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Date : 20190612


Dossier : IMM-2065-18

Référence : 2019 CF 805

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 12 juin 2019

En présence de monsieur le juge Ahmed

ENTRE :

TEKLE KEFLE GHIRME

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  En juillet 2017, le demandeur, Tekle Kefle Ghirme, un citoyen de l’Érythrée, a présenté une demande d’asile. Après avoir interrogé le demandeur, un agent d’exécution de la loi (« l’agent ») de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a préparé un rapport en vertu du paragraphe 44(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), dans lequel il conclut que le demandeur est interdit de territoire au Canada au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. L’alinéa 35(1)a) de la LIPR prévoit l’interdiction de territoire pour atteinte aux droits humains ou internationaux pour ceux qui commettent, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre, LC 2000, c 24.

[2]  Le 17 avril 2018, un superviseur de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs agissant à titre de délégué du ministre a jugé que le rapport préparé en vertu du paragraphe 44(1) était bien fondé. Ensuite, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, ce superviseur a déféré le rapport à la Section de l’immigration (la SI) pour enquête.

[3]  Le 4 mai 2018, le demandeur a déposé une demande de contrôle judiciaire des décisions prises en vertu des paragraphes 44(1) et (2). Pour les motifs ci-après, j’annulerai les décisions.

II.  Le contexte

[4]  Le demandeur, Tekle Kefle Ghirme, est un citoyen de l’Érythrée, âgé de 34 ans. En décembre 2016, il a demandé l’asile aux États-Unis. En avril 2017, un juge américain a rejeté sa demande d’asile, mais il lui a accordé un [TRADUCTION] « retrait du statut de personne à renvoyer ». Le demandeur ne savait pas vraiment pendant combien de temps il serait protégé contre le renvoi aux États-Unis; il est donc venu au Canada, puis il a présenté une demande d’asile liée à son service militaire en Érythrée.

[5]  L’ASFC a interrogé le demandeur trois fois : le 6 juillet 2017 (à un point d’entrée lié à sa demande d’asile), le 9 août 2017 (avec l’Unité des crimes de guerre de l’ASFC à Montréal) et le 7 février 2018 (pour discuter des préoccupations de l’ASFC concernant son interdiction de territoire).

[6]  Le demandeur a affirmé qu’il avait eu 18 ans en 2002 et qu’il s’était fait enrôler de force dans l’armée érythréenne. Jusqu’en février 2015, il a rempli plusieurs fonctions, y compris celles de soldat ordinaire et d’opérateur radio. Ses tâches l’ont mené à travailler en construction, en agriculture et, un mois chaque année, comme garde-frontière aux points de contrôle. En tant que garde-frontière, le demandeur a empêché des gens de quitter l’Érythrée aux points de contrôle, et aussi en passant par les montagnes.

[7]  Le demandeur a présenté des éléments de preuve contradictoires sur la question de savoir s’il était armé ou non lorsqu’il servait aux points de contrôle. Lors d’un interrogatoire, il a allégué qu’il était muni d’un Kalashnikov, mais lors d’un autre interrogatoire, il a dit qu’il n’était armé que d’une matraque. Également, selon lui, il a remis des personnes capturées à la police militaire, en vue de leur détention dans une prison de Tesseney. Il affirme ne jamais avoir fait feu avec un Kalashnikov, mais que d’autres gardes-frontière avaient tiré des coups en l’air.

[8]  Le demandeur affirme que, lors d’une réunion en 2012, il s’est opposé verbalement à la politique militaire qui consistait à tirer pour tuer. Le demandeur dit également avoir exprimé son opposition parce qu’il [TRADUCTION] « étai[t] inquiet de ce qui pourrait arriver si la famille d’un être cher entendait parler de problèmes à la frontière en raison de cette politique agressive à l’égard de quiconque essaie de quitter le pays. [Il a] aussi cru que les proches endeuillés pourraient chercher à se venger ».

[9]  En 2013, le demandeur a été envoyé en prison, accusé d’être responsable de la mort d’un supérieur lors de l’explosion d’une mine. Le demandeur croit toutefois qu’il a été emprisonné pour avoir dénoncé la politique de tirer pour tuer. À un moment donné, le demandeur a réussi à s’échapper. Il croit que, s’il est renvoyé en Érythrée, il sera considéré comme un traître. Il dit également s’inquiéter pour les membres de la famille qu’il a laissés derrière lui.

