entrevue a été conduite en anglais par Mme Aasen et filmée en vidéo par Mme Buss. Ce vidéo a été projeté durant le procès et sa transcription est identifiée comme pièce 53. Dans leur argumentaire (annexe D : [Traduction] « Témoins des demandeurs et questions de preuve » , p. 35-36), les demandeurs s'appuient sur les déclarations suivantes au sujet des questions en cause :

[Traduction]

Mme Aasen :            Nous voudrions vous demander quelque chose au sujet des taxes.

M. Willier :              Aucune taxe n'a été payée. Non, aucun argent, rien, rien à payer. Pas d'hôpital, c'est ce que je veux dire. Rien à payer. Pas de taxes. Maintenant nous payons la TPS - -

.......

Mme Aasen :            Lorsque vous faisiez de la trappe, deviez-vous payer quelque chose sur les fourrures que vous récoltiez, payez-vous des taxes?


M. Willier :              Nous obtenions l'argent, nous vendions les fourrures et obtenions l'argent, oui.

Mme Aasen :            Deviez-vous payer des taxes?

M. Willier :              Non, nous n'avons jamais payé. Nous payons des taxes, ce qu'ils nous demandent. Que pouvons-nous faire? Nous ne sommes pas supposés payer de taxes. C'est ce qu'on nous a promis

.......

M. Willier :              Nous n'avons vendu que ces terres. C'est comme, il y a une grande région au sud, vous savez, là-bas, en Saskatchewan, partout. C'est un grand pays, non? Mais ici, dans le nord de l'Alberta, regardez combien ils ont gagné de 1899 à aujourd'hui, en 1999, combien de terres sont occupées. Les agriculteurs ont occupé les terres, beaucoup, beaucoup, c'est seulement un morceau, un petit morceau qu'ils ont acheté pour la Reine Victoria, maintenant c'est beaucoup plus grand, plus grand, plus grand. Où est l'argent qu'ils ont payé en taxes les cultivateurs? Tout ça ce sont des terres indiennes.

Mme Aasen :            Um hmm.

M. Willier :              Les droits de coupe de bois. Où est tout le bois, où est tout l'argent? Vous payez un impôt sur le revenu sur vos terres, non? Si vous demandez aux cultivateurs, ils paient des taxes à partir d'ici, combien de cent, combien de mille ils ont payés?.

Mme Aasen :            Um hmm.

M. Willier :              Ce territoire dont je parle, ce sont des droits indiens avec la Reine Victoria, ce qu'on n'a jamais démontré.

Mme Aasen :            Um hmm.

M. Willier :              Maintenant, ces cultivateurs, ils le rendent encore plus grand, plus grand, chaque année, un peu à la fois, un peu à la fois, plus grand, finalement encore plus grand. Cet argent appartient aux Indiens. Nous sommes supposés avoir l'argent pour les Indiens, l'argent de ces taxes, mais nous l'avons perdu.

.......

M. Willier :              Mais il a dit, il leur a dit qu'ils devaient payer pour tout, l'école et tout, ils doivent payer. Un Indien qui bénéficie d'un traité, non, il ne doit rien payer, rien du tout.

Mme Aasen :            Um hmm.

M. Willier :              Même pas les taxes, y compris les taxes, les Indiens qui ont signé un traité ne peuvent payer ça. C'est pourquoi Moostoos et Keenooshayo ont signé le Traité.

.......

M. Willier :              . . . Personne n'a jamais mentionné cela, à Ottawa je crois qu'ils n'ont jamais mentionné cela. Je ne crois pas que le gouvernement fédéral soit au courant de toutes ces promesses. S'ils on un papier, ils l'ont peut-être détruit puisqu'ils ne veulent pas que les gens non éduqués soient au courant de ce qui a vraiment été promis, de ce que la Reine Victoria nous a donné.


Mme Aasen :            Um hmm.

M. Willier :              C'est comme ça qu'ils essaient de violer notre loi, ou les promesses, commençant à nous faire payer des taxes et tout. [je souligne]

c. La déclaration au procès

[229]     Maintenant âgé de plus de 90 ans, M. Joe Willier a témoigné en cri au procès. Avant le début du procès, une entente est intervenue entre les avocats pour que Mme Pauline L'Hirondelle soit l'interprète des témoins parlant cri. Toutefois, Mme L'Hirondelle n'a pu assister au procès pour des raisons personnelles, mais elle a par ailleurs mis ses services de traduction à la disposition des demandeurs et du Canada. Par conséquent, suite au consentement des parties et avec un très court préavis, Mme Hazel Dion Decorby a fait l'interprétation pour M. Willier et un enregistrement du témoignage de ce dernier a été réalisé par la Cour. Ceci s'est avéré important, puisque par la suite on a mis en cause la qualité de l'interprétation de Mme Decorby. En conséquence, Mme L'Hirondelle a retraduit le témoignage au procès, tant l'interprétation de Mme Decorby que le témoignage de M. Willier. Il ressort de cette nouvelle traduction que les meilleurs efforts de Mme Decorby n'étaient pas à la hauteur des travaux de Mme L'Hirondelle. Par conséquent, il y a eu accord (pièce 63) pour que la nouvelle traduction soit utilisée aux fins des commentaires d'experts (Transcription, 20 juin 2001, p. 2849, L.21).


[230]     Dans leur argumentaire (annexe D, p. 29-32), les demandeurs s'appuient de façon générale sur les passages suivants de la nouvelle traduction, aux p. 1598-1603 :

[Traduction]

Mme BUSS : M. Willier, vous a-t-on parlé des taxes?

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Vous a-t-on jamais dit que vous devriez payer quelque chose?

LE TÉMOIN : (en cri) Jamais. Rien.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Non, rien, jamais.

LE TÉMOIN : (en cri) Je veux parler de cette question.

HAZEL DION DECORBY: (en anglais) C'est de cela que je voudrais parler tout à l'heure.

LE TÉMOIN : (en cri) Jamais un Indien ne paiera pour quelque chose qui comporte des taxes.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Un Indien ne devrait jamais rien payer en argent.

LE TÉMOIN : (en cri) Les terres - toutes les terres à l'extérieur de la communauté - où un Indien est propriétaire d'une terre pour laquelle il faut payer (en anglais) des taxes foncières, (en cri) l'Indien ne paiera pas.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Les terres que les Indiens possèdent hors de la réserve. Ils ne devraient jamais avoir à payer des taxes sur ces terres.

LE TÉMOIN : (en cri) Et cette terre sur laquelle il (l'Indien) réside, cette terre devrait être désignée terre indienne.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Et la - la terre qu'il possède devrait être une terre de la Couronne.

LE TÉMOIN : (en anglais) La terre, un terrain.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Un terrain.

LE TÉMOIN : (en cri) Ceci devrait être considéré comme une terre indienne, par conséquent il (l'Indien) ne devrait rien avoir à payer à ce sujet.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Ce terrain, on ne devrait jamais avoir à payer des taxes à son sujet.

LE TÉMOIN : (en cri) Plusieurs personnes ont payé beaucoup d'argent pour vivre sur des terres en dehors de la réserve. Non seulement (en anglais) ma famille. (en cri) Ils doivent rester ici.

(FIN DE LA BANDE)

LA COUR : (inaudible) l'endroit additionnel ici.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) N'importe quel endroit dedans - ou. Maintenant c'est un (inaudible). D'accord. Les terres que les Indiens possèdent en dehors de la réserve, ils ne devraient pas avoir à payer des taxes sur ces terres. Même pas ma famille. Les gens qui ont dépensé beaucoup d'argent pour - pour des terres en dehors de la réserve.

LE TÉMOIN : (en cri) Ces terres, plus que tout autre chose, devraient être considérées comme des terres indiennes.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Ce devrait être des terres de la Couronne, ce terrain.

LE TÉMOIN : (en anglais) Réserve, réserve. Il faudrait une sorte de réserve (en cri) il faudrait le considérer comme tel.


HAZEL DION DECORBY : (en anglais) On devrait, peut-être qu'on devrait considérer que c'est une petite réserve.

LE TÉMOIN : (en cri) Afin que l'Indien n'ait pas à payer (en anglais) de taxes.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Afin qu'il n'ait pas à payer de taxes.

LE TÉMOIN : (en anglais) Des taxes foncières.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Des taxes foncières pour cela.

LE TÉMOIN : (en cri) Il y a des gens aujourd'hui au (en anglais) au tribunal (en cri) qui paient aussi (en anglais) des taxes.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Et il y a d'autres Indiens ici présents dans la salle d'audience qui paient des taxes.

...

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Y a-t-il autre chose que vous voudriez dire au sujet des (en anglais) taxes. Sur cette question (en cri) comme ces (en anglais) taxes (en cri) dont nous discutons maintenant?

LE TÉMOIN : (en cri) Oui, j'ai déjà dit tout au sujet (en anglais) au sujet des taxes qu'une personne ne devrait jamais avoir à payer.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Ceci, ce dont je veux parler ce sont des taxes et du fait que les Indiens ne devraient jamais avoir à payer des taxes sur quoi que ce soit.

LE TÉMOIN : (en cri) Je voudrais ajouter quelque chose à ce sujet. (en anglais) en plus....

Mme BUSS : M. Willier, les anciens vous ont-ils déjà parlé des taxes?

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Les anciens, vos parents, vous ont-ils jamais dit que vous deviez payer quelque chose comme des (en anglais) taxes?

LE TÉMOIN : (en cri) Jamais. Ils n'ont jamais mentionné la chose et j'ai déjà dit que ma mère n'en avait jamais parlé non plus.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Personne n'a jamais parlé de cela et ma mère n'en a jamais parlé. Mentionné ce sujet.

Mme BUSS : Je ne sais pas si je devrais poser une question de suivi. Vous a-t-on jamais parlé de payer quelque chose au gouvernement? (inaudible) le mot.

LA COUR : C'est la question que vous proposez. (inaudible)

(inaudible)

LA COUR : D'accord, allez-y.

Mme BUSS : M. Willier, vous a-t-on jamais parlé de payer quelque chose au gouvernement?

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Vous a-t-on jamais dit - à tous - si vous auriez à payer quelque chose au chef à ce moment-là?

LA COUR : Par les anciens? Est-ce ce que vous voulez dire? Mme Buss.

Mme BUSS : Oui, je vous prie de m'excuser. Est-ce qu'on vous a dit quelque chose au sujet des anciens, au sujet de payer quelque chose au ...

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Vous a-t-on jamais.

Mme BUSS: Au gouvernement.

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Les anciens vous ont-ils dit qu'ils (les anciens) devaient payer ces...?


LE TÉMOIN : (en cri) Je ne crois pas. Je ne crois pas. Je n'ai jamais entendu un ancien dire, chaque fois où j'ai discuté avec l'un d'eux, qu'un Indien devait payer pour quoi que ce soit.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Non. Il n'a jamais entendu quoi que ce soit - une déclaration qu'ils devaient payer de l'argent pour cela ou - pour payer de l'argent.

LE TÉMOIN : (en cri) Voici les mots du (en anglais) ministre : c'est ce qu'il (le ministre) a dit aux chefs qu'ils n'auraient jamais à payer quoi que ce soit jusqu'à la fin des temps.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Selon les mots du ministre, il a dit qu'il n'y aurait jamais aucune somme que les Indiens devraient payer. [je souligne]

2. Mme Celeste Randhile

[231]     Mme Randhile est une ancienne âgée de 73 ans, en provenance de Fond-du-Lac dans le nord de la Saskatchewan. Elle connaît le Traité par l'entremise de son père. Son grand-père, Laurent Dzieddin, était un des sous-chefs qui ont signé le Traité 8 à Fond-du-Lac. En tant que personne voulant parler aux générations à venir, Mme Randhile a raconté ses histoires dans beaucoup de réunions, et elle est mentionnée dans un livre au sujet des anciens du Traité 8 en Saskatchewan.

[232]     Dans leur argumentaire (annexe D, p. 38-40), les demandeurs s'appuient sur les passages suivants du témoignage de Mme Randhile :

[Traduction]

Et ce que je vois -- pas l'autre côté, le côté du gouvernement a fondamentalement renié ses promesses et essayé de changer beaucoup de promesses, mais les renseignements que je partage avec vous, ainsi que ceux que nous partageons entre nous, ce sont les mêmes renseignements que nos grands-parents ont partagés avec nous au sujet du Traité.


                Q De quels changements voulez-vous parler Mme Randhile, que le gouvernement aurait apportés au Traité?

                R C'est surtout quant aux promesses qui nous ont été faites. Beaucoup de choses ont déjà changé et -- c'est comme si nous vivions dans deux mondes, le monde du sud en même temps que nous vivons dans le nord. L'information partagée avec les gouvernements du sud est différente de ce qu'on nous avait dit.

                        Parmi les choses que j'ai vu changer, notre peuple doit maintenant payer quelque chose en plus de ce que nous avons déjà acheté, des taxes, ce genre de choses. Nous avons maintenant commencé -- nous devons maintenant payer plus pour les choses parce qu'on prélève des taxes sur différentes choses, ce sont là des changements que je vois -- que j'ai vus au cours de ma vie qui sont des promesses non respectées (Transcription, 22 mai 2001, p. 1514-1515).

...

Dans notre langue, la langue déné, nous n'avons pas de mots pour la taxation qui donneraient ce que cela veut dire et ainsi de suite. C'est fondamentalement une interprétation d'une déclaration qui voudrait dire que le gouvernement prend pour lui-même une partie de l'argent que nous devons payer et donc que nous payons un peu plus. C'est ce que je conçois être la taxation (Transcription, 22 mai 2001, p. 1526).

...

                Mme BUSS : J'allais poser la question, qu'a-t-on dit à Mme Randhile au sujet du paiement d'argent au gouvernement de la façon dont elle a décrit la taxation?

                LE TÉMOIN : Ce qu'on m'a dit à ce sujet c'est que -- c'est que nous n'aurions rien à payer pour quoi que ce soit, et que le gouvernement assurerait aux Déné un meilleur mode de vie que celui qu'ils avaient avant le Traité, et que la promesse contenue dans le Traité était fondamentalement d'assurer qu'ils continueraient à vivre de la façon ancestrale, tout en étant plus confortables, et qu'ils n'auraient rien à payer pour quoi que ce soit. C'est la promesse que -- que tout cela serait donné aux Déné sans qu'ils aient à payer en plus (Transcription, 22 mai 2001, p. 1528-1529).

[je souligne]

3. M. Francois Paulette


[233]     Dans leur argumentaire (annexe D, p. 40-43), les demandeurs tirent ceci du dossier du procès au sujet de la preuve de la tradition orale présentée par M. Paulette :

[Traduction]

M. Paulette est un membre de la Première nation de Smith's Landing. Il a servi comme chef en 1970. Il a aussi été chef adjoint de la nation déné. Les membres de sa bande vivent surtout à Fort Smith. Les Affaires indiennes les ont déplacés vers ce lieu dans les années 1950 et 1960. Leurs conditions de vie étaient mauvaises. Le niveau de scolarité était bas - se situant probablement entre la 4e et la 6e année dans les années 1970.

Il n'y a que deux réserves dans les Territoires du Nord-Ouest; M. Paulette a indiqué que le gouvernement fédéral avait pour politique de ne pas créer de réserves au nord du 60e parallèle. Par conséquent, la majorité des Indiens du Traité 8 qui se trouvent dans ce qu'on appelle maintenant les Territoires du Nord-Ouest, et avec qui les commissaires ont traité, ne se sont pas vu octroyer de réserves.

Le grand-père de M. Paulette, Johnny Paulette, était présent à la signature du Traité à Fort Smith en 1899, bien qu'il n'y ait pas adhéré à ce moment-là. M. Paulette a été renseigné au sujet du Traité par son père.

