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Date : 20000512


Dossier : IMM-1118-99




ENTRE :



BLANCA GUTIERREZ (alias BLANCA GUTIEREZ);

ENNIO JOSE GUTIERREZ GONZALEZ et JENNY ISABEL GUTIERREZ

par leur tuteur à l"instance BLANCA GUTIERREZ;

JENNY ELIZABETH GONZALEZ; IVAN RODRIGUEZ PINILLA; et

IVAN MANUEL RODRIGUEZ et IRVING ALBERTO RODRIGUEZ

par leur tuteur à l"instance IVAN RODRIGUEZ PINILLA



demandeurs



et


     LE MINISTÈRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION


     défendeur



MOTIFS DE L"ORDONNANCE


LE JUGE LEMIEUX

INTRODUCTION

[1]      La section du statut de réfugié (la SSR) a réuni les revendications des familles Gutierrez, Rodriguez et Bermudez, dont les liens communs sont les soeurs Ana Petrona Bermudez, Blanca Estelle Gutierrez et Jenny Elizabeth Gonzalez de Rodriguez.

[2]      La famille Gutierrez est composée de Blanca Gutierrez, de son conjoint, Hector Porfirio Gutierrez Saravia, qui sont tous deux citoyens du Nicaragua, et de leurs deux enfants, Ennio Jose Gutierrez, un citoyen du Nicaragua âgé de 13 ans, et Jenny Isabel Gutierrez, qui est citoyenne américaine et est âgée de neuf ans.

[3]      La famille Rodriguez est composée de Jenny Gonzalez de Rodriguez et de son conjoint Ivan Rodriguez Penilla. Jenny de Rodriguez est citoyenne du Nicaragua et son conjoint est citoyen du Panama. Ils ont deux enfants, Ivan Manuel Rodriguez, qui a quatre ans, et Irving Alberto Rodriguez, qui a trois ans. Les enfants sont tous deux citoyens américains.

[4]      La famille Bermudez est composée d"Ana Bermudez et de son conjoint, Ivan Antonio Bermudez, qui sont tous deux citoyens du Nicaragua. Ils ont trois enfants, Ivan Bermudez, qui a 15 ans, et Grethell Bermudez, qui a 12 ans, et qui sont tous deux citoyens du Nicaragua. Leur fils Bryan Bermudez a six ans; il est citoyen américain.

[5]      Toutes les revendications du statut de réfugié découlaient d"événements qui se sont produits au Nicaragua au cours des années 1980 lorsque ce pays était sous le contrôle du gouvernement sandiniste. Les demandeurs craignent d"être persécutés par les sandinistes s"ils retournent au Nicaragua. Ils se sont enfuis du Nicaragua à différents moments pour se rendre initialement aux États-Unis, où certains de leurs enfants sont nés. La SSR a effectué son examen compte tenu du changement de pouvoir qui avait eu lieu au Nicaragua au début des années 1990; le gouvernement de ce pays est maintenant démocratiquement élu et la guerre civile est terminée.

[6]      Dans la décision qu"elle a rendue le 12 février 1999, la SSR a conclu ce qui suit :

     a)      En ce qui concerne la famille Gutierrez, la SSR a reconnu le statut de réfugié du conjoint Hector parce qu"il craignait avec raison d"être persécuté par les sandinistes; elle a conclu que sa conjointe, Blanca, et leur fils, Ennio, n"avaient pas raison de craindre d"être persécutés parce que ni la preuve documentaire ni le témoignage de la conjointe n"indiquaient qu"il existe plus qu"une simple possibilité de persécution de la part des sandinistes s"ils retournaient au Nicaragua. Il a été conclu que leur fille, Jenny, n"était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu"elle était citoyenne américaine et que les États-Unis pouvaient la protéger.
     b)      En ce qui concerne la famille Rodriguez, le statut de réfugié n"a été reconnu à aucun des membres de la famille. Il a été conclu que le père, Ivan, et les deux enfants n"étaient pas des réfugiés au sens de la Convention parce que le père était citoyen du Panama et que les enfants étaient citoyens américains et qu"ils ne craignaient pas d"être persécutés dans ces pays.
     c)      En ce qui concerne la famille Bermudez, la SSR a reconnu que le père Ivan avait une crainte fondée d"être persécuté, mais qu"il devait être exclu pour le motif qu"il avait commis des crimes contre l"humanité. Toutefois, le statut de réfugié n"a pas été reconnu à Ana et à ses deux enfants nés au Nicaragua, et ce, pour le motif qu"il existait une simple possibilité de persécution. Il a été conclu que l"autre enfant, un citoyen américain, n"était pas un réfugié au sens de la Convention parce qu"il ne craignait pas d"être persécuté aux États-Unis.