A.  Le rapport préparé en vertu du paragraphe 44(1)

[10]  Le 9 avril 2018, l’agent a rédigé un rapport en vertu du paragraphe 44(1), dans lequel il a conclu que le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR. L’agent a jugé qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur avait porté atteinte [traduction] « aux droits humains ou internationaux pour avoir commis, hors du Canada, une des infractions visées aux articles 4 à 7 de la Loi sur les crimes contre l’humanité et les crimes de guerre ». Le 17 avril 2019, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR, le délégué du ministre a déféré le rapport à la Section de l’immigration pour enquête.

[11]  Les notes de l’agent dans le système d’Examen des cas, qui datent du 9 avril 2018, commencent par énoncer la politique de l’Érythrée relative au recrutement de ses citoyens pour le service militaire. Les notes décrivent également la politique de l’Érythrée, en place depuis 2004, selon laquelle il faut tirer pour tuer, et qui servait à empêcher les gens de quitter le pays. L’agent a ensuite passé en revue les documents d’immigration du demandeur, en notant ses longs états de service dans l’armée érythréenne et les divers rôles qu’il avait joués, ainsi que les renseignements recueillis lors des trois entrevues du demandeur à l’ASFC.

[12]  L’agent a pris acte de l’observation du demandeur selon laquelle il s’était prononcé contre la politique de tirer pour tuer en 2012. Toutefois, l’agent a fait remarquer que le demandeur était au courant de la politique depuis environ huit ans quand il a exprimé son opposition. Il a ensuite jugé que la raison pour laquelle le demandeur s’était exprimé avait davantage à voir avec ses craintes de représailles de la part de proches qu’avec la politique même de tirer sur des gens qui tentaient de quitter le pays. Cela a amené l’agent à conclure que le demandeur avait probablement été détenu en raison de son implication dans l’explosion de la mine, plutôt que du fait de s’être exprimé en 2012. L’agent a également souligné que, bien que le demandeur ait cru que le gouvernement de l’Érythrée s’était livré à des exécutions extrajudiciaires, [traduction] « il a[vait] continué à travailler pour l’armée pendant environ onze ans, alors que cette politique était en place (de 2004 à 2015) ».

[13]  L’agent a également tenu compte du fait que le demandeur disait avoir détenu des personnes qui avaient tenté de traverser la frontière et les avoir remises à la police militaire. À son tour, la police militaire détenait ces personnes dans les prisons de Tesseney. L’agent a examiné la preuve objective décrivant les conditions déplorables dans ces prisons, y compris les rapports faisant état de personnes qui avaient été torturées ou exécutées, de même que de cellules souterraines.

[14]  Après avoir tenu compte des renseignements fournis par le demandeur, l’agent a conclu que le demandeur s’était rendu [traduction] « complice de crimes commis par le gouvernement de l’Érythrée ». Bien que le demandeur ait déclaré que ses collègues militaires tiraient des coups en l’air, mais qu’il ne l’avait jamais fait lui-même, l’agent a tiré une conclusion défavorable quant à la crédibilité. L’agent a fondé sa conclusion sur le fait que le demandeur n’avait jamais fait l’objet de mesures punitives au cours d’une longue carrière militaire pour avoir manqué à ses devoirs.

[15]  En tenant compte des facteurs de complicité tirés de l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CSC 40 (Ezokola), l’agent a conclu qu’il y avait de nombreuses raisons de croire que le demandeur [traduction] « a[vait] volontairement et consciemment contribué de manière significative à la réalisation des desseins criminels du gouvernement de l’Érythrée. De plus, [le demandeur] est complice d’infractions qui sont considérées comme des crimes contre l’humanité selon le Statut de Rome de la Cour pénale internationale ». Dans une décision datée du 19 avril 2018, le délégué du ministre (un superviseur de l’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs) a conclu que ce rapport produit en vertu du paragraphe 44(1) était bien fondé. Le délégué du ministre a donc déféré l’affaire à la SI pour enquête, en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR.

III.  La question en litige et la norme de contrôle

[16]  La norme de contrôle applicable à la décision du délégué du ministre de déférer le rapport préparé en vertu du paragraphe 44(1) pour enquête est la norme de la décision raisonnable (Kidd c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2016 CF 1044, au paragraphe 17). La question en l’espèce est donc de savoir si le délégué du ministre a raisonnablement exercé son pouvoir discrétionnaire lorsqu’il a déféré le rapport produit en vertu du paragraphe 44(1), selon lequel le demandeur était interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR.

