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Date : 19991130


Dossier : T-2124-98



Entre :

     YVETTE MARCOUX,

     demanderesse,


     - et -


     PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA,

     défendeur.




     MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE DENAULT


[1]      Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire visant à obtenir une ordonnance à l'encontre du ministre du Revenu national afin d'annuler une demande péremptoire de paiement en vertu du paragraphe 224(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu (L.R.C. 1985 (5e suppl.), ch. 1) (la "Loi") exigeant que "The Manufacturers Life Insurance Company" (ci-après la "Financière Manuvie") verse au Receveur général 30% du salaire ou traitement dû à la demanderesse.


[2]      Le 26 juin 1997, le ministère du Revenu national (le "ministère") a émis contre la demanderesse un avis de cotisation au montant de 1 992,53$ pour l'année d'imposition 1996. Le 14 janvier 1998, Mme Joanne Potvin, employée du ministère, a posté une lettre de recouvrement à la demanderesse lui priant de communiquer avec elle et l'avertissant que si elle ne répondait pas à cette lettre, elle s'exposait, sans autre avis, à des mesures légales eu égard au montant qu'elle devait pour l'année d'imposition 1996.


[3]      Le 5 mars 1998, le ministère a émis à l'encontre de la Financière Manuvie une demande péremptoire de paiement au montant de 1 956,11$. Cette demande péremptoire de paiement visait une rente mensuelle (#453-0340, certificats #0003 et 0004) payable à la demanderesse aux termes d'un régime supplémentaire de rentes des employés syndiqués de Vidéotron Ltée, division du Québec1.


[4]      Le 16 novembre 1998, la demanderesse a déposé au greffe de cette Cour la présente demande de contrôle judiciaire. La seule question à laquelle les parties demandent à cette Cour de répondre est la suivante:

La couronne fédérale peut-elle, malgré les articles 2377, 2378 et 2645 du Code civil du Québec ainsi que le paragraphe 553(7) du Code de procédure civile du Québec, saisir au moyen du mécanisme de demande péremptoire de paiement prévu au paragraphe 224(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu la rente de la demanderesse acquise d'un régime supplémentaire de rente de retraite?


[5]      En substance, la demanderesse soutient que ces dispositions du Code civil et du Code de procédure civile déclarant insaisissable une rente découlant d'un tel régime justifient l'annulation de la demande péremptoire de paiement en date du 5 mars 1998.

[6]      Le paragraphe 224(1) de la Loi permet au ministère de saisir-arrêter entre les mains de tiers des montants qu'ils sont tenus de payer à un débiteur fiscal:

ARTICLE 224: Saisie-arrêt

(1) S'il sait ou soupçonne qu'une personne est ou sera, dans les douze mois, tenue de faire un paiement à une autre personne qui, elle-même, est tenue de faire un paiement en vertu de la présente loi (appelée "débiteur fiscal" au présent paragraphe et aux paragraphes (1.1) et (3)), le ministre peut exiger par écrit de cette personne que les fonds autrement payables au débiteur fiscal soient en totalité ou en partie versés, sans délai si les fonds sont immédiatement payables, sinon au fur et à mesure qu'ils deviennent payables, au receveur général au titre de l'obligation du débiteur fiscal en vertu de la présente loi.

SECTION 224: Garnishment

(1) Where the Minister has knoweldge or suspects that a person is, or will be within one year, liable to make a payment to another person who is liable to make a payment under this Act (in this subsection and subsections (1.1) and (3) referred to as the "tax debtor"), the Minister may in writing require the person to pay forthwith, where the moneys are immediately payable, and in any other case as and when the moneys become payable, the moneys otherwise payable to the tax debtor in whole or in part to the Receiver General on account of the tax debtor's liability under this Act.



[7]      La question soulevée par la demanderesse est à la fois limitée et complexe. Elle est limitée en ce que la demanderesse ne conteste pas a) que le Parlement du Canada possède l'autorité législative concernant, entre autres, "le prélèvement de deniers par tous les modes ou systèmes de taxation" (paragr. 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867 (R.-U.), 30 & 31 Vict., ch. 3); b) que cette compétence inclut celle de recouvrer ces impôts; et c) que le ministre du Revenu national avait le pouvoir de faire la demande péremptoire de paiement prévu à l'article 224 de la Loi.