[7]      Les seuls demandeurs qui restent dans la présente instance sont Blanca Gutierrez, son fils Ennio et Jenny Gonzalez. L"avocate des demandeurs a fait savoir que les autres demandeurs ne poursuivaient pas leur demande de contrôle judiciaire. Il importe également de noter que les membres de la famille Bermudez ne se sont pas présentés devant la Cour dans cette demande.

LA DÉCISION DE LA SSR

     a)      La situation des demandeurs -- conclusions de fait
         (i)      La famille Gutierrez

[8]      En 1980, lorsqu"elle avait 16 ans, Blanca Gutierrez a été contrainte à participer à la campagne nationale d"alphabétisation sandiniste; elle a été envoyée dans la zone de guerre, près de la frontière du Honduras, pour distribuer des documents politiques communistes. Avec l"aide de sa famille, elle a déserté deux mois plus tard. En 1983, elle a été contrainte à fournir des services sociaux volontaires à une institution gouvernementale; elle a été envoyée au ministère de l"Intérieur pour y travailler. Au mois de septembre 1983, elle a reçu une formation militaire et elle a rencontré son futur conjoint, qui assurait alors cette formation; elle l"a épousé en 1984. En 1986, elle occupait un poste de secrétaire au ministère, sur la côte est. Elle a été séparée de son conjoint et de son enfant. Elle a déserté trois mois plus tard et est retournée dans sa famille. Pendant qu"elle était sur la côte est, son conjoint a été incarcéré par les sandinistes, mais il s"est enfui aux États-Unis en 1987 et il a aidé sa conjointe à le rejoindre en 1988.

[9]      Le conjoint avait joint les sandinistes en 1977; il a servi dans l"armée et dans la force aérienne. En 1983, en sa qualité de sous-lieutenant, il a été affecté à la formation dans le domaine de la stratégie militaire et de l"utilisation des armes. En 1986, il était désenchanté de la direction sandiniste et de la révolution; il a été incarcéré pendant un an pour insubordination. Il a demandé à être libéré de son poste, mais on lui a opposé un refus; il a déserté au mois de décembre 1987 et il s"est enfui aux États-Unis. Après que sa demande d"asile eut été rejetée, il est retourné au Nicaragua, mais il s"est de nouveau enfui au mois de décembre 1991.

     (ii)      La famille Rodriguez

[10]      La situation de Jenny Elizabeth Gonzalez de Rodriguez est à peu près analogue à celle de sa soeur aînée, Blanca. En 1981, elle a été contrainte à participer à la campagne d"alphabétisation. Elle refusait de participer aux activités sandinistes, de sorte que les jeunes sandinistes l"insultaient. Après que sa soeur Ana Bermudez se fut enfuie du pays en 1988, elle s"est occupée des enfants d"Ana avec sa mère. Les agents de sécurité de l"État la surveillaient; à un moment donné, ils ont tenté de l"arrêter et d"arrêter les enfants d"Ana. Le gouvernement Chamarro ayant refusé de lui délivrer un passeport et un visa de sortie après les élections qui ont eu lieu au Nicaragua, elle s"est enfuie aux États-Unis où elle a épousé son conjoint en 1993. Au Nicaragua, elle était membre de l"Église baptiste; on l"a signalée pour son fanatisme religieux et parce qu"elle était réactionnaire. En 1995, le service de l"immigration américain a pris une mesure d"expulsion contre elle et elle est venue au Canada.

