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Date : 20190523


Dossier : T-572-18

Référence : 2019 CF 733

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 23 mai 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

ENTRE :

JEFF EWERT

demandeur

et

PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA [SCC])

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision rendue le 22 décembre 2017 en réponse à son grief final de [la décision relative au grief final] par laquelle le commissaire adjoint, Politiques [le commissaire adjoint] du Service correctionnel du Canada [le Service] a confirmé en partie son grief. Le demandeur conteste la décision relative au grief final pour divers motifs, notamment le fait que le commissaire adjoint n’était pas impartial en raison de sa participation à un litige antérieur et qu’il avait délibérément antidaté la décision relative au grief final pour exclure ses autres observations. Il soutient également que le commissaire adjoint a ignoré bon nombre de ses arguments sur de présumées violations de la loi et de la Charte canadienne des droits et libertés, partie 1 de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R. -U.), 1982, ch 1 (la Charte).

II.  Contexte

[2]  Le demandeur est un détenu qui purge actuellement des peines d’emprisonnement à perpétuité à l’Établissement de La Macaza, pénitencier à sécurité moyenne situé au Québec.

[3]  En août 2016, il a déposé un grief [le premier grief] contre son agent de libération conditionnelle en établissement à l’époque [l’agent de libération conditionnelle].

[4]  Son premier grief portait essentiellement sur le fait que son agent de libération conditionnelle avait commis des erreurs, des omissions et des inexactitudes dans les documents préparés en vue de son audience devant la Commission nationale des libérations conditionnelles [la Commission] relativement à sa demande de permission de sortie avec escorte. Le demandeur, qui s’identifie comme Autochtone, avait demandé une permission de sortie avec escorte pour se rendre au Pavillon de ressourcement Wesekun, établissement à sécurité minimale où il affirmait vouloir éventuellement être transféré. Dans l’un des documents en question intitulé « Évaluation en vue d’une décision », son agent de libération conditionnelle, qui était dissident, avait déclaré qu’il appuyait sa demande de permission de sortie avec escorte, mais son équipe de gestion des cas et le directeur du pénitencier ne l’appuyaient pas. À titre secondaire, le demandeur affirme que son agent de libération conditionnelle a intercepté et lu des communications privilégiées que son avocat avait envoyées au télécopieur du pénitencier. Il a par conséquent demandé de changer d’agent de libération conditionnelle et que les renseignements erronés soient corrigés.

[5]  Le mois suivant, le gestionnaire, Évaluation et interventions, a convenu avec le demandeur qu’il y avait eu des erreurs et des inexactitudes dans les documents préparés en vue de l’audience devant la Commission au sujet de sa demande de sortie avec escorte, mais a souligné que la plupart des erreurs et des inexactitudes avaient été corrigées. Le gestionnaire, Évaluation et interventions, a également conclu que l’interception des télécopies du demandeur avait été faite conformément aux pratiques du pénitencier. Il a donc estimé qu’il n’y avait pas lieu d’attribuer au demandeur un nouvel agent de libération conditionnelle.

[6]  En octobre 2016, le demandeur a déposé un autre grief [le grief final] pour contester la décision par laquelle le gestionnaire, Évaluation et interventions, avait confirmé en partie son premier grief. Il a complété les documents qu’il avait déposés à l’appui de son grief final en produisant trois addenda, les deux premiers en décembre 2016, et le dernier, en mai 2017.

[7]  Le demandeur alléguait dans son grief final qu’après le dépôt de son premier grief, son agent de libération conditionnelle de l’époque avait retiré son appui à sa demande de permission de sortie avec escorte en modifiant l’Évaluation aux fins d’une décision. Il s’agissait à son avis d’une mesure de représailles interdite par l’article 91 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, ch 20 [la Loi].

[8]  Le demandeur soutenait que, par suite de la modification de l’Évaluation en vue d’une décision, la Commission s’était fiée à des renseignements qui avaient été modifiés en contravention de la Directive du commissaire CD 701 – Communication de renseignements, pour refuser sa demande de permission de sortie avec escorte.

