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Date : 20190515


Dossier : IMM‑4887‑18

Référence : 2019 CF 711

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

YUSUF BAYDAL

demandeur

Et

LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Nature de l’affaire

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire présentée par le demandeur au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) à l’encontre de la décision du 20 juillet 2018 (la décision) par laquelle un agent principal (l’agent) d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) a rejeté sa demande d’examen des risques avant renvoi (la demande d’ERAR).

II.  Faits

[2]  Le demandeur est un citoyen de la Turquie né le 27 avril 1969. Il craint d’être [traduction] « arrêté, torturé, et même tué » en Turquie en raison de son profil de partisan très actif du mouvement Gülen. À la page 2 de la décision, il est indiqué que [traduction] « [l]es partisans du "mouvement Gülen" sont les personnes qui suivent l’enseignement du clerc islamique Fethullah Gülen, qui habite aux États‑Unis; il ne s’agit ni d’un parti politique ni d’une religion ».

[3]  Le demandeur a déclaré avoir pris part au mouvement Gülen pendant la période de 1990 à 2000 : il a résidé dans des appartements d’étudiants universitaires loués par l’organisation de Gülen; il a travaillé pour une société de radiodiffusion appartenant à Gülen; il a épousé une partisane du mouvement; il a tenu des réunions de l’organisation güleniste chez lui; sa fille a fréquenté une école secondaire favorable à Gülen; et il a recueilli, pendant son service militaire obligatoire, des éléments de preuve pour un article que voulait écrire un journaliste pro‑Gülen sur la corruption au sein de l’unité de service militaire.

[4]  Par crainte de subir des représailles pour avoir critiqué les forces armées, le demandeur a fui la Turquie avec sa famille et a présenté une demande d’asile au Canada le 1er juillet 2001. Son fils est né au Canada en septembre 2001, et il a fréquenté une école secondaire appartenant à Gülen, à Toronto.

[5]  En 2005, la Section de la protection des réfugiés (la SPR) a rejeté la demande présentée en 2001 par le demandeur.

[6]  Ce dernier a alors présenté une demande d’ERAR, qui a été rejetée en 2007, à la suite de quoi il a quitté le Canada en août 2007 avec sa famille.

[7]  Le demandeur a affirmé qu’à son retour en Turquie, il s’est activement impliqué dans le mouvement Gülen et a participé à de très nombreuses activités liées au mouvement pendant la période de 2007 à 2015 : il a travaillé comme professeur dans deux universités, où il a organisé des réunions du mouvement; il a été directeur d’un programme d’anglais dans le cadre duquel il a organisé des réunions et des activités de financement pour l’organisation; il a participé à une association pro‑Gülen et a loué des locaux à bureaux pour la tenue d’activités de tutorat et de leçons pour le mouvement Gülen; et il a organisé des activités de formation pour les sociétés affiliées de Gülen. La liste de ses activités est très longue.

[8]  La question de la crédibilité du demandeur n’a pas été soulevée dans la décision.

[9]  Le demandeur a affirmé — et la Cour accepte son affirmation — que le président turc Erdogan (Erdogan) [traduction] « a[vait] officiellement déclaré que le mouvement güleniste était une organisation terroriste illégale » en mai 2016. Le demandeur a présenté des éléments de preuve non contestés concernant la tentative de coup d’État qui a eu lieu le 15 juillet 2016, et pour laquelle Erdogan et son gouvernement ont rapidement blâmé Gülen et ses disciples. Nul ne conteste le fait qu’après la tentative de coup d’État, le gouvernement d’Erdogan a déclenché la persécution, la détention et l’arrestation de dizaines de milliers de gülenistes dans le but de purger l’État des adeptes du mouvement. Dans les mois qui ont suivi, des milliers de juges ont été arrêtés. En outre, des centaines d’entités ont aussi été fermées parce qu’elles appartenaient prétendument à l’organisation de Gülen. En juin 2017, la Cour suprême de la Turquie a jugé que le mouvement Gülen était une organisation terroriste armée.

[10]  Les éléments de preuve relatifs à la tentative de coup d’État et aux mesures de répression à grande échelle mises en place contre les gülenistes par le gouvernement d’Erdogan n’ont pas été contestés par l’agent, qui semble en fait les avoir acceptés.

