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Date : 20190531


Dossier : IMM-2078-18

Référence : 2019 CF 776

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2019

En présence de monsieur le juge Pentney

ENTRE :

MARWEN YAKOUBI

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Marwen Yakoubi est un citoyen tunisien qui est arrivé au Canada en avril 2017 muni d’un visa d’affaires pour visiteur valide pour six mois. Lorsque son visa a expiré, il n’a pas quitté le Canada et, en février 2018, il a épousé une citoyenne canadienne. Le demandeur et son épouse affirment tous deux qu’un avocat les a informés qu’il n’avait pas à partir du Canada malgré l’expiration de son visa, pourvu qu’ils présentent une demande de résidence permanente fondée sur le parrainage d’un époux.

[2]  Toutefois, avant le dépôt de la demande de parrainage, les représentants du défendeur ont reçu un avis selon lequel le demandeur travaillait illégalement dans un restaurant. Des agents l’ont vu y travailler, portant l’uniforme d’un employé et arrivant sur les lieux par une porte sur laquelle il était inscrit « Employés seulement ». Le demandeur a été arrêté par des agents d’exécution (les agents) travaillant pour l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC).

[3]  L’un des agents (ci-après l’« agent qui a procédé à l’arrestation ») a interrogé le demandeur et a ensuite préparé un rapport d’interdiction de territoire en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR) au motif que le demandeur avait indûment prolongé la durée de séjour autorisée par son visa. L’agent qui a procédé à l’arrestation a également décidé qu’un deuxième rapport d’interdiction de territoire devait être préparé parce que le demandeur travaillait sans permis. Cet agent a aussi recommandé que le demandeur soit remis en liberté sous conditions et qu’une mesure d’exclusion soit prise contre lui en raison de l’expiration de son visa. À la suite d’une autre entrevue avec un autre agent d’exécution, une mesure d’exclusion a été prise contre le demandeur en raison du rapport sur le séjour indûment prolongé.

[4]  Le demandeur demande le contrôle judiciaire des trois rapports; ces procédures ont été réunies et cette décision porte sur les trois questions.

[5]  La présente affaire porte sur la question de savoir si un processus équitable a été suivi lorsque le demandeur a été interrogé et lorsque les rapports, qui ont mené à la prise d’une mesure d’exclusion contre lui, ont été préparés. Une question essentielle consiste à savoir s’il a obtenu l’assistance efficace d’un avocat au cours de ce processus, et le cœur de cette question est de savoir s’il a reçu des services d’interprétation adéquats.

[6]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille la présente demande de contrôle judiciaire au motif qu’il y a absence de preuve de services d’interprétation adéquats et qu’il n’est donc pas possible de conclure que le demandeur a reçu l’assistance efficace d’un avocat.

II.  Questions en litige et norme de contrôle applicable

[7]  Le demandeur a soulevé un certain nombre de questions liées à l’équité procédurale, y compris le déni de son droit à un avocat et l’insuffisance de l’interprétation.

[8]  J’estime que ces questions sont étroitement liées puisque, dans les circonstances de l’affaire, le demandeur ne pouvait obtenir une représentation juridique adéquate qu’avec l’aide d’un interprète. À mon avis, la présente affaire porte sur la question de savoir si le demandeur a été traité équitablement et, en particulier, s’il a reçu une aide adéquate de la part de l’interprète pour lui garantir son accès à un avocat, et si son droit à l’assistance d’un avocat a été respecté. Cette affaire repose donc sur les circonstances particulières de l’affaire et sur les éléments de preuve dont la Cour est saisie.

[9]  Le droit à un interprète et le droit à l’assistance d’un avocat lors de l’arrestation ou de la détention sont des droits garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). La norme de contrôle applicable à une question touchant les droits garantis par la Charte et l’équité procédurale est la norme de la décision correcte : Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 58.

[10]  L’analyse classique de la norme de contrôle est quelque peu difficile lorsqu’elle est appliquée à des questions d’équité procédurale, comme l’a expliqué le juge Rennie dans l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique Limitée c. Canada (Procureur général), 2018 CAF 69, aux paragraphes 50 à 56 (l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique]. La question de la déférence ne s’applique pas en l’espèce et la norme de contrôle qui décrit le mieux l’approche énoncée par la jurisprudence est celle de la « décision correcte ».