[8]      Elle est par ailleurs complexe en ce que la demanderesse plaide qu'en saisissant sa rente, le ministère s'adonne à une activité touchant la propriété et les droits civils, une activité relevant de la compétence des provinces en vertu du paragraphe 92(13) de la Loi constitutionnelle de 1867 2. Or, plaide la demanderesse, la Couronne fédérale est liée par les dispositions du Code civil du Québec et du Code de procédure civile déclarant insaisissable une rente découlant d'un régime supplémentaire de rente de retraite.

[9]      Cette affaire soulève une question essentiellement théorique3 en ce que le procureur de la demanderesse, de façon franche et candide, a reconnu que tout en ayant une éventuelle portée pratique, la présente demande de contrôle judiciaire vise à faire éclaircir par la Cour une question fort difficile et complexe que se posent des auteurs,4 à savoir jusqu'où va le privilège de la Couronne fédérale de ne pas être liée par les législations provinciales décrétant l'insaisissabilité de biens.

[10]      En bref, la thèse de la demanderesse tient à ce que dans la mesure où le Code civil du Québec et le Code de procédure civile constituent l'équivalent québécois de la common law et que le législateur a spécifiquement rendu insaisissable la rente qu'elle touche en adoptant les articles 2377, 2378 et 2645 C.c. et le paragraphe 553(7) C.p.c. 5, le ministère du Revenu national a agi illégalement en la saisissant. La demanderesse fonde son argument en partie sur le préambule du Projet de loi C-50 visant à harmoniser le droit fédéral avec le droit civil de la province du Québec et modifiant certaines lois pour que chaque version linguistique tienne compte du droit civil et de la common law6 et sur l'abrogation, depuis l'adoption du Code civil du Québec, de l'ancien article 9 du Code civil du Bas Canada à l'effet qu'aucune loi n'affecte les droits de la Couronne à moins qu'elle n'y soit mentionnée.

[11]      J'entends rejeter rapidement l'argument fondé sur le Projet de loi C-50 dans la mesure où il n'a pas été adopté par le Parlement et est mort au feuilleton. J'estime de plus que les faits de la présente affaire n'impliquent aucunement l'application des articles 2377 et 2378 du Code civil du Québec. Quant au paragraphe 553(7) C.p.c., j'estime qu'il ne peut, en l'espèce, servir de fondement à l'argument de la demanderesse dans la mesure où le dossier ne révèle pas d'abord que l'employeur a cotisé à ce régime complémentaire de retraite pour le compte de la demanderesse7. De plus, la preuve ne révèle pas si la Loi sur les régimes complémentaires de retraite, L.R.Q., ch. 15.1, plus précisément en son paragraphe 264(2) qui déclare une prestation insaisissable, s'applique en l'espèce, le procureur de la demanderesse, sans doute à bon escient, n'ayant pas soutenu un tel argument.

[12]      Des attaques judiciaires à l'encontre de l'article 224 de la Loi ne sont pas nouvelles. Dans l'affaire Pembina on the Red Development Corp. c. Triman Industries Ltd., [1991] 6 W.W.R. 481, on a prétendu qu'en adoptant l'article 224 de la Loi, le Parlement du Canada avait outrepassé le pouvoir des provinces de légiférer en matière de propriété et droit civil. Même si le litige portait, il est vrai, sur le paragraphe 224(1.2) de la Loi, le juge en chef Scott a rejeté cet argument tout en énonçant des commentaires qui s'appliquent en l'espèce, p. 489 à 491:

The purpose of the Act [Loi de l'impôt sur le revenu] is not only to levy tax, but to collect it. There is a strong public duty on employers to remit; indeed, this is central to the scheme of self-assessment under the Act. The machinery for collection and enforcement under the Act is part of the very subject matter of s.91(3) of the Constitution Act and not merely incidental to the raising of revenue [...] [p.137-138]
In my opinion, the dominant or most important characteristic of the legislation in general falls squarely within the ambit of the raising of revenue for the purposes of taxation under subsection 91(3) of the Constitution Act. It is clearly necessarily incidental to the effective workings of the Act. [...] [p.138]
[...] In my opinion, collection is an integral part of Parliament's taxation scheme and clearly authorized by subsection 91(3) of the Constitution Act. That is the pith and substance of the section. Necessity or the wisdom of the technique is not the issue; rather, the question is whether the collection provisions fit within the scope of the federal legislation. This should be answered in the affirmative.