[9]  Il soutenait également que le directeur du pénitencier s’était rendu complice de l’interception et de la rétention des télécopies confidentielles, que son plan correctionnel devait être modifié, car ses possibilités de participer à un programme de maintien des acquis dans lequel n’interviendrait pas son ancien agent de libération conditionnelle étaient limitées et que son agent de libération conditionnelle et le gestionnaire, Évaluation et interventions, avaient contrevenu aux articles 4, 5, 24, 25, 69, 70, 80 et 91 de la Loi, ainsi qu’aux articles 3, 94 et 102 du Règlement sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, DORS/92-620 [le Règlement], de même qu’à l’alinéa 2b) et aux articles 7 et 9 de la Charte.

[10]  Parmi les réparations sollicitées par le demandeur, mentionnons la correction des changements apportés par son ancien agent de libération conditionnelle à son dossier, l’attribution d’un nouvel agent de libération conditionnelle et l’interdiction faite à son ancien agent de libération conditionnelle de communiquer avec lui.

[11]  En octobre 2017, le demandeur a été avisé que les documents relatifs à son grief final seraient retirés du dossier et lui seraient restitués. Il s’agissait d’une entente de règlement concernant une plainte qu’il avait déposée contre le Service devant la Commission canadienne des droits de la personne. Le demandeur a été informé que l’entente de règlement était de nature confidentielle et que son contenu n’était pas directement lié aux allégations présentées dans le grief final. Pour sa part, le commissaire adjoint s’est fondé uniquement sur une version expurgée de l’entente de règlement.

[12]  Le 22 décembre 2017, le grief final du demandeur a été confirmé en partie par le commissaire adjoint.

[13]  Voici comment le commissaire adjoint a résumé les arguments du demandeur :

[traduction]

Dans votre grief final, vous affirmez que votre agent de libération conditionnelle en établissement cherche à se venger de vous et a inventé de toutes pièces une raison pour justifier le retrait de son appui à votre demande de permission de sortie avec escorte. Vous croyez également que le directeur du pénitencier de l’Établissement de La Macaza et votre agent de libération conditionnelle vous ont caché des lettres de votre avocat pendant 48 jours sans motif légitime. Vous êtes également insatisfait de la réponse à votre plainte que vous avez reçue le 15 septembre 2016 du gestionnaire, Évaluation et interventions, et vous estimez qu’on n’a pas répondu de façon satisfaisante à votre demande de corrections au dossier. À titre de mesure corrective, vous exigez que des corrections soient apportées sans délai à votre dossier et qu’un nouvel agent de libération conditionnelle soit attribué à votre dossier.

(Dossier du défendeur, à la page 2)

[14]  Le commissaire adjoint lui a répondu de la façon suivante.

[15]  Premièrement, le commissaire adjoint a écrit qu’aux termes de l’article 17.1 de la Loi, la Commission était l’autorité chargée d’accorder les permissions de sortie avec escorte. Il a ensuite résumé la raison pour laquelle la permission de sortie avec escorte avait été refusée : le directeur du pénitencier n’a pas recommandé la permission de sortie avec escorte; la Commission s’est dite du même avis; la décision a été infirmée en appel par la Section d’appel et une nouvelle audience a été ordonnée; la Commission a ajourné l’audience pour que le Service puisse préciser les critères prévus par la Loi pour accorder les permissions de sortie avec escorte; enfin, l’équipe de gestion des cas, le directeur du pénitencier et la Commission ont convenu que la permission de sortie avec escorte ne devait pas être accordée. Le commissaire adjoint a signalé que le directeur du pénitencier n’était pas en faveur de la permission de sortie avec escorte, de sorte que le demandeur ne répondait pas aux critères énoncés à l’alinéa 17(1)b) de la Loi. Le commissaire adjoint a par conséquent rejeté cette partie du grief final.