[11]  Je suis d’avis d’adopter l’énoncé de droit qui suit, tiré de cette décision, qui convient particulièrement aux circonstances de l’affaire :

[54] La cour qui apprécie un argument relatif à l’équité procédurale doit se demander si la procédure était équitable eu égard à l’ensemble des circonstances, y compris à l’égard des facteurs énoncés dans l’arrêt Baker. Une cour de révision fait ce que les cours de révision ont fait depuis l’arrêt Nicholson; elle demande, en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi. Je souscris à l’observation du juge Caldwell dans Eagle’s Nest (para. 21) selon laquelle, même s’il y a une certaine maladresse dans l’utilisation de la terminologie, cet exercice de révision est [TRADUCTION] « particulièrement bien reflété dans la norme de la décision correcte », même si, à proprement parler, aucune norme de contrôle n’est appliquée.

III.  Analyse

[12]  Il y a deux questions essentielles concernant l’équité de la procédure suivie en l’espèce : i) le demandeur a-t-il reçu une aide adéquate de la part d’un interprète; ii) le défendeur s’est-il acquitté de ses obligations à l’égard du droit à l’assistance d’un avocat du demandeur?

[13]  Comme je l’ai mentionné précédemment, j’estime qu’il y a chevauchement entre les deux questions, puisque si le demandeur n’a pas reçu les services adéquats d’un interprète, il s’est vu refuser le droit à l’assistance efficace d’un avocat, de sorte que ses droits garantis par la Charte n’ont pas été respectés. En soi, cela suffit généralement pour qu’il y ait absence d’équité procédurale. Compte tenu du chevauchement des questions, je les traiterai ensemble, après un résumé du droit qui s’applique à chacune d’elles.

A.  Le droit concernant le caractère adéquat des services d’interprétation

[14]  Les principes fondamentaux applicables à l’efficacité des services d’interprétation dans le domaine de l’immigration et des réfugiés ont été énoncés dans l’arrêt Mohammadian c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2001 CAF 191 (l’arrêt Mohammadian). La juge Judith Snider les a ensuite précisés, puis a décrit la portée et l’importance du droit à l’assistance d’un avocat en pareilles circonstances dans la décision Huang c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 326, au paragraphe 8 (la décision Huang) :

Le demandeur a droit, en vertu de l’article 14 de la Charte, à une interprétation continue, fidèle, impartiale, concomitante et effectuée par une personne compétente. Il n’est pas tenu de démontrer qu’il a subi un préjudice réel par suite du manquement à la norme d’interprétation pour que la Cour puisse modifier la décision de la Commission (Mohammadian c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [2001] 4 C.F. 85 (C.A.), autorisation d’appel rejetée, [2001] S.C.C.A. no 435 (QL); R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951).

[15]  On s’attend à ce qu’un demandeur soulève à la première occasion des préoccupations ou des objections quant à la qualité de l’interprétation ou de la traduction. Et, comme l’a souligné le juge Michael Phelan dans la décision Xu c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 274, au paragraphe 12 (la décision Xu), il incombe au demandeur de démontrer que, selon la prépondérance des probabilités, il y a eu erreur d’interprétation.

[16]  Le juge François Lemieux a présenté, dans la décision Singh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 1161, au paragraphe 3 (la décision Singh), le résumé suivant des principes directeurs à l’égard d’une allégation d’interprétation inadéquate à l’audience :

[3]  Les deux conseils conviennent que la question de la qualité de l’interprétation a été tranchée par la Cour d’appel fédérale dans Mohammadian c. Canada (MCI), 2001 CAF 191, [2001] A.C.F. no 916, suivant la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Tran, [1994] 2 R.C.S. 951. À mon avis, les principes énoncés dans Mohammadian peuvent être brièvement résumés comme suit :

a.  L’interprétation doit être continue, fidèle, compétente, impartiale et concomitante.

b. Il n’est pas nécessaire de prouver l’existence d’un préjudice réel pour obtenir une réparation.

c. L’interprétation doit être adéquate, mais n’a pas à être parfaite. Le principe le plus important est la compréhension linguistique.

d. Il y a renonciation au droit lorsque la qualité de l’interprétation n’est pas contestée par le demandeur à la première occasion, chaque fois qu’il est raisonnable de s’y attendre.

e. La question de savoir s’il est raisonnable de s’attendre à ce qu’une plainte soit présentée à l’égard de la mauvaise qualité de l’interprétation est une question de fait, qui doit être déterminée dans chaque cas.

f.  Si l’interprète a de la difficulté à parler la langue du demandeur ou à se faire comprendre par lui, il est clair que la question doit être soulevée à la première occasion.

