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Date20021031

Dossier : T-994-01

Référence neutre : 2002 FCT 1131

[TRADUCTION FRANÇAISE]

ENTRE :

     LE CHEF PERRY BELLEGARDE, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME

      ET TOUS LES MEMBRES DES PREMIÈRES NATIONS DE LA SASKATCHEWAN

        ET LES BANDES INDIENNES ET LEURS MEMBRES,

    PREMIER VICE-CHEF GREGORY AHENAKEW, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME

      ET TOUS LES MEMBRES DES PREMIÈRES NATIONS DE LA SASKATCHEWAN

        ET LES BANDES INDIENNES ET LEURS MEMBRES,

    LE CHEF LOUIS JOSIE, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME ET TOUS LES AUTRES

      MEMBRES DE LA NATION HATCHET LAKE DENESULINE,

    LE CHEF BARRY AHENAKEW, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME ET TOUS LES AUTRES

      MEMBRES DE LA PREMIÈRE NATION AHTAHKAKOOP, ET

    LE CHEF CLIFFORD STARR, SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME ET TOUS LES AUTRES

      MEMBRES DE LA NATION CRIE STAR BLANKET ET

    LE CHEF MARCEL HEAD SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME ET TOUS LES AUTRES

      MEMBRES DE LA NATION CRIE SHOAL LAKE ET

    LE CHEF EDDIE MARTIN SE REPRÉSENTANT LUI-MÊME ET TOUS LES AUTRES

      MEMBRES DE LA NATION FOND DU LAC DENESULINE

                        demandeurs

            - et -

          LE PROCUREUR GÉNÉRAL

            DU CANADA

                        défendeur

         MOTIFS DE L’ORDONNANCE

LE JUGE BEAUDRY

 

1.     Les demandeurs désirent obtenir une injonction interlocutoire constitutionnelle aux termes du paragraphe 373(1) des Règles des Cours fédérales ordonnant et interdisant au Procureur général du Canada et à tout mandataire ou préposé de Sa Majesté du chef du Canada d’appliquer et d’exécuter le Code criminel, L.R.C. 1985, ch. C-46, et la Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. 39 à l’égard des demandeurs et de leurs membres en ce qui concerne l’achat, la possession ou l’usage d’« armes à feu ordinaires » ou des munitions tel que défini par la Cour suprême du Canada dans le Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can.), [2000] 1 R.C.S. 783 dans l’exercice de leurs droits ancestraux de chasse et de récole préexistants et de longue date et de leurs droits de chasse et de récolte qui leur ont été promis par la Couronne dans le cadre des traités historiques, tous protégés en vertu de l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982, en attendant que jugement soit rendu dans l’action principale.

QUESTION

2.     Les demandeurs ont-ils droit à la mesure interlocutoire demandée à l’égard de la Couronne relativement à la présente action?

3.     Ma réponse à cette question est « non » pour les raisons suivantes.

L’ACTION SOUS-JACENTE

 

4.     Les demandeurs prétendent que l’exécution de la Loi sur les armes à feu, L.C. 1995, ch. C-39 (la « LAF ») à leur égard et à l’égard des autres membres de leurs nations viole les promesses qui lient la Couronne du chef du Canada, cette dernière les ayant héritées de la Couronne britannique qui a ratifié les traités, joints à cette requête, avec les nations des demandeurs. Les demandeurs soutiennent également que certaines dispositions réglementaires adoptées accessoirement à la LAF (le « Règlement ») et les façons par lesquelles elles ont été adoptées sont inadéquates et enfreignent leurs droits constitutionnels et leurs droits issus de traités.

FAITS

5.     La demande s’appuie sur des faits qui sont pour la plupart historiques. Le cœur de la demande repose sur le fait que la Couronne a des droits et des obligations à l’égard des Premières nations de la Saskatchewan qui sont issus des traités conclus entre la Couronne et les Premières nations.

6.     Les terres qui constituent est maintenant la Saskatchewan ont été cédées à la Couronne britannique par les Premières nations. Ces dernières l’occupent en vertu d’une série de traités.

7.     Une copie de chaque traité pertinent en vertu desquels les terres, maintenant la Saskatchewan, ont été cédées se trouvent à l’onglet 3 de la pièce « A » du premier volume du dossier des demandeurs (le 22 mars 2002).

8.     Le traité no 1, ratifié le 3 août 1871, représentait la cession de terres se trouvant au Manitoba en échange de terres qui devaient être réservées aux Premières nations et en échange de paiements annuels en espèces ou en fournitures. Le traité était accompagné de promesses qui avaient faites et qui n’étaient pas reprises dans le texte du traité ainsi que d’ententes conclues par des Nations qui n’avaient pas ratifié le traité original leur permettant d’être liées par le traité.

 

9.     Le traité no 2 a été ratifié le 24 août 1871 et contenait des dispositions similaires en ce qui a trait à des terres au Manitoba mais incluait également ce qui est aujourd’hui la partie sud-est de la Saskatchewan. La page 4 du traité no 1 et la page 12 du traité no 2 décrivent comme suit les paiements annuels qui sont versés à chaque famille :

[traduction]

[...] Le commissaire de Sa Majesté payera à chaque famille autochtone la somme de quinze dollars, en devise canadienne, dans des proportions équivalentes pour des familles plus grandes ou plus petites, ces paiements prenant la forme de fournitures tel des couvertures, des vêtements, des gravures (de couleurs assorties), de la ficelle ou des pièges ou [...] en argent comptant.

