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Date : 20050710

Dossier : IMM-7995-04

Référence : 2005 CF 1069

OTTAWA (ONTARIO), LE 10 AOÛT 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

ENTRE :

                                               RAVINDRA LAKMAHAL PERERA

                                                            ROSHANA PERERA

                                                       MILURI ANIRA PERERA

                                                 DIMITRI KSHEMAL PERERA et

                                                     DEEPAK DULJITH PERERA

                                                                                                                                        demandeurs

                                                                          - et -

                     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]                Les demandeurs sollicitent, en application du paragraphe 72(1) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), le contrôle judiciaire d'une décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission), en date du 20 juillet 2004, par laquelle la Commission a refusé aux demandeurs la qualité de réfugiés au sens de la Convention et la qualité de personnes à protéger, expressions définies dans les articles 96 et 97 de la Loi.


LES POINTS LITIGIEUX

[2]                Les points litigieux sont les suivants :

1.         La Commission a-t-elle à tort rejeté, laissé de côté ou mal interprété la preuve?

2.          La Commission a-t-elle commis une erreur manifestement déraisonnable lorsqu'elle a dit que les demandeurs n'étaient pas crédibles?

3.         La manière dont la Commission a conduit l'audience justifiait-elle une crainte raisonnable de partialité?

[3]                Pour les motifs qui suivent, je dois répondre par l'affirmative aux deux premières questions ci-dessus. La réponse à la troisième question est négative. La demande de contrôle judiciaire sera accueillie.

LES FAITS


[4]                Les demandeurs sont tous des ressortissants du Sri Lanka qui sont arrivés au Canada le 4 septembre 2002, à la faveur de visas de visiteur délivrés par le Haut Commissariat du Canada au Sri Lanka. Le demandeur principal est un Cinghalais qui s'est marié avec une femme tamoule. Ils disent craindre la persécution et affirment être des personnes à protéger, qui sont exposées à des traitements inusités et à une menace pour leurs vies. Les demandeurs craignent la persécution aux mains de voyous locaux et de partis politiques cinghalais, qui les voient comme des partisans des Tamouls dans le Nord du Sri Lanka.

[5]                Le demandeur principal a fait la connaissance de son épouse en 1980, alors qu'il travaillait comme surveillant de la comptabilité à Jaffna, dans le Nord du Sri Lanka. Ils se sont mariés en 1981 et ont vécu à Jaffna jusqu'en 1983, année où ils sont partis dans le Sud du pays en raison de l'emploi du demandeur principal.

[6]                Durant les années 80 et 90, la famille a vécu dans le Sud du Sri Lanka. Ils ont habité à de nombreux endroits, car le travail du demandeur principal l'obligeait à se déplacer régulièrement. À cause de la tension des relations entre les Tamouls et les Cinghalais, l'épouse du demandeur principal a été contrôlée à de nombreuses reprises par les forces de sécurité. La famille a aussi été interrogée à propos des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (les LTTE) et à propos des parents de l'épouse, qui vivaient dans le Nord. Le demandeur principal et son épouse croyaient qu'ils seraient toujours suspectés à cause de l'origine ethnique de l'épouse du demandeur principal.

[7]                Le demandeur principal et sa famille sont allés vivre à Colombo en 1991. En mars 1995, le père de l'épouse du demandeur principal a été tué à Jaffna. Ils ont plusieurs fois demandé au ministère de la Défense l'autorisation de se rendre dans le Nord, mais leurs demandes ont été refusées à cause de la tension des relations entre ethnies.

[8]                Finalement, en mars 2002, après la mise en route du processus de paix, les demandeurs ont pu se rendre dans le Nord pour présenter leurs hommages à la famille de l'épouse du demandeur. Bouleversés par les dévastations que la guerre avait causées au village natal de l'épouse du demandeur principal, ils ont recueilli des dons (nourriture et vêtements) pour les remettre aux membres de la famille de l'épouse.

