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Date : 20190515


Dossier : IMM-4855-18

Référence : 2019 CF 684

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 mai 2019

En présence de monsieur le juge Favel

ENTRE :

OKIEMUTE JANE JOE‑EDEBE

demanderesse

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La Cour est saisie, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], d’une demande de contrôle judiciaire se rapportant à l’examen des risques avant renvoi [l’ERAR] défavorable du 27 août 2018 mené par un agent principal [l’agent] de Citoyenneté et Canada au titre de l’article 112 de la LIPR. Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[2]  La demanderesse, âgée de 40 ans, est une citoyenne du Nigéria. Arrivée au Canada en mai 2017 en provenance des États‑Unis d’Amérique [les É.‑U.], elle a présenté une demande d’asile en invoquant une crainte de persécution au Nigéria fondée sur son orientation sexuelle. La demanderesse prétend avoir été victime de violence conjugale infligée par son époux qui a découvert sa bisexualité en 2010 et ajoute qu’elle a été forcée de se marier avec lui le 25 novembre 2006.

[3]  Il est allégué que ni la famille ni les beaux‑parents de la demanderesse n’acceptent son homosexualité. En septembre 2016, elle avait une liaison avec sa deuxième partenaire tout en étant mariée, ce qui a suscité la jalousie de sa partenaire précédente qui a alors révélé la bisexualité de la demanderesse à toute sa famille. Elle a dû fuir le Nigéria sans que personne ne le sache, car sa famille voulait la punir pour ce qui est considéré comme un acte interdit dans son pays. La Section de la protection des réfugiés [la SPR] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que la demande d’asile de la demanderesse était irrecevable en raison de l’Entente sur les tiers pays sûrs. Bien qu’elle ait été exclue du Canada pendant un an, la demanderesse est revenue illégalement en octobre de la même année et sa demande d’asile a de nouveau été jugée irrecevable. Une mesure d’expulsion a été prise contre elle le 28 octobre 2017. Elle devait être renvoyée au Nigéria le 4 octobre 2018, mais la Cour lui a accordé un sursis d’exécution de la mesure de renvoi en attendant que la présente demande soit examinée puis tranchée de manière définitive. La demanderesse a déposé une demande d’ERAR le 21 novembre 2017.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[4]  Le 27 août 2018, la demande d’ERAR de la demanderesse a été rejetée. D’après l’agent, elle ne serait pas exposée au risque d’être soumise à la torture ou persécutée, à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités si elle était renvoyée au Nigéria.

[5]  Même s’il a souligné que la déclaration soumise par la demanderesse à l’appui de sa demande d’ERAR ne se présentait pas sous la forme d’un affidavit, l’agent en a néanmoins tenu compte. L’avocat de la demanderesse a présenté des photographies du visage contusionné de cette dernière, prises après que son époux l’aurait battue. Cependant, l’agent a décidé, conformément au paragraphe 161(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR] d’écarter cet élément de preuve, expliquant que seules les observations écrites doivent être prises en compte dans le contexte d’un ERAR. La demanderesse a ensuite soumis trois lettres attestant son orientation sexuelle. Après les avoir examinées, l’agent leur a accordé [traduction« un poids négligeable parce qu’elles ne sont pas datées et qu’elles n’ont pas été contresignées et attestées comme des documents établis sous serment par le représentant d’une autorité compétente ». L’agent a également noté que ces trois lettres présentaient des similitudes : la police de caractères utilisée était identique, les titres en haut des pages étaient en majuscules et le nom des auteurs en caractère gras. Rien n’indiquait ni n’attestait non plus que ces lettres provenaient du Nigéria.

[6]  L’agent a estimé que la preuve fournie par la demanderesse (telle que des lettres provenant d’autres femmes au Nigéria) pour confirmer qu’elle avait eu des relations homosexuelles depuis l’école secondaire était insuffisante, tout comme la preuve objective était insuffisante pour établir qu’elle avait tenté d’obtenir un traitement médical en 2010 pour des blessures subies lorsque son époux l’avait battue. Par conséquent, l’agent n’était pas convaincu que son époux continuerait de lui nuire si elle devait retourner au Nigéria.