10.   Les traités no 1 et no 2 ont été conclus entre les tribus Crie et Chippewa et la Couronne.

11.   Le traité no 4 a été conclu entre les tribus Crie et Saultaux et la Couronne à Qu’Appelle et Fort Ellice en Saskatchewan le 15 septembre 1874. Le traité no 4 englobe une grande partie du sud de la Saskatchewan. Dans ce traité, le passage suivant se trouve à la page 7 :

[traduction]

De plus, Sa Majesté accepte le fait que ses Indiens auront le droit de continuer à chasser, à trapper et à pêcher dans le territoire cédé et ce, sujet aux dispositions réglementaires qui peuvent être adoptées par le gouvernement de ce pays, agissant au nom de Sa Majesté  [...].

 

12.   Les tribus Saulteaux et Swampy Cree ont ratifié le traité no 5 avec la Couronne le 24 septembre 1875. Ce traité portait surtout sur la cession de terres au Manitoba mais s’appliquait aussi à une partie de l’est de la Saskatchewan. Le passage ci-dessus provenant du traité no 4 a été repris dans le traité no 5, indiquant les peuples autochtones pouvaient continuer à pratiquer leurs activités principales, incluant la chasse. Le traité no 5 prévoyait également l’achat et la distribution de munitions, de ficelle et de filets par la Couronne, afin de permettre aux membres des bandes de continuer à pratiquer leurs activités.

13.   Le traité no 6, ratifié en 1876 entre la Couronne et la tribu Plan and Wood Cree, d’autres tribus ratifiant le traité ultérieurement, porte sur une grande partie du sud et du centre de la Saskatchewan. Le traité no 8 et le traité no 10 sont les autres traités qui apparaissent dans la pièce présentée en preuve de l’affidavit du vice-chef Ahenakew.

14.   En 1995, le Parlement a promulgué la Loi sur les armes à feu, qui a amendé certaines portions du Code criminel. Cette loi a fait l’objet d’un renvoi qui a en dernier ressort été décidé par la Cour suprême du Canada : Renvoi relatif à la Loi sur les armes à feu (Can), [2000] 1 R.C.S. 783 (Renvoi). La Cour a décidé que la loi avait été dûment promulguée en tant que loi fédérale et est conforme aux pouvoirs constitutionnels du Parlement.

15.   La Loi sur les armes à feu a été déposée à la Chambre des communes sous la forme du projet de loi C-68 de la 35e Législature et a reçu la Sanction royale le 5 décembre 1995. Entre autres choses, la Loi sur les armes à feu prévoyait un contrôleur des armes à feu qui était défini de la façon suivante :

« contrôleur des armes à feu »

a) Particulier qu’un ministre provincial désigne par écrit pour agir en cette qualité dans la province;

b) particulier que le ministre fédéral désigne par écrit pour agir en cette qualité dans un territoire;

c) particulier que le ministre fédéral désigne par écrit pour agir en cette qualité dans une situation particulière, en l’absence du contrôleur des armes à feu prévu aux alinéas a) ou b).

"chief firearms officer" means

a) in respect of a province, the individual who is designated in writing as the chief firearms officer for the province by the provincial minister of that province,

(b) in respect of a territory, the individual who is designated in writing as the chief firearms officer for the territory by the federal Minister, or

(c) in respect of any matter for which there is no chief firearms officer under paragraph (a) or (b), the individual who is designated in writing as the chief firearms officer for the matter by the federal Minister;

 

 

16.   En vertu de la Loi sur les armes à feu et de ses dispositions réglementaires, le Centre des armes à feu Canada a été mis sur pied afin d’administrer l’enregistrement des armes à feu.

 

17.   En février 1995, l’assemblée législative de la fédération des nations autochtones de la Saskatchewan (FNAS) a adopté une résolution afin d’exprimer son opposition à la Loi sur les armes à feu. La résolution prévoit, entre autres choses, que la Loi sur les armes à feu telle que proposée contrevenait aux droits ancestraux et issus de traités des Premières nations et que la FNAS soumettrait une loi visant le contrôle des armes à feu. Des propositions ont suivi la résolution, et ce, afin de faire pression sur le gouvernement fédéral sur cette question.

18.   Le 18 octobre 2000, la FNAS a émis une déclaration portant sur ses droits de subsistance et leur droit de porter des armes à feu sans restriction. Cette déclaration fait référence à des passages dans les traités mentionnés ci-dessus et citait ces passages comme preuve de la promesse de la Couronne de ne pas entraver le droit à la chasse comme moyen de subsistance.

19.   Selon la FNAS, les traités représentent des accords entre des nations souveraines, notamment entre la Couronne britannique (maintenant la Couronne fédérale du Canada) et les diverses Premières nations avec qui les traités ont été conclus. La déclaration souligne également la primauté constitutionnelle des droits qui sont revendiqués, le fait que les traités garantissent l’exercice des activités de chasse, de trapper et de pêcher et l’autorité des Premières nations de gouverner leurs peuples et de gérer leurs territoires.

20.   Les documents des demandeurs incluent une ébauche de loi permettant à la FNAS de gouverner les peuples des Premières nations de la Saskatchewan. Cette ébauche de loi contient des dispositions qui reflètent celles dans la Loi sur les armes à feu. Celles-ci incluent des exigences en matière d’enregistrement, l’exigence de suivre un cours de sécurité et la possibilité d’interdire à certaines personnes de porter des armes à feu.

 

21.   En 2000, la FNAS a émis une « déclaration ». Cette déclaration représente une affirmation de la part de l’Assemblée de la FNAS de ses droits issus de traités et de ses droits constitutionnels. La loi contestée a été l’objet de longues discussions à l’Assemblée. La FNAS, par l’entremise de ses avocats, est intervenue dans le Renvoi, précité.