     (iii)      La famille Bermudez

[11]      Les membres de la famille Bermudez n"ont pas présenté de demande dans la présente instance, mais il faut néanmoins parler de leur situation parce que leurs revendications ont été jointes à celles des autres familles. En 1981, Ana Petrona Bermudez a été recrutée par le ministère de l"Intérieur pour travailler au ministère de la Direction générale de la police sandiniste dans le cadre d"un service " volontaire " obligatoire. Elle devait être secrétaire au ministère de la Sécurité publique et au Bureau du sous-commandement de la police. Elle a déclaré qu"on l"avait amenée par la ruse à travailler pendant une période additionnelle de six ans une fois son service " volontaire " terminé. Son travail consistait à transmettre des renseignements à ses supérieurs et elle a donc eu connaissance des abus commis par les sandinistes en matière de droits de la personne. Elle a été détenue à maintes reprises parce qu"on avait accusé son père, un pasteur de l"Église, d"être membre de la CIA.

[12]      En 1983, Ana Petrona Bermudez a épousé Ivan Antonio Bermudez, qui était guérillero sandiniste et agent du ministère de l"Intérieur. En 1985, elle a travaillé à la Section du renseignement de sécurité de l"État. En 1988, elle a appris qu"on l"accusait de trahison parce qu"elle était contre-révolutionnaire; c"est alors qu"elle a quitté le pays.

[13]      Son conjoint, Ivan Bermudez, a joint les sandinistes lorsqu"il avait seize ans; en 1981, il a d"abord travaillé comme agent de police dans une unité qui surveillait les mouvements des diplomates au Nicaragua. En 1983, après avoir reçu une formation de huit mois dans une école sandiniste, il a commencé à travailler pour les services de police. En plus des activités régulières d"un poste de police, le poste où il travaillait s"occupait des dissidents politiques qui étaient détenus tant que les juges de la police n"imposaient pas la peine. Au cours de leur incarcération, les dissidents étaient torturés.

[14]      Ivan Bermudez affirme s"être plaint du traitement infligé aux dissidents politiques et avoir été isolé pour une période de 24 heures; il s"est de nouveau plaint et il s"est vu infliger une peine d"isolement de 15 jours. Ses collègues ont commencé à le traiter de contre-révolutionnaire et de réactionnaire. Il a demandé à maintes reprises à être libéré des services de police, mais il n"a jamais reçu de réponse.

[15]      En 1985, Ivan Bermudez a déserté, mais il a été capturé et il a été détenu jusqu"au 14 janvier 1986, date à laquelle on lui a ordonné de retourner travailler. En 1988, après que sa conjointe se fut enfuie, il a été interrogé et menacé. Il a de nouveau demandé à être libéré des services de police en 1989, mais on a refusé. On lui a offert un pot-de-vin pour acheter sa loyauté, mais il a refusé de coopérer avec la police et il a entrepris des démarches en vue de s"enfuir du pays, qu"il a quitté au mois de mai 1989.

     b)      Les conclusions tirées par la SSR -- crainte fondée de persécution

[16]      En ce qui concerne cet aspect de l"analyse, en se fondant sur la décision que la Cour d"appel fédérale avait rendue dans l"affaire Adjei c. Canada (MEI) , [1989] 2 C.F. 680 (C.A.F.), la SSR a dit que l"intéressé doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu"il " [craint] avec raison " d"être persécuté et que l"on pourrait parler de possibilité " raisonnable " ou même de " possibilité sérieuse ", par opposition à une simple possibilité. La SSR a fait remarquer que l"intéressé peut avoir une crainte subjective d"être persécuté s"il retourne dans son pays, mais que, pour déterminer si elle est fondée, la crainte doit être appréciée objectivement compte tenu de la situation qui existe dans le pays; la SSR a cité à cet égard la décision rendue par la Cour d"appel fédérale dans l"affaire Rajudeen c. MEI (1984), 55 N.R. 129.

[17]      La SSR a fait savoir que la crainte d"être persécuté qu"éprouvait chaque intéressé était examinée compte tenu de son profil, de la preuve de ce qui lui était arrivé, de la preuve relative au traitement infligé aux personnes qui sont dans une situation similaire et de la preuve documentaire concernant les abus commis en matière de droits de la personne.