Au sujet de la taxation, il cite ce que son père lui en a dit :

Et alors il y avait -- parce que nous trappions dans le parc national Wood Buffalo, le parc avait une politique, je ne sais pas si c'était une politique écrite, mais il avait une politique voulant que lorsque les Indiens cueillaient des fourrures sur leurs lignes de piégeage dans le parc national Wood Buffalo, ils devaient payer une redevance, 5 p. 100 de -- ils prenaient -- si votre fourrure valait 100 $, alors ils prenaient 5 $ sur cette somme. Je me souviens que mon père, je crois que c'est pour ça qu'il était en colère parce qu'il n'était pas d'accord. Il a dit (en déné)

Q Vous devrez traduire ceci en anglais.

R Il voulait dire que quand nous avons adhéré au Traité, il a dit que l'on ne reprendrait pas notre argent. Ils ne reprendraient pas notre argent. L'expression qu'il a utilisée consistait à décrire cette redevance, et c'est cette expression que nous utilisons aujourd'hui pour les taxes. Par conséquent, « beke nani » -- (phonétique) -- ils reprendront l'argent.

Alors, il était très en colère à ce sujet (Transcription, 17 mai 2001, p. 1388-1389).

Francois Paulette a témoigné au sujet du sens donné au mot taxes en déné. Il a dit ceci :


Q Vous avez mentionné que le concept de taxes est véhiculé dans la langue chipewyan par une traduction littérale de « reprendre l'argent » . Y a-t-il une autre façon par laquelle on peut communiquer ce concept dans la langue chipewyan?

R La façon dont ce concept est décrit dans notre langue -- (en déné) -- lorsque vous reprenez quelque chose. Et quand vous prenez quelque chose, en l'instance samba -- (en déné) (phonétique) -- ceci veut dire de l'argent. Mais dans la forme traditionnelle -- (en déné) -- quand vous reprenez quelque chose, ceci n'est pas convenable, on ne reprend pas quelque chose. Quand on donne quelque chose, on ne le reprend pas.

Alors, lorsque nous disons -- (en déné) -- lorsque que vous reprenez l'argent, et ils disent qu'on le donne à « Tsekuitakoldher » , ce qui veut dire la Reine.

1399

Nous allons donner l'argent à la Reine. Et mon père, ainsi que les autres personnes décrivant ceci, c'est comme si, pourquoi la Reine nous a-t-elle donné l'argent pour le reprendre maintenant?(Transcription, 17 mai 2001, p. 1398-1399).

M. Paulette tenait aussi ces renseignements au sujet du Traité de Suzie King, petite-fille de la famille King dont les membres ont servi d'interprètes à Fort Resolution en 1900, ainsi que de Joe Charlo - un descendant de Suzie Drygeese qui était aussi présente à l'adhésion de 1900.

[234]     M. Paulette ne s'est pas décrit lui-même comme un ancien. Il a toutefois expliqué les liens étroits qu'il avait avec l'histoire orale au sujet du Traité 8 :

[Traduction]

Ceci serait un lien très direct -- un lien très direct avec les traités, comme mon père. Mon père avait un lien direct au Traité. Ainsi, l'histoire coule dans notre famille comme le sang dans nos veines.

C'est notre héritage. C'est comme le leadership. Comme mon père, mon grand-père, le père de mon grand-père avant lui, ils étaient tous des chefs. Donc toutes les choses rattachées au leadership viennent jusqu'à nous. Et en cet instant, le Traité qui est - dont je suis proche est toujours là.

C'est comme - c'est comme notre compréhension de tout ce qui se rattache à notre histoire, comme, par exemple, les plantes médicinales. Il m'arrive d'en prendre. Si on voulait connaître les plantes médicinales, les médicaments d'Indiens, il fallait s'adresser aux anciens. Et si un jeune homme demande à connaître les plantes médicinales, s'il veut pratiquer la médecine des Indiens, il parlait aux anciens et leur disait je veux être renseigné à ce sujet.


Les anciens examineraient alors la lignée de son père aussi loin qu'ils le peuvent, ainsi que la lignée de sa mère aussi loin qu'ils le peuvent, pour savoir si sa famille était parmi celles qui connaissent les plantes médicinales.

Si sa famille avait ces connaissances des deux côtés, il y a une bonne chance que cette personne puisse l'obtenir. Sinon, il n'y avait pas de suite. Nous sommes très stricts à ce sujet. De la même façon, l'histoire, l'histoire orale est transmise de la même manière. Donc, dans ma famille, comme je l'ai dit hier, j'ai eu beaucoup de chance, beaucoup de chance d'être si près de l'histoire des traités (Transcription, 17 mai 2001, p. 1440-1441).

Il a aussi déclaré qu'au sein de sa première nation, il n'y avait pas d'anciens qui possédaient l'histoire orale au sujet du Traité 8 :

[Traduction]

Pas en ce moment. Il se peut que je devienne l'ancien qui pourrait être le dernier - en contact direct avec les traités. Il n'y a pas - Il n'y a pas d'ancien en ce moment qui a les détails - ou la connaissance des traités que je peux avoir.

Q : Vous pouvez donc être considéré comme une sorte de substitut d'un ancien, est-ce ce que vous voulez dire?

R : Non, pas un substitut. Je suis un descendant direct de mon père qui était un chef, et son père était un descendant direct d'une personne qui était sur place lors du Traité.

Q : Votre communauté vous considère-t-elle comme un ancien?

R : Non, j'aimerais bien. Peut-être dans 20 ans (Transcription, 17 mai 2001, p. 1429).

[235]     L'Alberta soutient que les [Traduction] « qualités [de M. Paulette] pour énoncer l'histoire orale n'ont pas été démontrées et que son témoignage au sujet de sa compréhension du Traité 8 devrait être considéré du ouï-dire, ou alors son propre point de vue » (Argumentaire en réponse, p. 18).


[236]     Au sujet de l'objection de l'Alberta, il y a lieu de reprendre ici le critère énoncé par le juge en chef, au paragraphe 30 de l'arrêt Mitchell, pour l'admissibilité de l'histoire orale :

Premièrement, la preuve doit être utile au sens où elle doit tendre à prouver un fait pertinent quant au litige. Deuxièmement, la preuve doit être raisonnablement fiable; une preuve non fiable est davantage susceptible de nuire à la recherche de la vérité que de la favoriser. Troisièmement, même une preuve utile et raisonnablement fiable peut être exclue à la discrétion du juge de première instance si le préjudice qu'elle peut causer l'emporte sur sa valeur probante.

[237]     De plus, le commentaire du juge en chef au paragraphe 33 est important :

Le deuxième facteur à examiner dans la détermination de l'admissibilité de la preuve dans les affaires autochtones est la fiabilité : le témoin est-il une source raisonnablement fiable pour l'histoire du peuple en cause? Le juge de première instance n'est pas tenu de rechercher une garantie spéciale de fiabilité. Cependant, pour les questions de l'admissibilité de la preuve et, si elle est admise, du poids à lui accorder, il peut être approprié de s'enquérir de la connaissance du témoin des traditions et de l'histoire autochtones transmises oralement et de sa capacité de témoigner sur celles-ci. [je souligne]

[238]     L'utilité et la fiabilité sont des conclusions de fait qui doivent être tirées de la preuve présentée. Comme je viens de le rappeler, certaines personnes sont reconnues par les communautés autochtones comme rencontrant essentiellement cette norme. En l'absence de preuve contraire, je crois qu'il est raisonnable de conclure que si les autochtones considèrent qu'une certaine personne rencontre la norme de leur communauté, le critère juridique pour l'admissibilité de la preuve de la tradition orale présentée par cette personne est aussi satisfait.


[239]     Lorsque qu'il s'agit de M. Paulette et de sa capacité à présenter la preuve de la tradition orale, la preuve présentée est qu'il ne rencontre pas la norme de sa propre communauté puisqu'il n'est pas assez âgé pour être considéré comme un ancien. Néanmoins, selon moi la preuve de la tradition orale présentée par M. Paulette pourrait quand même être admissible si le critère juridique est satisfait au vu d'une autre preuve présentée au procès. En l'instance, c'est M. Paulette lui-même qui présente la preuve à l'appui de l'admissibilité de son témoignage.

[240]     Je suis impressionné par la connaissance que M. Paulette a de la tradition orale déné, ainsi que par son engagement sérieux à la préserver. Me fondant sur ses déclarations, je conclus que M. Paulette a clairement une preuve importante à présenter au sujet de la tradition orale, étant donné qu'il est l'une des rares personnes qui la possède encore. Je suis aussi convaincu, au vu de la manière crédible dont il s'est comporté au procès, ainsi que du contenu très riche de son témoignage, qu'il satisfait au critère d'une source raisonnable pour la tradition orale déné. Selon moi, aucun préjudice n'est causé à l'Alberta ou au Canada en lui permettant de témoigner au sujet de la tradition orale qu'il connaît si bien et, en conséquence, je conclus que sa preuve de tradition orale est recevable.

[241]     Je traiterai plus loin de la question du poids à accorder à la preuve de tradition orale.


D. Les transcriptions du projet TARR

[242]     Un certain nombre de transcriptions de témoignages des anciens au sujet de la tradition orale issues du projet TARR ont été présentées en preuve par les demandeurs et par l'Alberta. Les demandeurs n'ont déposé que 14 transcriptions (pièce 34) sur les 200 que compte le projet. Par conséquent, et afin de compléter d'une certaine façon le dossier, l'Alberta en a déposé 103 autres (pièce 35). Ce projet a été lancé au début des années 1970 et il s'est continué jusqu'au cours des années 1980. Il était géré par l'Association des Indiens de l'Alberta, qui, selon le témoignage du professeur Price, un des directeurs du projet, était [Traduction] « l'organisation clé des Indiens visés par des traités en Alberta » à cette époque (Transcription, 15 mai 2001, p. 1130). Le Dr Price a témoigné que le projet TARR était [Traduction] « surtout orienté vers un examen des traités en Alberta, afin de documenter la compréhension des Indiens au sujet de ces traités » (Transcription, 15 mai 2001, p. 1134).

[243]     Dans le cadre de ce projet, des chercheurs se sont rendus dans les communautés autochtones pour conduire des entrevues avec les anciens. Voici ce que dit le professeur Price à ce sujet :

[Traduction]

Une des préoccupations majeures à cette époque était le fait que beaucoup d'anciens avaient plus de 60, 70 ou même 80 ans, et ils désiraient enregistrer et préserver pour toujours leur compréhension du Traité. Il y avait ce désir très profond de documenter la compréhension des anciens au sujet du Traité, par le moyen d'entrevues enregistrées (Transcription, 15 mai 2001, p. 1137-1138).

...


On ne faisait pas seulement préserver leurs connaissances, mais on essayait aussi, d'une certaine façon, de comprendre réellement quels souvenirs ils avaient des événements du siècle dernier. Pourquoi avaient-ils signé les traités et ainsi de suite? Qu'est-ce qui était important pour eux? (Transcription, 15 mai 2001, p. 1139).

[244]     Les entrevues portaient sur des sujets très larges. Le professeur Price décrit les questions posées de la façon suivante :

[Traduction]

Il y avait la question de savoir qu'est-ce qu'on avait dit au sujet des terres dans le Traité? Qu'avait-on discuté au sujet de la chasse, de la pêche et de la trappe? Comment pouvait-on intégrer à l'ensemble les instituteurs dans les écoles?

Si l'on ne s'arrête qu'à un seul domaine, la chasse, la pêche, la trappe et la cueillette, comment ces modes ancestraux de subsistance -- comment étaient-ils préservés? Et il y avait aussi la question de, bien, à l'époque, y avait-il eu une transition vers un nouveau mode de vie qu'on aurait discuté lors des traités? Où a-t-on parlé des médicaments?

Et alors, vous savez, c'était là les questions principales.

Il s'agissait d'une décision majeure de la part des chefs du dernier - du XIXe siècle, puisqu'il s'agissait de partager leurs terres et d'obtenir certaines promesses en retour. Donc, vous savez, une grande partie portait principalement sur le contenu de ces promesses, pourquoi étaient-elles importantes? D'une certaine façon, pourquoi y a-t-il eu entente? (Transcription, 15 mai 2001, p. 1139-1140).

M. Lightning était du même avis, savoir que [Traduction] « les questions en cause portaient sur les droits issus de traités, bien sûr, dans la région du Traité 8, les titres pour les terres, la chasse, la pêche, la trappe, ce genre de chose » (Transcription, 16 mai 2001, p. 1189).


[245]     M. James Gordon Badger, un membre de la bande indienne de Sucker Creek et un arrière-petit-fils de Moostoos, un des sous-chefs ayant signé le Traité 8, a fait remarquer que les anciens possèdent des renseignements spécifiques, qui ne sont pas tous liés au Traité. Sur la question du choix des anciens qui ont contribué au projet TARR, M. Badger déclare ceci :

[Traduction]

Maintenant, il faut se rappeler que les anciens sont très respectés au -- bien, au Petit lac des Esclaves. Je sais que c'est le cas dans toutes les communautés. Ils sont aussi -- à cause d'eux, je crois, cette information, elle était très confidentielle, et aussi de -- je ne sais pas comment expliquer ceci -- il y a un certain respect accordé aux anciens qui ont ce genre d'information.

Il faut que vous compreniez que ce ne sont pas tous les anciens, je pense, qui participent. Il y a certains anciens qui ont certains devoirs, vous savez. Tout le monde ne connaît pas cette information. Ce n'est pas -- il y en a qui sont plus au courant des questions liées aux droits issus de traités, les récits, et ce n'est pas -- on ne peut dire que tout le monde est au courant (Transcription, 15 mai 2001, p. 1005).

[246]     Au fur et à mesure de l'avancement du projet, la formule des entrevues a changé. Le professeur Price fait état des difficultés initiales :

[Traduction]

Évidemment, nous ne voulions pas que les interviewers donnent les réponses aux personnes à qui ils posaient les questions.

Je dirais qu'au fil du temps, nous avons remarqué certains problèmes dans les premières entrevues du programme faites par des personnes qui étaient aussi des anciens.

....

Eh bien, nous avons remarqué que certaines des premières entrevues faites en 1972, par exemple, étaient - vous savez, nous avions certains anciens qui disaient, par exemple, eh bien, nous - nous voulons vous parler au sujet des promesses.

Maintenant, vous vous rappelez au sujet des soins hospitaliers, des soins médicaux et de toutes ces promesses. Ainsi, d'une certaine façon l'ancien à qui on posait la question se voyait fournir la réponse par l'interviewer.


Nous avons donc identifié un problème et, à la longue, nous avons pu - certainement dans mon souvenir à l'époque où j'étais le directeur, nous avons réussi à obtenir de façon élégante que ces personnes plus âgées se retirent du processus d'entrevues, puisqu'elles étaient souvent des chefs politiques membres du conseil ou autre chose, et nous avons utilisé des chercheurs plus jeunes qui pouvaient - qui peut-être avaient plus de respect pour les anciens d'une certaine façon et qui aussi - aussi pouvaient plus facilement poser des questions très ouvertes, faisant que l'interviewer - la personne à qui on posait les questions, l'ancien, pouvait réagir, partager ses connaissances et ajouter ses commentaires.

Nous avons fait un effort pour améliorer la qualité des entrevues au fil du temps et je crois que nous y sommes arrivés (Transcription, 15 mai 2001, p. 1141-1142).

Le professeur Price a décrit le processus d'entrevues de la façon suivante :

[Traduction]

Donc, les entrevues étaient comme - les interviewers qui posaient les questions avaient aussi une conversation avec les anciens, il ne s'agit donc pas du type d'entrevue où vous avez un questionnaire et bon, voilà, voici la question no 1, M. Willier, et voici la question no 2, et ainsi de suite.

C'était un genre de conversation où l'interviewer posant les questions devait réfléchir rapidement; bon, cet ancien a quelque chose à dire à ce sujet. Je vais donc aller un peu plus loin, si vous voyez ce que je veux dire. Ce n'était pas une sorte de questionnaire normalisé qu'on pouvait faire circuler et remplir, ou quelque chose comme ça (Transcription, 15 mai 2001, p. 1140).

