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Date : 20190610


Dossier : IMM-4992-18

Référence : 2019 CF 796

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, RÉVISÉE PAR L’AUTEUR]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2019

En présence de monsieur le juge Grammond

ENTRE :

M.N.

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur a été déclaré interdit de territoire au Canada en raison de son appartenance à un parti politique au Bangladesh qui se serait livré à des activités terroristes. J’accueille sa demande de contrôle judiciaire visant la décision par laquelle a été prononcée l’interdiction de territoire, car les motifs de la décision ne répondaient pas à la norme de justification, de transparence et d’intelligibilité, notamment parce qu’ils ne faisaient pas la distinction entre l’intention de recourir à la violence et celle de causer la mort ou des lésions corporelles graves.

I.  Contexte

[2]  Le demandeur est citoyen du Bangladesh. Il est arrivé au Canada en mai 2013 muni d’un visa d’étudiant et a demandé l’asile un an plus tard. Il affirme qu’en raison de son appartenance au Parti national du Bangladesh [le BNP], un parti qui se trouve actuellement dans l’opposition, il a été victime de menaces, d’agressions physiques et de séquestration par des partisans du parti présentement au pouvoir, la Ligue Awami.

[3]  La Section de l’immigration de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada au titre de l’article 34 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], parce que le BNP est une organisation qui s’est livrée au terrorisme.

[4]  La Section de l’immigration est arrivée à cette conclusion parce que le BNP avait organisé des grèves générales ou des « hartals » à plusieurs reprises. Les hartals donnent souvent lieu à des éruptions de violence qui entraînent parfois la perte de vies humaines. Selon la Section de l’immigration, cela suffit à faire entrer les hartals dans la définition du terrorisme, même si la direction du BNP a condamné la violence en question.

[5]  Le demandeur sollicite maintenant le contrôle judiciaire de la décision de la Section de l’immigration.

II.  Analyse

[6]  Les articles 33 à 43 de la LIPR énoncent divers motifs pour lesquels un étranger ou un résident permanent peut être déclaré interdit de territoire au Canada. L’interdiction de territoire est une mesure qui restreint considérablement la possibilité de la personne visée de demeurer au Canada. Entre autres choses, l’interdiction de territoire met fin à la demande d’asile et limite les motifs pour lesquels le demandeur d’asile peut présenter une demande d’examen des risques avant renvoi. L’alinéa 34(1)c) énonce que le fait de « se livrer au terrorisme » emporte « interdiction de territoire pour raison de sécurité ». L’alinéa 34(1)f) élargit quant à lui la portée de cette interdiction à toute personne « membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte » de terrorisme.

[7]  Nul ne conteste que le demandeur est membre du BNP. Par ailleurs, le ministre n’allègue pas que le demandeur s’est lui-même livré à quelque forme de terrorisme que ce soit. Or, selon la jurisprudence de la Cour d’appel fédérale, cela est sans importance, car le simple fait d’appartenir à une organisation visée à l’alinéa 34(1)f) suffit pour emporter l’interdiction de territoire, que la personne visée ait participé ou non à des activités terroristes : Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, [2016] 1 RCF 428.

[8]  Par conséquent, la seule question en litige est de savoir si le BNP est une organisation qui s’est livrée au terrorisme.

[9]  Plusieurs décisions par lesquelles la Section de l’immigration avait conclu que le BNP s’était livré à des activités terroristes ont été jugées raisonnables par notre Cour : Gazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94; S.A. c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494; Kamal c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922; Intisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1128; Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145. Cependant, la Cour est parvenue à la conclusion contraire dans d’autres décisions : A.K. c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236; Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080 [Rana]. Ces résultats opposés s’expliquent peut-être par le raisonnement distinct adopté par la Section de l’immigration dans chaque affaire ou par les particularités de chaque dossier dont elle était saisie.

[10]  Les deux parties en l’espèce conviennent qu’il incombait au ministre de prouver l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles graves. Cela concorde en effet avec ce qui a été énoncé dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1, [2002] 1 RCS 3, ainsi qu’avec l’interprétation de l’article 83.01 du Code criminel dans l’arrêt R c Khawaja, 2012 CSC 69, [2012] 3 RCS 555, au paragraphe 25 (« l’action ou l’omission [doit] s’accompagne[r] [de] l’intention de causer l’une [des] conséquences [mentionnées] »).

[11]  Cependant, la Section de l’immigration n’a pas clairement conclu que le BNP, en tant qu’organisation, avait une telle intention. Au lieu d’examiner précisément l’intention de causer la mort ou des lésions corporelles, la Section de l’immigration a formulé ses conclusions en employant des termes larges qui confondent la « violence » en général avec « la mort ou des blessures graves », par exemple au paragraphe 57 de ses motifs où elle évoque une « intention de causer de la violence, la mort ou des blessures graves ». À défaut de tirer une conclusion d’intention au sens du droit pénal, soit l’intention de causer la conséquence prohibée, la Section de l’immigration semble avoir conclu à une forme de négligence attribuable à la direction du BNP, d’une part parce qu’elle avait organisé de nouveau des hartals alors que les précédents avaient fait des victimes et, d’autre part, parce qu’elle n’avait pas dénoncé la violence assez sévèrement. La Section de l’immigration a donc conclu ceci, aux paragraphes 65‑66 :

Les morts et les blessures graves qui ont eu lieu dans les hartals commandés par le BNP n’avaient rien d’isolé et, en tenant de nouveaux hartals, les dirigeants du BNP pouvaient raisonnablement s’attendre à ce qu’il y ait encore plus de décès et de blessures.