[18]      En ce qui concerne la preuve documentaire, la SSR a reconnu que la conduite du gouvernement du Nicaragua, en matière de droits de la personne, s"était améliorée d"une façon appréciable, [TRADUCTION] " mais [qu"]il y a[vait] encore des problèmes sérieux ", en citant à cet égard le Dossier d"information sur le Nicaragua de 1996 publié par le State Department américain. En citant d"autres preuves documentaires, la SSR a noté plusieurs sources qui parlaient de l"influence des sandinistes tant au sein des forces armées que de la police, et qui affirmaient que les sandinistes avaient conservé un pouvoir considérable et qu"ils continuaient à occuper des postes importants dans l"armée, dans la police, dans la bureaucratie, dans la magistrature et dans les syndicats. Les rapports disaient également que les sandinistes avaient des partisans dans la population et qu"ils étaient en mesure de punir les individus qu"ils considéraient comme des ennemis et de leur faire du mal s"ils avaient des motifs suffisants de le faire compte tenu des postes qu"ils occupaient au sein des agences de sécurité publiques, de l"influence qu"ils avaient sur le gouvernement et du fait que le gouvernement accordait souvent une amnistie pour les actes commis par le passé.

[19]      La SSR a mentionné la preuve documentaire concernant des personnes dont le profil était semblable à celui des demandeurs. Elle a fait remarquer que [TRADUCTION] " les sandinistes, qui ne sont plus au pouvoir, n"ont pas adopté une politique de répression systématique envers les personnes qui retournent au pays " et qu"[TRADUCTION] " en général, les sandinistes semblent uniquement maltraiter gravement les individus qui contestent les privilèges dont bénéficie le parti à l"heure actuelle (ou les individus puissants qui sont membres du parti) ou qui contestent la mauvaise volonté des sandinistes, lorsqu"il s"agit de punir les individus qui violent les droits de la personne ".

[20]      La SSR a également cité un rapport plus récent qui indiquait qu"au Nicaragua, certains anciens soldats sandinistes sont en danger et que le nouveau gouvernement ne peut pas assurer une protection.

[21]      Le SSR a dit qu"elle avait examiné la preuve documentaire et que, même si cette preuve indiquait que certaines autorités commettent des abus en matière de droits de la personne, elle n"avait pu trouver aucune preuve documentaire montant que le gouvernement Aleman persécutait les personnes qui retournaient au pays dont le profil était semblable à celui des demandeurs. Voici ce que la SSR a dit aux pages 9 et 10 de sa décision :

[TRADUCTION]
En ce qui concerne le bien-fondé des craintes des demandeurs, j"ai accordé plus d"importance à la preuve documentaire parce qu"elle fournissait, au sujet de la situation qui existe au Nicaragua, des renseignements plus récents que ceux que les demandeurs ont donnés dans leurs témoignages. Il y a bien des années que les demandeurs ne sont plus au Nicaragua. De plus, je conclus que la preuve documentaire provient de diverses sources fiables qui n"ont aucun intérêt dans l"issue de la présente affaire. [Je souligne.]
     (i)      La famille Gutierrez

[22]      La SSR a conclu que ni Blanca Estela Gutierrez ni son enfant mineur, Ennio Jose Gutierrez, n"avaient raison de crainte d"être persécutés puisque : [page 11]

[TRADUCTION]
     Comme sa soeur, Ana, Blanca n"a jamais été sandiniste. Elle a été contrainte à participer à un certain nombre d"activités sandinistes et, à deux reprises, elle a déserté et est retournée dans sa famille. On ne lui a fait aucun mal à la suite de sa désertion. Elle ne défendait pas les droits de la personne et elle n"a pas été témoin d"abus commis en matière de droits de la personne. Ni la preuve documentaire ni les témoignages des demandeurs n"indiquent qu"il existe plus qu"une simple possibilité que les sandinistes fassent du mal à Blanca ou qu"ils la persécutent si elle retourne au Nicaragua. [Je souligne.]

[23]      Quant au conjoint de Blanca, comme il en a été fait mention, la SSR a conclu à l"existence d"une crainte fondée de persécution compte tenu de la preuve documentaire et du témoignage présenté par celui-ci. Selon la SSR, il n"était pas clair que les sandinistes considéreraient le conjoint comme présentant un risque, comme c"était le cas pour son beau-frère, Ivan Bermudez, mais le témoignage que le conjoint avait présenté au sujet des problèmes qu"il avait eus à l"école militaire et lors de son retour, en 1991, convainquait la formation qu"il y avait plus qu"une simple possibilité qu"il soit en danger s"il retournait au Nicaragua.