[247]     M. Lightning a dit ceci au sujet du processus d'entrevues :

[Traduction]

Au départ, ceci - oui, on nous a d'abord donné des questionnaires à utiliser, mais cela n'a pas marché, puisqu'ils sont - d'une certaine façon, ils sont rigides, et il faut que vous soyez - ce que j'ai découvert c'est que nous devions être souples en parlant aux - particulièrement aux anciens.

Il faut, je crois que je peux dire ça, utiliser le bon sens, parce que certains des questionnaires utilisés n'avaient rien à voir avec les sujets dont nous devions parler.

Pour moi, c'était un guide à utiliser. Au début, je crois, lorsque j'ai commencé, j'ai utilisé le questionnaire, mais je me suis vite rendu compte que ça ne marcherait pas comme ça - les questions étaient formulées. À partir de ce moment, nous l'avons en fait utilisé comme un guide et nous avons posé des questions pertinentes aux sujets de discussions (Transcription, 16 mai 2001, p. 1189-1190).


[248]     L'Association indienne de l'Alberta a donné ses directives aux interviewers, surtout par l'entremise de son chef Harold Cardinal, mais aussi suite à des remue-méninges d'anciens. Comme M. Price l'a dit dans son témoignage :

[Traduction]

Pour l'essentiel, je recevais mes directives de Harold Cardinal quant aux personnes à rencontrer. Je suis convaincu que de son côté il demandait l'avis de certains chefs et de certains des leaders des diverses communautés - dans ces communautés quels étaient les gens qui avaient des connaissances? Ensuite, il nous transmettait l'information. (Transcription, 15 mai 2001, p. 1144-1145).

M. Lightning a déclaré partager ce point de vue (Transcription, 15 mai 2001, p. 1191).

[249]     Parmi les transcriptions produites dans le cadre de ce projet, après une nouvelle traduction des 13 transcriptions déposées par les demandeurs, il n'y en a que deux où il est question de taxes. La première entrevue avec M. Jean Marie Mustus a eu lieu le 19 novembre 1972. Dans la nouvelle traduction du cri à l'anglais de cette entrevue, faite par M. Lightning en 2001, M. Mustus déclare qu'il a reçu l'information suivante de son grand-père Moostoos, le sous-chef qui était présent aux négociations du Traité :

[Traduction]

Il m'a promis beaucoup de choses, une école, un hôpital et que nous paierions jamais rien pour les traitements médicaux et aussi que nous ne paierions jamais de taxes. Cette partie est correcte, puisque les femmes étaient admises au Traité ainsi que les enfants (pièce 34, onglet 2a).

[250]           Lors de la deuxième entrevue, en date du 26 mars 1975, les questions de l'interviewer, M. Lightning, et les réponses de M. Mustus ont été les suivantes :


[Traduction]

Richard Lightning :

Avez-vous entendu ce qui avait été promis en matière d'éducation et de soins médicaux pour les Indiens?

Jean Marie Mustus :

Nous ne payons pas pour les médicaments à l'hôpital. Je ne paie rien.

Richard Lightning :

Votre grand-père a-t-il jamais parlé de cette chose?

Jean Marie Mustus :

Il m'a dit que les frais d'hôpitaux n'avaient pas à être payés par les Indiens et aussi les taxes, y compris les taxes foncières. Ils ne les paient toujours pas, les enfants ne paient toujours pas pour leurs études et leurs soins hospitaliers. Les seules taxes que nous payons sont sur la nourriture, mais les Indiens ne devraient pas s'en faire à ce sujet puisque leurs femmes reçoivent des allocations familiales et les personnes âgées reçoivent leur pension (pièce 34, onglet 9a).

[251]     Au cours du procès, l'avocat des demandeurs a déposé des copies électroniques des entrevues sous forme de bandes et de disques compacts, qui contiennent les 13 entrevues déposées comme pièce 34. L'avocate du Canada a fait retraduire la deuxième entrevue par Mme L'Hirondelle, ce qui donne une interprétation un peu plus complète :

[Traduction]

Richard Lightning :

Vous a-t-il jamais parlé de promesses au sujet de l'éducation, des médicaments, ou de quelque chose comme ça?

M. Mustus :   

Les médicaments-c'est-à-dire les médicaments que l'on reçoit à l'hôpital, nous ne les payons pas, je n'ai jamais payé pour ça. Je n'ai moi-même rien payé de tel.

Richard Lightning :

Mais votre grand-père, vous a-t-il jamais parlé de ces choses?

M. Mustus :   


Oui, il m'en a parlé. Il y a deux autres choses à ce sujet. Et les terres - les terres. Une personne n'avait jamais rien à payer pour l'hôpital. « Et ce que l'on doit payer, disait-il, ne devrait pas être payé » . C'est la taxe. « Vous ne devriez pas non plus payer de taxes foncières » . Ils ne paient toujours rien à ce titre pour les terres. L'hôpital et l'école, ils ne doivent rien payer pour nos enfants lorsqu'ils y sont. Ils ne paient toujours pas pour ça, là où ils vont à l'école. Rien n'est dit à ce sujet, lorsqu'ils vont à l'école. Quant à la nourriture, et pour tout ce qu'on achète, lorsqu'il y a des frais additionnels - ou des taxes, que vous payez, c'est la même chose pour un Indien. Ils n'ont pas pensé à cela puisqu'ils sont Indiens, comme on leur donne. C'est-à-dire, leurs femmes reçoivent les allocations familiales. Ils reçoivent ces chèques souvent. « Quant aux Indiens qui ont besoin qu'on les aide » , a-t-il dit, « lorsqu'ils sont vieux ils reçoivent plus d'argent. Ceci est pris en compte » (pièce 98).

[252]     Les demandeurs ont cité M. Lightning à la barre en réponse, afin qu'il explique la différence entre sa traduction (pièce 9a) et celle de Mme L'Hirondelle (pièce 98). Voici ce qu'a déclaré M. Lightning à ce sujet :

[Traduction]

Q Maintenant, je veux vous demander quelque chose au sujet de la traduction des entrevues T.A.R.R. Lorsque vous avez traduit les entrevues T.A.R.R., comme vous l'avez décrit -- traduit et transcrit -- dans les années 1970, et à nouveau lorsque que vous avez refait la traduction le printemps dernier, quel était votre objectif? Que cherchiez-vous à réaliser?

R De transcrire l'information que j'avais obtenue de l'entrevue, de l'ancien, d'essayer de traduire l'information de la façon la plus précise qui pouvait être appréciée ou comprise clairement par un lecteur --

Q Il s'agit ici d'un lecteur anglophone?

R Un lecteur anglophone. Bien, vous avez probablement des lecteurs d'âges divers qui examinent cette information, alors vous -- il faut que vous essayez de transmettre l'information le plus correctement possible (Transcription, 1er novembre 2001, p. 5057).

Il s'explique plus longuement à ce sujet dans son témoignage :

[Traduction]

Q Comment avez-vous traité les répétitions dans votre traduction?

R Les répétitions -- eh bien vous pouvez avoir -- vous pouvez faire une traduction littérale, et vous aurez -- et vous pouvez faire une traduction contextuelle. Si vous faites une traduction littérale, vous allez vous retrouver avec beaucoup de mots qui ne véhiculent pas de sens. C'est simplement répéter ce que -- au sujet de la répétition.


Pour ma part, si j'ai assisté à l'entrevue et que je la transcris, s'il y a beaucoup de répétitions cela n'ajoute rien à ce qui est dit.

De cette façon, j'essaie tout simplement de -- j'écrivais ce qui selon moi pouvait se lire clairement et précisément, sans utiliser des mots répétitifs qui ne veulent rien dire (Transcription, 1er novembre 2001, p. 5059-5060).

E. La recevabilité des transcriptions du projet TARR

[253]     Dans leur argumentaire, les demandeurs soutiennent que les transcriptions TARR sont recevables en qualité de documents anciens fiables, et que, par conséquent, ils sont recevables en preuve à titre d'exception à la règle du ouï-dire, qui s'énonce comme suit :

[Traduction]

Les déclarations écrites ou verbales ou autres formes de communication hors du cadre d'un témoignage à l'audience dans laquelle elles sont présentées sont irrecevables si elles sont présentées comme preuve de leur véracité ou comme preuve d'une assertion qui y est implicite (Sopinka et al, The Law of Evidence in Canada, 2e éd., 173).

[254]     En réponse, le Canada conteste la recevabilité des transcriptions du projet TARR au motif qu'elles ne sont pas par elles-mêmes la preuve d'autre chose que de la traduction faite par une personne donnée d'une langue autochtone en anglais. Je ne partage pas cet avis.


[255]     Selon le modèle traditionnel anglo-canadien de preuve, il est vrai de dire que ces transcriptions sont du ouï-dire, puisque ces déclarations faites à l'extérieur du tribunal proviennent des anciens ayant donné des entrevues dans le cadre du projet TARR et qu'elles sont présentées comme preuve de la véracité de leur contenu, savoir ce qu'on aurait dit au cours des négociations du Traité 8.

[256]     Au vu de la déclaration du juge en chef McLachlin dans l'arrêt Mitchell, que j'ai citée au début de la présente Section, la question consiste à savoir si l'une ou l'autre des transcriptions TARR est utile, raisonnablement fiable, et si tout préjudice potentiel ne l'emporte pas sur sa valeur probante.

[257]     La preuve de la tradition orale est le plus souvent donnée sous forme d'un témoignage au procès. Ceci tient compte de la façon unique par laquelle les autochtones conservent leur histoire, qui est transmise oralement d'une génération à l'autre et conservée par les anciens.

[258]     En l'instance, les transcriptions TARR sont une variante de cette méthode. Sur le fond, elles sont un hybride des méthodes autochtones et anglo-canadiennes d'enregistrement de l'histoire. Les anciens qui ont été interrogés par les interviewers du projet TARR détenaient la tradition orale, de la même façon que les anciens autochtones l'ont fait depuis toujours. Par contre, lorsque que le projet TARR a enregistré leurs histoires et leurs traditions orales, il en a modifié la forme pour en faire un compte rendu écrit selon les méthodes d'enregistrement anglo-canadiennes, qui impliquent des bandes, de la transcription, de la rédaction et de la publication.


[259]     Les transcriptions du projet TARR ont été réalisées dans un contexte où il y avait une préoccupation réelle de déperdition par rapport à l'histoire orale et à la preuve de la tradition. La culture autochtone est en voie de changement et elle a déjà changé. Comme le professeur Price l'indique dans la citation qui précède, on peut s'inquiéter du fait que les anciens disparaissent sans transmettre la tradition orale. Selon moi, en utilisant l'approche souple prévue dans l'arrêt Mitchell, ce fait doit être pris en compte lorsqu'on doit déterminer leur recevabilité.

[260]     Selon moi, les transcriptions du projet TARR sont clairement utiles, au sens donné à ce mot dans l'arrêt Mitchell. Les transcriptions ont été recueillies dans le but précis d'enregistrer les souvenirs des anciens au sujet des négociations du Traité. Étant donné que le litige en l'instance porte justement sur ces négociations, les transcriptions du projet TARR tendent certainement à démontrer un fait pertinent au litige, savoir s'il y a eu ou non une promesse d'exemption fiscale faite au moment de la négociation du Traité. Plus particulièrement, dans le droit fil de l'arrêt Mitchell, ces comptes rendus présentent le point de vue des autochtones au sujet des droits revendiqués. Ils constituent un compte rendu des négociations du point de vue autochtone, et ils reflètent ce que les autochtones ont compris quant aux promesses qu'on leur a faites dans le cadre du Traité 8.


[261]     Bien que les transcriptions du projet TARR ne constituent pas des témoignages comme ceux qui seraient normalement fournis au procès par des personnes vivantes, il est important de comprendre les difficultés que les demandeurs autochtones rencontrent et d'en tenir compte. Les événements en cause se sont produits il y a maintenant plus de cent ans et tous les témoins sont disparus. Toutefois, certains des témoins aux négociations du Traité, ainsi que certaines personnes à qui ils ont parlé, ont pu raconter leurs histoires aux interviewers du projet TARR et, par conséquent, les faire préserver sous forme écrite. Ceci ressemble de bien des façons au Rapport des commissaires et aux autres documents historiques déposés en preuve. En l'instance, étant donné la nature de la tradition orale autochtone, la version des autochtones n'a pas été consignée dans un écrit à l'époque du Traité et ce n'est que beaucoup plus tard qu'on a réalisé l'importance de tels documents écrits.

[262]     Étant donné que les anciens dont les déclarations ont été recueillies dans le cadre du projet TARR sont maintenant décédés et que personne ne peut mettre en cause la véracité du contenu des transcriptions, il y a des préoccupations quant à la fiabilité des déclarations ainsi enregistrées.


[263]     Dans l'arrêt Delgamuukw, la Cour suprême du Canada traite d'une situation semblable à celle que nous connaissons par rapport aux transcriptions du projet TARR. Dans cette affaire, les chefs avaient déposé des affidavits territoriaux en preuve de leurs revendications territoriales : « Ces affidavits étaient des déclarations concernant les terres de chaque maison Gitksan et Wet'suwet'en et, au procès, ils ont été déposés pour établir le droit de propriété de chaque maison sur son territoire spécifique » (paragraphe 102). Comme le juge en chef Lamer le reconnaît, aux paragraphes 103 à 106 :

Les affidavits reposent en très grande partie sur des déclarations faites par des personnes décédées relativement à l'utilisation des terres ou à leurs propriétaires, une forme de récits oraux. Toutefois, ces déclarations constituent une sorte de ouï-dire, et les appelants ont par conséquent plaidé que les affidavits devraient être admis sur le fondement de l'exception à la règle du ouï-dire relative à la réputation ou à la commune renommée. Bien qu'il ait reconnu, à la p. 438, que les affidavits territoriaux étaient [traduction] « la meilleure preuve [que les appelants] pouvaient produire sur la question des limites internes » , le juge de première instance a conclu que cette exception ne s'appliquait pas et il a refusé d'admettre les déclarations contenues dans les affidavits.

Je suis préoccupé par les motifs particuliers invoqués par le juge de première instance pour refuser d'appliquer l'exception fondée sur la commune renommée. Il s'est demandé dans quelle mesure les déclarations exprimaient la commune renommée, étant donné qu'elles se confinaient largement aux communautés des appelants. Le juge de première instance a affirmé que les groupes autochtones voisins dont les revendications territoriales entraient en conflit avec celles des appelants, de même que les non-autochtones susceptibles d'avoir un intérêt juridique dans le territoire revendiqué, n'étaient absolument pas au courant du contenu du fait de commune renommée allégué. En outre, le juge de première instance a raisonné que, comme le contenu des affidavits était contesté, sa fiabilité était douteuse. Finalement, le juge de première instance a mis en doute, à la p. 441, [traduction] « l'indépendance et l'objectivité » de l'information contenue dans les affidavits, parce que les appelants et leurs ancêtres (à la p. 440) « discutent activement de revendications territoriales depuis de nombreuses années » .

Bien qu'il ait dit regretter en arriver à cette conclusion, le juge de première instance s'est senti tenu d'appliquer les règles de preuve parce qu'il ne lui semblait pas (à la p. 442) [traduction] « que la Cour suprême du Canada ait décidé que les règles de preuve ordinaires ne s'appliquent pas dans ce genre d'affaires » . Cependant, le juge de première instance a tiré cette conclusion avant le prononcé de l'arrêt Van der Peet, où j'ai statué que les règles de preuve ordinaires doivent être abordées et adaptées en tenant compte des difficultés de preuve inhérentes à l'examen des revendications autochtones.