[16]  Deuxièmement, le commissaire adjoint a accueilli la partie du grief final concernant l’interception des lettres de l’avocat du demandeur. Il a reconnu que le demandeur avait été avisé que la télécopie que son avocat lui avait adressée avait été détruite alors qu’en réalité, elle avait été transmise au gestionnaire, Évaluation et interventions, qui était alors absent. Il a également souligné que le directeur du pénitencier avait informé l’avocat du demandeur que le télécopieur de l’établissement ne pouvait être utilisé qu’à titre exceptionnel pour les affaires urgentes du tribunal et que des dispositions préalables devaient être prises avec le personnel de l’établissement.

[17]  Troisièmement, le commissaire adjoint a confirmé le volet du grief final du demandeur relatif aux corrections à apporter au dossier, étant donné que ces corrections avaient été faites, sans toutefois mentionner la « note au dossier », un document précisant les détails de la demande de correction finale, contrairement à la directive du commissaire CD 701 – Communication de renseignements. De plus, l’une des notes au dossier en question n’était pas suffisamment détaillée. À titre de mesures correctives, le commissaire adjoint a écrit que le directeur du pénitencier devait s’assurer que la note au dossier en question soit modifiée pour être conforme à la directive applicable et qu’il devait également s’assurer qu’un certain nombre d’autres documents soient déverrouillés et modifiés pour y faire mention de la nouvelle note au dossier. Il a ajouté que le directeur du pénitencier devait s’assurer que le recours à la procédure des plaintes et griefs des délinquants ne soit mentionné dans aucun dossier. Il a rappelé au demandeur qu’un nouvel agent de libération conditionnelle lui avait été assigné en mai 2017.

[18]  La décision relative au grief final a été rendue le 22 décembre 2017, mais le demandeur n’en a été informé qu’en février 2018. Dans l’intervalle, il a déposé, en janvier 2018, un autre addenda dont le Service a refusé le dépôt en février 2018, car la décision avait déjà été rendue.

[19]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision relative au grief final.

[20]  Le demandeur soutient que plusieurs manquements à l’équité procédurale ont été commis. Il affirme que le commissaire adjoint a fait preuve de partialité en rendant la décision relative au grief final, notamment parce qu’il avait déjà témoigné au nom du Service dans le cadre d’une action intentée par le demandeur. Il soutient également que le commissaire adjoint a délibérément antidaté la décision relative au grief final pour exclure son addenda complémentaire déposé en janvier 2018. Enfin, il fait valoir que le commissaire adjoint a ignoré bon nombre de ses arguments.

[21]  Le demandeur affirme par ailleurs que son agent de libération conditionnelle a contrevenu à la Loi, au Règlement et au Code criminel, LRC 1985, ch C-46. Selon lui, des droits qui lui sont garantis par la Charte ont été bafoués et violés, notamment sa liberté d’expression et son droit à la liberté. Le thème dominant de ces affirmations est qu’il est puni parce qu’il a eu recours au régime de règlement des griefs des délinquants et que les membres du Service, y compris son ancien agent de libération conditionnelle et son agent actuel, ont nui à ses chances d’obtenir un transfèrement à l’établissement à sécurité minimale en s’opposant à sa demande de permission de sortie avec escorte.

[22]  Avant l’instruction de la présente affaire, le demandeur a déposé une requête écrite afin de compléter son dossier de demande par un certain nombre de pièces jointes à son affidavit du 29 mars 2018. Il affirmait que ces pièces avaient été exclues du dossier dont disposait le commissaire adjoint et que cette exclusion démontrait un manquement à l’équité procédurale. Il réclamait aussi une prorogation du délai qui lui était imparti pour signifier et déposer l’affidavit.