[7]  L’agent a également estimé qu’il n’était pas nécessaire de tenir une audience en application de l’alinéa 113b) de la LIPR. Aucun des facteurs prescrits par l’article 167 du RIPR n’était présent dans le cas de la demanderesse, parce qu’il n’existait en particulier aucun élément de preuve qui soulevait une question importante touchant à sa crédibilité.

[8]  Après avoir examiné la preuve documentaire soumise, l’agent a estimé que la preuve objective [traduction« indiquant que l’époux de la demanderesse, ses beaux-parents et leur famille, les autorités nigérianes ou quiconque au Nigéria continueraient de s’intéresser à elle en raison de son orientation sexuelle » était insuffisante. Il en allait de même de la preuve attestant que la demanderesse était impliquée dans la communauté LGBTQ ou qu’elle vivait des relations homosexuelles au Canada. Après avoir examiné l’ensemble de la preuve présentée, l’agent a conclu que la demanderesse n’était pas visée par l’article 96 de la LIPR ou qu’elle n’était pas non plus personnellement exposée à un risque prospectif au Nigéria, au sens de l’article 97 de la LIPR.

IV.  Questions en litige et norme de contrôle

[9]  D’après la demanderesse, les questions à trancher en l’espèce sont les suivantes :

1.  La décision de l’agent était‑elle raisonnable?

2.  L’agent a‑t‑il enfreint l’équité procédurale en ne tenant pas d’audience?

[10]  La norme de contrôle applicable aux conclusions de fait d’un agent d’ERAR et à son examen de la preuve est celle de la raisonnabilité. La décision rendue à l’issue d’un ERAR porte sur des questions de fait ou de fait et de droit (Lakatos c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 367, au paragraphe 13). Par conséquent, la Cour ne doit intervenir que si la décision n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47 [Dunsmuir]). Quant à la seconde question en litige, la norme de contrôle applicable à la question de savoir si la tenue d’une audience est requise dans le cadre d’une demande d’ERAR continue de donner lieu à deux approches différentes. Dans certains cas, la Cour estime que la norme de la décision correcte doit s’appliquer puisque l’enjeu soulève une question d’équité procédurale. Tandis que dans d’autres cas, la Cour emploie la norme de la raisonnabilité puisque la décision d’accorder ou non une audience dépend des faits et du contexte et relève du pouvoir discrétionnaire de l’agent d’ERAR (Huang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 940, au paragraphe 12). Quoi qu’il en soit, la Cour ne s’attardera pas davantage sur cette question étant donné qu’elle est convaincue que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle en refusant d’examiner la preuve soumise par la demanderesse. Cette erreur justifie en soi l’intervention de la Cour, car l’agent d’ERAR a rendu une décision déraisonnable.

V.  Analyse

[11]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

[12]  La Cour estime que l’agent a commis une erreur susceptible de contrôle lorsqu’il a refusé d’examiner les photographies soumises par la demanderesse à l’appui de sa demande d’ERAR. Dans les observations écrites qu’elle a présentées aux fins de l’évaluation de cette demande, la demanderesse a clairement déclaré qu’elle était victime de violence conjugale infligée par son époux et a fourni des photographies montrant son visage contusionné après qu’elle aurait été battue. Dans ses motifs, l’agent a donné l’explication suivante pour justifier sa décision de ne pas tenir compte de la preuve qui lui avait clairement été présentée :

[TRADUCTION]

-  L’avocat de la demanderesse a fourni des photographies qui montrent, d’après lui, le visage contusionné de sa cliente après qu’elle a été battue.

-  Cependant, il convient de noter qu’aux termes du paragraphe 161(1) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés (le RIPR), seule la preuve soumise par écrit est prise en compte.

-  Par conséquent, je ne tiendrai pas compte des photographies soumises par l’avocat.

-  J’examinerai néanmoins des messages textes, des récits ou des informations descriptives (le cas échéant) se rapportant aux photographies.