Bon nombre des motifs invoqués par le juge de première instance pour écarter la preuve contenue dans les affidavits territoriaux sont problématiques parce qu'ils vont à l'encontre de ce principe fondamental. Par exemple, l'exigence qu'un fait de commune renommée soit connu dans la communauté en général ne tient pas compte du fait que, comme l'a souligné la Commission royale sur les peuples autochtones, les récits oraux sont généralement associés à des lieux précis et font allusion à des familles et à des collectivités précises, et peuvent, par conséquent, ne pas être connus à l'extérieur de cette collectivité, même par d'autres nations autochtones. Écarter les affidavits territoriaux parce que les revendications auxquelles ils se rapportent sont contestées ne tient pas compte du fait que les revendications de droits ancestraux, et de titre aborigène en particulier, sont presque toujours contestées. De fait, si ces revendications ne soulevaient aucune controverse, il ne serait pas nécessaire de s'adresser aux tribunaux pour les faire trancher. Jeter le doute sur la fiabilité des affidavits territoriaux parce que les revendications territoriales ont été discutées activement pendant de nombreuses années ne tient pas compte non plus du contexte des revendications autochtones et ce, de deux façons. Premièrement, si ces revendications sont discutées depuis si longtemps, c'est en raison du refus constant de la Colombie-Britannique, jusqu'à une date relativement récente, de reconnaître l'existence du titre aborigène dans la province, refus qui était dans une large mesure une conséquence directe de l'arrêt Calder, précité, de notre Cour. Il serait pour le moins abusif d'utiliser le refus de la province de reconnaître les droits de ses habitants autochtones comme motif pour écarter la preuve qui pourrait établir l'existence de ces droits. Deuxièmement, ce motif d'exclusion place les revendicateurs autochtones -- qui appartiennent à des sociétés préservant leur passé au moyen de récits oraux -- devant un grave dilemme. Pour qu'un récit oral d'une communauté équivaille à une forme de commune renommée et soit admissible en cour, il doit se perpétuer dans les discussions des membres de cette communauté; ces discussions sont le fondement même de cette commune renommée. Toutefois, si ces récits font l'objet de trop de discussions, à une période trop rapprochée d'un litige, ils risquent d'être écartés parce qu'ils sont suspects, et ils peuvent ainsi être jugés inadmissibles. Cela pourrait avoir pour effet qu'une société possédant une telle tradition orale ne pourrait jamais faire la preuve d'une revendication historique en utilisant un récit oral en cour. [je souligne]

Il faut souligner que ces affidavits ont été jugés recevables, nonobstant le fait qu'il y avait vraisemblablement d'autres anciens encore vivants dans les communautés autochtones en cause.


[264]     Bien qu'en l'instance les transcriptions du projet TARR ne soient pas des affidavits souscrits sous serment, nous devons néanmoins tenir compte de la nature spéciale des revendications autochtones et des difficultés inhérentes dans une société où l'histoire est transmise oralement. De plus, il faut aussi tenir compte du fait qu'il y a très peu de gens encore vivants pouvant produire une preuve de tradition orale. Je crois que je peux prendre connaissance judiciaire du fait qu'une grande partie de l'héritage autochtone a été perdu suite à la scolarisation des autochtones dans des pensionnats et, donc, il semble qu'en l'instance les demandeurs se feraient imposer un fardeau presque impossible à rencontrer s'ils devaient présenter une preuve de ce qui s'est produit il y a cent ans sans avoir recours aux transcriptions du projet TARR à titre de preuve utile.

[265]     On a beaucoup discuté de la fiabilité des transcriptions du projet TARR. Dans un effort pour mettre en cause la fiabilité de ces transcriptions, le Canada a présenté les arguments suivants :

1. Étant donné que les versions électroniques des entrevues des anciens sont la propriété de l'Association des Indiens de l'Alberta et qu'elles ne sont pas disponibles comme archives publiques, le Canada souffre un préjudice dans le cadre du procès en cette affaire puisqu'il ne peut pas faire une recherche et une évaluation indépendantes de la fiabilité du produit de ce projet.

2. Comme les versions électroniques et les nouvelles traductions des 13 transcriptions sur lesquelles s'appuient les demandeurs n'ont été produites qu'au procès, le Canada souffre un préjudice en ce qu'il n'a pas eu le temps de les faire traduire à nouveau pour confirmer la fiabilité de la nouvelle traduction présentée par les demandeurs.

3. Le Canada souffre un préjudice du fait que les traducteurs autochtones compétents refusent de lui fournir leurs services.

4. Au vu d'une analyse d'expert portant sur les copies électroniques déposées, qui fait ressortir beaucoup de signaux éphémères associés avec des arrêts et des mises en marche, il y a un doute quant à savoir si les copies en cause contiennent toute la conversation entre l'interviewer et la personne accordant l'entrevue et, par conséquent, un doute quant à leur fiabilité.

5. Les entrevues ont été conduites par une organisation politique dans un climat politique et, comme elles n'ont été soumises à aucun critère objectif d'exactitude ou de fiabilité, on peut les mettre en doute.


[266]     L'Alberta soutient que le projet TARR constitue une forme peu fiable d'histoire orale : les personnes qui ont réalisé les entrevues n'avaient aucune formation appropriée dans les techniques d'entrevue; le projet avait un fondement politique et les interviewers étaient des Indiens du Traité 8 ou du Traité 6 et non des personnes indépendantes; dans certains cas, des anciens ont été interrogés par d'autres anciens; et enfin, les nouvelles traductions des 13 entrevues déposées par les demandeurs démontrent que les traductions d'origine n'étaient pas complètement exactes.

[267]     On peut répondre aux objections soulevées par le Canada et l'Alberta par une conclusion quant à la pertinence. Je conclus que la seule transcription du projet TARR qui est pertinente dans le cadre de la revendication de demandeurs qui porte sur la promesse d'exemption fiscale est celle de M. Jean Marie Mustus.

[268]     M. Mustus a d'abord accordé une entrevue en 1972, et une autre en 1975. Bien que M. Lightning n'a pas réalisé ou transcrit la première entrevue, il a assumé ces deux tâches lors de la deuxième. De plus, il a fait une nouvelle traduction des deux entrevues en vue du procès, que l'on trouve à la pièce 34, onglets 2a et 9a. Comme je l'ai déjà mentionné, nonobstant des problèmes au départ pour trouver un traducteur cri qui acceptait de travailler pour le gouvernement, le Canada a pu obtenir de Mme L'Hirondelle une nouvelle traduction de la pièce 34, onglet 9a.


[269]     Au procès, M. Lightning a témoigné à deux occasions et il a été contre-interrogé au sujet de la fiabilité de son travail. J'ai constaté qu'il était très crédible et capable en sa qualité de traducteur à partir du cri; il a expliqué correctement et avec soin comment il avait réalisé les entrevues et utilisé l'équipement d'enregistrement. Je n'ai aucune réserve au sujet de son professionnalisme, son honnêteté et son indépendance dans la prise et la transcription des entrevues en cause.

[270]     Je considère que M. Lightning est crédible lorsqu'il explique la différence entre sa nouvelle traduction de l'entrevue de 1975 de M. Mustus et celle de Mme L'Hirondelle. Témoignant en réponse, M. Lightning a expliqué que la traduction de Mme L'Hirondelle était littérale alors que la sienne était contextuelle. M. Lightning a expliqué qu'en transcrivant une entrevue, son objectif était de le faire de la façon la plus concise possible afin que son contenu puisse être compris par un lecteur anglophone; la présence lors d'une entrevue est importante lorsqu'il s'agit de transcrire les gestes de la main, le ton de la voix et la répétition, lorsqu'elle est importante pour marquer l'insistance sur un point; de plus, les anciens utilisent souvent des répétitions qui n'ajoutent rien au contenu de leur discours.


[271]     L'objectif de M. Lightning était de documenter l'histoire orale, ce qu'on ne fait pas en utilisant les normes de la transcription judiciaire. Il n'y a aucun doute qu'en utilisant cette approche contextuelle, il faut, pour qu'une déclaration précise soit considérée être fiable, par exemple celle portant sur la promesse en matière de taxes, qu'elle ait été enregistrée de façon exacte. En fait, en comparant la nouvelle traduction de M. Lightning, qui se trouve à la pièce 34, onglet 9a, avec celle qui a été faite par la suite par Mme L'Hirondelle, il est clair que chacun d'eux a enregistré de la même façon la mention des taxes.

[272]     Toutefois, je répondrai à la préoccupation du Canada en ne retenant que la traduction de Mme L'Hirondelle à titre de preuve recevable et fiable de l'histoire orale transmise par M. Mustus.

F. Les avis d'experts au sujet du poids à accorder à la preuve de tradition orale

[273]     Le Canada et l'Alberta soutiennent qu'il n'y a pas de preuve suffisante pour démontrer, au vu de la prépondérance des probabilités, que les commissaires auraient fait une promesse d'exemption fiscale. Me fondant sur la preuve que les commissaires n'avaient pas l'intention de faire une telle promesse au vu des termes qu'ils ont utilisés, j'ai conclu qu'en fait, une telle promesse n'avait pas été faite. Selon moi, toutefois, il faut maintenant se poser la question de fait suivante : en 1899, les autochtones ont-ils cru qu'on leur avait promis une exemption fiscale?

[274]     Comme c'était le cas pour la promesse d'exemption fiscale, je conclus que la croyance qu'une promesse d'exemption fiscale aurait été faite doit aussi être prouvée au vu de la prépondérance des probabilités.


[275]     Il est clair que la preuve la plus convaincante au sujet de la croyance autochtone est la preuve de la tradition orale. Le Canada et l'Alberta soutiennent tous deux qu'au vu de la prépondérance des probabilités, cette preuve ne démontre même pas ce fait.

[276]     Personne n'a suggéré qu'en l'instance M. Willier, Mme Randhile, M. Paulette et, à titre posthume, M. Mustus, qui ont tous produit une preuve de tradition orale, ne disaient pas la vérité. C'est-à-dire que je n'ai aucun motif de ne pas accepter qu'ils croyaient vraiment que ce qu'ils ont dit est vrai. Par conséquent, leur crédibilité n'est pas en cause. Par contre, on suggère très directement que leur état d'esprit, savoir la croyance qu'une promesse d'exemption fiscale avait été faite, vient d'une source autre que les racines de l'histoire orale, c'est-à-dire les témoins à la promesse. Par conséquent, l'exactitude de leur preuve est certainement mise en cause.

[277]     Le Canada et l'Alberta n'acceptent pas l'exactitude de la preuve de tradition orale. Dans leur contestation de cette preuve, chacun a fait un choix stratégique. Au cours du procès, le Canada et l'Alberta n'ont pas contesté les croyances de façon significative lors du contre-interrogatoire de M. Willier, de Mme Randhile ou de M. Paulette, non plus que de n'importe lequel des autres témoins autochtones qui ont parlé de la tradition orale.


[278]     Les demandeurs critiquent ce fait, mais, comme le fait remarquer l'Alberta, s'il y a une contestation de la crédibilité d'un témoin en droit, il faut lui donner un avis au préalable et, ceci étant fait, rien n'exige que cette contestation se fasse en contre-interrogatoire (voir : DeGeer c. Canada, 2001 CAF 152). Personne ne conteste en l'instance qu'on ait donné cet avis et, même si la contestation porte sur l'exactitude de la preuve de la tradition orale et non sur la crédibilité des témoins qui la transmettent, le même principe s'applique.

[279]     Plutôt que de contester en contre-interrogatoire, le Canada et l'Alberta se sont appuyés sur leurs propres preuves au procès, y compris la preuve d'experts, pour essayer de réfuter l'exactitude de la preuve de tradition orale ou pour en diminuer le poids.

1. L'avis du Dr von Gernet

[280]     L'avis du Dr von Gernet est déposé par l'Alberta afin de réduire le poids que l'on peut donner à la preuve de la tradition orale. Dans son avis, le Dr von Gernet s'attache surtout à contester l'avis de Mme Aasen voulant que la preuve appuie la conclusion que les commissaires auraient promis une exemption fiscale.


[281]     Suite à son évaluation de la preuve de tradition orale présentée au procès, Mme Aasen a déclaré qu'à son avis, les commissaires avaient fait une promesse d'exemption fiscale. Étant donné que cet avis se fonde sur l'hypothèse que les commissaires avaient l'intention de faire cette promesse et que j'ai conclu que ce fait n'était pas démontré, je ne peux lui donner aucun poids. Par conséquent, il n'est pas nécessaire que je m'arrête à la critique directe que le Dr von Gernet fait de l'avis de Mme Aasen. Toutefois, le Dr von Gernet soulève d'autres questions importantes qui doivent être discutées.

[282]     Le Dr von Gernet est très critique vis-à-vis la question de la preuve de la tradition orale. Les passages suivants de son rapport font ressortir la norme qu'il voudrait voir appliquer à l'évaluation de la preuve de la tradition orale :

[Traduction]

Selon moi, l'approche la plus utile consiste à reconnaître la légitimité de l'image de soi et à accepter qu'il faut respecter les croyances des gens au sujet de leur passé et accorder à ces croyances une vraie valeur historique. En même temps, cette approche suppose l'existence d'un vrai passé qui ne dépend pas des croyances actuelles à son sujet, et que des renseignements valables au sujet de ce passé peuvent être obtenus de diverses sources, y compris les récits oraux et les traditions orales. Elle reconnaît que les chercheurs non autochtones et autochtones peuvent être partiaux, qu'on peut inventer diverses versions du passé ou les utiliser à des fins politiques, et que la réalisation d'une histoire qui serait complètement objective est un idéal impossible à atteindre. Toutefois, elle postule que le passé impose ses propres limites à la façon dont les interprètes modernes peuvent le manipuler à diverses fins. Bien qu'on ne puisse ressusciter le passé dans son intégralité, ceci doit demeurer notre objectif. Sans qu'on puisse lui donner le statut privilégié d'une « vérité » universelle, cette reconstitution aura l'avantage d'être rigoureuse. L'approche en cause rejette l'idée à la mode qui veut que comme les documents oraux autochtones ne sont pas d'origine occidentale, on ne peut les évaluer avec les méthodes occidentales et donc qu'ils échappent au genre d'examen auquel on soumet les autres formes de preuve. En définitive, cette perspective illustre la croyance de l'anthropologue fort respecté Bruce Trigger : les erreurs du passé ne seront pas rachetées en abandonnant toute norme scientifique dans l'étude historique des relations entre les autochtones et les non-autochtones. Ceux qui récupèrent les récits oraux et les traditions orales pour les présenter en preuve d'événements passés doivent franchir un écueil important--comment convaincre un sceptique que des documents créés dans le présent contiennent des renseignements exacts au sujet du passé (p. 6).

...


En d'autres mots, la valeur de l'histoire communiquée oralement ne réside pas toujours dans sa correspondance aux faits. Ce que les gens croient être vrai est tout aussi important que ce qui s'est réellement produit, puisqu'on peut en tirer des perspectives intéressantes au sujet de la signification de l'histoire. Même des comptes rendus erronés, peu judicieux ou délibérément trompeurs peuvent, par leurs erreurs mêmes, susciter la compréhension. De plus, il est important de comprendre pourquoi dans le passé les gens ont agi comme ils l'ont fait. Comme les gens agissent généralement selon leurs croyances, les chercheurs doivent essayer de comprendre chaque culture selon ses propres paramètres et de concevoir la façon dont les membres de ces cultures l'imaginent. Néanmoins, lorsqu'il s'agit de rechercher des faits historiques dans le cadre de litiges autochtones, il est important pour le moins d'essayer de distinguer entre ce que les gens croient s'être produit et ce qui peut réellement s'être produit au vu de la preuve globale (p. 9-10).

...