[11]  Plus précisément, le demandeur a fait l’objet d’une enquête par le gouvernement turc parce qu’il détenait un compte de la Bank Asya — bien connue pour être affiliée à Gülen. Le demandeur a affirmé avoir détruit des documents qui prouvaient qu’il avait pris part au mouvement Gülen après la tentative de coup d’État. Il a ajouté que sa crainte d’être arrêté s’était intensifiée après que son ami, un journaliste pro‑Gülen, avait été arrêté et que les forces de l’ordre avaient poursuivi leurs arrestations massives en 2016. Le demandeur a déclaré que des policiers avaient fait une descente chez lui et que sa femme avait menti sur l’endroit où il se trouvait en janvier 2017, que son beau‑frère avait été arrêté en avril 2016 et que, au moment où il avait présenté sa demande d’ERAR, près de 140 000 partisans de Gülen étaient emprisonnés.

[12]  Par conséquent, le demandeur a fui la Turquie en 2017 pour la deuxième fois, et il a de nouveau présenté une demande d’asile. Celle‑ci a été jugée irrecevable et n’a pas été déférée à la SPR parce qu’une demande présentée par le demandeur avait antérieurement été rejetée (alinéa 101(1)b) de la LIPR). Il est maintenant visé par une mesure d’expulsion pour être revenu au Canada sans en avoir eu l’autorisation (paragraphe 52(1) de la LIPR).

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[13]  Comme il a été mentionné plus haut, le demandeur a présenté une demande d’ERAR à IRCC. Cependant, l’agent chargé de l’ERAR a rejeté la demande au motif qu’il n’y avait aucun nouvel élément de preuve (alinéa 113a) de la LIPR), et il a déclaré ce qui suit à la page 2 de la décision :

[traduction]

Je ne peux pas dire que les observations faites par le demandeur établissent des faits qui sont considérablement différents de ceux qui ont été présentés à la SPR. Je conclus plutôt que le demandeur a répété certains des faits qu’il a exprimés devant elle. Les faits exposés dans la présente demande sont sensiblement les mêmes que ceux qui ont déjà été plaidés devant la SPR.

[14]  L’agent a déclaré qu’il n’avait [traduction] « pas trouvé suffisamment d’éléments de preuve objectifs […] établissant que le demandeur prenait part au mouvement Gülen ou qu’il l’appuyait à quelque niveau que ce soit » (page 4 de la décision). L’agent a conclu en ces termes à l’absence de risque personnalisé à la page 4 de sa décision :

[traduction]

[…] Néanmoins, le demandeur n’a fourni aucun élément de preuve pour démontrer qu’il est recherché par les autorités turques. Bien que j’aie examiné tous ces documents dans le contexte de l’évaluation de la situation dans le pays, ceux‑ci sont de nature générale et n’établissent pas de lien direct avec la situation personnelle du demandeur. Les éléments de preuve relatifs à la situation dans un pays ne sont pas en soi suffisants pour démontrer que le demandeur est personnellement exposé à un risque de préjudice.

Dans l’ensemble, le demandeur n’a pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs établissant l’existence de nouveaux risques relatifs à la situation dans le pays ou à sa situation personnelle depuis la date de la décision de la SPR. Par conséquent, je ne suis pas prêt à tirer une conclusion différente de celle de la SPR.

[…] Je ne suis pas convaincu que le demandeur serait exposé à plus qu’une simple possibilité de persécution, ni qu’il est plus probable qu’improbable qu’il serait exposé à de la torture, à un risque pour sa vie ou à un risque de traitements ou de peines cruels et inusités s’il retournait en Turquie.

IV.  Question en litige

[15]  La question consiste à savoir si la décision de l’agent était raisonnable.

V.  Norme de contrôle

[16]  Dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, aux paragraphes 57 et 62 [Dunsmuir], la Cour suprême du Canada a décidé qu’il n’était pas nécessaire de procéder à une analyse de la norme de contrôle « si la jurisprudence établit déjà de manière satisfaisante le degré de déférence correspondant à une catégorie de questions en particulier ». Une décision relative à un ERAR devrait être contrôlée selon la norme de la décision raisonnable : Micolta c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 183, au paragraphe 13. En outre, dans l’arrêt Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31, au paragraphe 55, la Cour suprême du Canada explique ce que doit faire une cour de révision lorsqu’elle examine une décision selon la norme de la décision raisonnable :

[55]  Lorsqu’une cour de révision examine une décision selon la norme de la décision raisonnable, elle doit principalement s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel », de même qu’à « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 R.C.S. 708, par. 14). Lorsqu’elle est appliquée à l’interprétation législative, la norme de la décision raisonnable reconnaît que le décideur, titulaire de pouvoirs délégués, est le mieux placé pour comprendre les considérations de politique générale et le contexte qu’il faut connaître pour résoudre toute ambiguïté dans le texte de loi (McLean, par. 33). Les cours de révision doivent par ailleurs éviter de soupeser et d’apprécier à nouveau la preuve prise en compte par le décideur (Khosa, par. 64). Fondamentalement, la norme de la raisonnabilité reconnaît qu’il peut légitimement y avoir de multiples issues possibles, même lorsque celles‑ci ne correspondent pas à la solution optimale que la cour de révision aurait elle‑même retenue.

