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Date : 20021223

Dossier : IMM-3-02

OTTAWA (Ontario), le 23 décembre 2002

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE ROULEAU

ENTRE :

                                                                 DANIEL ARDILES

                                                              MIRTA MELGAREJO

                                                                                                                                                   demandeurs

                                                                                   

ET :

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                                     ORDONNANCE

[1]         La demande de contrôle judiciaire est accueillie et l'affaire est renvoyée à un autre agent d'immigration pour nouvelle décision.

« P. Rouleau »

ligne

       Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


Date : 20021223

Dossier : IMM-3-02

Référence neutre : 2002 CFPI 1323

ENTRE :

                                                                 DANIEL ARDILES

                                                              MIRTA MELGAREJO

                                                                                                                                                   demandeurs

ET :

                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                                      défendeur

                                                    MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE ROULEAU

[1]                 Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 82.1(2) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), le contrôle judiciaire d'une décision de la conseillère en immigration Debbie Salmon (l'agente d'immigration), datée du 11 décembre 2001. L'agente d'immigration avait rejeté, en application du paragraphe 114(2) de la Loi, la requête des demandeurs en vue d'être soustraits à la règle du paragraphe 9(1) de la Loi, parce qu'il n'existait pas de considérations humanitaires suffisantes pour justifier une telle dispense.


[2]                 Les demandeurs sont de nationalité argentine et parents de quatre enfants, dont l'aînée, âgée de 12 ans, est une citoyenne canadienne née au Canada.

[3]                 Ils sont entrés à l'origine au Canada en 1988 et y ont revendiqué le statut de réfugiés, ce qui leur a été refusé. Le couple fut considéré comme partie de l'arriéré des revendications du statut de réfugié lorsque ce programme fut annoncé en 1989. Ils ont présenté deux demandes fondées sur des considérations humanitaires, l'une en 1990, qui a été refusée, et l'autre en 1992, juste avant leur renvoi (la demande de 1992 fondée sur des considérations humanitaires). Selon les procédures en vigueur à l'époque, ils auraient eu droit, en tant que membres de l'arriéré, à une révision au titre des considérations humanitaires avant renvoi, et ils disent que la demande de 1992 aurait dû être étudiée comme telle. Cependant, ils n'avaient pas reçu de réponse avant d'être renvoyés le 27 février 1992. Ils sont retournés en Argentine avec leur fille aînée, née au Canada.

[4]                 Il est avancé que, peu après leur départ du Canada, la belle-mère du demandeur, qui réside au Canada, a reçu de l'Immigration une lettre les informant que leur deuxième demande fondée sur des considérations humanitaires, qui avait été produite en janvier 1992, avait été approuvée. Consternée de se rendre compte qu'il était trop tard, la belle-mère a semble-t-il jeté la lettre et n'en a rien dit aux demandeurs pendant environ un an.


[5]                 La famille des demandeurs a fait enquête et tenté de régler l'affaire, mais en vain. Ils ont été informés par l'ambassade du Canada à Buenos Aires que l'ambassade devait voir la lettre d'approbation avant d'aller plus loin. Après avoir tenté maintes fois d'expliquer la situation à l'ambassade du Canada, les demandeurs sont revenus au Canada en novembre 2000 avec leurs quatre enfants, dont trois sont nés en Argentine.

[6]                 À leur arrivée, les demandeurs ont de nouveau revendiqué le statut de réfugiés, ce qui leur a été refusé. Ils ont consulté une avocate et lui ont demandé de communiquer avec Immigration Canada afin de se renseigner sur la demande antérieure de 1992 prétendument acceptée. Après plusieurs investigations auprès de divers bureaux de l'Immigration, l'avocate conféra le 23 janvier 2001 avec un certain M. Ed Dunn, agent d'immigration responsable des demandes présentées conformément à la Loi sur la protection des renseignements personnels. Il l'informa que le dossier antérieur des demandeurs avait été détruit. M. Dunn entreprit alors de lui lire l'information relative au cas de ses clients, information contenue dans des fichiers informatiques, en ajoutant qu'il n'existait aucun relevé attestant l'acceptation de la demande de 1992 fondée sur des considérations humanitaires.