IV.  La question préliminaire

[17]  Le défendeur a soulevé une question préliminaire, faisant valoir que la présente demande de contrôle judiciaire ne devrait pas être entendue, puisqu’il existe un autre recours approprié (Canada (Revenu national) c JP Morgan Asset Management), 2013 CAF 250, au paragraphe 84). Selon le défendeur, une audience de la SI constitue une solution de rechange adéquate, parce qu’il s’agit d’une décision de novo et que le demandeur aura l’avantage de présenter de nouveaux éléments de preuve. Le défendeur soutient que, dans Tran c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CSC 50 (Tran), qui traitait également du paragraphe 44(2) de la LIPR, la Cour suprême du Canada a reconnu un autre recours approprié :

[22]  Deuxièmement, bien que les tribunaux disposent du pouvoir discrétionnaire d’entendre une demande de contrôle judiciaire avant que le processus administratif soit terminé et que les mécanismes d’appel soient épuisés, ils doivent faire preuve de retenue avant de l’exercer : Halifax (Regional Municipality) c. Nouvelle‑Écosse (Human Rights Commission), 2012 CSC 10, [2012] 1 R.C.S. 364, par. 35‑36; D. J. M. Brown et J. M. Evans, avec le concours de D. Fairlie, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), rubrique 3:4100. En l’espèce, les parties n’ont pas demandé à la Cour de réexaminer les décisions des tribunaux d’instances inférieures d’entendre la demande, et j’estime que la Cour doit respecter ces décisions.

[18]  Le défendeur a également fourni à la Cour la décision Sidhu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CFPI 260, et a fait valoir qu’une audience devant la SI et un appel devant la SAI constituaient d’autres recours appropriés. Dans la décision Sidhu, la Cour a conclu que le recours en appel dans cette affaire était supérieur au recours en contrôle judiciaire (Sidhu, au paragraphe 33).

[19]  Je ne suis pas de cet avis. Premièrement, la décision Sidhu portait sur l’ancienne Loi sur l’immigration qui ne comportait pas l’équivalent de l’alinéa 72(2)a) de la LIPR. En adoptant l’alinéa 72(2)a) de la LIPR, le législateur a retiré à la Cour le pouvoir discrétionnaire d’entendre les affaires pour lesquelles le droit d’appel potentiellement prévu dans la LIPR n’est pas épuisé. L’interdiction prévue dans cette disposition l’emporte sur l’article 18.1 de la Loi sur les Cours fédérales, LRC 1985, c F-7 (Somodi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 288, au paragraphe 24 (Somodi)). Comme dans l’affaire Tran, le demandeur n’a aucun droit d’appel en l’espèce, en raison du paragraphe 64(1) de la LIPR.

[20]  Deuxièmement, l’affaire Tran se distingue de l’affaire dont la Cour est saisie, parce que la Cour suprême du Canada a tranché l’affaire sur la question de l’interprétation législative. Une audience de la SI est l’instance appropriée pour entendre une question d’interprétation législative sur le point de savoir si une peine d’emprisonnement avec sursis est un « emprisonnement » au sens de l’alinéa 36(1)a) de la LIPR, comme cela s’est produit dans l’affaire Tran. Toutefois, il ne s’agit pas d’un autre recours approprié par rapport au contrôle judiciaire de l’exercice du pouvoir discrétionnaire de déférer un rapport bien fondé à la SI, comme en l’espèce. Dans le cas présent, la question porte sur l’exercice du pouvoir discrétionnaire du délégué du ministre. Plus précisément, lorsqu’il a adopté le paragraphe 44(2) de la LIPR, le législateur a donné au délégué du ministre le pouvoir discrétionnaire de ne pas déférer un rapport bien fondé en vertu du paragraphe 44(1) à la SI (Tran, au paragraphe 6). L’examen de l’exercice de ce pouvoir discrétionnaire spécial dépasse la portée des pouvoirs de la SI dans le contexte d’une enquête.