ÉTAPES PROCÉDURALES ANTÉRIEURES

22.   Les demandeurs ont déposé leur déclaration le 4 juin 2001. Ils indiquent également ce qui, à leur avis, a été promis dans chaque traité ratifié par leurs tribus. Ils soulignent que les traités contiennent des promesses écrites en vertu desquelles elles pourraient continuer à chasser. Les demandeurs font également valoir que des promesses verbales leur ont également été faites, tel qu’indiqué dans les rapports rédigés par les commissaires responsables de la négociation des traités.

23.   Les demandeurs prétendent également que les traités qu’ils ont ratifiés garantissaient leur droit de régir leurs affaires en tant que nations souveraines. Cette revendication, ainsi que de plusieurs autres, reposait sur la prémisse selon laquelle les tribus ont ratifié les traités sur la croyance que ceux-ci étaient négociés entre nations souveraines; notamment les Premières nations en cause et la Couronne britannique.

24.   Les demandeurs indiquent également que les traités leur garantissaient la non-ingérence de la Couronne et la gestion des Premières nations de leurs affaires. Ils soutiennent que la Loi sur les armes à feu représente une atteinte injustifiée à ces garanties.

 

25.   La défense a été déposée le 19 juillet 2001 avec le consentement des demandeurs. Le défendeur a exprimé son désaccord avec les prétentions des demandeurs selon lesquelles les traités et les autres documents ont l’effet que leur donnaient les demandeurs. Le défendeur nie également que le droit autochtone à l’autodétermination a la portée et est de la nature que veulent lui donner les demandeurs et dément que la Loi sur les armes à feu empiète sur ces droits et ces garanties.

26.   Le dossier de requête pour cette requête interlocutoire a été déposé par les demandeurs le 25 mars 2002.

27.   Dans une lettre datée le 19 avril 2002, l’avocat des demandeurs a indiqué que la requête devrait être entendue avant le début de la saison de chasse suivante. Les demandeurs ont affirmé que, plus longue sera l’attente avant de pouvoir chasser, plus grands seront les torts subis. Les avocats des demandeurs ont joint à leur lettre une déclaration d’un professeur de l’Université de Lethbridge, le docteur Peter Douglas Elias, qui soulignait les effets délétères d’une interdiction de chasse pour les communautés des Premières nations.

28.   En réponse, l’avocat du défendeur a soumis une lettre datée 29 avril 2002. Le défendeur a remis en cause l’urgence de cette requête interlocutoire. Le 2 mai 2002, le juge en chef adjoint Lufty a émis une ordonnance afin que cette demande soit traitée comme une instance à gestion spéciale et que le juge Hugessen soit responsable de la gestion de l’instance. Dans le cadre d’une téléconférence qui a eu lieu le 23 mai, le début de l’audience de cette requête interlocutoire a été fixé au 29 octobre 2002 à Vancouver et ce, pour quatre jours.

 

ARGUMENTS DES PARTIES

Demandeurs

29.   Les arguments des demandeurs peuvent être résumés de la façon suivante :

1.   La nature de la requête

2.   Droit de chasse prévu par traité

3.   Preuve d’une violation constitutionnelle tel qu’établi par R. cSparrow, [1990] 1 R.C.S. 1075 [Sparrow]

4.   Demande d’injonction fondée sur le critère énoncé dans RJR-MacDonald Inc. c. Canada (Procureur général), [1994] 1 R.C.S. 311 [RJR-MacDonald]

5.   Demande d’injonction contre la Couronne

1.   Nature de la requête

 

30.   Les demandeurs désirent obtenir une injonction afin d’interdire au défendeur d’exécuter les dispositions du Code criminel ou la Loi sur les armes à feu à l’égard des demandeurs et de tout autre membre des Premières nations de la Saskatchewan pour leur usage d’armes à feu ordinaires, telle que cette expression est définie dans le Renvoi. L’injonction n’interdirait pas au défendeur de régir les armes à feu prohibées ou les armes à autorisation restreinte et n’empêcherait pas le défendeur de prendre toute mesure nécessaire à l’égard des membres des Premières nations qui sont assujettis à une ordonnance d’interdiction aux termes de l’article 109 du Code criminel ou à une restriction aux termes de l’article 113 du Code criminel.

31.   Les demandeurs précisent que le paragraphe 373(1) des Règles des Cours fédérales, 1998, DORS/98-106 (les « RCF »), permet à un juge d’accorder une injonction interlocutoire.

2.   Le droit de chasser issu de traités

32.   En vertu des traités, les peuples des Premières nations ont un droit absolu de chasser en utilisant des armes à feu ordinaires et des munitions sans restriction. Par conséquent, et malgré les dispositions de la Loi sur les armes à feu, ils devraient avoir le droit de chasser en utilisant ces armes à feu sans devoir les enregistrer, et ce, en dépit des dispositions de la Loi sur les armes à feu.

33.   D’autres pratiques traditionnelles des Premières nations sont intimement liées aux pratiques de l’exploitation de la faune, incluant la chasse. Le droit à la chasse issu de traités n’est pas qu’un simple droit pour assurer la subsistance. Ces droits issus de traités devraient être interprétés de façon plus large que les droits de propriété prévus par la common law. Les demandeurs invoquent Sparrow à l’appui de cette prétention.

34.   Les garanties verbales et écrites fournies par la Couronne lors des négociations avec les Premières nations étaient que la Couronne ne limiterait pas la chasse et que les membres des Premières nations seraient en mesure de chasser comme si les traités n’avaient jamais été conclus. Trois catégories de garanties sont soulignées : ne pas limiter la chasse, la poursuite des pratiques antérieures liées à la chasse et le droit des autochtones de régir eux-mêmes la chasse.