     (ii)      La famille Rodriguez

[24]      La SSR a conclu que Jenny Gonzalez de Rodriguez n"avait pas raison de crainte d"être persécutée si elle retournait au Nicaragua puisque : [pages 11 et 12]

[TRADUCTION]
     Jenny, comme ses soeurs, n"a jamais été sandiniste. Elle a été contrainte à participer à une " campagne d"alphabétisation ", mais contrairement à ses soeurs, on ne l"a pas obligée à travailler pour les sandinistes. Elle s"est occupée des enfants des demandeurs lorsqu"ils se sont enfuis du Nicaragua. Selon certains éléments de preuve, des menaces auraient été proférées contre Jenny, mais on ne lui a pas fait de mal. Elle est restée au Nicaragua jusqu"aux élections, lorsque les sandinistes ont perdu et que Mme Chamarro a été élue. Il lui incombait de réunir les enfants et leurs parents aux États-Unis. Il ne lui est rien arrivé au cours de cette période.
     Compte tenu du profil de Jenny, du fait qu"on ne lui a pas fait de mal et de l"absence de preuve documentaire montrant qu"une personne qui est dans la même situation que Jenny est en danger, il existe tout au plus, selon la prépondérance des probabilités, une simple possibilité que les sandinistes fassent du mal à Jenny ou la persécutent si elle retournait au Nicaragua.

ANALYSE

[25]      La SSR a invoqué l"arrêt Adjei, supra , à l"appui de la thèse selon laquelle le demandeur doit établir, selon la prépondérance des probabilités, qu"il craint avec raison d"être persécuté et que l"on pourrait parler de possibilité raisonnable ou même de possibilité sérieuse, par opposition à une simple possibilité. Ce critère a été approuvé par la Cour suprême du Canada dans l"arrêt Chan c. Canada (MEI) , [1995] 3 R.C.S. 593, à la page 659.

[26]      En outre, la SSR s"est fondée sur le jugement Rajudeen, supra , à l"appui de la thèse selon laquelle il faut non seulement apprécier la crainte de l"intéressé subjectivement, mais il faut aussi l"examiner à la lumière de la situation qui existe dans le pays en vue de déterminer si elle est objectivement justifiée. Le critère énoncé dans le jugement Rajudeen a été approuvé par la Cour suprême du Canada dans l"arrêt Canada (Procureur général) c. Ward , [1993] 2 R.C.S. 689, à la page 723.

[27]      La SSR a examiné la crainte qu"avaient les demandeurs d"être persécutés compte tenu de leurs profils, de la preuve de ce qui leur était arrivé, de la preuve relative au traitement infligé aux personnes qui étaient dans une situation similaire et de la preuve documentaire concernant les abus commis en matière de droits de la personne. L"examen de ce type de preuve a été approuvé tant dans l"arrêt Ward que dans l"arrêt Chan, supra .

[28]      Cela étant, il est certain que l"approche adoptée par la SSR et l"examen de la preuve étaient fondés sur les principes juridiques appropriés, mais les arguments de l"avocate des demandeurs étaient d"une nature différente.

[29]      L"avocate des demandeurs a dit que ses clients fondaient leurs revendications tant sur l"appartenance à un groupe social (leur famille) que sur leurs opinions politiques. La SSR a commis une erreur en ce sens qu"elle n"a pas examiné l"allégation selon laquelle les demandeurs craignaient avec raison d"être persécutés du fait de leur appartenance au groupe de la famille, ce qui comprend la famille étendue dont font partie les trois soeurs.

[30]      L"avocate signale la preuve figurant dans la transcription, selon laquelle les demandeurs ont été persécutés parce qu"ils faisaient partie de la famille : une bombe a été lancée sur la résidence d"un autre frère qui est resté au Nicaragua; Jenny Gonzalez prenait soin des enfants d"Ivan et d"Ana Bermudez et elle a été persécutée pour cette raison; douze des quatorze membres de la famille se sont enfuis du Nicaragua. Bref, l"avocate déclare que la SSR n"a pas tenu compte de toute cette preuve et du motif pour lequel les demandeurs craignaient avec raison d"être persécutés.

