Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190531


Dossier : IMM-2332-18

Référence : 2019 CF 771

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 mai 2019

En présence de monsieur le juge Norris

ENTRE :

EMAN MANSOUR MAHMOUD ATTALLA

MOHAB ELSAYED MOHAMED AHMED

MALAK ELSAYED MOHAMED AHMED

MOHAMED ELSAYED AHMED

YARA ELSAYED MOHAMED AHMED

YASMEEN ELSAYED AHMED

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le 13 novembre 2017, Eman Mansour Mahmoud Attalla et cinq de ses enfants sont arrivés à l’aéroport international Pearson de Toronto par un vol direct du Caire. Mme Attalla et ses enfants sont tous citoyens égyptiens. À l’époque, les cinq enfants voyageant avec Mme Attalla étaient âgés de huit à dix-huit ans. Aucun d’eux ne comprenait l’anglais. Ils n’avaient ni famille ni amis au Canada.

[2]  Bien que tous les membres de la famille aient été titulaires d’un visa de visiteur valide pour le Canada, Mme Attalla a immédiatement informé l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) qu’elle souhaitait demander l’asile pour elle-même et ses enfants. En résumé, Mme Attalla a affirmé craindre d’être persécutée en Égypte en raison de son opposition au gouvernement de l’époque. Mme Attalla a aussi affirmé que sa fille d’âge adulte, Yasmeen, n’était pas en sûreté en Égypte en raison de son sexe.

[3]  Les agents de l’ASFC ont traité la demande de Mme Attalla et de ses enfants dans les jours qui ont suivi leur arrivée. Par crainte de manquer un rendez-vous avec l’ASFC, et comme ils n’avaient aucun autre endroit où loger, Mme Attalla et ses enfants ont dormi à l’aéroport.

[4]  L’ASFC a terminé le traitement de la demande le 15 novembre 2017. La demande d’asile des demandeurs a été déférée à la Commission d’immigration et du statut de réfugié du Canada (CISR) le même jour. Par conséquent, leurs formulaires Fondement de la demande d’asile (FDA) devaient être présentés au plus tard le 30 novembre 2017 (conformément au paragraphe 159.8(2) du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, les formulaires doivent être présentés dans les quinze jours de la date à laquelle la demande est déférée à la CISR). Une audience spéciale devant la Section de la protection des réfugiés (SPR) était prévue le 7 décembre 2017 au cas où les formulaires FDA ne seraient toujours pas présentés le 30 novembre 2017. L’audition des demandes d’asile était prévue le 15 mars 2018.

[5]  Le 30 novembre 2017, les demandeurs n’avaient toujours pas présenté leurs formulaires FDA. Ils ne se sont pas présentés à l’audience spéciale du 7 décembre 2017.

[6]  Pour les motifs indiqués au dossier de l’audience spéciale du 7 décembre 2017, la commissaire de la SPR a prononcé le désistement des demandes d’asile.

[7]  Entre-temps, Mme Attalla a tenté de retenir les services d’un avocat pour l’aider avec les demandes d’asile. Cette entreprise s’est avérée difficile, car Mme Attalla ne connaissait aucun avocat à Toronto et elle ne parlait pas anglais. Elle cherchait aussi un endroit où loger pour elle-même et sa famille. Mme Attalla a finalement rencontré un avocat le 9 décembre 2017. Il ne pouvait pas l’aider, mais il l’a aiguillée vers un autre avocat qui était en mesure de le faire. Ce deuxième avocat a aidé les demandeurs avec leurs formulaires FDA, lesquels ont tous été signés le 17 décembre 2017. Les formulaires FDA ainsi qu’une demande de réouverture des demandes d’asile ont été présentés à la SPR le 22 décembre 2017.

[8]  Pour des motifs datés du 1er mai 2018, la SPR a rejeté la demande de réouverture des demandes d’asile.

[9]  Les demandeurs sollicitent à présent un contrôle judiciaire de la décision en vertu du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[10]  Pour les motifs qui suivent, j’accueille la demande et renvoie l’affaire à la SPR en vue d’un nouvel examen.

[11]  Les demandes de réouverture des demandes d’asile sont régies par l’article 62 des Règles de la Section de la protection des réfugiés, DORS/2012-256. En l’espèce, les parties pertinentes de l’article sont les paragraphes (6) et (7), qui prévoient ce qui suit :

(6) La Section ne peut accueillir la demande que si un manquement à un principe de justice naturelle est établi.

(6) Factor – The Division must not allow the application unless it is established that there was a failure to observe a principle of natural justice.