La question n'est donc peut-être pas tellement de savoir si un document oral relate de façon exacte le passé, mais bien s'il est corroboré par une preuve indépendante. D'aucuns ont suggéré qu'on établisse une distinction entre la fiabilité et la validité, la fiabilité portant sur la cohérence interne alors que la validité porterait sur le degré de conformité entre le récit oral et d'autres sources primaires, comme les documents écrits ou la preuve archéologique. Quelle que soit la façon dont nous formulons la question, les débats au sujet de l'aspect factuel, de l'historicité, de l'exactitude, de la fiabilité ou de la validité des documents oraux reflètent la tension entre l'objectivité historique et le postmodernisme, soulignent les points de vue divergents quant à savoir si de tels documents portent sur le passé ou sur le présent, et opposent quelquefois les membres de diverses écoles de pensée. En d'autres mots, les multiples opinions constituent un continuum (p. 11).

...

La mémoire est toujours sélective et sa structure est liée à la perception, celle-ci étant elle-même enracinée dans la culture et les relations sociales. Il est devenu clair que les souvenirs sont des reconstitutions colorées par les événements postérieurs et que les êtres humains reformulent, omettent, déforment, combinent et réorganisent les détails de leur passé. Au fur et à mesure que les gens modifient leur façon de voir le monde, ils font une mise à jour automatique de leurs souvenirs qui reflètent leurs nouvelles idées. De nouveaux intrants nous forcent à des réexamens et les lacunes sont comblées de façon inconsciente par des suppositions quant à ce qui aurait pu se produire. De cette façon, les faits dont nous nous souvenons sont augmentés de faits construits pour produire une version du passé. ...Il n'y a toutefois rien d'inhérent à la tradition orale qui encouragerait la transmission exacte de l'information, non plus qu'aucune preuve permettant de dire que les autochtones ont reçu en don une immunité génétique ou culturelle par rapport aux oublis qui sont le lot commun du reste de la race humaine. ...Toute la preuve indique que les autochtones, comme tous les êtres humains, sont victimes du phénomène bien connu des chercheurs dans le domaine de la mémoire : l'interférence rétroactive (p. 13-14).

...


Il est clair que pour beaucoup d'autochtones, la préservation de l'histoire n'implique pas seulement la transmission orale de l'information d'une personne à une autre, mais aussi un processus qui consiste à fixer les documents oraux par écrit afin de pouvoir les utiliser pour promouvoir des visions différentes du passé dans le discours politique contemporain et dans les salles d'audience de la nation. Une fois que les traditions ont été transformées en documents écrits présentés en preuve, il n'existe aucun impératif voulant qu'on ne devrait pas les soumettre au même type d'examen qui est utilisé couramment dans l'étude de n'importe quel autre document.... Une fois que les traditions orales sont présentées comme preuve à l'appui d'une reconstitution de ce qui se serait vraiment produit dans le passé, le fait de ne pas les soumettre à une analyse rigoureuse ne peut que mener à la pratique inacceptable de deux poids, deux mesures (p. 21-22). [je souligne]

[283]     Je me range à l'avis du Dr von Gernet voulant que la mémoire de tous les témoins ne reflète pas nécessairement exactement ce qui a été vu ou entendu. Je conviens aussi qu'il ne devrait pas y avoir deux poids, deux mesures dans l'appréciation de la preuve de la tradition orale; savoir qu'en suivant le concept mentionné dans l'arrêt Mitchell, la preuve de la tradition orale doit être placée sur un pied d'égalité avec les autres formes de preuve.

[284]     Toutefois, je veux rappeler qu'au cours d'un procès les témoins ne doivent pas être jugés avec scepticisme, mais plutôt par une personne prête à croire qu'ils disent la vérité et à conserver cette croyance jusqu'à ce qu'il y ait un motif clair et important de ne pas le faire. Ce principe juridique est énoncé dans l'arrêt Maldonado c. Ministre de l'Emploi et de l'Immigration [1980] 2 C.F. 302, au paragraphe 5 :

J'estime que la Commission a agi arbitrairement en mettant en doute, sans justes motifs, la véracité des déclarations sous serment du requérant susmentionnées. Quand un requérant jure que certaines allégations sont vraies, cela crée une présomption qu'elles le sont, à moins qu'il n'existe des raisons d'en douter. En l'espèce, je ne vois aucune raison valable pour la Commission de douter de la sincérité des allégations susmentionnées du requérant.


[285]     Par conséquent, je conclus que si l'on juge qu'un autochtone est qualifié pour présenter une preuve de la tradition orale, cette personne peut s'attendre à ce qu'on accorde du poids à sa preuve, à moins qu'il n'existe des raisons de ne pas le faire. En l'instance, cette conclusion s'applique à M. Willier, Mme Randhile, M. Paulette et M. Mustus.

[286]     Le Dr von Gernet a une opinion très négative au sujet du projet TARR :

[Traduction]

Il faut souligner que le projet T.A.R.R. était l'un des pires projets de son genre en Amérique du Nord et qu'il constitue un exemple idéal de la façon dont on ne devrait pas conduire un programme d'entrevues avec les anciens. Dans une admission qui en dit long, les organisateurs déclarent négligemment que les méthodes rigoureuses et l'approche critique préconisées dans un ouvrage connu sur les traditions orales « pourraient ne même pas s'appliquer à nos entrevues » . Les interviewers n'avaient aucune formation, ils étaient incompétents et, dans certains cas, ils ont fait montre d'une partialité extraordinaire. (p. 28)


[287]     La norme rigoureuse de conduite d'entrevues préconisée par le Dr von Gernet, qui est le fondement de sa critique du projet TARR, se trouve dans son ouvrage « Guide d'enregistrement des histoires orales et des traditions orales autochtones » préparé pour le ministère des Affaires indiennes et du Nord canadien (pièce 102b)). Par exemple, le Dr von Gernet soutient qu'en recueillant la preuve de la tradition orale chez les anciens dans le cadre d'une recherche spécifique sur les autochtones, il faut, afin d'assurer l'objectivité du processus : qu'on accorde le contrat pour la conduite des entrevues à un « indépendant de l'extérieur » (p. 13); que l'indépendant ne soit pas au courant des documents écrits ou des prises de position juridiques ou politiques déjà prises à l'égard de l'objet de la recherche (p. 14); que les avis aux anciens qui pourraient faire l'objet d'une entrevue ne précisent pas l'objet de la recherche, savoir d'enquêter sur une revendication autochtone (p. 16); et que les anciens qui accordent des entrevues donnent leur consentement à leur enregistrement à des fins de diffusion publique et de recherche (p. 18 et 30).

[288]     Au vu de la preuve présentée dans ce procès, tout ce que je peux dire c'est qu'il serait peu réaliste d'imaginer qu'on puisse suivre les prescriptions du Dr von Gernet. Au vu de la preuve de M. Lightning au sujet de son approche teintée de délicatesse et de respect dans la conduite des entrevues des anciens autochtones pour obtenir leurs connaissances approfondies sur une question aussi délicate que les promesses des traités, il y a lieu d'adopter une approche très personnelle et familière plutôt que l'approche clinique normalement utilisée dans les recherches universitaires. Les réalités liées à la vie, aux croyances et aux valeurs des autochtones dictent les circonstances dans lesquelles cette information sera divulguée et, selon moi, il faut tenir compte de ce fait dans son évaluation.


[289]     De toute façon, étant donné que la seule transcription que j'accepte comme pertinente est celle de M. Mustus, que le projet TARR ait rencontré ou non les normes fixées par le Dr von Gernet, il y a lieu d'examiner cette transcription selon ses mérites propres. J'ai déjà conclu qu'elle était utile et fiable et je vais conclure plus tard quant au poids à lui donner.

2. L'avis de Mme Aasen

[290]     Mme Aasen a présenté une preuve dont l'objectif est d'être utile dans la détermination du poids à donner aux quatre relations de la tradition orale qui sont en cause.

[291]     Mme Aasen a témoigné que son expérience lui indique qu'une relation de la tradition orale doit contenir certaines caractéristiques qu'elle a qualifiées d' « indicateurs » . Ceci veut dire que l'expertise d'un ancien en matière de transmission de la tradition orale est confirmée par la présence de certaines caractéristiques que l'on trouve dans le corps du récit et qui, si elles sont présentes, permettent qu'on accorde du poids au récit et, par conséquent, à sa valeur pour faire la preuve des faits relatés.

[292]     Selon Mme Aasen, si le compte rendu d'un ancien contient la combinaison suivante : l'affirmation qu'il détient l'histoire, la confirmation que son contenu a été reconnu publiquement, une appréhension des limites de son expertise, le respect de la vérité et la confiance, l'attribution appropriée des sources et la richesse des détails, on peut y accorder un poids en conséquence (Aasen, p. 5 à 10).


[293]     Dans son rapport, le Dr von Gernet critique vertement l'utilisation de la notion « d'indicateurs » par Mme Aasen, déclarant ceci :

[Traduction]

Selon le rapport Asch et Aasen, l'expertise d'un ancien pour transmettre la tradition orale est « confirmée » par divers facteurs : 1) l'affirmation qu'ils détiennent l'histoire, 2) une reconnaissance publique des connaissances, 3) une appréhension des limites de l'expertise, 4) la véracité et la confiance, 5) l'attribution des sources, et 6) la richesse des détails. Toutefois, les chercheurs n'apportent aucune preuve solide portant que les Cris ou les Déné auraient toujours systématiquement utilisé ces six facteurs dans le cadre d'un effort formel pour préserver l'intégrité des traditions qui sont données comme contenant de l'information au sujet du Traité 8. Au lieu de décrire en détail les institutions ou mécanismes culturels par lesquels ces groupes autochtones assuraient la transmission à court ou à long terme de la mémoire collective des événements historiques, les chercheurs affirment en passant « qu'ils sont arrivés à une compréhension » du fait que les critères étaient « culturellement appropriés » . (p. 24)

Je conclus qu'en présentant cette critique, le Dr von Gernet n'accorde pas le crédit voulu à l'expertise unique de Mme Aasen. Mme Aasen a fait une évaluation professionnelle de plusieurs déclarations de tradition orale et j'accepte son avis quant au fait qu'on doit s'attendre à la présence « d'indicateurs » dans les déclarations de personnes présentant une preuve de la tradition orale, et que leur présence indique que ces déclarations peuvent être sérieusement prises en compte comme preuve de la tradition orale.

G. Conclusions au sujet du poids à donner à la preuve


[294]     Plutôt que de contester la preuve de la tradition orale en contre-interrogatoire, le Canada et l'Alberta s'appuient sur leur propre preuve pour en diminuer le poids. En particulier, l'Alberta s'appuie sur la preuve du Dr von Gernet que je viens de citer. Pour que les préoccupations générales du Dr von Gernet au sujet de l'exactitude de la preuve de la tradition orale viennent réduire le poids à donner à celle qui a été présentée en l'instance, je conclus que ces préoccupations doivent être spécifiques à une personne qui a présenté cette preuve. Ceci veut dire qu'il faut prouver d'une manière ou d'une autre qu'un témoin parlant de la tradition orale ne l'a pas relatée de façon exacte. Je conclus qu'on n'y est pas arrivé.

[295]     Au procès, Mme Aasen a identifié les critères culturels appropriés, précités, comme « indicateurs » (Transcription, 6 juin 2001, 2298), et elle a identifié dans sa preuve les endroits où l'on trouve ces indicateurs dans la transcription des témoignages de Mme Randhile et de M. Willier au procès (pièce 63), ainsi que dans la transcription de la déclaration de M. Mustus (pièce 34, onglet 9a). Selon mes calculs, Mme Aasen a trouvé plusieurs exemples de tous les indicateurs dans la preuve de Mme Randhile, à l'exception de la richesse des détails; tous les indicateurs dans la preuve de M. Willier, y compris plusieurs endroits où il identifie ses sources, à l'exception d'une preuve de reconnaissance publique; et tous les indicateurs dans la transcription de M. Mustus, à l'exception de la reconnaissance publique et de l'indicateur de véracité et de confiance.

[296]     M'appuyant sur l'avis d'expert de Mme Aasen, je conclus que les déclarations qu'elle a analysées ont du poids.


[297]     L'Alberta soutient que, comme les demandeurs ont produit fort peu de preuves d'histoire orale, savoir seulement celles de M. Jean Marie Mustus, de M. Joe Willier et de Mme Celeste Randhile, on peut en déduire que parmi toutes les personnes qui ont participé au projet TARR ce sont les seules chez qui ont peut trouver ne serait-ce qu'un simple « fragment » d'histoire orale au sujet de la promesse portant sur les taxes. En conséquence, l'Alberta soutient qu'on devrait donner peu de poids à cette preuve.

[298]     Au vu de la preuve de M. Badger et de M. Paulette, précitées, il est clair que dans les communautés cries et déné les détenteurs de la tradition orale sont décédés et qu'il en reste peu pouvant relater l'histoire des traités. Par conséquent, je fais peu de cas du fait que les demandeurs n'ont produit que trois personnes pour témoigner de la tradition orale.

[299]     Quant à la transcription de M. Mustus, on peut avancer plusieurs conjectures, dont les suivantes : aucune question n'a été posée aux anciens au sujet des taxes, puisque les entrevues étaient conduites dans le but de recueillir de l'information au sujet des ressources; les anciens qui ont participé aux entrevues ne considéraient pas que la promesse au sujet des taxes était digne de mention, même s'ils en connaissaient l'existence; les anciens qui ont participé aux entrevues n'étaient pas au courant de la promesse en matière de taxes, bien qu'elle ait existé; et, en fait, il n'y aurait aucune tradition orale au sujet d'une promesse d'exemption fiscale, mais certains anciens en seraient venus à croire qu'il y en avait une.


[300]     Je crois qu'il est sans intérêt de se pencher sur les conjectures et théories au sujet de la quantité de preuve sur la tradition orale qui se trouve dans le dossier du procès. Cette preuve existe et il faut en évaluer l'exactitude. Si je conclus qu'elle est exacte, elle vient prouver la croyance en cause.

1. La preuve de M. Willier

[301]     Me fondant sur la preuve de M. Badger, je conclus que M. Willier est largement reconnu comme une personne qui détient la tradition orale des Cris vivant dans la région du Traité 8.

[302]     La preuve de M. Willier comporte trois déclarations distinctes : la déclaration de 1991, transcrite par Mme Opekokew; la déclaration de 1999, reçue par Mme Aasen et filmée sur bande vidéo; et son témoignage au procès.

[303]     S'agissant de la déclaration de 1991, l'Alberta soutient que comme elle n'a pas été mentionnée lors du témoignage de M. Willier, sa valeur en preuve, s'il en est, est limitée. Je ne crois pas que ce point soit important, étant donné la preuve de la déclaration obtenue de Mme Opekokew.


[304]     Dans le rapport d'expert du Dr Flanagan, ainsi que dans l'argumentaire de l'Alberta, on trouve une tentative de discréditer la déclaration de 1991 en soulevant la possibilité que les termes qu'on y trouve ne soient pas ceux de M. Willier, mais ceux de Mme Opekokew, ce qui ne serait pas acceptable. Mme Opekokew a témoigné que cette déclaration est une traduction en anglais qu'elle a faite sur le vif de la déclaration de M. Willier en cri. Lorsqu'elle a témoigné, la véracité et l'exactitude de cette traduction n'a pas été mise en cause. Par conséquent, je considère que cette préoccupation n'est pas fondée et que rien ne m'autorise à considérer que la déclaration de 1991 de M. Willier n'est pas convaincante et à ne pas l'accepter telle quelle.

[305]     S'agissant de la déclaration de 1999 de M. Willier, l'Alberta soutient que Mme Aasen a utilisé des questions suggestives pour obtenir des déclarations au sujet de la promesse d'exemption fiscale. Le droit portant sur les questions suggestives est bien connu, et il et exprimé succinctement comme suit :

[Traduction]

Une question suggestive peut soit mener à une réponse donnée ou supposer l'existence de faits contestés.... On ne doit jamais oublier que le terme « suggestive » véhicule une notion qui n'est pas absolue, mais bien relative.... On peut s'objecter aux questions suggestives par suite du danger de collusion entre la personne qui les pose et le témoin, ou du fait qu'il est incorrect de suggérer l'existence de faits qui n'ont pas été mis en preuve (Cross on Evidence, 3rd ed., p. 188).