 

35.   Les demandeurs font référence à la décision dans R. c. Badger, [1996] 1 R.C.S. 771 [Badger] qui, selon eux, précise qu’un traité ne peut prévoir de restriction sur la façon, le moment et l’étendue du droit à la chasse des autochtones. Afin d’être effectif, le droit à la chasse ne peut être entravé. Les demandeurs ont également invoqué la décision de la Cour suprême du Canada dans R. c. Sundown, [1999] 1 R.C.S. 393 [Sundown], où la Cour a discuté de ce qui était raisonnablement accessoire à la chasse.

36.   Les demandeurs prétendent que les traités ont reconnu et ont affirmé l’existence de certains droits liés à l’auto-détermination des Premières nations et citent certains passages provenant de Badger et des traités en appui à leurs prétentions. Ils font valoir que la Loi sur les armes à feu enfreint le droit à la chasse issu de traités et ce, en dépit de la clause de non-dérogation prévue au paragraphe 2(3) de la Loi sur les armes à feu :

(3) Il est entendu que la présente loi ne porte pas atteinte aux droits - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada visés à l’article 35 de la Loi constitutionnelle de 1982.

(3) For greater certainty, nothing in this Act shall be construed so as to abrogate or derogate from any existing aboriginal or treaty rights of the aboriginal peoples of Canada under section 35 of the Constitution Act, 1982.

 

37.   Les demandeurs soutiennent que l’exigence selon laquelle chaque Autochtone en Sasksatchewan obtient un permis du gouvernement fédéral viole leurs droits issus de traités. Selon eux, le défendeur ne peut justifier un empiétement de ces droits puisqu’il a reconnu l’effet sur ces droits par le biais du paragraphe 2(3) de la Loi sur les armes à feu. Puisque le Parlement n’avait pas l’intention de porter atteinte aux droits issus de traités, un argument ne peut être avancé afin que la sécurité du public ou une politique publique justifie cette atteinte. La Loi sur les armes à feu ne peut être justifiée en l’absence d’une pleine et entière consultation. Les affaires Badger et Sparrow ont été invoquées à l’appui de ces prétentions.

 

3.  Preuve d’une violation constitutionnelle en référence à Sparrow

38.   En l’espèce, les demandeurs énoncent les éléments du critère dans Sparrow ainsi que les articles 35 et 35.1 de la Loi constitutionnelle de 1982. Le paragraphe 35(1) de la Loi constitutionnelle de 1982 prévoit :

35. (1) Les droits existants - ancestraux ou issus de traités - des peuples autochtones du Canada sont reconnus et confirmés.

35. (1) The existing aboriginal and treaty rights of the aboriginal peoples of Canada are hereby recognized and affirmed.

39.   Les demandeurs prétendent que l’article 35.1, qui accorde un statut spécial aux Autochtones dans le processus d’amendement constitutionnel, met l’accent sur l’importance de la protection des traités en droit canadien. Cet article se lit comme suit :

35.1 Les gouvernements fédéral et provinciaux sont liés par l’engagement de principe selon lequel le premier ministre du Canada, avant toute modification de la catégorie 24 de l’article 91 de la « Loi constitutionnelle de 1867 », de l’article 25 de la présente loi ou de la présente partie :

a) convoquera une conférence constitutionnelle réunissant les premiers ministres provinciaux et lui-même et comportant à son ordre du jour la question du projet de modification;

 

b) invitera les représentants des peuples autochtones du Canada à participer aux travaux relatifs à cette question

35.1 The government of Canada and the provincial governments are committed to the principal that, before any amendment is made to Class 24 of section 91 of the "Constitution Act, 1876", to section 25 of this Act or to this Part:

(a) a constitutional conference that includes in its agenda an item relating to the proposed amendment, composed of the Prime Minister of Canada and the first ministers of the provinces, will be convened by the Prime Minister of Canada; and

(b) the Prime Minister of Canada will invite representatives of the aboriginal peoples of Canada to participate in the discussions on that item.

 

40.   Il y a quatre éléments dans le critère de Sparrow afin de déterminer si l’atteinte à un droit ancestral est justifiée. Premièrement, il est nécessaire de déterminer si la limitation découle d’un objectif législatif véritable. Le deuxième élément porte sur la question de savoir si la législation en cause assure l’honneur de la Couronne dans ses relations avec les peuples autochtones. Ensuite, un tribunal devrait déterminer si l’atteinte est minimisée tout en atteignant les objectifs recherchés. Enfin, pour que l’atteinte à un droit ancestral soit justifiée, le groupe autochtone en question doit avoir été adéquatement consulté.

41.   Les demandeurs sont prêts à concéder que l’objectif de la loi, soit la sécurité du public, est légitime. Ils prétendent toutefois que les autres éléments du critère de Sparrow ne sont pas satisfaits. Ils font valoir que la Couronne a manqué à son devoir de fiduciaire, qui fait partie de son devoir d’assurer son honneur en transigeant avec les peuples autochtones. Il n’y a pas eu de consultations suffisantes avant l’adoption de la loi. Selon la jurisprudence pertinente, des consultations publiques régulières sont inadéquates. Plutôt, afin qu’elles soient suffisantes aux fins du critère, les consultations doivent viser les Premières nations et prendre en considération leurs préoccupations.