[Souligné dans l’original.]

[17]  Bien que le demandeur n’ait pas à faire preuve de préjudice réel en raison d’erreurs de traduction, l’erreur doit être importante : Mah c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 853, au paragraphe 26; Siddiqui c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 1028, au paragraphe 68).

B.  Le droit concernant le droit à un avocat

[18]  Une personne arrêtée ou détenue par l’État a le droit d’avoir accès sans délai à l’assistance un avocat et d’être informée de ce droit, conformément à l’alinéa 10b) de la Charte. La Cour suprême du Canada a conclu que ce droit englobe trois obligations de l’État : i) informer la personne détenue de son droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et de l’existence de l’aide juridique et d’avocats de garde; ii) si la personne détenue a indiqué qu’elle voulait exercer ce droit, lui donner la possibilité raisonnable de le faire (sauf en cas d’urgence ou de danger); iii) s’abstenir de tenter de soutirer des éléments de preuve à la personne détenue jusqu’à ce qu’elle ait eu cette possibilité raisonnable (encore une fois, sauf en cas d’urgence ou de danger) (R c Bartle, [1994] 3 RCS 173, aux pages 191 et 192; R c Willier, 2010 CSC 37, au paragraphe 29 [l’arrêt Willier]).

[19]  L’application du droit à l’assistance d’un avocat dans le contexte de l’application de la LIPR est nuancée et n’a pas à être examinée en détail ici. Le droit est ainsi résumé dans la décision Rodriguez Chevez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2007 CF 709, au paragraphe 11:

Bien qu’il n’existe pas en tant que tel un droit à l’assistance d’un avocat lors d’une entrevue menée par un agent d’immigration (Dehghani c. (Ministre de l’Emploi et de l’Immigration), [1993] 1 R.C.S. 1053), lorsque la liberté d’une personne est entravée de façon importante, par exemple pour une période de plusieurs jours, cette dernière a le droit d’avoir recours sans délai à l’assistance d’un avocat et d’être informée de ce droit (Dragosin c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2003 CFPI 81, [2003] A.C.F. no 110 (QL); Huang c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 149, [2002] A.C.F. no 182 (QL); Chen c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CF 910, [2006] A.C.F. no 1163 (QL).

[20]  Le droit à l’assistance d’un avocat comporte de nombreuses dimensions. En l’espèce, l’aspect le plus important se rapporte aux obligations de l’État de faciliter l’accès à un avocat, notamment en donnant une deuxième occasion à la personne de consulter à nouveau le même avocat ou de communiquer avec un autre avocat. C’est d’ailleurs ce qui est expliqué dans l’arrêt Willier :

[42]  Comme nous l’avons vu, l’al. 10b) vise à garantir que les détenus ont la possibilité d’être informés de leurs droits et obligations et d’obtenir des conseils sur la façon d’exercer ces droits et de remplir ces obligations.  Toutefois, à moins qu’ils n’indiquent, avec diligence et raisonnablement, que les conseils reçus sont insuffisants, la police peut présumer qu’ils sont satisfaits de la façon dont ils ont exercé leur droit à l’assistance d’un avocat et elle a le droit de commencer l’entretien à des fins d’enquête.

[21]  Une autre dimension de l’obligation de faciliter l’accès à un avocat est l’obligation de prendre des dispositions pour obtenir des services de traduction ou d’interprétation lorsque la personne en a besoin pour avoir un échange significatif avec un avocat (voir la décision Alvarez Vasquez c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1083, pour une affaire récente portant sur de telles circonstances).