[306]     Je conclus que, lorsqu'il s'agit d'obtenir d'un ancien respecté un compte rendu de la tradition orale qu'il connaît, le fait de diriger son attention vers un certain sujet ne constitue pas une question suggestive. Je ne peux absolument pas accepter qu'un homme du calibre de M. Willier inventerait cette déclaration portant sur la promesse d'exemption fiscale, et moins encore qu'il l'inventerait tout simplement parce que Mme Aasen a attiré son attention sur le sujet.

[307]     Dans le cadre de sa déclaration de 1999, M. Willier a fourni une description sous forme de diagramme, sur de grandes feuilles de papier, ainsi que quelques pages dactylographiées exprimant sa croyance quant aux promesses du Traité. Il a témoigné que ces outils avaient été préparés sous sa direction. Je rejette toute suggestion qu'on aurait fait parler les documents ou que ceux-ci prouvent de quelque façon que M. Willier n'est pas le détenteur de la preuve de la tradition orale.

[308]     Quant à son témoignage au procès, j'ai accordé ce que je considère être une marge de manoeuvre correcte à M. Willier au vu des problèmes évidents en matière d'interprétation.

[309]     Je conclus qu'afin d'évaluer la déclaration de M. Willier au procès, il y a lieu d'accommoder sa façon de s'exprimer, notamment lorsqu'il s'agit du passage clé suivant :

[Traduction]

Mme BUSS : M. Willier, les anciens vous ont-ils déjà parlé des taxes?

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Les anciens, vos parents, vous ont-ils jamais dit que vous deviez payer quelque chose comme des (en anglais) taxes?

LE TÉMOIN : (en cri) Jamais. Ils n'ont jamais mentionné la chose et j'ai déjà dit que ma mère n'en avait jamais parlé non plus.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Personne n'a jamais parlé de cela et ma mère n'en a jamais parlé. Mentionné ce sujet.


Mme BUSS : Je ne sais pas si je devrais poser une question de suivi. Vous a-t-on jamais parlé de payer quelque chose au gouvernement? (inaudible) le mot.

LA COUR : C'est la question que vous proposez. (inaudible)

(inaudible)

LA COUR : D'accord, allez-y.

Mme BUSS : M. Willier, vous a-t-on jamais parlé de payer quelque chose au gouvernement?

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Vous a-t-on jamais dit - à tous - si vous auriez à payer quelque chose au chef à ce moment-là?

LA COUR : Par les anciens? Est-ce ce que vous voulez dire? Mme Buss.

Mme BUSS : Oui, je vous prie de m'excuser. Est-ce qu'on vous a dit quelque chose au sujet des anciens, au sujet de payer quelque chose au ...

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Vous a-t-on jamais.

Mme BUSS: Au gouvernement.

HAZEL DION DECORBY : (en cri) Les anciens vous ont-ils dit qu'ils (les anciens) devaient payer ces...?

LE TÉMOIN : (en cri) Je ne crois pas. Je ne crois pas. Je n'ai jamais entendu un ancien dire, chaque fois où j'ai discuté avec l'un d'eux, qu'un Indien devait payer pour quoi que ce soit.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Non. Il n'a jamais entendu quoi que ce soit - une déclaration qu'ils devaient payer de l'argent pour cela ou - pour payer de l'argent.

LE TÉMOIN : (en cri) Voici les mots du (en anglais) ministre : c'est ce qu'il (le ministre) a dit aux chefs qu'ils n'auraient jamais à payer quoi que ce soit jusqu'à la fin des temps.

HAZEL DION DECORBY : (en anglais) Selon les mots du ministre, il a dit qu'il n'y aurait jamais aucune somme que les Indiens devraient payer. (pièce 63, p. 1602-1603).

[310]     Selon l'Alberta, le premier passage que j'ai souligné démontrerait que les anciens n'ont jamais rien dit à M. Willier au sujet des taxes. Selon moi, une interprétation équilibrée de cette déclaration dans son contexte ne cadre pas avec ce point de vue. La question posée sollicitait une réponse quant à savoir si on ne lui avait jamais dit qu'il devait payer des taxes. Je conclus que sa réponse peut raisonnablement être interprétée comme voulant dire qu'on ne lui avait jamais dit qu'il devait payer des taxes, savoir que la promesse du Traité faisait qu'il n'avait pas à payer des taxes.


[311]     Je conclus qu'il y a lieu de faire une lecture croisée des déclarations de M. Willier datant de 1991 et de février 1999, ainsi que de son témoignage au procès. Ainsi, au sujet de la préoccupation de l'Alberta au sujet des différences qui existeraient entre les déclarations quant aux sources des connaissances de M. Willier, je conclus qu'un examen équilibré de ces documents ne fait ressortir aucune contradiction. M. Willier a mentionné les sources de son histoire dans les trois déclarations et, au vu de ces documents, tous les gens qu'il mentionne sont ses sources.

[312]     Bien que le témoignage de M. Willier au procès ne soit pas aussi complet ou aussi bien énoncé que ses déclarations de 1991, ou même de 1999, je conclus que sa preuve est cohérente. Dans ses trois déclarations, on trouve constamment en filigrane le fait que, selon la compréhension que les Cris donnent au mot « taxes » , ils n'auraient plus jamais rien à payer après la signature du Traité et la cession des terres par les autochtones pour obtenir la paix et l'amitié offerte dans le Traité.

[313]     Prises comme un tout, les trois déclarations de M. Willier nous fournissent une relation riche et détaillée de ce que certains autochtones auraient compris à l'époque où l'on a négocié le Traité. Je n'ai aucune raison de ne pas accepter ces déclarations telles que présentées. Je suis convaincu que la preuve de M. Willier démontre que les Cris croyaient que les commissaires leur avaient fait une promesse d'exemption fiscale.


2. La preuve de Mme Randhile

[314]     Il est étrange de constater qu'alors que l'Alberta n'a pas contesté la crédibilité de Mme Randhile, on a soulevé des questions dans les plaidoiries portant sur le fait que, comme elle n'a pas parlé de la tradition orale au sujet des taxes dans un livre reproduisant une entrevue donnée en sa qualité d'ancienne bien connue en Saskatchewan, son témoignage au procès au sujet des taxes devrait ne recevoir aucun poids.

[315]     Je rejette cet argument. En fait, Mme Randhile a témoigné au procès au sujet des taxes et elle n'en parle pas dans le livre, mais je ne peux tirer aucune conclusion négative de ce fait. Voici un exemple où le supposé conflit aurait pu être résolu dans le cadre d'un contre-interrogatoire. Mais comme on ne l'a pas fait, je ne peux que constater la différence et elle me semble être sans importance.

[316]     Je suis convaincu que la preuve de Mme Randhile démontre que les Déné croyaient que les commissaires leur avaient fait une promesse d'exemption fiscale.

3. La preuve de M. Paulette

[317]     Je n'ai aucune raison de ne pas accepter la preuve de M. Paulette telle que présentée et, par conséquent, je conclus qu'elle corrobore celle de Mme Randhile et qu'elle est une preuve additionnelle que les Déné croyaient que les commissaires leur avaient fait une promesse d'exemption fiscale.


4. La preuve de M. Mustus

[318]     Selon moi, les préoccupations exprimées par le Dr von Gernet au sujet du projet TARR et des transcriptions qui en ont résulté ne s'appliquent aucunement à la transcription de la déclaration de M. Mustus. J'ai conclu qu'elle était utile et fiable et je lui accorde du poids. Par conséquent, je conclus que sa preuve collabore celle de M. Willier et qu'elle est une preuve additionnelle du fait que les Cris croyaient que les commissaires leur avaient fait une promesse d'exemption fiscale.

H. Conclusion

[319]     Je conclus que, quelle qu'ait été la signification que les commissaires donnaient à la promesse qu'ils ont faite en matière de taxes, qui n'a pas été démontrée, elle est différente de ce que les autochtones ont compris et qu'au vu de la prépondérance des probabilités, les Cris et les Déné croyaient que les commissaires leur avaient fait la promesse d'une exemption fiscale.

[320]     La question est donc la suivante : qui doit assumer la responsabilité de ce malentendu?


V. L'honneur de la Couronne

[321]     Il y a deux points de droit qui sont importants dans l'analyse qui suit. Dans la Section I, j'ai cité le juge Binnie qui insiste, dans l'arrêt Marshall, sur le fait que l'honneur de la Couronne est toujours en jeu lorsqu'elle transige avec les autochtones, et que les traités et les dispositions législatives qui ont une incidence sur les droits ancestraux ou issus de traités doivent être interprétés de manière à préserver l'intégrité de la Couronne. Il faut aussi garder à l'esprit le deuxième point portant sur l'interprétation des traités que le juge en chef McLachlin a énoncé dans l'arrêt Marshall, savoir que les traités doivent recevoir une interprétation libérale, et toute ambiguïté doit profiter aux signataires autochtones.

[322]     Le dernier jour des témoignages au procès, j'ai demandé à chaque partie d'aborder les questions suivantes dans leurs plaidoiries orales et écrites : y a-t-il eu un malentendu entre les autochtones qui ont signé le Traité et les commissaires pour le Traité au sujet du sens à donner à la promesse en matière de taxes mentionnée dans le Rapport sur le Traité? Si c'est le cas, quel est l'impact de ce malentendu sur les revendications des demandeurs dans leur déclaration?


[323]     Dans leur plaidoirie finale, les demandeurs soutiennent que : la promesse en matière de taxes doit être interprétée comme une promesse d'exemption fiscale et il n'y a pas eu de malentendu. Ils reprennent aussi leur argument fondé sur le contexte, que j'ai décrit dans la Section IVa). Le Canada et l'Alberta ne croient pas qu'il y a eu malentendu, mais ils soutiennent que, si c'est le cas, on n'a pas fait la preuve d'une intention commune au sujet de la promesse d'exemption fiscale et que, par conséquent, la revendication des demandeurs ne peut être accueillie.

[324]     Toutefois, les demandeurs soutiennent aussi ce qui suit :

[Traduction]

L'honneur de la Couronne exige que la promesse en matière de taxes soit interprétée comme une promesse issue de traités. Nous savons que les Indiens ont fait état de cette préoccupation et que les commissaires y ont répondu dans le cadre des négociations du Traité. Les commissaires étaient des gens qui avaient la confiance des Indiens et ils étaient venus transmettre la parole de la Reine.

Nous soumettons respectueusement, Monsieur, que l'honneur de la Couronne exige que les termes utilisés par le commissaire en décrivant ce qu'il a dit aux Indiens doivent être interprétés selon ce qu'auraient naturellement compris les Indiens à l'époque (Transcription, 11 janvier 2002, p. 5174).

[325]     Pressé d'expliquer la position du Canada au sujet de la protection de l'honneur de la Couronne dans des circonstances où la promesse en matière de taxes serait une promesse issue de traités et où on peut démontrer l'existence d'un malentendu quant au sens à lui donner, l'avocate du Canada a simplement fait la réponse suivante :

[Traduction]

Avec égards, le point de vue de la Couronne est qu'il ne suffit pas-- Votre seigneurie, je suis gênée de deux façons ici : premièrement, cette affaire ne devrait pas être décidée au vu des concessions des avocats; et, deuxièmement, nos arguments ont été examinés de plusieurs façons et, franchement, je n'ai aucune directive me permettant d'aller plus loin.


Je voudrais bien vous aider, mais il y a ces deux empêchements qui s'imposent à moi (Transcription, 11 janvier 2002, p. 5217).

[326]     La question de l'honneur de la Couronne a été mise en cause le troisième jour du procès, suite au témoignage catégorique du Dr Irwin que le commissaire Laird ne pouvait pas avoir eu l'intention de faire une promesse d'exemption fiscale. Dès lors, on pouvait envisager la possibilité que si l'on donnait du poids à la preuve de tradition orale, on pourrait conclure à l'existence d'un malentendu. Selon moi, la préservation de l'honneur de la Couronne dans l'interprétation de cette modalité du Traité, dont j'ai conclu à l'existence, est au coeur même de la présente instance et, en fait, c'est le facteur déterminant dans son règlement

[327]     J'ai conclu que les Cris et les Déné croyaient que les commissaires leur avaient promis une exemption fiscale. Il n'est pas raisonnable de dire que cette croyance doit être d'une certaine façon écartée parce que la preuve de la tradition orale à ce sujet ne provient que de quatre sources.

[328]     Il est utile de faire remarquer que les sources de l'histoire écrite quant aux événements précis qui se sont produits à l'été de 1899 sont tout aussi limitées.


[329]     J'ai conclu que cette croyance existait à l'époque du Traité. De plus, cette croyance est partagée et affirmée de nos jours par les organisations demanderesses qui ont introduit et défendu cette action au nom de plusieurs des personnes du Traité 8.

[330]     Le cairn qui se trouve à Grouard, en Alberta, et qui est illustré dans la pièce 99, est un exemple intéressant de la persistance des croyances au Traité 8 jusqu'à nos jours. On y trouve gravé dans le granit toutes les promesses du Traité, y compris la promesse d'une exemption fiscale. En faisant la preuve de l'existence de ce cairn, l'objectif de l'Alberta était de diminuer le poids de la preuve de tradition orale, au motif qu'elle était soumise à l'effet de « l'interférence rétroactive » , mentionné par le Dr von Gernet dans son rapport d'expert. Bien que rien ne démontre que ce facteur aurait joué un rôle quelconque dans la preuve des témoins qui ont parlé de la tradition orale, l'existence du cairn démontre que, de nos jours, les autochtones croient réellement que le Traité 8 leur a accordé une exemption fiscale. Je mentionne ce fait pour souligner que l'honneur de la Couronne était en cause en 1899, et qu'il est très certainement en cause en 2002 du point de vue des autochtones.


[331]     La présente instance illustre clairement les mots utilisés par le juge Lamer dans Sioui, que j'ai citée dans la Section I : l'interprétation d'un traité doit être réaliste et refléter l'intention des deux parties et non seulement celle des autochtones; la cour doit choisir, parmi les diverses interprétations possibles de l'intention commune, celle qui concilie le mieux les intérêts des autochtones et ceux de la Couronne.

[332]     La valeur exprimée par le juge Lamer porte sur la nécessité de concilier les interprétations divergentes de traités données par les autochtones et par la Couronne. En appliquant cette valeur à la présente instance, il n'y a aucun doute que la Couronne et les autochtones voulaient négocier un traité qui aurait du succès. Je conclus que l'objectif premier est maintenant d'essayer d'arriver à ce résultat en conciliant les intérêts du Canada et des demandeurs quant à l'interprétation de la modalité du Traité qui porte sur les taxes, et à l'existence de laquelle j'ai conclu.

[333]     Au vu de la preuve, il est clair qu'il y a une rupture non intentionnelle de la relation de fiduciaire entre le Canada et les autochtones du Traité 8. Par conséquent, les deux parties ont intérêt à s'assurer que cette relation spéciale est rétablie. Je conclus que la responsabilité d'atteindre ce résultat incombe au Canada. Les demandeurs ne peuvent faire rien de plus pour prouver que leur revendication est justifiée, comme ils l'ont fait.


[334]     Selon moi, au vu droit et de ses propres intérêts, ainsi que ce ceux des autochtones du Traité 8, le Canada doit reconnaître et respecter la promesse en matière de taxes telle qu'elle a été comprise par les autochtones en 1899. En conséquence, je conclus, comme le revendiquent les demandeurs, que la modalité du Traité à l'existence de laquelle j'ai conclu doit être interprétée de façon à ce que les autochtones bénéficiant du Traité 8 ne soient assujettis à aucune taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit.

[335]     Selon moi, rien de moins ne peut satisfaire à l'obligation fiduciaire du Canada envers les autochtones du Traité 8.