[23]  Le 25 mai 2018, la juge Jocelyne Gagné, nommée depuis juge en chef adjointe de la Cour fédérale, a accueilli en partie la requête, autorisant ainsi le demandeur à compléter son dossier de demande par son affidavit du 29 mars 2018, accompagné de trois pièces (pièces A, B et C). La pièce A comprend son addenda supplémentaire du 31 mars 2017 à son grief final. La pièce B est une lettre du Service indiquant que l’entente de règlement serait retirée du grief final et remise au demandeur. Enfin, la pièce C comprend une lettre écrite par le demandeur en réponse à la lettre contenue dans la pièce B expliquant la raison pour laquelle l’entente de règlement avait été incluse dans le grief final.

[24]  Le 28 mai 2018, le demandeur a écrit à la Cour pour obtenir des directives concernant les pièces D à G de son affidavit du 29 mars 2018. Le 31 mai 2018, la juge Gagné a confirmé au moyen de directives orales que le demandeur n’était pas autorisé à compléter son dossier par le dépôt des pièces en question.

[25]  Lors de l’audition de la présente affaire, le demandeur a informé la Cour qu’il avait réussi à obtenir une permission de sortie avec escorte. Il affirme toutefois que la présente affaire n’est pas sans objet puisque la décision contestée a eu pour effet de l’empêcher de façon illicite d’exercer son droit à des permissions de sorties avec escorte pendant deux ans, portant ainsi atteinte à son droit à la liberté.

III.  Questions en litige et norme de contrôle

[26]  Le demandeur soulève de nombreuses questions, dont certaines débordent le cadre du présent contrôle judiciaire (perpétration présumée d’infractions criminelles, compétence de la Cour pour juger des actes criminels et pour rétablir l’intégrité de la peine du demandeur).

[27]  À mon avis, les questions pertinentes peuvent être résumées de la façon suivante :

  1. La décision relative au grief final a-t-elle été rendue en violation des règles d’équité procédurale?

  2. La décision relative au grief final était-elle raisonnable?

[28]  Il est de jurisprudence constante que les questions d’équité procédurale découlant de décisions relatives aux griefs de délinquants, y compris les questions de partialité, sont assujetties à la norme de contrôle de la décision correcte (Établissement de Mission c Khela, 2014 CSC 24, au paragraphe 79; McDougall c Canada (Procureur général)), 2011 CAF 184, au paragraphe 24; Sweet c Canada (Procureur général)), 2005 CAF 51, au paragraphe 16).

[29]  Le bien-fondé du grief du détenu est contrôlé selon la norme du caractère raisonnable. (McMaster c Canada (Procureur général), 2017 CF 25, au paragraphe 20, confirmé par 2018 CAF 37). Le Service a droit à un degré élevé de retenue judiciaire en matière de griefs en raison de son expertise en gestion des détenus et des établissements (Creelman c Canada (Procureur général), 2018 CF 507, au paragraphe 23).

[30]  À titre préliminaire, le défendeur soutient que le second affidavit souscrit par le demandeur le 7 juin 2018 devrait être radié du dossier parce que le demandeur l’a déposé sans avoir obtenu l’autorisation de la Cour, contrairement à l’alinéa 312a) des Règles des Cours fédérales, DORS/98-106. Le défendeur admet que plusieurs des pièces jointes à cet affidavit sont admissibles parce qu’elles se trouvent dans le Dossier certifié du tribunal (le DCT). Toutefois, le défendeur affirme que les autres pièces doivent être radiées du dossier parce qu’elles ne tombent pas sous le coup de l’une ou de l’autre des exceptions mentionnées dans l’arrêt Association des universités et collèges du Canada c Canadian Copyright Licensing Agency (Access Copyright), 2012 CAF 22 [Access Copyright], à savoir :

  1. des informations générales susceptibles d’aider la Cour à comprendre les questions qui se rapportent au contrôle judiciaire;

  2. des renseignements qui portent à l’attention de la juridiction de contrôle des vices de procédure qu’on ne peut déceler dans le dossier de la preuve du tribunal administratif;

  3. des renseignements qui font ressortir l’absence totale de preuve dont disposait le tribunal administratif lorsqu’il a tiré une conclusion déterminée.