[9]                Après leur retour à Colombo, ils ont reçu un appel téléphonique d'un inconnu qui les informait que, en tant que « tigres » , ils seraient tués bientôt. Ils n'ont pas alerté la police car ils espéraient qu'il ne s'agirait là que d'un incident isolé. Toutefois, le même jour, le domicile familial était bombardé de pierres et endommagé par un groupe de dix personnes qui criaient que les demandeurs étaient des « tigres » et qu'ils n'appartenaient pas à la région Sud du Sri Lanka. Vu l'ampleur des dommages causés, ils ont signalé l'attaque à la police. Le demandeur principal a dit que la police avait refusé de les aider, parce qu'ils n'avaient pas observé une loi du Sri Lanka, qui obligeait tout Tamoul à s'enregistrer auprès de la police locale.


[10]            En juin 2002, ils ont reçu la visite de la tante de l'épouse du demandeur principal. Elle avait apporté avec elle des lettres de reconnaissance qui venaient des gens de Jaffna. En juillet 2002, la famille est retournée à Jaffna avec d'autres dons. À leur retour à Colombo en août 2002, l'épouse du demandeur principal a été agressée par trois hommes. Elle a pu s'échapper avec l'aide de voisins. Craignant pour la sécurité de sa famille, le demandeur principal a pris la décision de quitter le Sri Lanka. Ils ont demandé des visas canadiens de visiteur et sont partis pour le Canada le 3 septembre 2002.

LA DÉCISION CONTESTÉE

[11]            La Commission est arrivée à la conclusion que les demandeurs n'étaient pas des réfugiés au sens de la Convention ni des personnes à protéger. Selon elle, ils n'étaient pas crédibles et leur crainte de persécution n'était pas fondée. Subsidiairement, la Commission a estimé qu'une protection de l'État leur serait accessible s'ils devaient retourner au Sri Lanka. La Commission a fondé sa décision sur le fait que le Sri Lanka est une république démocratique et que des milliers de Tamouls vivent en paix à Colombo.

[12]            Selon la Commission, les raisons données par les demandeurs afin d'expliquer pourquoi la police avait refusé de les aider en mai 2002 n'étaient pas crédibles. Elle a préféré s'en rapporter à la preuve documentaire, qui montre que l'obligation de s'enregistrer à Colombo a été officiellement abolie en juillet 2001. La preuve montrait aussi qu'il n'y avait pas eu d'autres plaintes depuis février 2002 à l'encontre de policiers insistant sur l'obligation d'enregistrement. La Commission a mentionné que la preuve documentaire contredisait directement l'affirmation des demandeurs.

[13]            S'agissant de la protection de l'État, la Commission a conclu que, selon la preuve documentaire, il existait de nombreux mécanismes grâce auxquels les demandeurs auraient pu obtenir une aide. Se fondant sur l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Villafranca (1992), 18 Imm. L.R. (2d) 130 (C.A.F.), et sur l'arrêt Canada (Procureur général) c. Ward, [1993] 2 R.C.S. 689, la Commission a affirmé que, puisque le Sri Lanka est un État démocratique qui exerce une autorité sur ses territoires, et même si la protection de l'État n'est pas parfaite, les demandeurs avaient d'autres moyens à leur disposition avant de demander l'asile au Canada.

ANALYSE

(1)         La Commission a-t-elle à tort rejeté, laissé de côté ou mal compris la preuve?

(2)        La Commission a-t-elle commis une erreur manifestement déraisonnable lorsqu'elle a dit que les demandeurs n'étaient pas crédibles?

[14]            L'évaluation du témoignage et de la crédibilité d'un demandeur d'asile est généralement considérée comme partie intégrante de la fonction première de la Commission. Sur ce point, la Cour d'appel fédérale a jugé que, lorsqu'il s'agit de crédibilité, la norme de contrôle est la décision manifestement déraisonnable.


[15]            Il ne fait plus aucun doute que la Section de la protection des réfugiés, qui est un tribunal spécialisé, est pleinement compétente pour évaluer la plausibilité d'un témoignage : qui est mieux placé qu'elle pour juger de la vraisemblance d'un récit et pour tirer les déductions qui s'imposent? Dans la mesure où les déductions que tire le tribunal ne sont pas déraisonnables au point de justifier notre intervention, ses conclusions sont à l'abri du contrôle judiciaire (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315, aux pages 316 et 317 (C.A.F.)).