[7]                 Il est avancé cependant qu'une bonne part de l'information contenue dans le fichier informatique était inexacte. À titre d'exemple, le fichier mentionnait que les demandeurs avaient produit leur demande de 1992 le 17 novembre 1992, mais, à cette date, ils étaient déjà retournés en Argentine; il indiquait aussi que les demandeurs avaient été renvoyés du Canada le 23 mai 1993; à cette date ils étaient déjà retournés en Argentine depuis plus d'un an.


[8]                 Le 1er août 2001, les demandeurs priaient Immigration Canada de les dispenser, pour des raisons d'ordre humanitaire, de l'obligation d'obtenir des visas d'immigrant. Leur avocate joignit à la demande ses conclusions, qui reprenaient l'essentiel de l'information que M. Dunn lui avait communiquée. La demande de dispense était fondée sur les facteurs suivants : (a) les demandeurs avaient déjà reçu l'autorisation de principe de rester au Canada, pour des raisons d'ordre humanitaire, mais n'avaient jamais pu convaincre de ce fait les agents d'immigration; (b) les intérêts de leur enfant née au Canada; (c) les difficultés sociales et économiques d'un retour en Argentine; et (d) leur niveau d'établissement au Canada.

[9]                 Par lettre en date du 11 décembre 2001, la demande de droit d'établissement fondée sur des considérations humanitaires fut rejetée. La lettre ne motivait pas la décision. Le 20 décembre 2001, l'avocate demanda par lettre les motifs de la décision, qui furent communiqués aux demandeurs le 17 janvier 2002, quelque temps après l'introduction de la présente demande d'autorisation et de contrôle judiciaire, le 2 janvier 2002.

[10]            Les notes de l'agente d'immigration révèlent que la demande fondée sur des considérations humanitaires fut refusée pour les raisons suivantes : (1) l'agente a conclu qu'il était dans l'intérêt de l'enfant née au Canada et dans celui des autres enfants qu'ils accompagnent leurs parents où qu'ils aillent, et qu'ils vivent en Argentine avec leurs parents; (2) l'agente a estimé qu'il n'était pas suffisamment prouvé que le demandeur ne serait pas en mesure de trouver un emploi dans sa spécialité (comme électricien) en Argentine ou que son épouse ne serait pas en mesure de continuer de travailler comme aide familiale en Argentine; et (3) l'agente n'a pas été convaincue que la famille fût si établie au Canada qu'il en résulterait des difficultés excessives pour eux s'ils devaient retourner en Argentine, ou pour leur famille élargie laissée au Canada.


[11]            L'agente a donc conclu que, au vu des circonstances du dossier, une dispense d'application du paragraphe 9(1) de la Loi n'était pas justifiée, en ce sens que les demandeurs ne subiraient pas de « difficultés inhabituelles, injustes ou indues » s'ils devaient se conformer aux exigences du paragraphe 9(1) de la Loi.

[12]            Le point essentiel est de savoir si l'agente d'immigration a manqué aux règles de l'équité et de la justice naturelle en ne révélant pas l'information extrinsèque se rapportant aux demandes de 1990 et de 1992 fondées sur des considérations humanitaires, et si elle a négligé de faciliter une participation utile des demandeurs.

[13]            Les demandeurs font valoir que l'agente d'immigration aurait dû divulguer l'information extrinsèque se rapportant aux demandes de 1990 et 1992 fondées sur des considérations humanitaires et leur donner une occasion d'y réagir.

[14]            À la suite de sa propre enquête, l'agente d'immigration a trouvé dans un dossier des arriérés un document qui semblait indiquer qu'un examen antérieur du cas des demandeurs en 1990 s'était soldé par une décision défavorable. Les demandeurs affirment que, ayant cherché et trouvé elle-même cette information, et puisque cette information ne s'accordait pas avec les déclarations des demandeurs, l'agente d'immigration devait en toute justice la révéler aux demandeurs pour qu'ils y réagissent.


[15]            Les demandeurs relèvent que, d'après sa décision, l'agente d'immigration semble donner à entendre que la nouvelle information se rapportant à des demandes antérieures fondées sur des considérations humanitaires n'était pas un aspect présentant de l'intérêt pour la décision qu'elle devait rendre. Selon eux, il apparaît clairement que cet aspect présentait bel et bien de l'intérêt; il occupe de nombreuses pages de notes et fait l'objet de divers courriers électroniques, audio-messageries et fac-similés; ils disent que cette information extrinsèque sur leurs antécédents en matière d'immigration aurait pu modifier la décision de l'agente. Pour cette raison, elle aurait dû être révélée aux demandeurs pour commentaires. L'équité dictait cette ligne de conduite même si l'agente d'immigration affirme dans ses notes que l'information n'était pas nécessaire pour sa décision.