[…] en tenant [les hartals], les dirigeants du BNP savaient qu’ils se solderaient par des morts et des blessures graves ou [fermaient] les yeux sur ces conséquences.

[12]  Je ne peux conclure que les motifs de la Section de l’immigration respectent les exigences du critère ayant trait « à la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel » établi par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, [2008] 1 RCS 190, au paragraphe 47 (voir aussi Rana, au paragraphe 66). Ces exigences sont particulièrement pertinentes en l’espèce, étant donné qu’un parti politique ayant participé à plusieurs élections et ayant formé le gouvernement pendant certaines périodes de l’histoire récente du Bangladesh est désigné comme une organisation qui se livre au terrorisme. Évidemment, je ne voudrais pas insinuer qu’une organisation terroriste cesse de l’être à partir du moment où elle présente des candidats dans le cadre d’élections démocratiques. Toutefois, le fait que de la violence meurtrière ait lieu lors de manifestations organisées par un parti politique ne mène pas nécessairement à la conclusion que celui-ci s’est livré au terrorisme. Pour parvenir à une telle conclusion, le tribunal devrait tenir compte de plusieurs facteurs, notamment les circonstances dans lesquelles les actes de violence causant la mort ou des lésions corporelles graves ont été commis, la structure interne de l’organisation, le degré de contrôle exercé par la direction de l’organisation sur ses membres, la connaissance par la direction de l’organisation des actes de violence, ainsi que le fait que la direction de l’organisation ait publiquement dénoncé ou approuvé ces actes. Or, en l’espèce, il semble que la Section de l’immigration se soit penchée uniquement sur ce dernier facteur.

[13]  Lors de l’audition de la présente demande, l’avocat du ministre m’a demandé d’examiner la preuve figurant au dossier afin de combler les lacunes dans le raisonnement de la Section de l’immigration. Comme l’a fait remarquer la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Delta Air Lines Inc c Lukács, 2018 CSC 2, [2018] 1 RCS 6, un tel examen doit être effectué avec circonspection et il ne peut amener la cour de révision à tirer des conclusions que le décideur n’a pas jugé opportunes.

[14]  En l’espèce, à l’exception d’un certain nombre d’articles de journaux, la preuve se composait essentiellement de deux rapports. Le premier a été rédigé en 2005 par des chercheurs bangladais soutenus par le Programme des Nations Unies pour le développement [le PNUD] et porte sur les causes et les conséquences du recours fréquent aux hartals dans la vie politique du Bangladesh. Le deuxième a été rédigé en 2015 par Human Rights Watch et porte principalement sur les violations des droits de la personne commises par les forces de l’ordre du pays, quoiqu’il comporte aussi une partie relativement courte consacrée à la [traduction« violence de l’opposition ». Ces rapports, en particulier celui de Human Rights Watch, contiennent des descriptions troublantes d’attaques violentes qui ont eu lieu lors des hartals organisés par le BNP et qui ont mené à des pertes de vie. Toutefois, ils n’ont pas été rédigés dans le but de démontrer que le BNP s’était livré à des activités terroristes et leurs auteurs ne tirent d’ailleurs aucune conclusion à cet égard. Certes, les faits décrits dans ces rapports pouvaient s’avérer pertinents pour les besoins de l’analyse que devait effectuer la Section de l’immigration, mais ils ne traitent pas de tous les facteurs que j’ai mentionnés plus haut. Donc, en tant que tels, ils ne me permettent pas de combler les lacunes des motifs de la Section de l’immigration.

III.  Dispositif

[15]  Pour les motifs qui précèdent, j’accueille la demande de contrôle judiciaire et je renvoie l’affaire à la Section de l’immigration pour qu’elle rende une nouvelle décision.

[16]  Le juge Lafrenière a rendu une ordonnance afin que l’identité du demandeur demeure confidentielle, afin d’éviter qu’il soit exposé à des conséquences défavorables advenant son renvoi au Bangladesh. Puisque les motifs justifiant cette ordonnance sont toujours valables, j’ordonne que l’intitulé de la cause soit rendu anonyme et que le demandeur soit désigné par ses initiales.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑4992‑18

  LA COUR STATUE :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. L’affaire est renvoyée à la Section de l’immigration pour qu’elle rende une nouvelle décision.

  3. L’intitulé de la cause doit rester anonyme et le demandeur doit être désigné par ses initiales.

« Sébastien Grammond »

Juge


COUR FÉDÉRALE 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER 


 

DOSSIER :

IMM‑4992‑18

 

INTITULÉ :

M.N. c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

Montréal (QuÉbec)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 25 avril 2019

JUGEMENT

ET MOTIFS :

Le juge GRAMMOND

DATE DES MOTIFS :

Le 10 juin 2019

COMPARUTIONS :

Kathleen Hadekel

POUR LE DEMANDEUR

 

Daniel Latulippe

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Hadekel Shams LLP

Avocats

Montréal (Québec)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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