VI.  Analyse

[17]  Après avoir entendu le demandeur, j’ai demandé à l’avocate du défendeur de traiter de la question de savoir si je devais conclure que les motifs de l’agent étaient très fortement déconnectés de la réalité politique en Turquie (ou une autre formulation dans ce sens) en me présentant des arguments susceptibles de m’aider à trancher si tel était bien le cas. Malgré les arguments valables de l’avocate, et après y avoir réfléchi, je ne peux pas en décider autrement. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire doit être accueillie.

[18]  Fondamentalement, et en dépit des quelques conclusions qui pourraient être considérées comme défendables, la décision de l’agent est gravement viciée parce qu’elle n’est pas justifiable compte tenu du dossier, et au vu de la preuve relative au changement dans la réalité politique en Turquie pour les partisans de Gülen entre 2001 — lorsque la première demande du demandeur a été examinée — et 2017 — lorsque celui-ci est arrivé au Canada pour la deuxième fois.

[19]  Essentiellement, l’agent a critiqué les nouveaux éléments de preuve présentés par le demandeur concernant la persécution que ce dernier craignait de subir en 2017 à la suite de la tentative de coup d’État, parce qu’ils contredisaient le témoignage fait par le demandeur lors de l’audience relative à sa demande d’asile de 2001. À mon humble avis, l’agent n’a pas apprécié la preuve indiquant que la situation des partisans de Gülen avait changé de façon très importante entre 2001 et 2017.

[20]  En 2001, le demandeur a présenté une demande d’asile qui reposait sur sa situation à ce moment‑là. À l’époque, il avait mentionné qu’il était un partisan de Gülen, mais avait souligné que cela ne constituait pas un problème grave pour lui. Et c’était peut‑être le cas.

[21]  La demande d’asile présentée en 2001 était fondée sur la crainte du demandeur d’être persécuté en raison de sa dénonciation de la corruption militaire en Turquie.

[22]  La demande d’asile fondée sur la situation en Turquie en 2017 avait très peu, sinon rien à voir avec celle de 2001, compte tenu du changement radical de la situation dans le pays à la suite de la tentative de coup d’État.

[23]  La demande de 2018 reposait sur une crainte réelle de persécution fondée sur la participation importante et de longue date du demandeur au mouvement Gülen. Même si le fait d’être un partisan de Gülen ne constituait pas un problème pour le demandeur en 2001, cela en posait un en 2017, et c’est ce qui l’a poussé à fuir la Turquie une deuxième fois.

[24]  L’agent a agi de façon déraisonnable en se comportant avec le demandeur comme si le traitement réservé par la Turquie aux partisans de Gülen n’avait pas changé.

[25]  Je ne puis considérer ou traiter comme une erreur mineure cette approche déraisonnable de la preuve qui, avec égards, imprègne la décision. La décision ne peut se justifier au regard des faits, contrairement à ce qu’exige la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir. À mon avis, elle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[26]  Il s’agit là d’une question déterminante; il n’est donc pas nécessaire d’aborder les autres questions soulevées par le demandeur.

[27]  J’ai tenu compte du fait que le contrôle judiciaire n’est pas une chasse aux erreurs et que la décision doit être lue comme un tout.

[28]  Dans cette optique, je reste d’avis que la décision est déraisonnable. Elle sera donc annulée.

[29]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale aux fins de certification et, à mon avis, la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4887‑18

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent est annulée et l’affaire est renvoyée à un nouveau décideur pour qu’une nouvelle décision soit rendue. Aucune question de portée générale n’est certifiée, et aucuns dépens ne sont adjugés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 27e jour de juin 2019.

Karine Lambert, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4887‑18

 

INTITULÉ :

YUSUF BAYDAL c LE MINISTRE DE L’IMMIGRATION, DES RÉFUGIÉS ET DE LA CITOYENNETÉ

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 24 AVRIL 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE BROWN

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Aida Kalaj

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Erin Estok

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Brunga Law

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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