[16]            S'agissant de l'équité, l'information extrinsèque semble avoir été tirée d'une source dont les demandeurs eux-mêmes avaient été conduits à croire qu'elle n'existait plus. Un agent d'immigration leur avait même dit que le dossier papier concernant leur cas antérieur avait été détruit. Eussent-ils su qu'un dossier papier existait effectivement, ils eussent examiné son contenu et produit des conclusions afin d'éclaircir et de corriger l'interprétation erronée de l'agente d'immigration pour qui l'information contredisait les affirmations des demandeurs. Ils n'ont pas eu cette possibilité, et il en a résulté une décision qui non seulement était injuste, mais aussi était fondée sur une information erronée, entraînant une erreur de fait.

[17]            Finalement, les demandeurs avancent que l'agente d'immigration aurait dû offrir aux demandeurs une audition ou un autre mode valable d'intervention.


[18]            L'un des points les plus importants à décider dans la présente affaire porte sur la crédibilité de la revendication des demandeurs, ainsi que sur leur affirmation selon laquelle une demande antérieure de 1992 fondée sur des considérations humanitaires avait reçu une approbation de principe. L'agente d'immigration avait affaire à des versions antagonistes, et la crédibilité est un aspect sur lequel le décideur devait se prononcer. Une entrevue personnelle eût-elle été conduite, elle eût permis à l'agente d'immigration de mesurer par elle-même la crédibilité du récit des demandeurs, à défaut de quoi il y a manquement à l'obligation d'équité.

[19]            Le défendeur affirme, s'agissant de la preuve extrinsèque, que, bien que la demande antérieure fondée sur des considérations humanitaires soit mentionnée dans les notes, il n'est pas dit que l'agente s'est fondée sur l'information et rien ne laisse supposer que la demande antérieure a influé sur sa décision. L'agente n'a pu trouver confirmation de la décision d'admettre les demandeurs, mais cela ne diminuait pas la crédibilité des demandeurs. Les motifs exposés par l'agente ne disent d'ailleurs pas que l'agente doutait de leur crédibilité.

[20]            Finalement, s'agissant de l'obligation de ménager une entrevue aux demandeurs, le défendeur soutient qu'il n'y a aucune obligation formelle de ménager des entrevues dans les demandes fondées sur des considérations humanitaires.

[21]            La question de l'intérêt supérieur de l'enfant a été plaidée en détail par les deux parties, mais je m'abstiendrai ici de m'étendre sur cette question car je me propose de juger l'affaire sur d'autres bases.


[22]            Les demandeurs sont sur un terrain beaucoup plus solide en ce qui a trait à leur principale prétention, la question de la preuve extrinsèque. L'un des moyens invoqués était en effet que leur revendication avait déjà reçu en 1992 une approbation de principe qui les autorisait à rester au Canada. Sur ce point, les notes de l'agente d'immigration renferment ce qui suit :

[traduction] Précédemment, la famille a vécu au Canada de 1988 jusqu'au 27 février 1992 et, d'affirmer leur avocate, ils ont obtenu une approbation de principe fondée sur des considérations humanitaires, mais ils n'ont pas de preuve documentaire qui l'atteste. Puis l'avocate affirme que le couple faisait partie en 1989 de l'arriéré des revendications du statut de réfugié. Ils ont produit deux demandes fondées sur des considérations humanitaires, l'une en 1990, qui a été refusée, et l'autre en 1992, juste avant leur renvoi. L'avocate affirme aussi que, selon les procédures en vigueur à cette époque, ils auraient eu droit avant leur renvoi à une révision fondée sur des considérations humanitaires, en tant que membres de l'arriéré, et cette demande de 1992 aurait dû être étudiée en tant que telle.