42.   Les demandeurs citent un passage de l’ouvrage de l’auteur Peter Hogg, Constitutional Law of Canada, (1997), selon lequel l’enchâssement des droits ancestraux et issus de traités au paragraphe 35(1) signifie qu’une modification à ces droits ne peut survenir en l’absence d’une modification constitutionnelle ou le consentement de ceux qui les détiennent. Ce consentement n’a pas été accordé en l’espèce. À plusieurs occasions, les demandeurs ont exprimé leur opposition à cette législation. Les demandeurs concluent au paragraphe 52 de leurs observations qu’il [traduction] « ne peut pas être dit que les Premières nations n’ont pas invoqués leurs droits » (le 22 mars 2002).

 

43.   En ce qui a trait à l’atteinte minimale de leurs droits, le fardeau revient à la Couronne de démontrer qu’il y a eu une atteinte minimale aux droits issus de traités. Ceci était également énoncé dans Badger. L’alinéa 117u) de la Loi sur les armes à feu, cité ci-dessous, accorde au gouverneur en conseil la possibilité d’adopter des dispositions réglementaires :

117. Le gouverneur en conseil peut, par règlement,

        [...]

u) prévoir selon quelles modalités et dans quelle mesure telles dispositions de la présente loi ou de ses règlements s’appliquent à tout peuple autochtone du Canada et adapter ces dispositions à cette application [...]

117. The Governor in Council may make regulations:

        [...]

(u) respecting the manner in which any provision of this Act or the regulations applies to any of the aboriginal peoples of Canada, and adapting any such provision for the purposes of that application [...]

44.   Cette disposition est la preuve que la Loi sur les armes à feu ne constitue pas une atteinte minimale aux droits issus de traités puisqu’elle accorde un pouvoir discrétionnaire sans entraves au gouverneur en conseil. Par voie réglementaire, le gouverneur en conseil pourrait définir la portée de la loi et son application aux peuples autochtones. Cela contreviendrait à la règle établie dans R. c Côté, [1996] 3 S.C.R. 139, qui a énoncé que la Couronne a un devoir fiduciaire de circonscrire tout pouvoir qu’elle pourrait déléguer à quiconque.

45.   Le droit de chasser est réduit à un privilège qui se mérite en passant au travers des processus administratifs qui peuvent être arbitraires. Selon les mots utilisés par les demandeurs, cela équivaut à un amendement constitutionnel sans passer par les voies officielles. Ils concluent que l’objectif de la loi aurait pu être atteint au moyen d’une violation moins importante. L’atteinte n’est donc pas minimale.

46.   En ce qui a trait au devoir de consulter, les arguments sur ce point étaient inclus avec ceux portant sur l’honneur de la Couronne.

 

4.   Injonction fondée sur le critère élaboré dans RJR-Macdonald

47.   Les demandeurs doivent démontrer ce qui suit : 1) il y a une question importante à trancher; 2) ils subiront des torts irréparables si l’injonction n’est pas accordée; et 3) la prépondérance des inconvénients penche en faveur de l’octroi de l’injonction.

48.   Les demandeurs soutiennent que la restriction du droit à la chasse par la Loi sur les armes à feu va au cœur de leurs pratiques et de leurs coutumes. Les dispositions des traités ne prévoient pas l’enregistrement ou l’octroi de permis pour les armes à feu. Le défendeur aurait pu consulter les Premières nations afin de leur permettre d’élaborer et de mettre en œuvre un cadre législatif qu’elles auraient pu administrer elles-mêmes. Il s’agit de questions importantes à trancher.

49.   Les exigences en matière de permis, de certificats et d’autorisation prévues par la Loi sur les armes à feu empêcheront plusieurs détenteurs de droits issus de traités d’exercer leurs droits de la façon qu’ils préfèrent. La lettre du docteur Elias, précitée, énumère certaines conséquences qui pourraient attendre les Premières nations s’ils ne sont pas en mesure de chasser pendant une longue période. Ces effets sont de nature sociale, culturelle et économique. De plus, les Premières nations souffriront de carences alimentaires et certains troubles sociaux pourraient se développer à la suite de la diminution de la chasse, puisque le lien avec la terre sera amoindri. Les commentaires du docteur Elias sont renforcés par les affidavits et les contre-interrogatoires de plusieurs leaders autochtones qui ont soumis des affidavits.

 

50.   La prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction demandée. Des dommages-intérêts ne sont pas une mesure de redressement appropriée dans le cas d’une violation d’un droit constitutionnel et du droit à la chasse issu de traités. Des dommages-intérêts reçus dans les années à venir ne sauraient répondre aux besoins en matière de santé et aux besoins sociaux et culturels d’aujourd’hui et ils ne pourront compenser les torts découlant de l’arrêt de la chasse. L’intérêt public dicte également le respect des droits constitutionnels.

51.   À la lumière de ces facteurs, la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction demandée afin de protéger le statu quo. Elle protégera les droits des demandeurs sans pour autant limiter la capacité de la défenderesse d’appliquer la Loi sur les armes à feu à l’égard de la majorité des Canadiens et des Canadiennes.

5.   Injonction contre la Couronne

52.   Les demandeurs reconnaissent que la possibilité d’obtenir une injonction contre la Couronne est très limitée. La Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, s. 22 énonce ce qui suit :

22. (1) Le tribunal ne peut, lorsqu’il connaît d’une demande visant l’état, assujettir celui-ci à une injonction ou à une ordonnance d’exécution en nature mais, dans les cas où ces recours pourraient être exercés entre personnes, il peut, pour en tenir lieu, déclarer les droits des parties.

(2) Le tribunal ne peut, dans aucune poursuite, rendre contre un préposé de l’État de décision qu’il n’a pas compétence pour rendre contre l’État.