[21]  Au paragraphe 29 de la décision Haqi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2014 CF 1167, la juge Gagné a abordé la question du caractère approprié de demander le contrôle judiciaire d’un rapport produit en vertu de l’article 44 à la suite de la décision d’un délégué de déférer le dossier d’un demandeur pour enquête :

[29]  Selon moi, le fait que le demandeur n’ait pas déposé de demande de contrôle judiciaire à l’égard du rapport de l’agent établi en vertu de l’article 44 ou de la décision du ministre de déférer le demandeur pour enquête est fatal à sa demande, étant donné que la Commission n’avait pas compétence pour contrôler la légalité de l’un ou l’autre. Dans la brève ordonnance qu’elle a rendue dans l’affaire Collins, précitée, la juge Hansen a fait observer qu’elle n’avait rien trouvé dans la loi, les règlements et la jurisprudence qui puissent étayer la thèse voulant que la Commission ait compétence pour déterminer la validité ou la légalité d’un rapport établi en vertu de l’article 44 et que la légalité d’un tel rapport ou de la décision du ministre de déférer l’affaire pour enquête ne pouvait être contestés indirectement par voie de demande de contrôle judiciaire de la décision de la Commission, comme le demandeur tente de le faire dans la présente instance. [...]

V.  Analyse

[22]  Dans l’affaire Ezokola, il était question d’une décision de la Section de la protection des réfugiés sur la nature de la complicité dans les crimes contre l’humanité. Dans l’arrêt Kanagendren c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CAF 86, aux paragraphes 18 à 21, la Cour d’appel fédérale a expliqué que les facteurs pris en considération par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Ezokola étaient pertinents dans une analyse fondée sur l’alinéa 35(1)a). Il en est ainsi parce que l’alinéa 35(1)a) de la LIPR est comparable à l’alinéa a) de la section F de l’article premier de la Convention relative aux réfugiés. Dans l’arrêt Ezokola, la Cour suprême du Canada a expliqué pourquoi le caractère volontaire était un facteur important :

[29]  Pour les motifs qui suivent, nous concluons qu’une personne est inadmissible à la protection des réfugiés suivant l’art. 1Fa) pour cause de complicité dans la perpétration de crimes internationaux lorsqu’il existe des raisons sérieuses de penser qu’elle a volontairement apporté une contribution consciente et significative aux crimes ou au dessein criminel du groupe qui les aurait commis. Le fardeau de preuve incombe à la partie qui requiert l’exclusion, à savoir le ministre : Ramirez, p. 314.

[...]

[36]  Au vu de ce qui précède, il faut donc retenir un critère de complicité soigneusement conçu, un critère qui promeut les grands objectifs humanitaires de la Convention relative aux réfugiés, mais qui protège aussi l’intégrité de la protection internationale accordée aux réfugiés en empêchant l’auteur d’un crime contre la paix, d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité de tirer avantage du régime de protection. Comme nous l’expliquons plus loin, un critère axé sur la contribution établit un juste équilibre entre ces deux objectifs — un critère qui requiert une contribution à la fois volontaire, consciente et significative au crime ou au dessein criminel d’un groupe.

[23]  En l’espèce, le demandeur soutient que l’agent n’a pas tenu compte du facteur du caractère volontaire de l’arrêt Ezokola. Ainsi, le demandeur soutient que la décision du délégué du ministre qui en a résulté est déraisonnable, puisqu’elle s’appuie sur un rapport incomplet. Le demandeur soulève également le fait que les éléments de preuve dont disposait l’agent montraient que sa participation dans l’armée érythréenne était involontaire. Par exemple, il soutient que la preuve indiquait que le service militaire était obligatoire, qu’il n’avait pas eu le choix du genre de travail qu’il avait fait, qu’il avait été obligé de travailler contre son gré, parce que s’il n’avait pas rempli ses fonctions, il aurait pu être exposé à la violence physique, à des mauvais traitements, à la détention ou à la mort, et qu’il avait dû fuir le pays illégalement.

[24]  Le défendeur fait valoir que le rapport fondé sur l’article 44 n’est pas l’étape appropriée pour effectuer un examen approfondi selon l’arrêt Ezokola. Le défendeur soutient plutôt qu’à cette étape, le délégué du ministre établit que le demandeur [traduction] « peut » être interdit de territoire — l’examen complet du bien-fondé aura lieu lors de l’instance à la SI et un tribunal n’a pas à commenter et à examiner chaque question soulevée par les parties (Construction Labour Relations c Driver Iron Inc, 2012 CSC 65, au paragraphe 3). Le défendeur fait également valoir que la décision est conforme à l’explication suivante de la Cour suprême du Canada : « Pour déterminer le caractère volontaire ou non d’une contribution, le décideur doit par exemple tenir compte du mode de recrutement de l’organisation et des possibilités de quitter celle-ci. » (Ezokola, au paragraphe 86).