IV.  Discussion

[22]  L’argument du demandeur au sujet de l’équité procédurale comporte deux volets. Premièrement, le demandeur fait valoir qu’il n’a pas été traité équitablement parce qu’il n’a pas reçu des services d’interprétation adéquats, y compris lors de ses interactions avec l’avocat, de ses interactions avec les agents pendant les entrevues et cela a eu une incidence sur sa compréhension globale du processus. Deuxièmement, le demandeur fait valoir qu’il n’a pas reçu l’assistance efficace d’un avocat et que, lorsqu’il a indiqué que la consultation avec l’avocat avait été inadéquate, ses plaintes ont été ignorées par les agents. Le demandeur soutient que, prises ensemble, ces manquements constituent un manquement à l’équité procédurale.

[23]  Le demandeur affirme qu’il n’a pas reçu de services d’interprétation adéquats puisque la personne embauchée par le défendeur ne parlait pas le dialecte tunisien de l’arabe et que, par conséquent, il était incapable de communiquer avec lui et de comprendre les procédures. Le demandeur a d’abord soutenu qu’il n’avait pas reçu de services d’interprétation du tout lorsqu’il a eu sa brève consultation téléphonique avec l’avocat que le défendeur a contacté pour lui après son arrestation et sa détention, mais il a plus tard admis qu’il était stressé après son arrestation et qu’il est possible que l’interprète soit arrivé avant son appel téléphonique avec l’avocat. Le demandeur a maintenu qu’il était incapable de communiquer efficacement avec l’interprète tout au long du processus et, par conséquent, avec l’avocat.

[24]  En raison de ces difficultés, le demandeur affirme qu’il n’a pas été en mesure de comprendre les procédures. Il affirme que, immédiatement après l’appel téléphonique, il a dit à l’agent qui avait procédé à l’arrestation qu’il n’avait pas été en mesure de communiquer avec l’avocat et qu’il lui a demandé de pouvoir parler à un autre avocat. Le demandeur affirme également qu’il a informé l’agent qui a procédé à l’arrestation de sa difficulté à comprendre l’interprète.

[25]  Ces affirmations sont contredites par le témoignage du défendeur, qui prend la forme d’affidavits souscrits par l’agent qui a procédé à l’arrestation et par l’autre agent d’exécution qui a mené l’entrevue d’exclusion. L’agent qui a procédé à l’arrestation affirme qu’immédiatement après l’arrestation du demandeur, on lui a offert les services d’un interprète et que l’agent qui a procédé à l’arrestation a personnellement choisi un interprète qui pouvait parler le dialecte tunisien de l’arabe, ainsi que le français. L’agent qui a procédé à l’arrestation affirme également qu’on a lu au demandeur un formulaire intitulé « Avis des droits conférés en vertu de la Charte canadienne des droits et libertés et la Convention de Vienne en cas d’arrestation ou de détention en vertu de l’article 55 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés ».

[26]  Un aspect important de la contradiction dans la preuve a trait aux interactions du demandeur avec l’avocat. Le demandeur affirme qu’une fois qu’il a dit qu’il voulait parler à un avocat, l’un des agents a communiqué avec une personne qu’il présume avoir été avocat. À cet égard, il ne fait aucun doute que le défendeur s’est acquitté de sa première obligation en vertu du droit à l’assistance d’un avocat, à savoir que le demandeur a été informé de ses droits et de la disponibilité d’un avocat s’il n’avait pas d’avocat en particulier avec lequel il souhaitait communiquer.

[27]  Toutefois, des questions se posent, étant donné l’absence de renseignements sur la personne contactée par l’agent. Il n’y a pas d’affidavit de l’agent qui a organisé l’appel; on dit que l’agent a communiqué avec un avocat d’« Urgence Avocat Immigration  », mais rien dans les éléments de preuve présentés à la Cour n’indique le nom de cette personne, ni même que la conversation a eu lieu avec un avocat. Le demandeur affirme qu’il n’a pas le nom de cette personne ni aucun autre renseignement sur la personne avec qui il a parlé par téléphone. Le demandeur affirme qu’il ne peut pas confirmer que cette personne était en fait un avocat.