22. (1) Where in proceedings against the Crown any relief is sought that might, in proceedings between persons, be granted by way of injunction or specific performance, a court shall not, as against the Crown, grant an injunction or make an order for specific performance, but in lieu thereof may make an order declaratory of the rights of the parties.

(2) A court shall not in any proceedings grant relief or make an order against a servant of the Crown that it is not competent to grant or make against the Crown.

 

53.   Généralement, les tribunaux prononceront un jugement déclaratoire contre la Couronne qui énoncera le droit applicable aux parties mais qui n’inclura pas d’ordonnances coercitives. Toutefois, les demandeurs font valoir qu’un tribunal peut émettre une injonction contre la Couronne lorsqu’il s’agit d’éviter une violation de la Constitution. À l’appui de leurs prétentions, les demandeurs citent l’ouvrage suivant : Peter W. Hogg and Patrick J. Monahan, Liability of the Crown (3e édition) (Toronto : Carswell, 2000). Ils ont également invoqué Lévesque c Canada (Procureur général), [1986] 2 C.F. 287.

54.   Les demandeurs présentent trois conclusions sur le sujet de l’injonction : La première est que les droits issus de traités constituent des droits spéciaux qui sont enchâssés dans la Loi constitutionnelle de 1982. La deuxième est que ces droits sont violés et qu’ils continuent de l’être. Enfin, les demandeurs soutiennent qu’une injonction constitutionnelle peut être accordée contre la Couronne et qu’il s’agit d’un recours approprié en l’espèce.

55.   Dans le cadre de leur demande pour une injonction, les demandeurs soutiennent que la Cour devrait exercer son pouvoir discrétionnaire afin de ne pas exiger des demandeurs qu’ils fournissent un engagement afin de couvrir les dommages pouvant découlant de l’injonction. Historiquement, les Premières nations ont été désavantagées sur le plan économique et continuent de l’être. De plus, les dispositions de la Loi sur les Indiens limitent leur capacité de mettre en gage des terres et d’autres biens en garantie. Qui plus est, l’honneur de la Couronne est en cause ici et il serait déshonorable d’obliger les Premières nations à accepter une violation de leurs droits car elles sont incapables de fournir un engagement.

 

Défenderesse

56.   En résumé, la défenderesse fait valoir les éléments suivants :

1.   Caractère urgent de la question

2.   Responsabilité fiduciaire de la Couronne

3.      Possibilité d’une avalanche de réclamations

4.   Les demandeurs n’ont pas réussi à satisfaire le critère à trois volets élaboré dans RJR-Macdonald 

1.   Le caractère urgent de la question

57.   La défenderesse fait valoir que l’action principale a été intentée le 4 juin 2001. La requête des demandeurs pour obtenir une injonction a été signifiée et déposée le 25 mars 2002. En ce qui a trait aux torts qu’ils pourraient subir, je présume que les demandeurs ont les ont déjà subis durant la saison de chasse 2001-2002, mais ils ont décidé d’attendre à aujourd’hui avant de demander une mesure de redressement interlocutoire. Cela semble indiquer que cette question n’a pas l’urgence que les demandeurs veulent lui accorder.

2.   Responsabilité fiduciaire de la Couronne

 

58.   La défenderesse indique que l’existence d’un lien unique entre la Couronne et les peuples Autochtones peut parfois, selon les circonstances, donner lieu à des obligations fiduciaires, mais que les circonstances décrites dans la déclaration ne donnent pas lieu à des droits juridiquement exécutoires.

59.   La défenderesse exprime également son désaccord avec la position prise par les demandeurs sur les effets de la Proclamation royale sur les droits des Autochtones. Elle mentionne également le fait que les garanties assurées par les traitées concernant le droit à la chasse étaient assujetties à toute disposition réglementaire que pouvait adopter le gouvernement du Canada. De plus, elle conteste le fait que les promesses faites oralement par les commissaires qui ont représenté la Couronne lors des négociations de traités constituent des garanties explicites et solennelles touchant les droits issus des traités.

60.   La défenderesse nie que les traités en question ont reconnu l’autorité des bandes autochtones de gérer les affaires de leurs membres et nie également toute allégation concernant la poursuite, la non-ingérence et l’encadrement des droits de chasse par les Premières nations.

61.   Ce démenti inclut également toutes les allégations qui remettent en question la légalité de la Loi sur les armes à feu. La défenderesse fait valoir que les dispositions de la Loi sur les armes à feu constituent une violation minimale qui permet l’atteinte des objectifs de la loi et qu’elles sont donc justifiées.

3.   Possibilité d’une avalanche de réclamations

 

62.   La défenderesse prétend qu’il y a une réelle possibilité d’une avalanche de réclamations touchant les autres dispositions de la Loi sur les armes à feu si cette requête est accordée.

4.   Le critère à trois volets

63.   Puisque le critère élaboré dans RJR-Macdonald n’a pas été satisfait, les demandeurs n’ont pas droit au recours qu’ils demandent.

DISCUSSION

64.   Mon analyse portera presque exclusivement sur la question de savoir si la requête déposée par les demandeurs est l’outil approprié afin d’accorder l’injonction demandée.

65.   Il est généralement reconnu que le critère dans RJR-Macdonald  est une adaptation du critère présenté dans la décision anglaise American Cyanamid Co. c. Ethicon Ltd., [1975] A.C. 396 (American Cyanamid). Le critère dans American Cyanamid a été adopté par la Cour suprême dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 R.C.S. 110 (Metropolitan Stores). Les demandeurs doivent démontrer l’existence d’une question à juger, une possibilité raisonnable qu’ils subiraient un tort irréparable si l’injonction n’était pas accordée et que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction.