(Dossier certifié du tribunal, la décision relative à l’ERAR, page 7)

[13]  Les deux parties semblent avoir une compréhension différente de l’expression « observations écrites » figurant au paragraphe 161(1) de la LIPR qui prévoit :

Sous réserve de l’article 166, le demandeur peut présenter des observations écrites pour étayer sa demande de protection et peut, à cette fin, être assisté, à ses frais, par un avocat ou un autre conseil.

[14]  Il est bien établi en droit que le fardeau de la preuve incombe à celui qui présente une demande d’ERAR (Ferguson c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 1067, au paragraphe 21). L’agent l’a également reconnu dans ses motifs lorsqu’il a déclaré que [traduction« dans une demande d’ERAR, le fardeau de la preuve incombe à celui qui réclame une protection »; il a toutefois décidé d’écarter un élément de preuve pertinent présenté par la demanderesse à l’appui de son allégation de violence conjugale, également invoquée dans sa déclaration personnelle fournie en preuve.

[15]  L’agent était tenu d’examiner l’ensemble de la preuve au dossier et d’évaluer le poids de la preuve qui lui a été présentée avant d’estimer qu’elle était insuffisante pour conclure que l’époux de la demanderesse continuerait de lui faire du mal si elle était renvoyée au Nigéria.

[23]  Un demandeur est autorisé à présenter des observations à l’appui de sa demande d’ERAR conformément à l’article 161 du Règlement. Dans ses observations, le demandeur doit indiquer les éléments de preuve étayant ses allégations et ceux-ci doivent satisfaire aux exigences de l’alinéa 113a) de la LIPR. L’alinéa 113a) restreint la preuve qu’un demandeur peut présenter aux nouveaux éléments de preuve qui sont apparus après le rejet de sa demande d’asile ou aux éléments de preuve qui n’étaient pas raisonnablement accessibles au demandeur au moment de la demande d’asile. [Non souligné dans l’original].

(Perampalam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 909, au paragraphe 23)

[16]  Il a été établi à deux reprises que la demande d’asile de la demanderesse était irrecevable; elle n’a donc pas été entendue devant la SPR. C’était la première fois que la demanderesse avait l’occasion de présenter ses arguments à un agent d’ERAR dans le cadre d’une telle demande. Il incombe aux demandeurs de s’assurer que leur demande est complète et contient tous les éléments de preuve pertinents et nécessaires qui appuient les observations écrites soumises aux fins de l’évaluation de la demande d’ERAR. Ignorer un élément de preuve simplement parce qu’il se présente sous la forme d’une photographie et non d’un [traduction« document écrit » est une erreur qui nécessite l’intervention de la Cour (voir par exemple Gari c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 660, au paragraphe 14; Chen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 379, au paragraphe 41; Win c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2008 CF 398, au paragraphe 15; Osagie c Canada (Solliciteur général), 2008 CF 398, au paragraphe 4).

[17]  Enfin, au moment de déterminer si la tenue d’une audience est requise selon le paragraphe 167(1) du RIPR, l’agent examinera l’ensemble de la « preuve » qui lui est présentée à l’appui de la demande d’ERAR. En l’espèce, il est difficile de savoir si l’agent a également choisi d’ignorer les photos en question soumises par la demanderesse avant de conclure, sur la foi de tous les éléments de preuve dont il disposait, qu’une audience n’était pas nécessaire.

[18]  Pour ces motifs, la Cour conclut que la décision de l’agent était déraisonnable et qu’elle n’appartient pas « aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir, au paragraphe 47).

VI.  Conclusion

[19]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. Aucune question de portée générale n’est certifiée.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4855‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il la réexamine.

  2. Aucune question n’est certifiée.

  3. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Paul Favel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 4e jour de juin 2019

Caroline Tardif, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑4855‑18

INTITULÉ :

OKIEMUTE JANE JOE‑EDEBE c MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 3 AVRIL 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

lE JUGE FAVEL

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

lE 15 MAI 2019

COMPARUTIONS :

Daniel Kingwell

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Christopher Crighton

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Avocats

Mamann, Sandaluk, Kingwell LLP

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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