(Access Copyright, au paragraphe 20)

[31]  La Cour d’appel fédérale a par la suite déclaré que les deux dernières exceptions n’en forment « en fait qu’une seule » parce que « lorsqu’un motif de contrôle défendable ne peut être établi qu’à partir d’éléments de preuve qui ne figurent pas au dossier du décideur administratif, la preuve est recevable » (Tsleil-Waututh Nation c Canada (Procureur général), 2017 CAF 128, au paragraphe 98).

[32]  Le défendeur a mentionné les pièces suivantes du second affidavit du demandeur qui ne se retrouvent pas dans le DCT, à savoir les pièces M, T, W, AB, AC, AD, AE, AF, AH, AI, AJ, AK, AL, BD, BE, BG, BH, BI, BM, BO, BT, BY, BZ, CB, CC, CD, CE, CF, CG, CH et CJ.

[33]  Le demandeur soutient que le défendeur savait très bien que son second affidavit était sur le point de lui être soumis, puisqu’il y renvoyait dans ce premier affidavit du 29 mars 2018. Il affirme que les renseignements contenus dans le second affidavit et les pièces qu’il renferme fournissent des renseignements généraux à la Cour.

[34]  Le second affidavit du demandeur renferme des renseignements généraux sur son incarcération, les crimes qu’il a commis, son enfance et le temps qu’il a purgé à l’Établissement de La Macaza. Il reprend également bon nombre de questions soulevées par le demandeur dans son mémoire. Bien que le second affidavit fournisse très certainement des renseignements généraux, je ne suis pas convaincu que ces renseignements aident la Cour à comprendre les questions pertinentes en l’espèce. Il en va de même pour les pièces jointes à l’affidavit.

[35]  En tout état de cause, je suis d’avis que la preuve en question n’a aucune incidence sur l’issue définitive de la présente affaire.

IV.  Analyse

[36]  D’entrée de jeu, je suis d’avis que l’argument de partialité du demandeur est déterminant en l’espèce, et ce, parce qu’il existe une crainte raisonnable de partialité en raison du fait que le commissaire adjoint a témoigné au nom du Service dans une action intentée par le demandeur au sujet de la fiabilité des outils d’évaluation du risque psychologique des détenus autochtones (Ewert c Canada, 2015 CF 1093 [Ewert CF], infirmé par 2016 CAF 203, infirmé en partie par 2018 CSC 30), et que c’est le même commissaire adjoint qui a ensuite rendu la décision relative au grief final. Il n’est donc ni nécessaire ni opportun d’examiner le caractère raisonnable de la décision relative au grief final.

[37]  Il est bien établi qu’une allégation de partialité ne peut être soulevée dans le cadre de contrôle judiciaire si elle pouvait raisonnablement être invoquée en temps opportun devant la juridiction inférieure (Hennessey c Canada, 2016 CAF 180, au paragraphe 20 [Hennessey]). La raison d’être de cette règle est qu’il faut donner au premier décideur la chance d’aborder la question avant qu’il n’en résulte un préjudice, d’essayer de réparer tout préjudice causé ou de s’expliquer (Hennessey, au paragraphe 21). Un plaideur ne peut garder en réserve un moyen d’ordre procédural fondé sur l’inhabilité pour le brandir plus tard dans le cadre d’un contrôle judiciaire s’il est insatisfait de la décision de première instance (Hennessey, au paragraphe 21).

[38]  Il ressort clairement du dossier qu’en l’espèce, le demandeur n’a pas reproché sa partialité au commissaire adjoint dans son grief final. Le dossier n’indique cependant pas que le demandeur savait que le commissaire adjoint allait rendre la décision relative au grief final. Dans la mesure où l’argument du demandeur relatif à la partialité repose sur l’identité du décideur, j’estime que le demandeur n’était pas irrecevable à le soulever dans le cadre du contrôle judiciaire, étant donné que c’était la première fois qu’il pouvait raisonnablement le faire valoir. Ma conclusion est renforcée par le fait que l’article 80.1 du Règlement habilite divers cadres supérieurs du Service à rendre des décisions relatives à un grief final.