 

66.   Bien qu’il ne s’agisse pas d’une affaire portant sur la Charte, elle met en cause la Loi constitutionnelle de 1982, qui inclue la Charte. Les demandeurs font valoir des droits qui, à leur avis, sont protégés autant par la Constitution du Canada que par les traités qu’ils ont ratifiés. Gardant cette considération à l’esprit, il est utile de se référer aux commentaires que les juges Sopinka et Cory ont émis dans le cadre de leur jugement de l’injonction interlocutoire demandée dans RJR-Macdonald. Dans cette affaire, la compagnie de tabac avait demandé la suspension de l’application des lois sur l’emballage et de mise en marché en attendant la décision finale sur leur contestation de la loi. Aux pages 333 et 334 de leurs motifs, les juges Sopinka et Cory ont décrit les éléments à considérer :

[traduction]

Le redressement demandé est important et ses effets sont d’une portée considérable. Il faut procéder à un processus de pondération soigneux. D’une part, les tribunaux doivent être prudents et attentifs quand on leur demande de prendre des décisions qui privent de son effet une loi adoptée par des représentants élus. D’autre part, la Charte impose aux tribunaux la responsabilité de sauvegarder les droits fondamentaux. Si les tribunaux exigeaient strictement que toutes les lois soient observées à la lettre jusqu’à ce qu’elles soient déclarées inopérantes pour motif d’inconstitutionnalité, ils se trouveraient dans certains cas à fermer les yeux sur les violations les plus flagrantes des droits garantis par la Charte. Une telle pratique contredirait l’esprit et l’objet de la Charte et pourrait encourager un gouvernement à prolonger indûment le règlement final des différends. (Je souligne)

                   

Arguments préliminaires

67.   Avant de procéder au critère à trois volets, il est nécessaire d’aborder deux arguments préliminaires. Le premier consiste à dire que l’injonction demandée représenterait une détermination finale de l’affaire avant qu’elle soit entendue sur le fond. Le deuxième argument veut qu’il soit impossible d’accorder une injonction contre la Couronne et que permettrait de rejeter la requête.

 

68.   Dans le cadre de l’examen de ces questions préliminaires et du critère à trois volets, il est nécessaire de préciser que c’est une injonction et non une déclaration qui est demandée. Dans l’action principale, les demandeurs demandent, entre autres mesures de redressement, une déclaration selon laquelle la Loi sur les armes à feu ne s’applique pas à eux. Les demandeurs indiquent clairement qu’ils veulent que le défendeur et ses préposés ne soient pas en mesure d’appliquer les dispositions du Code criminel et de la Loi sur les armes à feu à leur égard.

Détermination finale

69.   La question selon laquelle une décision sur une requête interlocutoire représente une décision finale de l’action ou de la demande sous-jacente a été examinée dans un contexte de droit autochtone dans Shubenacadie Indian Band c. Canada (Ministre des Pêches et Océans) (1000), 193 F.T.R. 267 (F.C.T.D.) [ci-après Shubenacadie]. Dans cette affaire, puisque le demandeur n’avait pu s’entendre avec le Ministre, le juge Pelletier (rang qu’il occupait à l’époque) devait décider s’il devait octroyer une injonction interdisant au Ministre d’interférer avec la pêche au homard avant la fin de la saison établie par le demandeur.

 

70.   La Cour a rendu sa décision un mois avant la fin de la saison de la pêche proposée. Elle a conclu qu’en acceptant la demande d’injonction et en permettant aux demandeurs de pêcher librement, elle accorderait une mesure de redressement qui n’est généralement accordée que dans le cadre d’un contrôle judiciaire portant sur le fond. L’affaire  Gould c. Canada (Attorney General), [1984] 1 C.F. 1133 (C.A.) était incluse dans la jurisprudence citée à l’appui de la décision. Dans Gould, le demandeur qui était un détenu dans un pénitencier demandait que les détenus aient droit de vote. Dans l’intérim, il a présenté une requête afin d’obtenir une injonction interlocutoire qui lui aurait permis de voter lors de la prochaine élection. La Cour fédérale a rejeté la requête au motif que la mesure de redressement demandée ne devrait être accordée que lors d’un contrôle judiciaire sur le fonds.

71.   De la même façon dans Shubenacadie, l’octroi de l’injonction interlocutoire aurait constitué une détermination finale de la question en accordant le droit de pêche aux demandeurs. Il a également été précisé que l’injonction aurait eu un effet sur d’autres communautés qui pouvaient prétendre à des droits issus de traités similaires à ceux invoqués par les demandeurs. Par conséquent, en raison de l’importance et de la complexité de ces questions, la Cour a décidé qu’elles devraient être examinées dans le cadre d’un procès et que le redressement demandé ne devait pas être interlocutoire.

72.   Eu égard au moment où elle a été déposée, cette requête pourrait être rejetée pour les mêmes motifs. Une injonction interlocutoire qui interdirait à la défenderesse d’appliquer la Loi sur les armes à feu ou les dispositions pertinentes du Code criminel accorderait le redressement demandé par les demandeurs en attendant le jugement final. D’ici là, ils seraient en mesure d’exercer leur droit de chasse sans devoir se conformer aux exigences portant sur l’enregistrement des armes à feu et l’obtention d’un permis prévues par la Loi sur les armes à feu.