[13]      Dans l'affaire Sun Life Assurance Company of Canada c. Canada, [1992] 4 W.W.R. 504, la demanderesse Sun Life contesta la demande péremptoire de paiement dont elle fut l'objet en vertu du paragraphe 224(1) de la Loi. Sun Life plaida dans un premier temps que cette disposition était ultra vires vu son empiétement sur le champ de compétence de la province et, dans l'alternative, que la Couronne fédérale était assujettie à l'application de l'article 19 du Pension Benefits Act de la Saskatchewan, lequel prévoit l'insaisissabilité d'une rente du type de celle qui avait été saisie-arrêtée dans cette affaire par le ministère. Après avoir conclu que l'article 224(1) de la Loi n'était pas ultra vires étant donné le pouvoir conféré au Parlement par le paragraphe 91(3) de la Loi constitutionnelle de 1867, le juge Armstrong statua de la façon suivante sur la question de savoir si la législation provinciale en cause liait la Couronne fédérale: (p. 511)

The purpose of s. 19 of the Pension Benefits Act is not wholly frustrated by the same not being binding on the Crown in right of Canada any more than the purpose is wholly frustrated by the exceptions provided in s. 19(2) and 19(3). It remains available to protect recipient of pensions like Young against ordinary creditors. It is hard to imagine that it was ever intended to be unilaterally made effective against the Crown in right of Canada.
Professor Peter W. Hogg, Constitutional Law of Canada, 2nd ed., (Toronto: Carswell, 1985), suggests at p. 239:
     In general where the federal Crown is engaging in activity which is regulated by provincial law, it should be bound by the law.
Whether this be so or not, the federal Crown in the present instance is not engaging in an activity regulated by provincial law. It is, rather, engaging in an activity which it is fully empowered to so engage by s. 91(3) of the Constitution Act, 1867, namely raising revenue.
     [emphase ajoutée]


[14]      La demanderesse ne conteste pas la décision dans Sun Life mais prétend qu'en l'espèce, on ne doit pas lui accorder l'importance que veut bien lui donner le défendeur. Elle plaide en effet que dans la mesure où elle s'appuie sur des dispositions du Code civil du Québec et du Code de procédure civile, l'équivalent québécois de la common law, et non sur une disposition statutaire, les règles d'insaisissabilité doivent prévaloir et s'opposer à cette saisie-arrêt.

[15]      Je ne suis pas de cet avis. Pour qu'un tel argument puisse réussir, la demanderesse aurait d'abord dû préciser la situation qui prévalait devant la common law des autres provinces au sujet de l'insaisissabilité des rentes avant de prétendre à la parité québécoise en raison des dispositions du Code civil ou du Code de procédure civile. Elle ne l'a pas fait. De plus, une brève analyse du sort que le législateur fédéral a réservé au débiteur fiscal sujet à une saisie selon que celle-ci porte sur des biens meubles ou qu'elle est effectuée par voie de saisie-arrêt suffit pour se convaincre que les règles d'insaisissabilité d'une rente ne sont pas opposables au défendeur. L'article 225 énonce en effet que le ministère peut saisir les biens meubles d'un débiteur fiscal sauf s'ils sont insaisissables dans la province où la saisie est opérée8. On ne retrouve aucune restriction semblable en cas de saisie-arrêt par le biais de l'article 224. J'y vois une intention du législateur de traiter de façon différente la saisie des biens de son débiteur selon qu'il s'agit de biens meubles ou de montants qui lui sont dûs par des tiers. À l'égard de ces derniers, il se réserve même le pouvoir de les saisir en totalité ou en partie9, excluant ainsi, quant à la perception des impôts par le biais de l'article 224, les règles d'insaisissabilité totale ou partielle énoncées dans les provinces.

[16]      Mais il y a davantage. Les tribunaux ont maintes fois décidé de l'autonomie des lois fiscales, dont la Loi de l'impôt sur le revenu, les qualifiant de "code complet"10. Au nom de l'uniformité d'application de cette loi fédérale et de l'égalité des contribuables devant le fisc, j'estime que par les termes du paragraphe 224(1) de la Loi de l'impôt sur le revenu, le législateur fédéral a créé un mécanisme unique qui confère à sa disposition une autonomie véritable par rapport au droit privé.11

[17]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens.