[28]  Deuxièmement, le demandeur affirme qu’il a eu une interaction très brève et insatisfaisante avec cette personne et qu’il n’a reçu aucun conseil quant à ses droits ou à ce qu’il devrait faire. Il a dit au départ que cette interaction avait eu lieu entièrement en français et sans l’aide d’un interprète. Plus tard, il a admis avoir des doutes quant à la participation de l’interprète à cet appel téléphonique. Toutefois, le demandeur a toujours soutenu que toute la conversation avec la personne censée être un avocat s’est déroulée en français et que rien n’a été traduit. Le demandeur affirme qu’immédiatement après cet appel téléphonique, il a informé l’agent qui a procédé à l’arrestation qu’il n’avait pas reçu de conseils de l’avocat et qu’il lui avait demandé de parler à un autre avocat.

[29]  La version des faits du défendeur diffère grandement de celle du demandeur. Il affirme que les services d’un interprète capable de parler le dialecte tunisien de l’arabe ont été retenus et qu’après une première interaction avec le demandeur, l’interprète et le demandeur ont tous deux confirmé à l’agent qui a procédé à l’arrestation qu’ils étaient capables de se comprendre. Lorsque le demandeur a demandé à parler à un avocat, un agent a communiqué avec un avocat de garde pour des affaires urgentes en matière d’immigration, et le demandeur a eu une conversation avec cet avocat pendant environ dix minutes, avec l’aide de l’interprète. L’agent qui a procédé à l’arrestation ne s’est pas renseigné sur la teneur de cette conversation, puisqu’elle est assujettie au secret professionnel de l’avocat.

[30]  L’agent qui a procédé à l’arrestation affirme qu’à la suite de l’appel téléphonique, le demandeur s’est plaint que l’avocat ne parlait pas arabe et qu’il ne savait rien de l’affaire. L’agent qui a procédé à l’arrestation affirme avoir dit au demandeur [traduction] « que c’est la raison pour laquelle nous avons embauché l’interprète ». De plus, l’agent qui a procédé à l’arrestation assure que [traduction] « l’interprète m’a informé qu’il n’y avait eu aucun problème de traduction pendant la conversation ».

[31]  Le défendeur fait valoir que la preuve présentée par le demandeur au sujet de ce qui s’est passé n’est pas crédible, parce qu’elle est directement contredite par les affidavits des agents, lesquels devraient être privilégiés puisque [traduction] « l’agent est présumé être une partie désintéressée dans le contexte des procédures d’immigration » (citant Sulaiman c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 832, au paragraphe 12 [la décision Sulaiman]).

[32]  Compte tenu des circonstances de l’espèce et des éléments de preuve déposés par les deux parties dans la présente demande, je ne suis pas convaincu que le demandeur ait bénéficié de l’équité procédurale. Je commencerai par rappeler que l’essentiel de la tâche consiste à demander « en mettant nettement l’accent sur la nature des droits substantiels concernés et les conséquences pour la personne, si un processus juste et équitable a été suivi » (voir le paragraphe 54 de l’arrêt Chemin de fer Canadien Pacifique).

[33]  En l’espèce, ce processus a entraîné des conséquences importantes pour le demandeur, notamment la prise d’une mesure d’exclusion qui l’empêchait de revenir au Canada pendant un an, à moins qu’il n’obtienne une autorisation spéciale. Une conséquence pratique de la mesure d’exclusion est que le demandeur serait forcé de vivre à l’écart de son épouse, à moins qu’elle ne choisisse de quitter le Canada pour le rejoindre. Je souligne également que le demandeur a été arrêté et détenu toute la journée. L’affidavit du deuxième agent indique clairement que le demandeur n’a été « libéré » qu’une fois qu’il a signé les documents à la fin de la deuxième entrevue. Le demandeur a déclaré qu’on lui avait dit qu’il devait signer les formulaires s’il voulait rentrer chez lui et que s’il ne coopérait pas, il serait mis en prison. L’épouse du demandeur affirme qu’on lui a dit que le demandeur avait été arrêté et qu’il pouvait être expulsé ce jour-là. Il n’est pas contesté que le demandeur est demeuré en détention tout au long des échanges ce jour‑là. Il n’y avait aucune urgence apparente à terminer le processus; il n’y a aucune allégation selon laquelle le demandeur présentait un quelconque risque pour la sécurité, et il a, de toute façon, été détenu pendant toute la période visée.

