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Date : 20190513


Dossier : IMM-5340-18

Référence : 2019 CF 668

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 13 mai 2019

En présence de monsieur le juge Zinn

ENTRE :

LEE SAN TAN

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Mme Tan demande à la Cour d’annuler une décision par laquelle la Section d’appel de l’immigration (SAI) a jugé que la doctrine de la chose jugée s’appliquait et empêchait l’audition de son appel sur le fond.

[2]  En 2007, Mme Tan a présenté une demande visant à parrainer son conjoint, Yao Heong Chew, afin qu’il devienne un résident permanent du Canada. Cette demande a été rejetée en novembre 2007 parce que l’agent était d’avis que M. Chew n’appartenait pas à la catégorie du regroupement familial. Il en est arrivé à cette conclusion parce qu’au moment où Mme Tan est devenue une résidente permanente du Canada, M. Chew n’était pas nommé comme un membre de la famille n’accompagnant pas Mme Tan et n’a pas fait l’objet d’un contrôle. Lorsque ces conditions sont réunies, l’alinéa 117(9)d) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, prévoit expressément que l’étranger « [n’est] pas considér[é] comme appartenant à la catégorie du regroupement familial ».

[3]  L’agent a jugé que M. Chew était un membre de la famille de Mme Tan qui ne l’accompagnait pas à l’époque pertinente en se fondant sur les renseignements que M. Chew lui avait fournis, à savoir qu’il avait [traduction] « cohabité avec elle en Malaisie » du 1er août 2002 au 20 mai 2006, date à laquelle Mme Tan est partie pour le Canada. Se fondant sur ces renseignements, l’agent a conclu que M. Chew était le conjoint de fait de Mme Tan.

[4]  Mme Tan a interjeté appel de cette décision devant la SAI. Elle a agi pour son propre compte dans cette procédure. Malgré le fait que la SAI ait correspondu avec elle, elle n’a soumis aucune observation. En raison de ce défaut, elle s’est vue signifier un avis de convocation pour qu’elle comparaisse à une audience sur le défaut de comparaître le 28 mai 2008. Selon le dossier, [traduction] « [elle] a comparu à cette audience et a demandé que le tribunal l’autorise une nouvelle fois à présenter des observations écrites ». De nouveaux délais ont été fixés et confirmés par écrit. Mme Tan n’a encore une fois fourni aucune observation. Par conséquent, et conformément aux Règles de la section d’appel de l’immigration, un commissaire a décidé de trancher l’appel en fonction des documents au dossier. Le segment pertinent de cette décision datée du 3 septembre 2008 est le suivant :

À titre de bref contexte, mentionnons que la lettre de refus indique que le demandeur a informé l’agent des visas qu’il avait cohabité avec l’appelante entre août 2002 et mai 2006. La lettre de refus mentionne également que l’appelante n’a pas déclaré le demandeur aux autorités d’immigration à l’époque où elle a présenté sa propre demande de résidence permanente. C’est pourquoi l’agent des visas a conclu que le demandeur n’avait pas fait l’objet d’un contrôle dans le contexte de la demande de résidence permanente de son répondant. La demande du demandeur a été refusée aux termes de l’alinéa 117(9)d).

L’appelant [sic] n’a pas contesté les conclusions de l’agent des visas au sujet du fait que le demandeur n’avait pas fait l’objet d’un contrôle au cours de la période pertinente. D’après les renseignements qui m’ont été transmis dans le cadre du présent appel, je conclus que le demandeur n’a pas fait l’objet d’un contrôle au cours de la période pertinente et qu’il est, par conséquent, exclu de la catégorie du regroupement familial. Une fois qu’il a été établi que le demandeur n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial, l’appelante ne peut, par application de  l’article 65 de la Loi, bénéficier de mesures discrétionnaires.

[5]  Mme Tan n’a pas contesté cette décision à ce moment-là. Son avocat avance qu’elle n’a pas présenté d’observation ou qu’elle ne s’est pas présentée en cour parce que son propre statut était alors à l’étude afin de déterminer si elle devait être faire l’objet d’une mesure de renvoi pour ne pas avoir divulgué sa relation avec M. Chew. Cette suggestion n’est qu’une simple spéculation. Rien au dossier ne donne à penser qu’il s’agissait là du raisonnement de Mme Tan et je constate que malgré le fait que son statut ait fait l’objet d’un examen, cela ne l’a pas empêchée d’assister à l’audience de la SAI sur le défaut de comparaître, où elle demandé l’autorisation de soumettre des observations.

[6]  En avril 2013, Mme Tan a présenté une deuxième demande visant à parrainer M. Chew et leur enfant, qui est né en avril 2013. Cette demande a été rejetée pour les mêmes motifs qu’en 2008, c’est-à-dire que M. Chew n’appartenait pas à la catégorie du regroupement familial. Un autre appel a été interjeté auprès de la SAI.