[39]  Dans l’arrêt souvent cité Committee for Justice and Liberty c L’Office national de l’énergie, [1978] 1 RCS 369 [Committee for Justice], la Cour suprême a énoncé le critère applicable en matière de crainte raisonnable de partialité :

[L]a crainte de partialité doit être raisonnable et le fait d’une personne sensée et raisonnable qui se poserait elle-même la question et prendrait les renseignements nécessaires à ce sujet. […] Ce critère consiste à se demander « à quelle conclusion en arriverait une personne bien renseignée qui étudierait la question […] de façon réaliste et pratique. Croirait-elle que, selon toute vraisemblance, [le décideur] consciemment ou non, ne rendra pas une décision juste? ». 

(Committee for Justice, à la page 394)

[40]  Notre Cour a indiqué que le critère énoncé dans l’arrêt Committee for Justice s’appliquait aux allégations de partialité découlant du régime de règlement des griefs des délinquants (Johnson c Canada (Procureur général)), 2018 CF 582, au paragraphe 46; Spidel c Canada (Procureur général)), 2011 CF 601, au paragraphe 23 [Spidel CF 2011], confirmé par 2012 CAF 26; Crawshaw c Canada (Procureur général)), 2010 CF 1110, au paragraphe 50 [Crawshaw]).

[41]  L’analyse de la partialité est intrinsèquement contextuelle et tributaire des faits (Commission scolaire francophone du Yukon, district scolaire #23 c Yukon (Procureure générale), 2015 CSC 25, au paragraphe 26 [Yukon]). Le contenu de l’obligation d’impartialité est susceptible de varier pour s’adapter au contexte de l’activité du décideur administratif et à la nature de ses fonctions (Cie pétrolière Impériale ltée c Québec (Ministre de l’Environnement), 2003 CSC 58, au paragraphe 31). Néanmoins, la crainte de partialité est analysée du point de vue de la personne raisonnable et bien informée (Yukon, au paragraphe 21; Nadeau c Canada (Procureur général), 2018 CAF 203, au paragraphe 12).

[42]  Dans le contexte carcéral, le législateur fédéral a énoncé certains principes sur lesquels le Service doit se guider pour exécuter le mandat que lui confie la Loi (Loi, articles 3 et 4; Spidel c Canada (Procureur général), 2012 CAF 275, au paragraphe 9; Spidel c Canada (Procureur général), 2012 CF 958, au paragraphe 6). Suivant l’un de ces principes, le Service doit rendre des décisions équitables à l’égard des griefs des délinquants, ainsi qu’il ressort du libellé de l’alinéa 4f) et de l’article 90 de la Loi :

Principes de fonctionnement

4 Le Service est guidé, dans l’exécution du mandat visé à l’article 3, par les principes suivants :

[…]

Principles that guide Service

4 The principles that guide the Service in achieving the purpose referred to in section 3 are as follows:

[…]

f) ses décisions doivent être claires et équitables, les délinquants ayant accès à des mécanismes efficaces de règlement de griefs;

(f) correctional decisions are made in a forthright and fair manner, with access by the offender to an effective grievance procedure;

[…]

[…]

Procédure de règlement

90 Est établie, conformément aux règlements d’application de l’alinéa 96u), une procédure de règlement juste et expéditif des griefs des délinquants sur des questions relevant du commissaire.

Grievance procedure

90 There shall be a procedure for fairly and expeditiously resolving offenders’ grievances on matters within the jurisdiction of the Commissioner, and the procedure shall operate in accordance with the regulations made under paragraph 96(u).