[31]      L"avocate ajoute qu"il a été conclu que deux membres de la famille avaient raison de craindre d"être persécutés, de sorte qu"il fallait apprécier les effets de cette conclusion sur l"allégation relative à l"appartenance au groupe de la famille, c"est-à-dire que, s"ils étaient persécutés parce qu"ils étaient membres d"une famille, la conclusion relative à la persécution dont étaient victimes deux membres de la famille pouvait uniquement servir à confirmer les craintes qu"avaient les demandeurs d"être persécutés pour ce motif.

[32]      L"avocate du défendeur a soutenu que les demandeurs ont omis d"établir un lien entre la crainte qu"ils avaient d"être persécutés et la crainte exprimée par Hector Gutierrez et Ivan Bermudez, laquelle était fondée sur le fait qu"ils avaient participé au mouvement sandiniste en tant que guérilleros et par la suite en tant que membres des forces armées et des services de police du gouvernement sandiniste, quoiqu"ils se soient subséquemment rétractés.

     (i)      Omission de tenir compte d"un motif prévu par la Convention

[33]      La SSR était obligée de tenir compte de chacun des motifs prévus par la Convention que les demandeurs avaient invoqués comme motif de crainte d"être persécutés. Cette thèse a été énoncée dans l"arrêt Ward, supra , à la page 745.

[34]      La Cour suprême du Canada est ensuite allée plus loin en tenant compte des " opinions politiques " comme motif de crainte d"être persécuté, même si ce motif n"avait été invoqué par le demandeur ni devant la Commission ni devant la Cour d"appel. Le juge La Forest a fait les remarques suivantes, à la page 746 :

Même si le motif des opinions politiques a été invoqué vers la toute fin des procédures, la Cour a décidé de l"examiner parce que cette affaire porte sur les droits de la personne et que la question est décisive en l"espèce.

[35]      Dans ses motifs écrits, la SSR a reconnu que Jenny Gonzalez avait revendiqué le statut de réfugié au sens de la Convention [TRADUCTION] " compte tenu des opinions politiques qu"on lui imputait et de son appartenance à un groupe social, à savoir la famille " (dossier des demandeurs, page 13). En ce qui concerne Blanca Gutierrez, la SSR a dit qu"elle fondait sa revendication sur les opinions politiques qu"on lui imputait et sur la vengeance exercée par les sandinistes.

[36]      À plusieurs reprises dans son témoignage, Jenny Gonzalez a parlé de la raison pour laquelle elle craignait d"être persécutée en sa qualité de membre de la famille. Il suffit de mentionner les exemples suivants :

     (1)      À la page 1021 du dossier certifié, Jenny dit ceci : [TRADUCTION] " On nous désigne comme étant la famille Gonzalez, comme étant les enfants d"Ennio et comme étant une famille réactionnaire, ou une famille de réactionnaires. "
     (2)      Même à l"heure actuelle, le frère et la soeur de Jenny qui sont encore au Nicaragua sont persécutés; aux pages 1007, 1021 et 1022 du dossier, Jenny mentionne que l"on avait lancé une bombe sur la résidence de son frère et que sa soeur n"avait pas pu trouver d"emploi;
     (3)      À la page 1010 du dossier certifié, Jenny a dit ceci : [TRADUCTION] " Il ne s"agit pas simplement du fait que j"ai moi-même peur, j"ai peur pour toute ma famille, nous sommes 14 et pour eux [les sandinistes], nous représentons 14 points noirs ";
     (4)      Aux pages 1005 et 1006, Jenny raconte que la police a tenté de l"arrêter lorsqu"elle prenait soin des enfants d"Ana au Nicaragua; elle mentionne que [TRADUCTION] " toute la famille a toujours été traquée, " qu"[TRADUCTION] " ils ont tous eu des problèmes de sorte qu"un à un, ils ont quitté le pays " et que les problèmes étaient attribuables au fait qu"[TRADUCTION] " [ils] ne particip[aient] pas à quoi que ce soit qui soit lié au processus révolutionnaire ".