VI. Extinction et justification

[336]     L'objectif de cette Section est de déterminer quelles sont les conséquences de ma conclusion voulant que la promesse d'exemption fiscale est une modalité du Traité 8 et qu'elle est donc, par conséquent, un droit issu de traités en vertu de l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 (le droit issu de traités). Comme je l'ai exposé dans la Section II, les demandeurs contestent le fait qu'on leur applique la Loi de l'impôt sur le revenu, L.R.C. (1985) (5e suppl.). Voici la question constitutionnelle à laquelle je dois répondre :

[Traduction]

L'application des mesures fédérales de taxation aux autochtones bénéficiaires du Traité 8 est incompatible avec l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) et, par conséquent, elle est nulle et de nul effet dans la mesure même de cette incompatibilité.


[337]     Le neuvième point sur l'interprétation des traités, énoncé par le juge en chef McLachlin dans l'extrait de l'arrêt Marshall cité dans la Section I, est important pour cette analyse :

Les droits issus de traités des peuples autochtones ne doivent pas être interprétés de façon statique ou rigide. Ils ne sont pas figés à la date de la signature. Les tribunaux doivent les interpréter de manière à permettre leur exercice dans le monde moderne. Il faut pour cela déterminer quelles sont les pratiques modernes qui sont raisonnablement accessoires à l'exercice du droit fondamental issu de traité dans son contexte moderne : Sundown, précité, au par. 32; Simon, précité, à la p. 402.

[338]     Dans la déclaration des faits sur laquelle la question constitutionnelle s'appuie, les demandeurs soutiennent que le droit issu de traités en question constitue une exemption fiscale complète, qu'il s'agisse de taxes municipales, provinciales ou fédérales. Je conclus qu'une interprétation moderne de ce droit issu de traités comprend l'exemption du paiement de l'impôt sur le revenu.

[339]     En fait, la seule question constitutionnelle qui m'est présentée en l'instance porte sur l'impôt sur le revenu fédéral. Se fondant sur l'hypothèse que le droit issu de traités en cause comprend cette exemption, la réponse du Canada à la question constitutionnelle présente deux arguments distincts : le droit issu de traités en cause est éteint; et, s'il n'est pas éteint, toute violation de ce droit issu de traités par la législation fédérale sur l'impôt sur le revenu est justifiée.


A. L'extinction

[340]     Le droit quant à l'extinction des droits ancestraux protégés par l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, tel qu'énoncé par la Cour suprême du Canada, impose un lourd fardeau de preuve au Canada. Au sujet de l'extinction d'un droit ancestral, le juge en chef Dickson et le juge La Forest déclarent ceci, dans l'arrêt R. c. Sparrow [1990] 1 R.C.S. 1075, à la page 1099 :

Le critère de l'extinction qui doit être adopté, à notre avis, est que l'intention du Souverain d'éteindre un droit ancestral doit être claire et expresse.

[341]     De la même façon, parlant de l'extinction d'un droit issu de traités, le juge Lamer déclare ceci à la page 1061 de l'arrêt Sioui :

Même en supposant qu'un traitépuisse être éteint implicitement, sujet sur lequel je n'exprime aucune opinion ici, l'appelant ne réussit pas, à mon avis, à satisfaire au critère énoncédans Simon quant à la qualitéde la preuve qui serait de toute façon requise pour qu'on puisse envisager conclure à l'extinction d'un traité. Cet arrêt a clairement établi qu'il appartient à la partie qui soutient que le traitéa pris fin de démontrer les circonstances et les événements qui justifient son extinction. Ce fardeau ne pourra être déchargéque par une preuve absolue comme le disait le Juge en chef aux pp. 405 et 406 :

Vu la portée et la gravitédes conséquences d'une conclusion selon laquelle le droit issu du traitéa étééteint, il semble appropriéd'exiger une preuve absolue du fait qu'il y a eu extinction dans chaque cas oùla question se pose.


[342]     Afin de satisfaire à ce critère en l'instance, le Canada soutient que le droit issu de traités a été éteint implicitement par l'adoption de la législation sur l'impôt sur le revenu, de 1915 à nos jours. Tout en reconnaissant l'existence des exemptions prévues dans la Loi sur les Indiens au cours de cette période, l'argument se présente essentiellement comme suit :

[Traduction]

L'assujettissement à l'impôt de tous les résidents du Canada, et de tous ceux qui font des affaires au Canada, qu'ils y résident ou non, avec ses dispositions explicites quant aux revenus exemptés, est une déclaration claire et évidente du Parlement quant aux personnes et aux revenus qui doivent être assujettis à l'impôt sur le revenu. La volonté du Parlement à ce sujet et clairement et totalement incompatible avec la revendication des demandeurs portant que les Indiens du Traité 8 ne peuvent être « assujettis à aucune taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit » . Toute promesse issue de traités à ce sujet est éteinte (Prétentions écrites du demandeur, p. 65).

[363]     En réponse à cette déclaration, les demandeurs soutiennent qu'en l'absence d'une formulation législative claire ou d'une incompatibilité complète entre le droit issu de traités et la législation fiscale, il n'y a pas eu extinction nonobstant ce que prétend le Canada. Ils soulignent notamment que :

[Traduction]

En termes simples, il n'y a aucune incompatibilité entre le droit issu de traités réclamé et la législation fiscale. Le Parlement semble avoir décidé que certains contribuables potentiels peuvent être exemptés de l'obligation de payer des taxes sans que le gouvernement s'en trouve affecté de façon négative. Rien ne démontre que la Couronne, affirmant son honneur en respectant une promesse issue de traités, souffrirait un plus grand préjudice. Par conséquent, le fait que la Couronne n'a pas reconnu formellement [le droit issu de traités] en le mentionnant dans la législation fiscale ne peut justifier le point de vue qu'il serait éteint (Argumentaire des demandeurs en réponse, p. 53).


[344]     Je partage l'avis de demandeurs à ce sujet. De plus, je conclus qu'il y a un vice encore plus fondamental dans l'affirmation du Canada au sujet de l'extinction. Dans l'arrêt Sioui, la Cour suprême du Canada s'est penchée sur la question de savoir si un traité avait été éteint. Sur cette question, voici ce que déclare le juge Lamer à la page 1063 :

Il ne faut pas oublier qu'un traité est un accord solennel entre la Couronne et les Indiens, un accord dont le caractère est sacré: Simon, précité, à la p. 410, et White and Bob, précité, à la p. 649. La définition même d'un traitérend donc inéluctable la conclusion que l'extinction d'un traiténe peut survenir sans le consentement des Indiens impliqués.[je souligne]

[345]     Je ne vois aucune différence entre l'extinction d'une modalité d'un traité et l'extinction du traité lui-même. Si un accord solennel ne peut être éteint que par consentement, pourquoi une des modalités de l'accord solennel, fondée sur une promesse solennelle, n'exigerait pas aussi un consentement? Je ne vois rien qui motiverait une conclusion contraire et, par conséquent, je conclus que le consentement était nécessaire.

[346]     Par conséquent, comme il n'y a pas eu consentement, je conclus que le droit issu de traités n'est pas éteint.

B. La justification


[347]     Comme je vais maintenant l'expliquer, toute décision portant sur la question de savoir si la violation d'un droit issu de traités est justifiée doit tenir expressément compte de la relation fiduciaire spéciale qui existe entre les autochtones et le Canada. L'argument du Canada sur cette question reconnaît l'existence d'exemptions fiscales dans la Loi sur les Indiens au sujet de la propriété détenue par les Indiens dans une réserve. Toutefois, le Canada soutient qu'en adoptant sa législation fiscale, il n'y a pas eu violation de cette relation fiduciaire, mais bien la recherche d'un objectif valable en n'accordant pas une exemption fiscale aux biens détenus par les bénéficiaires du Traité 8 dans les affaires courantes. De plus, le Canada présente la déclaration de politique générale suivante :

[Traduction]

De plus, les considérations d'équité économique et régionale constituent un motif valable de justification de la violation du droit issu de traités. Il est manifestement inéquitable que les personnes en provenance de la région du Traité 8 et qui vivent dans le même cadre que tous les Canadiens soient les seuls à ne rien contribuer aux revenus qui leur assurent des services comme à tous les Canadiens. Une telle situation n'a rien à voir avec les biens qu'ils détiennent en tant qu'Indiens, ou avec leur statut d'Indiens, et elle constitue clairement un avantage après le fait (Prétentions écrites du défendeur, p. 68).

Pour l'essentiel, cet argument est repris par l'intervenant, la Fédération des contribuables canadiens. Je traiterai de cette intervention dans la Section VII.

[348]     Je considère que le ton et la substance de cette justification « d'équité » ne respecte pas suffisamment le droit et les engagements pris envers les autochtones du Traité 8. Selon moi, cet argument minimise la signification de la protection constitutionnelle accordée aux droits issus de traités. Je considère donc qu'il est nécessaire d'énoncer en détail les considérations qui s'appliquent dans la recherche d'une conclusion équilibrée sur cette question fort importante.

[349]     Le juge Cory, aux paragraphes 76 à 78, et 80 à 82 de l'arrêt Badger, explique la nature d'un droit issu de traités de la façon suivante :


Il ne fait pas de doute que les droits ancestraux et les droits issus de traités diffèrent, tant de par leur origine que de par leur structure. Les droits ancestraux tirent leur origine des coutumes et des traditions des peuples autochtones. Pour paraphraser les propos du juge Judson dans l'arrêt Calder, précité, à la p. 328, ils expriment le droit des peuples autochtones de continuer à vivre de la même façon que leurs ancêtres. Par ailleurs, les droits issus de traités sont inscrits dans des ententes officielles entre la Couronne et les peuples autochtones. Les traités sont comme des contrats, si ce n'est qu'ils ont un caractère public, très solennel et particulier. Ils créent des obligations exécutoires, fondées sur le consentement mutuel des parties. Il s'ensuit que la portée des droits issus de traités est fonction de leur libellé, lequel doit être interprété conformément aux principes énoncés par notre Cour.

Cela dit, les droits ancestraux et les droits issus de traités présentent également d'importantes similitudes. Bien que les droits issus de traités soient le fruit d'un accord entre les parties, ils peuvent néanmoins, à l'instar des droits ancestraux, être réduits unilatéralement. Voir Horseman, précité, à la p. 936; R. c. Sikyea, [1964] 2 C.C.C. 325 (C.A.T.N.-O.), à la p. 330, conf. par [1964] R.C.S. 642; et Moosehunter, précité, à la p. 293. Par conséquent, les limites imposées aux droits issus de traités doivent, tout comme les atteintes aux droits ancestraux, être justifiées.

En outre, les droits ancestraux et les droits issus de traités ont en commun un caractère sui generis particulier. Voir Guerin c. La Reine, [1984] 2 R.C.S. 335, à la p. 382; Simon, précité, à la p. 404. Dans chaque cas, l'honneur de la Couronne est en jeu dans le cadre de ses rapports avec les peuples autochtones. Comme l'ont affirmé le juge en chef Dickson et le juge La Forest dans l'arrêt Sparrow, précité, à la p. 1110:

En accordant aux droits ancestraux le statut et la priorité propres aux droits constitutionnels, le Parlement et les provinces ont sanctionné les contestations d'objectifs de principe socio-économiques énoncés dans des textes législatifs, dans la mesure où ceux-ci portent atteinte à des droits ancestraux. Ce régime constitutionnel comporte implicitement une obligation de la part du législateur de satisfaire au critère de la justification. La façon de réaliser un objectif législatif doit préserver l'honneur de Sa Majesté et doit être conforme aux rapports contemporains uniques, fondés sur l'histoire et les politiques, qui existent entre la Couronne et les peuples autochtones du Canada. La mesure dans laquelle une loi ou un règlement a un effet sur un droit ancestral existant doit être examinée soigneusement de manière à assurer la reconnaissance et la confirmation de ce droit. [souligné dans l'original]

...

Cette norme d'examen requiert de la Couronne qu'elle démontre que le texte de loi en question vise d'importants objectifs publics d'ordre général, et ce d'une manière telle que ce texte doit prévaloir. Dans R. c. Agawa (1988), 65 O.R. (2d) 505 (C.A.), à la p. 524, le juge Blair reconnaît le besoin d'une approche équilibrée en matière de limitation des droits issus de traités :


[Traduction]...les droits issus de traités des Indiens ne diffèrent pas de tous les autres droits reconnus par notre système juridique. L'exercice d'un droit par une personne ou un groupe est restreint par les droits d'autrui. Les droits n'existent pas dans l'abstrait et, dans l'exercice de tout droit, il faut trouver un juste équilibre avec les intérêts et les valeurs qui sous-tendent les droits d'autrui. Ce fait est reconnu à l'article premier de la Charte canadienne des droits et libertés, qui énonce que toute restriction des droits garantis par la Charte doit être justifiée comme étant raisonnable dans le cadre d'une une société libre et démocratique.

Le juge en chef Dickson et le juge La Forest sont arrivés à une conclusion analogue dans Sparrow, précité, aux pp. 1108 et 1109.

Bref, il est manifeste qu'une loi ou un règlement portant atteinte prima facie à des droits ancestraux doit être justifié. À mon avis, il est tout aussi important, sinon plus, de justifier les atteintes prima facie aux droits issus de traités. Les droits accordés aux Indiens dans les traités font habituellement partie intégrante de la contrepartie qui leur a été remise pour la cession de leurs terres. [je souligne]

Ayant expliqué l'importance de la justification de la violation des droits issus de traités, le juge Cory explique ensuite, aux paragraphes 97 et 98, le critère sur lequel doit se fonder la justification :

Dans l'arrêt Sparrow, il a été jugé, à la p. 1113, que pour déterminer s'il est possible de justifier une atteinte à des droits ancestraux ou issus de traités il faut se poser les questions suivantes, dans l'ordre indiqué:

En premier lieu, il faut se demander s'il existe un objectif législatif régulier. À ce stade, la cour se demanderait si l'objectif visé par le Parlement en autorisant le ministère à adopter des règlements en matière de pêche est régulier. Serait également examiné l'objectif poursuivi par le ministère en adoptant le règlement en cause. [souligné dans l'original]

À la page 1114, l'étape suivante a été décrite ainsi :


Si on conclut à l'existence d'un objectif législatif régulier, on passe au second volet de la question de la justification. Ici, nous nous référons au principe directeur d'interprétation qui découle des arrêts Taylor and Williams et Guerin, précités. C'est-à-dire, l'honneur de Sa Majesté est en jeu lorsqu'Elle transige avec les peuples autochtones. Les rapports spéciaux de fiduciaire et la responsabilité du gouvernement envers les autochtones doivent être le premier facteur à examiner en déterminant si la mesure législative ou l'action en cause est justifiable. [souligné dans l'original]

Enfin, à la p. 1119, on a signalé que d'autres questions peuvent également se soulever, selon les circonstances de l'enquête :

Il s'agit notamment des questions de savoir si, en tentant d'obtenir le résultat souhaité, on a porté le moins possible atteinte à des droits, si une juste indemnisation est prévue en cas d'expropriation et si le groupe d'autochtones en question a été consulté au sujet des mesures de conservation mises en oeuvre. On s'attendrait certainement à ce que les peuples autochtones, traditionnellement sensibilisés à la conservation et ayant toujours vécu dans des rapports d'interdépendance avec les ressources naturelles, soient au moins informés relativement à la conception d'un régime approprié de réglementation de la pêche.

Nous ne nous proposons pas de présenter une énumération exhaustive des facteurs à considérer dans l'appréciation de la justification. Qu'il suffise de souligner que la reconnaissance et la confirmation exigent que le gouvernement, les tribunaux et même l'ensemble des Canadiens soient conscients des droits des peuples autochtones et qu'ils les respectent. [souligné dans l'original]

En l'espèce, le gouvernement n'a pas présenté de preuve relativement à la justification. En l'absence d'une telle preuve, il n'est pas loisible à notre Cour de fournir sa propre justification....