Selon l'avocate, ils avaient fait envoyer leurs demandes directement à Ottawa, mais n'ont pas reçu de réponse avant leur renvoi le 27 février 1992, et, elle dit que, environ un mois après leur renvoi, la belle-mère au Canada a reçu une lettre indiquant que leur demande avait été approuvée, mais qu'elle n'a plus cette lettre. Elle n'a pas informé de cette lettre les revendicateurs pendant au moins un an et, lorsqu'ils se sont adressés à l'ambassade du Canada en Argentine, on leur a dit, affirment-ils, que rien ne pouvait se faire sans la lettre, de telle sorte que la famille a finalement décidé de se rendre au Canada pour tenter de régler l'affaire ici même.

(J'ai retrouvé le dossier du programme des arriérés dans une section de l'administration centrale et j'ai reçu un fac-similé des décisions concernant la révision préalable à leur renvoi et fondée sur des considérations humanitaires, toutes deux datées du 10 octobre 1990. La décision se réfère au dossier de l'AC portant le numéro HQ7-08273 et au dossier de CIC 3740-88-10651 et 10652 concernant un certain Daniel Alejandro Ardiles et Mirta Marlene Melgarejo, respectivement. La décision est signée par un agent de la section d'examen de l'arriéré des revendications, qui avait pour tâche d'examiner, préalablement aux renvois, les dossiers fondés sur des considérations humanitaires selon les lignes directrices régissant l'arriéré, et cette décision mentionne que le ministre a estimé qu'il n'existe pas de considérations humanitaires suffisantes pour conférer aux revendicateurs le droit d'établissement au Canada. Prière de procéder au renvoi.)

   

[23]            Selon ma lecture des notes de l'agente d'immigration, on ne sait trop quelle attention elle a accordé à l'affirmation des demandeurs se rapportant à l'approbation de principe donnée antérieurement. Les notes de l'agente ne contredisent pas cette affirmation puisqu'elle ne parle que de la décision rendue en 1990 et puisque les demandeurs s'étaient référés à deux révisions fondées sur des considérations humanitaires, l'un en 1990 et l'autre en 1992.


[24]            Cependant, il n'est pas évident que l'information que l'agente d'immigration avait trouvée dans le dossier des arriérés ne se rapportait qu'à la demande de 1990 fondée sur des considérations humanitaires, et l'agente a pu croire à tort que cette information contredisait les affirmations des demandeurs à propos de leurs conclusions de 1992, suscitant ainsi un doute sur leur crédibilité.

[25]            Par ailleurs, selon mon interprétation des notes de l'agente d'immigration, le poids accordé à cette information n'apparaît pas très clairement. L'extrait suivant semble donner à entendre que la nouvelle information n'a eu aucune incidence sur l'issue de la demande de 2001 fondée sur des considérations humanitaires :

[traduction] La question de savoir si une approbation de principe a déjà été accordée intéresse les antécédents du couple en matière d'immigration davantage que la demande actuelle fondée sur des considérations humanitaires, et je ne crois donc pas qu'il s'agisse là d'une information extrinsèque qui appelle une réaction du client. Je procéderai donc à l'évaluation des considérations humanitaires.

  

[26]            En revanche, ce qui est clair, c'est que l'agente d'immigration a trouvé l'information suffisamment importante pour justifier sa propre enquête. D'ailleurs, dans un courrier électronique envoyé à l'administration centrale le 5 novembre 2001, elle écrivait ce qui suit :

[traduction] Si le client ne peut prouver qu'il a obtenu une approbation de principe et si je ne parviens pas à trouver un compte rendu du dossier ou une approbation ou un décret, j'évaluerai simplement cette affaire comme toute autre demande « nouvelle » fondée sur des considérations humanitaires. Cependant, je dois à tout le moins faire enquête pour vérifier si les dires des clients sont véridiques et si le fait qu'ils se trouvent maintenant en Argentine depuis 1992 annule ou non l'approbation de principe ou la renonciation qui a pu être consentie.


[27]            Si la demande de 1992 fondée sur des considérations humanitaires, ainsi que son résultat, n'ont pas eu d'effet sur son évaluation, comme elle l'affirme, alors deux questions se posent : Pourquoi a-t-elle néanmoins entrepris de sa propre initiative une longue enquête? Manifestement, les messageries électroniques, les messageries vocales et les fac-similés ainsi que les notes de l'agente, tout cela montre qu'elle a jugé la demande de 1992 suffisamment utile pour l'aspect de la crédibilité pour justifier une recherche approfondie.