[16]            Ce principe a été récemment rappelé par la Cour fédérale dans la décision Umba c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 17, au paragraphe 31, où le juge Martineau a confirmé, après application de la méthode pragmatique et fonctionnelle, que la norme de contrôle à appliquer lorsqu'il s'agit d'évaluer la preuve documentaire et la vraisemblance du témoignage d'un demandeur d'asile est la décision manifestement déraisonnable :

¶ 31       À la lumière de ce qui précède, dans le cas particulier qui nous occupe, je conclurais que la pondération des quatre facteurs susmentionnés milite en faveur de l'application de deux normes de contrôle judiciaires : 1) la norme de la décision manifestement déraisonnable dans le cas de l'analyse de la preuve documentaire et de l'évaluation de la crédibilité de la demanderesse; [...]

[17]            En l'espèce, l'évaluation des témoignages et l'évaluation de la crédibilité des demandeurs sont liées. La décision de la Commission de rejeter certains éléments de preuve se fondait sur la vraisemblance du récit du demandeur principal.


[18]            Les demandeurs font valoir ici que la Commission n'aurait pas dû tirer des conclusions défavorables des nouveaux renseignements ajoutés au cours du témoignage du demandeur principal. Ils disent que ces nouveaux renseignements sont apparus à la faveur des questions plus détaillées de l'agent de protection des réfugiés. J'ai examiné le dossier du tribunal, et je suis d'accord avec eux. Il n'y a pas de contradictions avec leur Formulaire de renseignements personnels (FRP). Il est utile de citer ici les propos de la juge Reed dans la décision Singh c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1993] A.C.F. no 1034 :

¶ 20       Il est difficile de comprendre pourquoi la Commission a tiré des inférences défavorables de ces faits. Le FRP vise à exposer brièvement la revendication du demandeur et non à documenter l'ensemble de ses prétentions. [...]

[19]            Les demandeurs font aussi valoir que la Commission a rejeté à tort, en disant que c'était une preuve par ouï-dire, leur témoignage à propos des agresseurs de l'épouse du demandeur principal. Les demandeurs disent que la Commission devait tenir compte de ce témoignage.

[20]            Le défendeur répond qu'il relève des fonctions premières de la Commission d'évaluer la preuve et de lui accorder la valeur qu'elle estime justifiée.


[21]            En l'espèce, les demandeurs ont été informés que les agresseurs de l'épouse du demandeur principal et les voyous qui avaient vandalisé leur maison étaient des membres du Front de libération populaire (le JVP) et du Parti de l'Alliance populaire (l'AP). Les demandeurs ont obtenu les renseignements de voisins qui avaient vu les mêmes voyous dans des rassemblements du JVP. Les demandeurs ont donné une explication raisonnable des raisons pour lesquelles ils n'avaient pu identifier leurs agresseurs. D'abord, ils avaient dû se cacher dans leur sous-sol quand leur maison fut bombardée de pierres, et deuxièmement, lorsque l'épouse du demandeur principal a été agressée, elle avait dû courir en tous sens pour échapper à ses agresseurs. Il semble donc que la Commission a décidé de n'accorder aucune valeur à ces renseignements parce qu'il n'y avait aucune preuve propre à l'étayer. Encore une fois, je ne partage pas cette position. Un élément de preuve (rapport médical, dossier du tribunal, page 176) confirme l'agression du 16 août 2002. Les tribunaux administratifs jouissent d'une plus grande souplesse en ce qui a trait aux règles de preuve, mais je suis d'avis qu'il était manifestement déraisonnable pour la Commission dans cette affaire de rejeter la preuve en disant qu'il s'agissait d'une preuve par ouï-dire et de conjectures alors qu'il existait des preuves suffisantes confirmant les dires des demandeurs.