(7) Pour statuer sur la demande, la Section prend en considération tout élément pertinent, notamment :

(7) Factors – In deciding the application, the Division must consider any relevant factors, including

a) la question de savoir si la demande a été faite en temps opportun et, le cas échéant, la justification du retard;

(a) whether the application was made in a timely manner and the justification for any delay; and

b) les raisons pour lesquelles :

(b) the reasons why

(i) soit une partie qui en avait le droit n’a pas interjeté appel auprès de la Section d’appel des réfugiés,

(i) a party who had the right of appeal to the Refugee Appeal Division did not appeal, or

(ii) soit une partie n’a pas présenté une demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire ou une demande de contrôle judiciaire.

(ii) a party did not make any application for leave to apply for judicial review or an application for judicial review.

[12]  Autrement dit, une conclusion de manquement à un principe de justice naturelle est une condition nécessaire pour l’acceptation d’une demande de réouverture, mais en fonction d’autres éléments pertinents (p. ex. retard inexpliqué pour présenter la demande de réouverture), le manquement pourrait ne pas être une condition suffisante.

[13]  Les parties font valoir, et j’en conviens, que le bien-fondé d’une décision de la SPR relative à une demande de réouverture d’une demande d’asile est susceptible de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Huseen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CF 845, au paragraphe 13 [Huseen]; Anni c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 134, aux paragraphes 13 et 14; Hegedus c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 428 au paragraphe 16). Selon cette norme, la cour de révision examine la décision relativement à la « justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » et détermine « l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

[14]  La commissaire de la SPR ne traite pas dans ses motifs du paragraphe (7) de l’article 62, et par ailleurs rien n’indique qu’il y ait un retard inexpliqué de la part des demandeurs à présenter la demande de réouverture des demandes d’asile ou tout autre élément défavorable à l’acceptation de la demande, en supposant qu’un manquement à un principe de justice naturelle ait été établi. La demande de réouverture dépendait donc de la question de savoir si les principes de justice naturelle avaient été respectés au moment de prononcer le désistement des demandes d’asile. La commissaire a conclu qu’ils l’avaient été. Or, la présente demande de contrôle judiciaire vise à établir si la conclusion de la commissaire est raisonnable.

[15]  L’avocat qui agissait pour le compte des demandeurs à l’époque (et non Mme Ashamalla) a fait valoir dans la demande de réouverture qu’il y a eu un manquement aux principes de justice naturelle lorsque le désistement des demandes d’asile a été prononcé, car Mme Attalla n’avait pas été informée de l’échéance pour la présentation des formulaires FDA ni de la date de l’audience spéciale; elle n’avait été informée que de la date de l’audition de la demande d’asile. De plus, Mme Attalla n’était pas en mesure de participer pleinement au processus dans les premiers jours suivant le dépôt de sa demande d’asile compte tenu de problèmes de santé mentale, notamment un trouble de stress post-traumatique, qui peut entraîner des difficultés de concentration et des pertes de mémoire. Cette dernière observation était appuyée par le rapport d’un psychothérapeute agréé qui avait évalué Mme Attalla le 19 décembre 2017.

[16]  La commissaire a rejeté les deux observations. Selon elle, Mme Attalla avait été informée, en arabe, des dates exactes lorsqu’elle a rencontré les agents de l’ASFC, et elle n’avait soulevé aucune question à l’époque concernant la compréhension des interprètes qui l’aidaient. En outre, la commissaire n’a pas reconnu que l’incapacité mentale de Mme Attalla « était telle qu’elle ne pouvait pas comprendre la nature de la procédure lorsqu’elle a demandé l’asile. »

[17]  Selon moi, la conclusion de la commissaire selon laquelle il n’y pas eu de manquement aux principes de justice naturelle n’est pas raisonnable.

[18]  Il semble que, pour la commissaire, la question essentielle de savoir si Mme Attalla était au courant de l’échéance de la présentation des formulaires FDA ou de la date de l’audience spéciale ne tenait qu’au fait d’avoir été informée des dates ou non. Certes, si Mme Attalla n’avait pas été informée des dates, on ne pouvait pas s’attendre à ce qu’elle les connaisse ou s’y conforme. La commissaire a conclu que, comme Mme Attalla avait été informée des dates en arabe (le 15 novembre 2017, pour être précis), elle pouvait raisonnablement tirer cette conclusion compte tenu de la preuve présentée. Cependant, cette conclusion ne couvre pas la totalité de la question. En effet, ce n’est pas parce que Mme Attalla a été informée des dates le 15 novembre 2017 qu’elle est parvenue à s’en souvenir durant la période visée (c.-à-d. jusqu’au 7 décembre 2017). Les dates figuraient dans les documents fournis qui étaient tous rédigés en anglais, ce qui ne lui était pas utile. De plus, si Mme Attalla avait oublié avoir été informée de ces dates et qu’elle ne s’en était jamais souvenue par la suite, il n’était pas déraisonnable pour elle d’affirmer, dans le cadre de la demande de réouverture, qu’elle n’avait jamais été informée de ces dates, mais seulement de celle de l’audition des demandes d’asile. Après tout, c’est ce dont elle se souvenait.