[43]  Les règles d’équité procédurale donnent au délinquant le droit de se faire entendre en présentant un grief et de s’assurer que l’autorité qui rend la décision en réponse à son grief est impartiale (Spidel CF 2011, au paragraphe 23), ce qui signifie, au minimum, que la personne qui rend la décision au terme du processus de règlement du grief final n’est pas la même que celle qui a rendu la décision initiale et que cette personne n’a pas participé aux mesures d’enquête à l’origine du grief final (Spidel CF 2011, au paragraphe 23; Crawshaw, aux paragraphes 49 à 52).

[44]  En l’espèce, le commissaire adjoint qui a tranché le grief final avait témoigné au nom du Service dans une action introduite par le demandeur contre le Service dans l’affaire Ewert CF. Dans cette affaire, le demandeur affirmait que le Service avait contrevenu aux articles 7 et 15 de la Charte de même qu’au paragraphe 24(1) de la Loi en utilisant divers outils d’évaluation des risques psychologiques sans s’être assuré qu’ils étaient valides lorsqu’ils étaient appliqués à des délinquants autochtones. Le juge Phelan avait déclaré que le Service avait enfreint l’article 7 de la Charte, sans motif valable, ainsi que le paragraphe 24(1) de la loi. La Cour suprême a confirmé cette décision dans l’arrêt Ewert c Canada, 2018 CSC 30, relativement à la violation du paragraphe 24(1) de la Loi.

[45]  Le commissaire adjoint était le seul témoin des faits appelé pour le compte du Service dans l’affaire Ewert CF (Ewert CF, au paragraphe 3). Il a témoigné en sa qualité d’ancien directeur général de la Direction générale de la recherche et d’actuel sous-commissaire adjoint, Politiques, du Service. Son témoignage portait sur la nature générale du processus de prise de décision au sein du Service et sur les incidences des outils d’évaluation des risques. Il a également parlé des projets de recherche non menés à terme auxquels la Cour avait fait allusion lors des procès antérieurs introduits par le demandeur contre le Service (Ewert CF, au paragraphe 72, renvoyant à Ewert c Canada (Procureur général), 2007 CF 13, aux paragraphes 62 à 67, et à Ewert c Canada (Procureur général), 2008 CAF 285, aux paragraphes 10 et 11). Enfin, il a expliqué le but et l’objectif du processus décisionnel et de l’évaluation des risques du Service (Ewert CF, au paragraphe 96).

[46]  On retrouve jusqu’à un certain point dans l’affaire Ewert CF les mêmes allégations que celles formulées dans le grief final, en particulier celles qui ont trait à l’incidence du refus d’accorder une permission de sortie avec escorte sur le droit à la liberté du demandeur, qui font partie des arguments portant sur le premier volet du grief final. Les incidences des évaluations des risques sur le refus d’accorder une permission de sortie avec escorte et leur influence sur le droit à la liberté du demandeur sont importantes (Ewert CF, aux paragraphes 64, 66 et 89). L’un des thèmes sous-jacents de l’affirmation du demandeur en l’espèce est qu’il doit obtenir des permissions de sortie avec escorte pour se voir attribuer une cote de sécurité moins élevée dans l’espoir d’être transféré dans un établissement à sécurité minimale.

[47]  Bien que je sois conscient de la forte présomption d’impartialité dont bénéficient les décideurs (Gagliano c Gomery, 2011 CAF 217, au paragraphe 44), j’estime que la situation révélée par la présente affaire est problématique, et ce, pour deux raisons.

[48]  Premièrement, le fait de témoigner pour le compte du Service dans le cadre d’un procès contradictoire intenté par le demandeur sur un sujet analogue et de rendre ensuite la décision relative au grief final suscite à tout le moins une crainte raisonnable de partialité. Le défendeur a soutenu à l’audition de la présente affaire qu’il n’y avait aucun lien entre le témoignage du commissaire adjoint dans l’affaire Ewert CF et le grief final et qu’en tout état de cause, suffisamment de temps s’était écoulé pour écarter tout motif d’inhabilité pour partialité.