[34]  Dans les circonstances particulières de cette affaire, je conclus que le demandeur s’est vu refuser l’équité procédurale puisque la preuve est manquante en ce qui concerne les services d’interprétation, qu’aucune preuve ne démontre qu’il a effectivement été en mesure de consulter un avocat, et qu’une fois qu’il s’est plaint qu’il n’avait pas reçu d’aide de la personne à la clinique juridique, les agents n’ont rien fait d’autre pour lui permettre d’obtenir une aide juridique adéquate.

[35]  Quant aux services d’interprétation, je ne suis pas convaincu que le demandeur ait reçu l’« interprétation continue, fidèle, impartiale, concomitante et effectuée par une personne compétente » à laquelle il avait droit en vertu de la loi (la décision Huang, au paragraphe 8). Dans l’arrêt Mohammadian, la Cour a fait remarquer que le principe sous-jacent est celui de la « compréhension linguistique », ce qui n’exige pas que l’interprétation atteigne la perfection.

[36]  En l’espèce, j’estime que la preuve du degré de difficulté à communiquer avec l’avocat et avec l’interprète est suffisante pour constituer un manquement à l’équité procédurale.

[37]  Plus particulièrement, les éléments de preuve suivants soulèvent de graves préoccupations quant au respect des droits garantis par la Charte du demandeur :

  • Le demandeur affirme que l’interprète était incapable de parler l’arabe tunisien et qu’il n’a donc pas été en mesure de communiquer efficacement. L’agent qui a procédé à l’arrestation déclare qu’il a personnellement choisi un interprète capable de parler ce dialecte, mais l’agent ne fournit aucune preuve quant à la façon dont il connaissait les capacités du traducteur. La seule preuve au dossier indique que le traducteur est qualifié pour interpréter à partir de l’arabe, mais il n’y a aucune mention de l’arabe tunisien;
  • Il n’y a aucun affidavit de la part de l’interprète ni aucune preuve que l’agent qui procède à l’arrestation est personnellement capable de parler ou de comprendre soit l’arabe, soit le dialecte tunisien de l’arabe. Tous les formulaires attestant que l’interprète a été en mesure d’interagir efficacement avec le demandeur ont été remplis par l’agent qui a procédé à l’arrestation, puisqu’il semble que le traducteur était présent par téléphone plutôt qu’en personne et qu’aucun suivi ne semble avoir été fait pour obtenir la signature ou l’attestation de l’interprète sur l’un ou l’autre des documents;
  • Le demandeur affirme que la discussion avec la personne censée être un avocat s’est déroulée entièrement en français, et que même si l’interprète a participé à l’appel téléphonique, aucune interprétation n’a été faite. Le défendeur nie cette affirmation, mais n’a déposé aucun élément de preuve provenant du traducteur;
  • L’agent qui a pris les dispositions pour communiquer avec l’avocat n’a pas fourni d’affidavit, et il n’y a pas d’autres éléments de preuve pour confirmer le nom de la personne avec laquelle le demandeur a parlé ou pour confirmer que cette personne était bel et bien un avocat;
  • Le demandeur affirme qu’il s’est plaint à l’agent qui a procédé à l’arrestation immédiatement après cette conversation; l’affidavit de l’agent qui a procédé à l’arrestation confirme que le demandeur a exprimé ses préoccupations au sujet de la consultation. Toutefois, rien n’a été fait pour permettre au demandeur d’avoir une autre conversation avec cette personne ou de consulter un autre avocat. Il semble que la plainte du demandeur ait tout simplement été ignorée.

[38]  Le défendeur soutient que lorsque le témoignage sous serment du demandeur est directement contredit par le témoignage sous serment des agents, il faut privilégier le témoignage des agents parce qu’ils sont présumés être des parties « désintéressées » dans le contexte du processus d’immigration (la décision Sulaiman, au paragraphe 12).

[39]  Chaque affaire est fondée sur des faits particuliers et je commencerai par souligner que mes conclusions en l’espèce sont fondées sur les circonstances particulières de l’affaire. J’aimerais néanmoins formuler deux remarques. Premièrement, les principaux éléments de preuve pour le défendeur sur les aspects essentiels proviennent de l’agent qui a procédé à la surveillance, à l’arrestation et à l’interrogatoire du demandeur. Ce n’est d’aucune façon une critique contre le professionnalisme ou la compétence de l’agent qui a procédé à l’arrestation ou de n’importe quel autre agent que de laisser entendre que, lorsque de meilleures preuves provenant d’une source plus objective, qualifiée et indépendante sont apparemment facilement accessibles, de telles preuves devraient être fournies.