[7]  Dans la correspondance avec la SAI, il est énoncé que Mme Tan et M. Chew n’étaient pas des conjoints de fait lorsque Mme Tan a présenté sa demande de résidence permanente. Ils vivaient ensemble parce que M. Chew payait un loyer à la famille de Mme Tan et qu’il partageait une chambre avec son frère. Cela donne à penser qu’ils se fréquentaient, tout au plus.

[8]  Compte tenu de la décision antérieure de la SAI selon laquelle M. Chew n’appartenait pas à la catégorie du regroupement familial, la SAI a demandé des observations quant à la question de savoir si le principe de la chose jugée s’appliquait. Elle a conclu que c’était le cas et c’est maintenant la décision qui fait l’objet du contrôle.

[9]  La SAI a conclu que les trois conditions établies dans l’arrêt Danyluk c Ainsworth Technologies Inc., 2011 CSC 44 [Danyluk], étaient réunies. Elle a jugé que les parties à l’appel faisant l’objet du contrôle et les parties à l’appel de 2008 étaient les mêmes. En outre, elle a conclu que la question dont elle était saisie – à savoir si M. Chew appartenait à la catégorie du regroupement familial – était la même que celle dont elle était saisie en 2008. Enfin, elle a conclu que la décision rendue en 2008 était définitive. Selon elle, l’appel en l’espèce était une tentative abusive de Mme Tan de débattre à nouveau de la question.

[10]  Mme Tan soutient que les parties ne sont pas les mêmes qu’en 2008, précisant que son fils, lequel est nommé dans sa demande de parrainage, n’était même pas né lorsque la SAI a rendu sa décision cette année-là.

[11]  Je suis d’avis que même si la naissance de leur fils peut changer le nombre de membres dans sa famille, cela ne change pas les parties en cause. Aujourd’hui comme en 2008, les parties en cause devant la SAI, comme l’indique la première page de la décision, sont Mme Tan et le ministre. Si son observation était acceptée, cela entraînerait une absurdité : elle pourrait déposer une nouvelle demande à l’égard de M. Chew chaque fois qu’ils ont un enfant. La question dont la SAI est saisie dans la décision faisant l’objet du contrôle concerne le statut de M. Chew et cela n’a pas changé avec la naissance de leur fils.

[12]  Mme Tan fait également valoir que la SAI n’a pas appliqué le droit [traduction] « actuel » lorsqu’elle a examiné les exceptions à l’application stricte du principe de la chose jugée. Elle souligne avec raison que la SAI s’est fondée, au paragraphe 12 de sa décision, sur la décision Saskatoon Credit Union Ltd c Central Park Enterprises Ltd, 47 DLR (4th) 431, 1988 CanLII 2941 (CS C.-B.), rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique en 1988 :

Un appel réitéré peut uniquement être visé par le principe de la chose jugée si aucune circonstance particulière ne permet de faire exception à l’application du principe. L’exception fondée sur des circonstances particulières s’applique si une fraude ou un autre type d’inconduite susceptible de porter atteinte au principe de justice naturelle a été commis à l’instance antérieure. L’exception s’applique en outre dans les cas où il existe de nouveaux éléments de preuve décisifs qu’il aurait été impossible de découvrir en exerçant une diligence raisonnable dans le cadre de l’instance antérieure. Elle s’applique aussi aux changements à la loi et aux considérations d’intérêt public.

[Renvoi omis.]

[13]  Je suis d’accord avec Mme Tan pour dire que ces « circonstances particulières » sont restrictives et plutôt difficiles à appliquer. En l’espèce, rien n’indique qu’elles s’appliquent.

[14]  Mme Tan affirme plutôt que la SAI aurait dû examiner la déclaration plus récente de la Cour suprême du Canada concernant les « circonstances particulières » dans l’arrêt Danyluk, aux paragraphes 68 à 81, et dans l’arrêt Penner c Niagara (Commission régionale de services policiers), 2013 CSC 19 [Penner]. Plus précisément, son avocat affirme que l’arrêt Penner indique clairement qu’il faut [traduction] « tenir compte non seulement de la question de savoir si justice a été rendue par le passé, mais aussi de celle de savoir si justice est rendue maintenant » [souligné dans l’original]. En effet, au paragraphe 39 de l’arrêt Penner, la Cour suprême a déclaré que « même si l’instance antérieure s’est déroulée de manière juste et régulière, eu égard à son objet, il pourrait néanmoins se révéler injuste d’opposer la décision en résultant à toute action ultérieure » [non souligné dans l’original].

[15]  Je retiens de l’observation de l’avocat que Mme Tan convient, comme il se doit, que la première instance devant la SAI s’est déroulée de manière juste.