[28]            Le défendeur affirme que, bien que la demande antérieure fondée sur des considérations humanitaires, ainsi que son résultat, soient mentionnés dans les notes de l'agente d'immigration, il n'est pas dit qu'elle s'est fondée sur l'information ni que la demande antérieure a influé sur sa décision.


[29]            Le cas d'espèce sur la question de l'utilisation d'une preuve extrinsèque est l'arrêt Shah c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1994), 170 N.R. 238 (C.A.F.). Dans cette affaire, le juge Hugessen (alors juge de la Cour d'appel) affirmait au paragraphe 2 que, si un agent d'immigration se fonde sur « des éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par le requérant » , il doit donner au requérant la possibilité de réagir à ces éléments de preuve. Dans un jugement ultérieur, Dasent c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1995] 1 C.F. 720 (C.F. 1re inst.)[1], le juge Rothstein (tel était alors son titre) expliquait ce qu'il fallait entendre par « éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par le requérant » . Au paragraphe 22 de ses motifs, il écrivait :

Dans le cas qui nous occupe, compte tenu de l'utilisation par le juge Hugessen des mots « qui ne lui sont pas fournis par le requérant » à l'égard de l'expression « éléments de preuve extrinsèques » , et de son renvoi à l'affaire Muliadi, j'interprète l'expression « éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par la partie requérante » comme des éléments de preuve dont la partie requérante n'est pas au courant parce qu'ils proviennent d'une source extérieure. Il s'agit d'éléments de preuve dont la partie requérante ignore l'existence et que l'agent d'immigration a l'intention d'invoquer pour en arriver à une décision touchant cette partie. Si ces éléments de preuve comprennent des renseignements obtenus d'une partie extérieure, comme ceux de l'affaire Muliadi, il est difficile de dire pourquoi ils ne comprendraient pas également les éléments de preuve obtenus d'un conjoint en l'absence de la partie requérante ou d'autres renseignements qui se trouvent dans le dossier de l'immigration et qui ne proviennent pas de la partie requérante ou dont elle ne peut raisonnablement avoir connaissance.

   

[30]            Il ajoutait, au paragraphe 23, que la question qu'il faut se poser est « celle de savoir si la requérante a eu connaissance des renseignements de façon à pouvoir corriger les malentendus ou les déclarations inexactes susceptibles de nuire à sa cause » . Dans la présente affaire, le défendeur admet que l'information apparaissant dans le dossier d'arriéré des demandeurs était « extrinsèque » en ce sens qu'elle provenait de sources autres que les demandeurs eux-mêmes. D'ailleurs, ni les demandeurs ni leur avocate n'ont été informés que le dossier d'arriéré avait été retrouvé, jusqu'à ce qu'ils lisent les notes de l'agente d'immigration, lesquelles ne leur furent communiquées qu'après le dépôt de cette demande d'autorisation en janvier 2002, et encore à la suite d'une demande expresse qui avait été présentée par l'avocate. Ils avaient toujours été amenés à croire que le dossier papier n'existait plus, ce qui les mettait dans la position difficile de devoir prouver par d'autres moyens la véracité de leur revendication.


[31]            Au vu des faits, je dois conclure que l'information contenue dans le dossier d'arriéré des demandeurs et se rapportant aux demandes antérieures fondées sur des considérations humanitaires constitue, aux fins de la présente demande, des « éléments de preuve extrinsèques qui ne lui sont pas fournis par la partie requérante » , et que les demandeurs n'ont jamais eu l'occasion d'y réagir.

[32]            La question plus difficile maintenant est celle de savoir si l'agente d'immigration s'est fondée plus tard sur cette information.

[33]            Comme je l'ai dit, les notes de l'agente, non plus que le dossier, ne font pas expressément état du résultat de la demande de 1992 fondée sur des considérations humanitaires. Aspect plus important cependant, il n'est nullement démontré que l'agente n'a pas conclu à l'absence de crédibilité des demandeurs. La preuve montre même clairement que l'agente d'immigration entretenait de sérieux doutes sur la crédibilité de la revendication des demandeurs.

[34]            À mon avis, si après avoir recueilli toute l'information existante concernant la revendication des demandeurs, l'agente n'a pu clairement déterminer l'issue de la demande de 1992 fondée sur des considérations humanitaires, alors le moins qu'elle pût faire était d'en parler aux demandeurs et de solliciter leurs réactions. S'ils avaient eu cette possibilité, je ne doute pas qu'ils eussent été en mesure d'élucider l'affaire et de corriger les contradictions relevées par l'agente.