[40]  Dans l’arrêt Cabral c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CAF 4 (l’arrêt Cabral), le juge Gleason a fait remarquer, au paragraphe 28, que lorsque les notes d’un agent se rapportent à une entrevue d’enquête, « une enquête est menée, des éléments de preuve sont recueillis et il n’y a aucune garantie collatérale d’authenticité puisque le déclarant pourrait bien être tenté de consigner l’entrevue d’une manière qui corrobore sa décision ». Dans l’arrêt Cabral, on a fait valoir que ces notes devraient être accompagnées d’un affidavit de l’agent, afin que les déclarations contenues dans les notes puissent être vérifiées par contre-interrogatoire (voir également la décision Canada (Citoyenneté et Immigration) c Vujicic, 2018 CF 116). Ce n’est pas le cas dans le présent dossier. La préoccupation concerne plutôt les limites de ce que les agents peuvent dire, par opposition à l’interprète.

[41]  Ces préoccupations sont particulièrement critiques lorsque l’élément de preuve principal de l’agent est du ouï-dire. En l’espèce, par exemple, le témoignage de l’agent qui a procédé à l’arrestation au sujet de ce que l’interprète lui a dit après que le demandeur s’est plaint de son incapacité de communiquer avec l’avocat constitue du ouï-dire et le défendeur n’a pas présenté d’arguments sur les raisons pour lesquelles ce témoignage devrait être accepté selon l’approche fondée sur des principes établis par la Cour suprême du Canada (R c Bradshaw, 2017 CSC 35).

[42]  Deuxièmement, il y a des limites évidentes à ce que les agents peuvent attester, puisqu’il n’y a aucune indication que l’un d’eux parle l’arabe ou l’arabe tunisien. Ils ne sont tout simplement pas en mesure de fournir une preuve directe des principales interactions entre le traducteur et l’avocat. Comme il a été mentionné précédemment, rien n’indique pourquoi un affidavit de l’interprète n’a pas été fourni. Le défendeur a raison de répliquer qu’il n’a pas documenté la teneur de la conversation entre le demandeur et l’avocat, comme il ne devrait pas le faire d’ailleurs, puisque cette conversation est évidemment assujettie au secret professionnel de l’avocat. Toutefois, rien n’explique pourquoi aucun dossier n’a été conservé quant au nom de l’avocat avec qui l’agent a communiqué. Cette information aurait au moins fourni l’assurance que la personne avec laquelle le demandeur a été mis en contact était en fait un avocat.

[43]  De plus, le défendeur n’a conservé aucun dossier sur les interactions entre le demandeur, l’interprète et les agents, à l’exception des notes et des affidavits des agents.

[44]  Il convient de souligner que lorsque le demandeur a été invité à une autre entrevue pour recevoir le deuxième rapport d’interdiction de territoire, l’agent en cause a expressément communiqué avec le consultant en immigration dont le demandeur avait retenu les services pour lui demander de fournir des services d’interprète pour le demandeur. Le défendeur ne conteste pas que le demandeur avait besoin de services d’interprétation.

[45]  En résumé, les éléments de preuve manquent inexplicablement sur un certain nombre de points essentiels, à savoir qu’il n’y a aucune preuve pour confirmer les capacités linguistiques de l’interprète ou pour attester le fait que les interactions avec le demandeur ont été efficaces; il n’y aucun enregistrement numérique ou autre qui pourrait être vérifié par une autre personne qualifiée; il n’y a aucune preuve que la personne à la clinique juridique avec laquelle l’agent a communiqué était un avocat ni aucune preuve indépendante que l’échange entre le demandeur et l’interprète était efficace. Enfin, rien n’indique que les agents aient pris des mesures pour donner suite à la plainte du demandeur immédiatement après sa discussion avec la personne censée être un avocat. Dans le contexte où une personne faisant l’objet d’une mesure d’exécution de la loi en matière d’immigration et d’une éventuelle exclusion du pays peut être arrêtée et détenue par les autorités de l’État, ce qui déclenche l’application des droits fondamentaux protégés par la Charte, cela ne suffit tout simplement pas.