[350]     Par conséquent, afin de justifier la violation d'un droit issu de traités en l'instance, le Canada doit démontrer : l'existence d'un objectif législatif régulier; que l'honneur de la Couronne est préservé dans la mesure législative; qu'on a porté le moins possible atteinte aux droits en cause; et, comme c'est le cas au sujet des mesures de conservation, qu'il y a eu certaines consultations. Je conclus qu'aucun de ces critères n'est satisfait.


[351]     Il semble que le point de vue du Canada se fonde essentiellement sur la nécessité économique. Même si l'on pouvait démontrer que le fait de faire payer de l'impôt sur le revenu à certains des bénéficiaires du Traité 8, qui ne sont pas par ailleurs protégés par les dispositions de la Loi sur les Indiens, est un objectif valable de législation, on ne peut selon moi préserver l'honneur de la Couronne en agissant ainsi unilatéralement.

[352]     Selon l'extrait du compte rendu de Mair au sujet des négociations du Traité au Petit lac des Esclaves, que j'ai cité dans la Section II, Keenooshayo aurait posé la question suivante au commissaire Laird :

[Traduction]

Ne permettez-vous pas aux Indiens de présenter leurs propres conditions, pour qu'ils retirent le plus grand bénéfice possible? Je dis ceci parce qu'en ce jour nous convenons d'une entente qui durera aussi longtemps que le soleil brillera et que les rivières couleront (p. 60).

Un peu plus tard dans le dialogue, le commissaire Laird a répondu ceci :

[Traduction]

Nous vous offrons certaines conditions, mais vous n'êtes pas tenus de les accepter. Vous demandez si les Indiens n'ont pas le droit de marchander et vous devez comprendre qu'il y a toujours deux parties à un marchandage. Nous sommes heureux de constater que ce Traité est pour toujours. Si les Indiens font ce qu'on leur demande, nous tiendrons certainement toutes nos promesses (p. 62).

[353]     Keenooshayo a à nouveau posé les questions suivantes :

[Traduction]

Ces conditions sont-elles pour toujours? Aussi longtemps que le soleil brillera sur nos têtes? (p. 62).


Le commissaire Laird a répondu ceci :

[Traduction]

À moins que les Indiens désirent un changement, les traités signés sont pour toujours (p. 63).

[354]     Qu'est-ce que les promesses de David Laird voulaient dire? Voulaient-elle dire que le Canada respecterait ses promesses jusqu'à ce qu'elles ne lui conviennent plus? Voulaient-elles dire qu'une fois que le Canada considérerait qu'elles ne convenaient plus, elles pouvaient être éteintes sans réelles consultations avec les autochtones en cause? Selon moi, on ne peut préserver l'honneur de la Couronne qu'en répondant par un « non » catégorique à chacune de ces questions.

[355]     Le droit issu de traités a la même valeur que les promesses que l'on trouve dans le texte du Traité lui-même. Selon moi, la promesse du commissaire Laird que les droits issus de traités dureront toujours ne peut être éteinte tout simplement en adoptant une législation fiscale d'application générale. Selon moi, la promesse que les autochtones auraient un contrôle sur tout changement aux modalités du Traité exige pour le moins la tenue de consultations précises et ouvertes avec les autochtones en cause, afin d'obtenir un consensus sur le changement que le Canada considère nécessaire. Cette consultation n'a pas eu lieu.


[356]     Selon moi, les prétentions du Canada font ressortir une attitude négative et peu respectueuse assez surprenante face aux droits constitutionnels des autochtones du Traité 8, attitude qui est incompatible avec son obligation de fiduciaire. En conséquence, je conclus qu'on n'a pas démontré que la violation du droit issu de traités était justifiée.

VII. Le résultat

[357]     Dans leur déclaration modifiée, les demandeurs déclarent ce qui suit :

[Traduction]

7. Les commissaires pour le Traité ont notamment promis aux premières nations que le Traité 8 n'ouvrait aucune voie pour l'imposition de taxes (la promesse en cause). La promesse en cause est une des modalités du Traité 8 et elle accorde un droit correspondant aux membres de premières nations bénéficiaires du Traité 8 de ne pas se voir assujettir à aucune taxe, à quelque moment ou pour quelque motif que ce soit (le droit en cause).

8. La promesse en cause et droit en cause n'ont pas été éteints par Sa Majesté la Reine ou par le Canada ou toute autre partie au 17 avril 1982, et les deux sont maintenant protégés de l'extinction par la Loi constitutionnelle de 1982.

9. Nonobstant la promesse en cause, les demandeurs ont été assujettis au paiement de taxes par suite des exigences de diverses lois et divers règlements adoptés par le Canada et par la province de l'Alberta, notamment, mais sans s'y limiter, la Loi de l'impôt sur le revenu (Canada) et la Loi sur la taxe d'accise (Canada).

10. L'assujettissement des demandeurs à toute taxe est une violation injustifiée de la promesse en cause ainsi que du droit en cause.

11. L'assujettissement des demandeurs à toute taxe est une violation injustifiée de l'obligation fiduciaire du Canada envers les demandeurs, en leur qualité de membres des premières nations.

PAR CONSÉQUENT, LES DEMANDEURS ET CHACUN D'ENTRE EUX REVENDIQUENT :

1. Une déclaration portant que :


a) les demandeurs ont droit aux avantages prévus au Traité 8, y compris le droit en cause;

b) la promesse en cause est une modalité du Traité 8;

c) la nature du droit en cause correspond à la définition donnée au paragraphe 7 de cette déclaration;

d) la promesse en cause et le droit en cause n'étaient pas éteints au 17 avril 1982 et les deux sont maintenant protégés de l'extinction par la Loi constitutionnelle de 1982, le Canada devant donc les respecter et les maintenir;

e) l'assujettissement par le Canada des demandeurs à toute taxe est une violation injustifiée de la promesse en cause et du droit en cause.

2. Les dépens de cette action.

3. Toute autre réparation que la présente Cour peut considérer juste.

[358]     Pour les motifs énoncés, j'ai conclu que la promesse en matière de taxes était une promesse issue de traités et, par conséquent, une modalité du Traité. J'ai conclu que cette modalité du Traité était un droit issu de traités portant sur une exemption fiscale. Par conséquent, l'application de la loi vient appuyer les revendications des demandeurs et ils ont droit d'obtenir le jugement demandé.

[359]     Pour les motifs énoncés, je réponds par l'affirmative à la question constitutionnelle. Je conclus que l'application des mesures fédérales de taxation aux Indiens bénéficiaires du Traité 8 est incompatible avec l'article 35 de Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) et, par conséquent, que ces dispositions sont nulles et de nul effet.


VIII. L'intervention de la Fédération des contribuables canadiens

[360]     En sa qualité d'intervenant, la Fédération des contribuables canadiens (FCC) a présenté cinq arguments. Les trois premiers sont des arguments juridiques et les deux derniers sont, à mon avis, mal fondés :

[Traduction]

1. Le Parlement n'a aucune compétence en vertu de la Loi constitutionnelle de 1867 pour exempter les Indiens de la taxation par une législation qui n'est pas liée à la protection ou à la promotion des Indiens en tant qu'Indiens.

2. À la date de la signature du Traité, aucune loi du Parlement n'autorisait les commissaires à signer une entente qui exemptait de la taxation les Indiens du Traité 8.

3. Correctement interprétés, les mots utilisés dans le Traité 8 et les discussions entre les Indiens et les commissaires ne peuvent créer une exemption fiscale qui serait fondée sur une discrimination raciale, puisqu'une telle interprétation serait en violation des traités, ententes, chartes, conventions et déclarations signés par le Canada.

4. La Cour devrait refuser d'accorder la déclaration demandée étant donné qu'une exemption fiscale fondée sur une discrimination raciale constituerait une violation de la Charte canadienne des droits et libertés.

5. La Cour devrait refuser d'accorder la déclaration demandée, étant donné que l'affirmation d'une entente visant à exempter les Indiens du Traité8 de la taxation créerait un régime législatif de discrimination raciale contraire aux principes sociaux historiques, internationaux et canadiens, appuyant ainsi l'inégalité des races.


[361] Je conclus que le premier argument de la FCC est vicié du fait qu'il présente incorrectement la question à trancher. En l'instance, il faut décider si les demandeurs ont prouvé l'existence d'un droit issu de traités, alors que les prétentions de la FCC portent sur le fait de savoir si les autochtones du Traité 8 ont un droit ancestral. Le critère visant à déterminer l'existence d'un droit ancestral est différent de celui qui porte sur les droits issus de traités et il n'est pas en cause en l'instance.

[362] Au sujet du deuxième argument de la FCC, soit la question de savoir si la promesse d'une exemption fiscale a été faite par les commissaires pour le Traité au moment des négociations, il s'agit d'une question de fait. Étant donné que j'ai conclu que les commissaires n'avaient pas l'intention de faire une telle promesse, il n'est pas nécessaire d'examiner la question de savoir s'ils avaient l'autorité de se faire en vertu de la législation.


[363] Le troisième argument de la FCC n'est absolument pas fondé, étant donné que le droit à une exemption fiscale réclamée par les autochtones du Traité8 n'est pas fondé sur des « considérations raciales » mais bien sur les modalités négociées du Traité. De plus, le renvoi de la FCC à divers instruments internationaux, comme le Pacte international relatif aux droits civils et politiques [(1966) 999 C.T.N.-U. 171, 1976 R.T.C. no 47, en vigueur en 1976] représente tout au plus une vague référence aux principes d'égalité et de non-discrimination, sans tenir compte de la façon dont on a essayé d'accommoder les droits des autochtones en droit international.

[364]     Comme les demandeurs l'ont fait remarquer à juste titre dans leur réponse, la réalité est que le Canada a été critiqué sur le plan international pour son défaut de protéger les droits des autochtones. Par exemple, le Comité des droits de l'homme des Nations Unies, qui surveille le respect du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, a critiqué le Canada en 1999 parce qu'il n'avait pas mis en oeuvre les recommandations de la Commission royale sur les peuples autochtones. Une des recommandations clés de la Commission royale portait sur la mise en oeuvre des traités historiques.

[365]     Je trouve intéressant que le Canada n'ait pas pris position sur les quatrième et cinquième arguments de la FCC qui, à mon avis, n'accordent pas le respect et la reconnaissance appropriés aux autochtones et ne traitent pas de leur statut juridique dans le cadre constitutionnel canadien.


[366]     Selon moi, la philosophie libérale classique de l'égalité formelle des personnes au sein de l'État, qui est avancée par la FCC, n'a jamais été complètement définie au Canada. En droit, le Canada est une nation multiculturelle qui a traditionnellement accordé des droits fondamentaux à l'égalité à des groupes définis. Dans ce cadre, les autochtones sont reconnus par nos lois comme ayant des droits sui generis, ou distincts. L'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982 et l'article 25 de la Charte viennent reconnaître et protéger ces droits, en affirmant le statut particulier, ainsi que les traditions intellectuelles et coutumes des autochtones.

[367]     Je rejette l'hypothèse de la FCC voulant que la mise en oeuvre du droit issu de traités dont j'ai conclu à l'existence en l'instance [Traduction] « viendrait exempter une catégorie de Canadiens, savoir les Indiens du Traité 8, uniquement sur le fondement de leur race, origine ethnique ou nationale, c'est-à-dire en tant qu'Indiens, ou, dans l'alternative, instituerait une discrimination contre toutes les personnes autres que les Indiens du Traité 8 du fait de leur race, origine ethnique ou nationale, c'est-à-dire en tant que non-Indiens » (Mémoire des faits et du droit de la Fédération des contribuables canadiens, paragraphe 31).

[368]     L'argument voulant que l'exemption fiscale prévue au Traité 8 constitue une discrimination raciale est sans fondement. Toute distinction quant au fait que les autochtones du Traité 8 ne sont pas assujettis à la taxation est fondée sur un droit issu de traités suite à une négociation, et certainement pas sur des considérations « raciales » .


[369]     Selon moi, le fait de définir la mise en oeuvre des droits légitimes issus de traités des autochtones du Traité 8 comme constituant une forme d'inégalité par rapport à la fois aux autochtones et à la population du Canada en général est mal fondé, peu judicieux et incendiaire, en ce qu'il vient créer des tensions inutiles entre les autochtones et les autres Canadiens. La désinformation perpétrée par la FCC consiste à jouer la carte de la « race » pour obtenir de la publicité pour ses objectifs politiques. Elle constitue donc une grande injustice, non seulement envers les autochtones, mais envers tous ceux qui s'intéressent au respect de l'équité et de la justice dans le cadre de nos lois.

J U G E M E N T

Pour les motifs énoncés, je déclare que :

a) les demandeurs ont le droit de revendiquer les avantages prévus au Traité 8, y compris le droit issu de traités de ne pas se voir assujettir à aucune taxe, à quelque moment et pour quelque motif que ce soit;

b) ce droit issu de traités n'a pas été éteint avant le 17 avril 1982 et il est maintenant protégé de l'extinction par la Loi constitutionnelle de 1982, et le Canada est tenu de le maintenir et d'y faire droit;

c) le fait d'assujettir les demandeurs à toute taxe fédérale est une violation injustifiée du droit issu de traités.

Je déclare aussi que :


L'application des mesures fédérales de taxation aux autochtones bénéficiaires du Traité 8 est incompatible avec l'article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.-U.) et, par conséquent, elle est nulle et de nul effet dans la mesure même de cette incompatibilité.

Les demandeurs ayant eu gain de cause en l'instance, je leur accorde les dépens, à payer par la défenderesse.

                                                D. R. Campbell

Juge

OTTAWA

Le 7 mars 2002

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, LL.L., Trad. a.


COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

No DU GREFFE :                                T-2288-92

INTITULÉ DE LA CAUSE :             Charles John Gordon Benoit,

Société tribale de l'Athabasca,

Conseil régional du Petit lac des Esclaves et                                                                      Conseil tribal Kee Tas Kee Now

demandeurs

et

Sa Majesté la Reine

défenderesse

et

Le Procureur général de la province de l'Alberta

en vertu de l'article 57 de la                                                                                                     Loi sur la Cour fédérale

et

La Fédération des contribuables canadiens

intervenante

LIEU DE L'AUDIENCE :                   Edmonton (Alberta)

DATE DE L'AUDIENCE :                 les 7, 8, 9, 10, 14, 15, 16, 17, 22, 23 et 24 mai 2001

les 4, 5, 6, 7, 11, 18, 19, 20 et 25 juin 2001

les 9, 10, 11 et 12 juillet 2001

les 9, 11, 12, 16, 17, 23, 24, 25, 26 et 31 octobre 2001;                                                               le 1er novembre 2001

le 22 janvier 2002         


MOTIFS DU JUGEMENT DE M. le juge Campbell

EN DATE DU :                                     7 mars 2002

ONT COMPARU

Mme Elizabeth Johnson

Mme Karin Buss

Mme Elizabeth Williams                                        POUR LES DEMANDEURS

Mme Bonnie Moon

Mme Susan Ayala                                                               POUR LA DÉFENDERESSE

M. Everett Bunnell, c.r.

M. Aldo Argento                                                               POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L'ALBERTA

(en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale)

M. Norman Mullins, c.r.

M. John Carpay                                                                POUR L'INTERVENANTE,

LA FÉDÉRATION DES CONTRIBUABLES CANADIENS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

Ackroyd Piasta Roth & Day

Edmonton (Alberta)                                                          POUR LE DEMANDEUR

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada                                  POUR LA DÉFENDERESSE

MacLeod Dixon LLP

Calgary (Alberta)                                                              POUR LE PROCUREUR GÉNÉRAL DE L'ALBERTA

(en vertu de l'article 57 de la Loi sur la Cour fédérale)

La Fédération des contribuables canadiens

Vancouver (C.-B.)                                                            POUR L'INTERVENANTE

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