[16]  Les arrêts Penner et Danyluk portent tous les deux sur l’utilisation de décisions antérieures d’un tribunal administratif établi pour une fin précise afin d’empêcher la tenue d’une autre audience par un tribunal différent et d’instance supérieure établi pour une fin différente. Bon nombre des facteurs énoncés dans ces arrêts tiennent compte de la différence entre les décideurs. Ces différences n’existent pas en l’espèce. Dans l’affaire qui nous occupe, la décision antérieure a été rendue par exactement le même tribunal et son objet était exactement le même. En conséquence, je rejette l’observation selon laquelle l’application du principe de la chose jugée en l’espèce constitue un déni de justice ou entraîne une iniquité.

[17]  Bien qu’il eut été préférable que la SAI se fonde précisément sur les exceptions sans doute plus générales concernant le principe de la chose jugée et provenant des arrêts Danyluk et Penner, plutôt que sur la décision qu’elle a citée, je suis d’accord avec le ministre pour dire que si on lit la décision dans son ensemble et que l’on est au courant des « faits » dont la SAI était saisie, la décision que celle-ci a rendue concernant le principe de la chose jugée était raisonnable et l’aurait été même si ces facteurs plus généraux avaient été examinés.

[18]  Bref, la conclusion selon laquelle M. Chew n’appartient pas à la catégorie du regroupement familial est chose jugée entre Mme Tan et le ministre.

[19]  Mme Tan a proposé à la Cour de certifier les questions suivantes :

  1. Est-il erroné de conclure à la chose jugée lorsqu’une des parties dans la procédure en cours n’était pas encore née (ou une des questions ne se posait pas encore) au moment où la décision a été rendue dans la procédure précédente?

  2. Est-ce une entrave illégale à l’exercice d’un pouvoir discrétionnaire de se fonder sur la décision rendue par la Cour suprême de la Colombie-Britannique en 1988 plutôt que sur la jurisprudence récente de la Cour suprême du Canada pour obtenir une orientation quant à ce qui constitue des exceptions à l’application du principe de la chose jugée?

  3. Est-il inéquitable sur le plan procédural de se fonder sur le principe de la chose jugée sans tenir d’audience étant donné que l’exception au principe de la chose jugée pourrait porter sur des conclusions relatives à la crédibilité?

[20]  Le ministre soutient qu’il n’est pas indiqué de certifier ces questions. Son avocat affirme, et j’en conviens, qu’elles ne soulèvent aucune question de portée générale et que le droit relatif au principe de la chose jugée est bien défini et énoncé dans les arrêts Danyluk et Penner de la Cour suprême du Canada. Par ailleurs, la décision rendue est tributaire des faits très particuliers et quelque peu inhabituels de l’espèce, tels qu’ils ont été divulgués à la SAI avant sa décision de 2008. Il est reconnu que cette décision a été rendue de manière équitable sur le plan procédural.

[21]  La dernière question proposée est liée à une conclusion de l’agent qui a traité la deuxième demande de parrainage et qui a jugé que M. Chew n’était pas crédible. L’agent n’a pas accepté l’explication de M. Chew, qui soutient que sa déclaration concernant le fait qu’ils [traduction] « cohabitaient » a été mal interprétée. Ce n’est que lors de l’appel de la décision de cet agent des visas que l’application possible du principe de la chose jugée a été soulevée.

[22]  À mon humble avis, cette question est fondée sur une perception erronée du rôle du principe de la chose jugée en l’espèce. La SAI n’avait pas besoin d’examiner les conclusions de l’agent quant à la crédibilité pour trancher la question du principe de la chose jugée, précisément en raison de ce principe. La question de fait relative à la [traduction] « cohabitation » de M. Chew et de Mme Tan avait déjà été tranchée par la SAI en 2008. Ce n’est que si la SAI avait jugé que le principe de la chose jugée ne s’appliquait pas qu’elle aurait examiné les conclusions de l’agent. Étant donné que la SAI a conclu que le principe s’appliquait, les conclusions de l’agent, y compris celles relatives à la crédibilité, n’étaient pas pertinentes dans le contexte de cette décision.

[23]  Si la décision antérieure avait été erronée, c’était en 2008 qu’il fallait la contester, lorsque Mme Tan a eu toutes les occasions de présenter des observations et de demander le contrôle de la décision dont elle se plaint maintenant.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5340-18

LA COUR STATUE que la présente demande est rejetée et qu’aucune question n’est certifiée.

« Russel W. Zinn »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de juin 2019

Mélanie Vézina, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-5340-18

INTITULÉ :

LEE SAN TAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE-BRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 8 MAI 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE ZINN

DATE DES MOTIFS :

LE 13 MAI 2019

COMPARUTIONS :

Masao Morinaga

POUR LA DEMANDERESSE

Brett Nash

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lawrence Wong Associates

Avocats

Richmond (C.-B.)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Vancouver (C.-B.)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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