                                 ______________________________

                                 Juge

Ottawa (Ontario)

le 30 novembre 1999

__________________

     1      Selon l'affidavit de Marcel Lajoie, fonctionnaire au ministère du Revenu national, en date du 5 janvier 1999, le ministère avait reçu de la Financière Manuvie une somme de 1 348,02$.

     2      92. Dans chaque province la législature pourra exclusivement faire des lois relatives aux matières tombant dans les catégories de sujets ci-dessous énumérés, savoir:      [...]      13. La propriété et les droits civils dans la province;
     92. In each Province the Legislature may exclusively make Laws in relation to Matters coming within the Classes of Subjects next hereinafter enumerated; that is to say:      [...]      13. Property and Civil Rights in the Province.

     3      Il est apparu, lors de l'audition, que la totalité de la dette pour l'année d'imposition 1996 avait été payée.

     4      Me Luc Plamondon, "Insaisissabilité des contrats de rente viagère", Congrès 1997 de l'Association en planification fiscale et financière, page 5.25; Patrice Garant dans "Droit administratif", 3ème édition 1991, vol. 1, page 50.

     5      Le texte de ces articles et de ce paragraphe sont reproduits en annexe.

     6      Le préambule du Projet de loi C-50 énonce le principe suivant: "Que, sauf règle de droit s'y opposant, le droit provincial en matière de propriété de droit civil est le droit supplétif pour ce qui est de l'application du droit fédéral dans les provinces."

     7      La pièce R-2 (dossier de la demanderesse, p. 14) sur laquelle s'appuie la demanderesse au paragraphe 8 de son affidavit circonstancié (dossier de la demanderesse, p. 29) ne fait pas état d'une contribution de l'employeur.

     8      ARTICLE 225: Saisie de biens meubles      (1) Lorsqu'une personne n'a pas payé un montant exigible en vertu de la présente loi, le ministre peut lui donner un avis au moins de 30 jours avant qu'il procède, par lettre recommandée à la dernière adresse connue de cette personne, de son intention d'ordonner la saisie et la vente des biens meubles de cette personne; si, au terme des 30 jours, la personne est encore en défaut de paiement, le ministre peut délivrer un certificat de défaut et ordonner la saisie des biens meubles de cette personne.      SECTION 225: Seizure of chattels      (1) Where a person has failed to pay an amount as required by this Act, the Minister may give 30 days notice to the person by registered mail addressed to the person's latest known address of the Minister's intention to direct that the person's goods and chattels be seized and sold, and, if the person fails to make the payment before the expiration of the 30 days, the Minister may issue a certificate of the failure and direct that the person's goods and chattels be seized.      ... ... ...      (5) Insaisissabilité. Les biens meubles de toute personne en défaut qui seraient insaisissables malgré un bref d'exécution décerné par une cour supérieure de la province dans laquelle la saisie est opérée sont exempts de saisie en vertu du présent article.      (5) Exemptions from seizure. Such goods and chattels of any person in default as would be exempt from seizure under a writ of execution issued out of a superior court of the province in which the seizure is made are exempt from seizure under this section.     

     9      En l'espèce, la saisie-arrêt de Revenu Canada portait sur ". . . 30% de chaque paiement versé au titre du . . . traitement", dossier du demandeur, p. 10.

     10      Markevich c. Canada, dossier T-250-98 (19 février 1999), paragr. 43, actuellement en appel sous A-174-99; Marcel Grand Cirque Inc. c. Canada, [1995] ACF no. 1734, (C.F.), paragr. 6.

     11      Dans Droit fédéral et droit civil: complémentarité, dissociation , [1996] Vol. 75, Revue du Barreau canadien 297, p. 314-15, Jean-Maurice Brisson et André Morel, traitant de l'autonomie de la loi fédérale comme une autre source de dissociation du droit civil, écrivent ceci: "Assurément, le Parlement fédéral a le pouvoir de créer, dans ses lois, n'importe quel concept ou n'importe quelle institution juridique qui peut lui paraître utile pour atteindre les objectifs qu'il s'est fixés . . . En ce faisant, il confère explicitement à sa loi une autonomie véritable par rapport au droit privé des provinces, en raison de la prépondérance de la loi fédérale sur toute règle de droit provincial incompatible avec elle."

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