[46]  Ce n’est pas la première fois que la Cour est confrontée à la difficulté causée par l’absence d’un dossier indépendant sur les événements. Comme l’a fait remarquer le juge Phelan dans la décision Xu au paragraphe 14 : « le fait de ne pas avoir une certaine forme d’enregistrement objectif de ce qui s’est réellement dit au cours de l’entrevue ouvre la voie à des contestations. Dans un monde d’enregistrement numérisé, il serait possible d’éviter complètement ces types de problèmes » (voir également la décision Gharzeldin c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 841, au paragraphe 7).

[47]  Je souscris à ces remarques. Il n’est ni nécessaire ni approprié d’imposer un fardeau indu au défendeur en ce qui concerne la tenue de dossiers pour toutes les interactions nécessitant des services de traduction ou d’interprétation. Toutefois, la situation où une personne fait l’objet d’une arrestation ou d’une détention par un agent d’exécution fait appel à d’importants droits garantis par la Charte et, comme d’autres organismes d’exécution, l’ASFC pourrait juger utile d’améliorer sa capacité de démontrer que des services d’interprétation adéquats ont été fournis à un demandeur, au cas où un différend comme celui-ci surviendrait plus tard.

[48]  Le défendeur a fait valoir que même s’il est établi qu’il y a eu violation du droit à l’assistance d’un avocat garanti par la Charte, aucune réparation ne devrait être offerte, à moins que le demandeur puisse démontrer qu’il existe une preuve de préjudice (citant Gennai c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 8, aux paragraphes 17 et 18 [la décision Gennai]). L’affaire Gennai met en cause un contexte factuel qui est complètement différent de celui de la présente affaire, en particulier le fait que les demandeurs dans l’affaire Gennai n’ont jamais informé l’agent qu’ils avaient retenu les services d’un avocat. Les demandeurs n’ont pas non plus été arrêtés ni détenus. Dans la décision Gennai, la juge Sandra Simpson a conclu qu’il n’y avait eu aucune violation d’un droit garanti par la Charte. Il convient de mettre cette décision en contraste avec les décisions Huang, Mohammadian et Singh, selon lesquelles un demandeur n’a pas à démontrer qu’il y a effectivement eu préjudice lorsqu’il y a eu violation du droit garanti par la Charte à des services d’interprétation.

[49]  En outre, je suis d’avis de rejeter cet argument dans les circonstances de l’affaire, compte tenu des doutes qui découlent de l’absence d’éléments de preuve indiquant si le demandeur a été informé de ses droits par l’avocat. Le demandeur soutient que s’il avait reçu des conseils compétents, il aurait pu présenter une demande d’asile pendant l’entrevue, évitant ainsi la prise de la mesure d’exclusion. Il semble qu’il s’agisse d’un préjudice important qui a pu survenir parce que le demandeur n’a pas reçu l’assistance efficace d’un avocat.

V.  Conclusion

[50]  Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il rende une nouvelle décision, après une entrevue au cours de laquelle le demandeur recevra une interprétation « continue, fidèle, impartiale, concomitante et effectuée par une personne compétente » ainsi que l’assistance efficace d’un avocat, s’il le désire, conformément aux présents motifs.

[51]  Les parties n’ont pas proposé de question de portée générale pour que je la certifie, et aucune n’est soulevée en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2078-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l’affaire est renvoyée à un nouvel agent pour qu’il rende une nouvelle décision. Le demandeur doit se voir accorder une autre entrevue au cours de laquelle il recevra une interprétation « continue, fidèle, impartiale, concomitante et effectuée par une personne compétente » ainsi que l’assistance efficace d’un avocat, s’il le désire, conformément aux présents motifs.

  2. L’intitulé est modifié, avec le consentement des parties, avec effet immédiat. Le défendeur en l’espèce est le ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile.

  3. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« William F. Pentney »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de juillet 2019.

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2078-18

INTITULÉ :

MARWEN YAKOUBI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 26 NOVEMBRE 2018

jugement et motifs :

le juge PENTNEY

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

 

le 31 mai 2019

COMPARUTIONS :

Lior Eisenfeld

pour le demandeur

Charles Maher

pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Eisenfeld Law

Avocats

Ottawa (Ontario)

pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

pour le défendeur

 

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