[25]  Je suis d’accord avec le demandeur pour dire que l’alinéa 35(1)a) est comparable à l’alinéa a) de la section F de l’article premier, comme l’a expliqué la Cour d’appel fédérale au paragraphe 19 de l’arrêt Kanagendren. Par conséquent, les facteurs de l’arrêt Ezokola s’appliquent en l’espèce. L’agent a reconnu que les facteurs de l’arrêt Ezokola s’appliquaient au rapport établi en vertu de l’article 44, parce que cinq de ces six facteurs ont été pris en compte. Toutefois, l’agent a omis, dans les motifs, de tenir compte d’un facteur : le caractère volontaire. Cette situation pose un problème, parce que le fardeau de la preuve pour établir la conformité incombe au ministre (Ezokola, au paragraphe 29). De plus, selon la preuve du demandeur, son service militaire était obligatoire, il n’était pas en mesure de choisir le type de travail qu’il faisait, il espérait retourner à la vie civile et il était obligé de travailler contre sa volonté. Étant donné que le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1) ne tient aucunement compte du caractère volontaire et des éléments de preuve présentés par le demandeur au sujet de sa capacité de quitter l’armée érythréenne, le ministre ne pouvait pas exercer correctement son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 44(2).

[26]  En l’espèce, la seule mention de caractère volontaire est la brève déclaration de l’agent qui suit : [TRADUCTION] « Bien qu’il ait tenu compte des facteurs du critère de la complicité, tels qu’ils sont énoncés dans l’arrêt Ezokola c Canada (Citoyenneté et Immigration), l’auteur croit qu’il y a de sérieuses raisons de penser que M. Ghirme a volontairement et consciemment contribué de manière significative à la réalisation des desseins criminels du gouvernement de l’Érythrée ». En outre, comme le demandeur l’a souligné dans son mémoire supplémentaire, au paragraphe 33, la propre preuve du ministre appuie les allégations du demandeur :

[traduction]

Selon des informations de sources ouvertes, l’Érythrée recrute tous les hommes et toutes les femmes célibataires pour le « service national », et [...] la plupart des conscrits servent pendant une grande partie de leur vie active.

En pratique, toutefois, le service, sur la base de la disposition législative relative à l’expansion dans les situations de crise, a été effectivement permanent pour de nombreuses personnes depuis la guerre frontalière avec l’Éthiopie.

Les conscrits érythréens sont également utilisés à des fins non militaires. Les Érythréens recrutés dans ce service se font attribuer des tâches non rémunérées d’exécution de la loi et d’autres tâches civiles, y compris l’agriculture, la construction et le travail ouvrier, la sécurité, la garde en centres de détention, les rôles de communication militaire et les fonctions de garde-frontière.

[27]  En somme, la Cour suprême du Canada a expliqué six facteurs à apprécier lorsqu’il est question de la complicité d’un demandeur d’asile. Ces facteurs sont pris en considération à l’audience de la SI dont le but est d’établir si un demandeur d’asile est interdit de territoire au titre de l’alinéa 35(1)a) de la LIPR (Parra c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 364, aux paragraphes 1 et 31). Toutefois, ces six facteurs doivent également être abordés dans le rapport établi en vertu du paragraphe 44(1), afin que le délégué du ministre puisse exercer adéquatement son pouvoir discrétionnaire en vertu du paragraphe 44(2) de la LIPR lorsqu’il décide de déférer ou non quelqu’un à une audience de la SI. Comme cela ne s’est pas produit en l’espèce, le rapport en vertu du paragraphe 44(1) ainsi que la conclusion du ministre, selon laquelle le rapport en vertu du paragraphe 44(1) était bien fondé, sont déraisonnables. En conséquence, j’annulerai ces décisions.

VI.  La certification d’une question

[28]  J’ai demandé aux avocats des deux parties s’il y avait des questions à certifier. Chacun a répondu qu’il n’y en avait pas, et je suis d’accord avec eux.

VII.  Conclusion

[29]  La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie.


JUGEMENT dans le dossier IMM-2065-18

LA COUR STATUE :

  1. que les décisions sont toutes deux annulées, et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  2. qu’il n’y a pas de question à certifier.

« Shirzad A. »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juillet 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-2065-18

 

INTITULÉ :

TEKLE KEFLE GHIRME c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 12 février 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

LE JUGE AHMED

 

DATE DES MOTIFS

ET DU JUGEMENT :

Le 12 juin 2019

 

COMPARUTIONS :

Esther Lexchin

 

Pour le demandeur

 

Gregory G. George

Pour le défendeur

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jared Will & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

 

Pour le demandeur

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

Pour le défendeur

 

 

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