[22]            La Commission a dit que les demandeurs auraient dû consulter un avocat et obtenir une aide avant de décider de demander l'asile au Canada. À mon avis, cette conclusion est manifestement déraisonnable eu égard aux circonstances de cette affaire.

[23]            La Commission s'est référée à certaines preuves documentaires portant sur les conditions ayant cours dans le pays. Elle a laissé de côté, ou n'a pas examiné, les preuves antagonistes (dossier du tribunal, pages 342, 347 et 386). Elle n'a pas dit pourquoi elle préférait les preuves qu'elle a retenues.

[24]            Je suis d'avis que l'intervention de la Cour est ici justifiée.


(3)        La manière dont le commissaire a conduit l'audience justifiait-elle une crainte raisonnable de partialité?

[25]            Les demandeurs font valoir à titre accessoire que la Commission n'a pas conservé l'impartialité requise pour rendre une décision équitable en exerçant un rôle actif dans l'interrogatoire.

[26]            Malgré les arguments pertinents des demandeurs, je dois conclure que les circonstances ne laissent pas voir de parti pris ni ne justifient une crainte raisonnable de partialité. J'ai lu et relu la transcription de l'audience, et j'observe que la Commission a joué un rôle actif dans l'interrogatoire du demandeur. J'ai aussi relevé que, en à quelques occasions, la Commission a posé la même question.


[27]            La Commission était fondée à conduire son propre interrogatoire du demandeur afin de s'acquitter de ses fonctions telles qu'elle les percevait. Ce n'est qu'à la fin de l'audience que l'avocate des demandeurs a déposé une objection concernant la manière dont son client avait été interrogé par la Commission. Après un examen attentif de la transcription, je dois malheureusement rejeter les critiques formulées par l'avocate contre l'interrogatoire mené par M. Ghosh. Je qualifierais l'interrogatoire mené par M. Ghosh d'exercice énergique visant à obtenir des éclaircissements sur la preuve. Il m'est également impossible de conclure de ce dossier que le commissaire Ghosh a pu susciter une crainte raisonnable de partialité.

QUESTION À CERTIFIER

[28]            Les demandeurs ont posé une question de portée générale structurée de deux manières :

[traduction]

Lorsqu'un demandeur d'asile, en réponse à des questions posées au cours d'une audience, donne verbalement des détails complémentaires sur un fait, détails qui ne figuraient pas dans l'exposé circonstancié de son Formulaire de renseignements personnels, bien que le fait même y soit mentionné, est-ce là une raison valide pour dire que le demandeur d'asile n'est pas crédible?

L'exposé circonstancié qui figure dans le Formulaire de renseignements personnels d'un demandeur d'asile est-il censé contenir les détails significatifs des faits qui y sont évoqués, de telle sorte que l'ajout de nouveaux détails au cours des témoignages oraux puisse validement constituer un motif autorisant la Section de la protection des réfugiés à conclure que le demandeur d'asile n'est pas crédible?

[29]            Le défendeur s'oppose à cette question et fait valoir qu'elle ne transcende pas l'intérêt des parties au présent litige. Je partage son avis. Par conséquent, la question ne sera pas certifiée.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

1.          La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié est annulée et l'affaire est renvoyée à un autre tribunal de la Commission différemment constitué pour nouvel examen.

2.         Aucune question n'est certifiée.

            « Michel Beaudry »             

                                                         

                                                                                                     Juge                        

Traduction certifiée conforme

Jacques Deschênes, LL. B.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                IMM-7995-04

INTITULÉ :               PERERA et al. et LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                     

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 20 JUILLET 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                   LE JUGE BEAUDRY

DATE DES MOTIFS :                                   LE 10 AOÛT 2005

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman                                               POUR LES DEMANDEURS

Unité 3 - 596, avenue St. Clair Ouest

Toronto (Ontario) M6C 1A6

téléphone :    (416) 653-9964

télécopieur : (416) 653-1036

Stephen Gold                                                    POUR LE DÉFENDEUR

Ministère de la Justice

Toronto (Ontario)

télécopieur : (416) 954-8982

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Barbara Jackman

Toronto (Ontario)                                              POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.                                              POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada


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