[49]  Compte tenu compte tenu du chevauchement du contenu du témoignage du commissaire adjoint et de la décision qu’il a rendue sur le grief final, sans parler du temps relativement court écoulé entre ces deux événements, soit environ quatre ans, je ne puis souscrire aux prétentions du défendeur.

[50]  Bien que le commissaire adjoint ait effectivement accueilli en partie le grief final, il a rejeté ce qui semble être l’essentiel de ce grief, soit les arguments du demandeur concernant son droit à la liberté, en ce qui avait trait en particulier au refus de lui accorder une permission de sortie avec escorte. Dans l’affaire Ewert CF, le commissaire adjoint avait témoigné précisément sur cette même question au sujet du demandeur. Il existe donc un lien étroit entre le témoignage donné par le commissaire adjoint dans l’affaire Ewert CF et le rejet des arguments formulés par le demandeur au sujet de son droit à la liberté dans le cadre de la décision rendue sur son grief final.

[51]  Il se peut fort bien que le commissaire adjoint n’ait pas eu d’intérêt particulier dans la décision relative au grief final, mais les faits pertinents de la présente affaire suscitent certainement une crainte raisonnable qu’il ait eu un tel intérêt dans l’affaire (Bande indienne Wewaykum c Canada, 2003 CSC 45, au paragraphe 77). Il s’agit d’une situation où la proximité entre le décideur et l’affaire dépasse les limites d’une procédure de règlement de grief qui peut être qualifiée d’équitable.

[52]  Deuxièmement, cette série d’événements soulève la question de savoir si le commissaire adjoint connaissait déjà la question en litige avant que le grief final ne lui soit soumis. Le risque que des renseignements externes découlant du litige précédent aient influencé la décision du commissaire adjoint constitue un autre motif d’inhabilité (Russel c Commissaire de la Gendarmerie royale du Canada, 2013 CF 755, au paragraphe 38; Rothesay Residents Association Inc c Rothesay Heritage Preservation & Review Commission et al, 2006 NBCA 61, au paragraphe 14).

[53]  En terminant, je dois répondre à l’un des arguments de partialité que le demandeur a soulevé dans ses observations écrites et dans les plaidoiries. Le demandeur est d’avis que, puisque la juge Gagné avait conclu qu’il s’était acquitté de son fardeau lorsqu’elle a accueilli sa requête pour compléter en partie son dossier, je peux conclure à l’existence d’une crainte raisonnable de partialité. Le fait qu’une requête préalable au procès a été accueillie pour compléter un dossier ne constitue pas en soi une preuve qu’un décideur a enfreint les règles d’équité procédurale.

[54]  La demande de contrôle judiciaire du demandeur est par conséquent accueillie.

[55]  Le demandeur réclame ses dépens en l’espèce. Comme il a obtenu gain de cause, il y a droit. Le demandeur sollicite également ses dépens dans le dossier T-154-17 de la Cour, dans lequel sa demande de contrôle judiciaire relative à la procédure de grief sous-jacente a été radiée en raison de sa prématurité. Cette demande ne peut être accueillie, car ce n’était qu’à l’occasion du règlement de cette autre affaire que la question des dépens de cette affaire pouvait être tranchée.


JUGEMENT dans le dossier T-572-18

LA COUR STATUE que :

  1. la demande de contrôle judiciaire est accueillie en partie;

  2. la décision, en date du 22 décembre 2017, par laquelle le commissaire adjoint, Politiques, du Service correctionnel du Canada a rejeté le grief final du demandeur est annulée et l’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu’il procède à un nouvel examen;

  3. les dépens sont adjugés au demandeur.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 25e jour de juin 2019

Sandra de Azevedo, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-572-18

 

INTITULÉ :

JEFF EWERT c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA (SERVICE CORRECTIONNEL DU CANADA [SCC])

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 29 AVRIL 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

LE 23 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Jeff Ewert

 

pour son propre compte

 

Émilie Tremblay

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE défendeur

 

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