[19]  La conduite de Mme Attalla après son arrivée au Canada démontre qu’elle avait bien l’intention de poursuivre le processus de demande d’asile. Mis à part le fait qu’elle n’a pas respecté l’échéance pour la présentation des formulaires FDA et qu’elle n’a pas participé à l’audience spéciale, il n’y a aucune indication de lenteur de la part de Mme Attalla. Il n’est pas impossible qu’elle puisse avoir oublié quelque chose d’aussi important que la date à laquelle les formulaires FDA devaient être remis et la date de l’audience spéciale compte tenu de sa situation particulière à ce moment-là. Si c’est ce qui s’est produit, l’état dans lequel elle se trouvait serait pertinent pour déterminer si les principes de justice naturelle ont été respectés au moment de prononcer le désistement des demandes d’asile en raison du fait qu’aucun des demandeurs n’est comparu à l’audience spéciale. En pareilles circonstances, la perte du droit d’être entendue sur la question de savoir si le désistement des demandes d’asile devait être prononcé pourrait bien signifier qu’il y a eu un manquement aux principes de justice naturelle. Cependant, en aucun temps la commissaire n’a pris en considération la possibilité que Mme Attalla ait été informée des dates pertinentes, mais qu’en raison du stress et de la confusion qui ont suivi les premiers jours et les premières semaines de son arrivée au Canada, elle les ait simplement oubliées. En conséquence, les motifs de la commissaire sont dépourvus de justification, de transparence et d’intelligibilité. Par ailleurs, le stress et la confusion auraient pu faire en sorte que Mme Attalla ne retienne pas ces dates, sans atteindre le degré où elle « n’est pas en mesure de comprendre la nature de la procédure », un seuil qui, selon ce que la commissaire laisse entendre (à tort, à mon avis), doit être atteint pour que soit établi un manquement aux principes de justice naturelle.

[20]  Outre les lacunes dans le raisonnement de la commissaire, selon moi, la décision comme telle n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit. Être privée de la possibilité que les demandes d’asile soient tranchées sur le fond n’est pas une issue acceptable au regard des faits de l’espèce, en particulier lorsque ces faits sont examinés dans le contexte des objectifs de la LIPR en ce qui concerne les réfugiés (voir le paragraphe 3(2) de la LIPR et la décision Huseen, au paragraphe 16).

[21]  Pour ces motifs, la décision de la SPR du 1er mai 2018 doit être annulée et l’affaire doit être réexaminée par un autre décideur.

[22]  Aucune partie n’a proposé que soit certifiée une question grave de portée générale au titre de l’alinéa 74d) de la LIPR. Je conviens que l’affaire n’en soulève pas.

[23]  Enfin, d’après l’intitulé initial, le défendeur est le ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté. Même s’il est ainsi couramment désigné, le nom du défendeur au titre de la Loi demeure le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration : paragraphe 5(2) des Règles des cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93-22, et paragraphe 4(1) de la LIPR. Par conséquent, l’intitulé du présent jugement est modifié de manière à ce que le défendeur désigné soit le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2332-18

LA COUR SATUE que :

  1. L’intitulé est modifié de manière à désigner le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration comme le défendeur approprié.

  2. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  3. La décision du 1er mai 2018 de la Section de la protection des réfugiés est annulée et l’affaire est renvoyée en vue d’un nouvel examen par un autre décideur.

  4. Il n’y a aucune question de portée générale à certifier.

« John Norris »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 12e jour de juin 2019.

Nicolas Bois, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2332-18

 

INTITULÉ :

EMAN MANSOUR MAHMOUD ATTALLA ET AL c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

tORONTO (ONTARIO)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 NOVEMBRE 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LE JUGE NORRIS

 

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 31 MAI 2019

 

COMPARUTIONS :

Monique Ann Ashamalla

 

pour les demandeurs

 

Neeta Logsetty

 

pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Ashamalla LLP

Avocats

Toronto (Ontario)

 

pour les demandeurs

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

pour le défendeur

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.