[35]            Il reste cependant que la simple mention, dans les notes de l'agente d'immigration, selon laquelle « je ne crois pas qu'il s'agisse là d'une information extrinsèque qui appelle une réaction du client » ne suffit pas. D'autant qu'elle a pris la peine de recueillir l'information, laquelle, selon ses propres termes, était clairement utile pour établir si les demandeurs disaient la vérité à propos de leur revendication. Dans le jugement Redman c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) (1998), 157 F.T.R. 120 (C.F. 1re inst.), le juge Rothstein (tel était alors son titre) écrivait ce qui suit, aux paragraphes 4 et 5 :

  

Lorsqu'une lettre anonyme préjudiciable à un demandeur est reçue par un agent d'immigration, cette lettre doit être divulguée. L'alternative consistant dans la non-divulgation d'une lettre, dans la découverte de celle-ci par un demandeur après qu'une décision défavorable a été prise et puis dans l'affirmation de l'agente d'immigration selon laquelle la lettre n'a pas été invoquée, conduit à une perception d'injustice.

Bien entendu, les irrégularités découvertes après qu'une décision défavorable est prise sont souvent expliquées ou justifiées. Toutefois, dans des circonstances exceptionnelles, l'explication ou la justification après le fait ne satisfera pas aux exigences d'équité. Dans le contexte d'immigration, les lettres anonymes préjudiciables sont particulièrement méchantes et offensantes. Dans la plupart des cas, la teneur de ces lettres sera à juste titre écartée. Toutefois, l'équité exige que lorsque les renseignements éventuellement préjudiciables de ce genre sont reçus, ils soient divulgués afin qu'un demandeur puisse être convaincu, avant qu'une décision ne soit prise, qu'il a eu la possibilité d'y répondre.

Voir également le jugement Haouari c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1996] A.C.F. no 925 (QL) (C.F. 1re inst.), aux paragraphes 10 et 11.


[36]            Il s'agit là manifestement d'un cas limite. Même si l'agente d'immigration a dit qu'elle ne considérait pas l'information comme « extrinsèque » , en ajoutant que, en tout état de cause, elle ne s'en est pas servie, la non-divulgation de cette information pertinente donne l'impression qu'il y a eu injustice et manquement. Il m'est d'ailleurs impossible de conclure que le manquement aux principes de justice naturelle a été négligeable et n'a pu d'une manière appréciable influer sur la décision finale.

[37]            Il ne m'est pas nécessaire d'aborder les autres points soulevés par les demandeurs, ma conclusion ci-dessus disposant de la présente demande.

[38]            J'accueille par conséquent cette demande de contrôle judiciaire et renvoie l'affaire à un autre agent d'immigration pour nouvelle décision.

  

« P. Rouleau »

ligne

       Juge

OTTAWA (Ontario)

le 23 décembre 2002

  

Traduction certifiée conforme

Suzanne M. Gauthier, trad. a., LL.L.


                                                    COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                               SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

                                                 AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

  

DOSSIER :                                                         IMM-3-02

INTITULÉ :                                                        DANIEL ARDILES ET AUTRE c. M.C.I.

LIEU DE L'AUDIENCE :                                Toronto

DATE DE L'AUDIENCE :                              le 10 décembre 2002

MOTIFS DU JUGEMENT :                          Monsieur le juge Rouleau

DATE DES MOTIFS :                                     le 23 décembre 2002

COMPARUTIONS :

Mme Patricia Wells                                                                  pour les demandeurs

  

Mme Rhonda Marquis                                                              pour le défendeur

  

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mme Patricia Wells                                                                  pour les demandeurs

Avocate

344, rue Dupont

Bureau 306

Toronto (Ontario)

M5R 1W9

Mme Rhonda Marquis                                                              pour le défendeur

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

  


[1] Le jugement du juge Rothstein a été cassé en appel parce que la preuve en cause n'était pas une « preuve extrinsèque » au sens de l'arrêt Shah. Voir (1996), 107 F.T.R. 80 (C.A.F.). L'autorisation d'en appeler a été refusée par la Cour suprême du Canada le 3 octobre 1996.

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