[37]      L"examen de la transcription montre que Blanca Gutierrez n"a pas été aussi explicite que sa soeur Jenny en établissant le lien qui existait entre sa crainte et la persécution des membres de la famille dans son ensemble. Toutefois, à la page 1058 du dossier certifié, Blanca dit que sa crainte se rapporte non seulement à elle-même et à ses antécédents, mais aussi à sa propre famille, à ses beaux-parents, à sa famille, à toute sa famille, que sa crainte était fondée sur tout cela.

[38]      J"ai examiné la transcription des procédures et je suis convaincu que la SSR a omis de tenir compte de l"allégation relative à la crainte d"être persécutés que les demandeurs éprouvaient du fait que leur appartenance à un groupe social, à savoir la famille Gonzalez, en leur qualité de membres de cette famille.

[39]      L"avocate du défendeur a raison de dire que chacune des soeurs avait eu des expériences différentes au Nicaragua et que ces expériences individuelles ont été mentionnées dans les témoignages qui ont été présentés devant la SSR. L"avocate du défendeur a également raison de dire qu"Hector Gutierrez et Ivan Bermudez avaient affirmé craindre avec raison d"être persécutés parce qu"ils étaient des anciens guérilleros sandinistes, qu"ils avaient par la suite été membres de l"armée ou des services de police sandinistes et qu"ils avaient ensuite déserté et que les demandeurs ne peuvent pas automatiquement se raccrocher à leurs revendications.

[40]      À mon avis, ces arguments sont pertinents en ce qui concerne les allégations que les demandeurs ont faites au sujet de leurs opinions politiques, réelles ou imputées, mais ils n"ont rien à voir avec les motifs indépendants fondés sur l"appartenance à la famille Gonzalez.

[41]      La Cour d"appel fédérale reconnaît depuis longtemps la famille comme groupe social. Dans la décision qu"il a rendue au mois de janvier 1992 dans l"affaire Al-Busaidy c. Canada (MEI) , 16 Imm. L.R. 119, le juge Heald, au nom de la Cour, a statué que la Commission (la SSR) avait commis une erreur susceptible de révision en ne donnant pas l"effet qu"il convenait de donner au témoignage non contredit du requérant en ce qui concerne son appartenance à un groupe social particulier, à savoir sa propre famille immédiate. Il a statué que la preuve établissait clairement que le requérant était visé par les autorités militaires de l"Ouganda à cause de son père.

[42]      L"avocate du défendeur a tenté de m"amener à examiner la question difficile qui se pose dans le domaine du droit des réfugiés par suite des décisions rendues par cette cour dans l"affaire Casetellanos c. Canada (Solliciteur général) , [1995] 2 C.F. 190, une décision de mon collègue le juge Nadon, et dans l"affaire Kaprolova c. Canada (MCI) , 41 Imm L.R. (2d) 56, une décision rendue en 1997 par mon collègue le juge Teitelbaum. Ces décisions montrent les problèmes qui se posent lorsqu"il est jugé qu"un membre d"une famille craint avec raison d"être persécuté, mais que pareille crainte n"est pas reconnue dans le cas des autres membres de la famille. Dans les deux jugements, il a été reconnu que le législateur avait quelque peu atténué le problème, dans la Loi sur l"immigration, au moyen des dispositions du paragraphe 46.04(1), qui prévoit que la personne à qui le statut de réfugié au sens de la Convention est reconnu par la section du statut peut, à certaines conditions, dans le délai réglementaire, demander le droit d"établissement à un agent d"immigration pour elle-même et les personnes à sa charge.

[43]      Dans la décision Casetellanos, supra, le juge Nadon a examiné en détail les concepts d"unité familiale, de persécution indirecte et de famille comme groupe social. En ce qui concerne l"aspect qui nous intéresse ici, il a statué à la page 204, " [i]l est absolument indéniable que l"unité familiale constitue un groupe social protégé comme la persécution par la Loi " en se fondant sur les décisions Gonzalez c. Canada (MEI) , (1991), 14 Imm L.R. 51 (C.A.F.) et Taheri c. Canada (MEI), [1993] A.C.F. no 389, en ajoutant toutefois qu"il est évident que l"étendue du principe de l"assimilation de la famille à un groupe social n"est pas illimitée et que chaque affaire doit être jugée au fond, en fonction de la preuve soumise. Voici ce qu"il a dit aux pages 204 et 205 :

Ainsi nul ne sera considéré comme un réfugié au sens de la Convention pour le simple motif qu"un membre de sa famille se fait persécuter. Il doit y avoir un lien bien défini entre la persécution dirigée contre l"un des membres de la famille et celle dont les autres membres de cette même famille sont victimes (voir Al-Busaidy c. Canada (Ministre de l"Emploi et de l"Immigration) (1992), 16 Imm. L.R. (2d) 119 (C.A.F.). La famille peut être considérée comme un groupe social seulement à compter du moment où il y a certains éléments de preuve quant au fait que la persécution dont elle souffre la vise en tant que groupe social. Par exemple, il est possible qu"un demandeur se fasse persécuter à cause de ses idées politiques, et non à cause de celles de ses parents, qui peuvent néanmoins aussi être des dissidents.

Dans cette affaire-là, la SSR avait conclu que seul le père pouvait se voir reconnaître le statut de réfugié au sens de la Convention du fait de ses opinions politiques. Le juge Nadon a confirmé la conclusion de la SSR selon laquelle la preuve relative à la crainte d"être persécuté qu"éprouvaient les autres membres de la famille n"était pas suffisante pour établir le lien nécessaire en ce sens qu"il n"était absolument pas prouvé que la mère ou ses filles étaient visées par les persécutions, et encore moins que leur crainte était fondée sur le fait qu"elles étaient membres de la famille de M. Casetellanos.

[44]      Dans la décision Kaprolova, supra, la section du statut a reconnu que le mari craignait avec raison d"être persécuté, mais que sa conjointe et son fils n"avaient pas raison d"éprouver pareille crainte même s"ils avaient fondé leur revendication sur la sienne. Le juge Teitelbaum a accueilli la demande de contrôle judiciaire en statuant que la section du statut avait eu tort d"invoquer la notion de persécution indirecte pour régler l"affaire. Il a statué que, de toute évidence, les demandeurs craignaient d"être victimes des mêmes persécutions que celles qui avaient été infligées au mari et au père, dont le statut de réfugié avait été reconnu.

[45]      À mon avis, dans ce cas-ci, la question du lien ne se pose pas d"une façon aussi catégorique que l"avocate du défendeur le soutient parce qu"il n"est pas tenu compte de la preuve dont disposait la SSR. L"avocate des demandeurs souligne que ses clients ont fondé leur crainte d"être persécutés sur l"appartenance à la famille Gonzalez, qu"ils ont présenté des éléments de preuve au sujet de cette crainte et que la SSR a omis de tenir expressément compte de ce motif. Je souscris à cette prétention. Eu égard aux circonstances, il serait peu judicieux et imprudent d"examiner la question plus à fond et d"effectuer une appréciation à l"aide de la preuve ou d"aborder des questions qui peuvent se poser avant le réexamen des revendications des demandeurs.

[46]      Pour ces motifs, la demande de contrôle judiciaire est accueillie et l"affaire est déférée pour nouvelle audition devant une formation différente. Aucune question n"a été soulevée aux fins de la certification et aucune question n"est formulée.





     François Lemieux

     Juge


Ottawa (Ontario)

Le 12 mai 2000


Traduction certifiée conforme


Martine Brunet, LL.B.

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


No DU DOSSIER :                  IMM-1118-99

INTITULÉ DE LA CAUSE :          BLANCA GUTIERREZ ET AUTRES c. MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :              Toronto (Ontario)

DATE DE L"AUDIENCE :              le 1er décembre 1999


MOTIFS DE L"ORDONNANCE DU JUGE LEMIEUX EN DATE DU 12 MAI 2000.


ONT COMPARU :

Judith Phipps                      POUR LE DEMANDEUR
Andrea M. Horton                  POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mme Phipps                      POUR LE DEMANDEUR

Kitchener (Ontario)

Morris Rosenberg                  POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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