 

73.   Les demandeurs ne sont pas à la recherche d’une mesure de redressement qui rendrait caduque toute détermination finale. Plutôt, ils désirent conserver le statu quo qui existait avant l’entrée en vigueur de la Loi sur les armes à feu; c’est-à-dire, l’utilisation d’armes à feu régulières pour la chasse sans que celles-ci doivent être enregistrées. Ils ne sont pas à la recherche de quelque chose qu’ils n’avaient pas auparavant, telle une saison de pêche au homard prolongée comme c’était le cas dans Shubenacadie, ou, comme le demandaient les demandeurs dans Gould la possibilité de voter au cours d’une élection particulière.

74.   En raison de la nature du redressement demandé, j’hésiterais à disposer de la requête sur cette base uniquement. Je propose donc d’examiner l’autre point préliminaire avant d’aborder le test à trois volets.

Injonction contre la Couronne

75.   L’article 22 de la Loi sur la responsabilité civile de l’État et le contentieux administratif, précitée, prévoit qu’un tribunal ne peut assujettir l’État ou un préposé de l’État à une injonction ou à une ordonnance d’exécution en nature mais peut déclarer les droits des parties.

76.   Les demandeurs soulignent que Hogg et Monahan, précités, expliquent les raisons pour lesquelles la Couronne ne peut être assujettie à une injonction. Celles-ci incluent l’incompatibilité d’avoir un tribunal de la Couronne émettre une ordonnance à l’égard de la Couronne ainsi que l’impossibilité de sanctionner la Couronne pour outrage au tribunal. Toutefois, les demandeurs prétendent qu’un tribunal peut émettre une injonction, même à l’égard de la Couronne, afin d’empêcher une violation de la constitution. Selon Hogg et Monahan, précités, et les demandeurs, la Couronne ne peut invoquer son immunité afin de se protéger d’un agissement inconstitutionnel.

77.   Les demandeurs invoquent également la décision de la Cour fédérale (1ère instance) dans Lévesque, précitée, afin d’affirmer qu’il existe une exception en matière constitutionnelle pour les injonctions contre la Couronne.

 

78.  L’affaire Lévesque et les auteurs Hogg et Monahan, précités, ont été examinés par le juge Lemieux dans Paul c. Canada, 2002 FCT 615; [2002] F.C.J. no 824 (F.C.T.D.) [Paul]. Dans cette décision, la Cour a déterminé que ces références n’étaient pas pertinentes pour appuyer la prétention qu’il existe une exception constitutionnelle : Dans ses motifs, le juge Lemieux a émis les commentaires suivants au paragraphe 79 :

Je ne suis pas convaincu que les décisions sur lesquelles s’appuient les avocats des demandeurs sont suffisantes pour lever l’immunité de la Couronne contre une injonction interlocutoire (par opposition à une injonction définitive) en l’espèce. Le juge Beetz dans Manitoba (Procureur général) c. Metropolitan Stores (MTS) Ltd., [1987] 1 S.C.R. 110, déclare ce qui suit de Société Asbestos Limitée c. Société nationale de l’amiante et Procureur général de la province de Québec, [1979] C.A. 342 (Que. C.A.)} à la page 148, une affaire qu’il décrit comme une instance dans laquelle une injonction a été accordée en vue de suspendre la mise en application d’une loi alors que la Cour d’appel du Québec avait prononcé une injonction interlocutoire interdisant au procureur général et à quiconque de faire appliquer tout droit conféré par les projets de loi 70 et 121 relatifs à La Société Nationale de l’amiante :

Les deux lois en question avaient été adoptées en français seulement, ce qui allait à l’encontre de l’art. 133 de la Loi constitutionnelle de 1867, et la Cour d’appel est arrivée immédiatement à la ferme conclusion qu’elles étaient pour cette raison invalides. Il s’agit là d’un de ces cas exceptionnels où une décision au fond pouvait intervenir au stade interlocutoire.

79.   Au paragraphe 80, la Cour a établi une distinction entre la décision rendue dans Lévesque et celle dont elle était saisie, soit l’affaire Paul.

Lévesque, précité, [...] ne s’agissait pas d’une injonction interlocutoire; le juge Rouleau, de la présente Cour, appelé à statuer sur le fond d’une demande de contrôle judiciaire, a délivré un mandamus en estimant qu’il s’agissait d’un recours approprié à l’encontre d’une violation de la Charte.

80.   Le redressement demandé dans Paul était d’obliger le gouvernement fédéral à continuer les négociations avec la Première nation Dogrib en attendant le dénouement de l’affaire ou l’inclusion du groupe Métis du demandeur dans le processus de négociation.

81.   Au paragraphe 81, le juge Lemieux a énoncé la règle suivante :

 

Ce qui découle de la jurisprudence, c’est que la Cour ne prononcera pas d’injonction interlocutoire contre la Couronne ou contre un ministre de la Couronne dans les affaires constitutionnelles sauf, dans certaines circonstances exceptionnelles, lorsque le juge saisi de la requête peut décider du fond de la demande au stade interlocutoire, ce qui n’est certainement pas le cas en l’espèce. Par conséquent, je suis d’avis qu’une injonction interlocutoire ne peut être prononcée contre le Canada.

82.   Cette Cour n’est pas liée par la décision dans Paul et, par conséquent, n’a pas à rejeter la requête contre la défenderesse sur la base de cette jurisprudence. J’hésiterais à rejeter une motion sur ce point. Les références citées invoquent la possibilité que des injonctions puissent être accordées afin d’empêcher des violations constitutionnelles par la Couronne en attendant que les questions soient décidées dans le cadre de l’instance ou de la demande principale. Autrement dit, il n’est pas toujours nécessaire de confirmer que le juge de la requête puisse décider du bien-fondé d’une action à l’étape interlocutoire pour qu’une injonction interlocutoire puisse être émise.

83.   Le cas qui nous occupe n’est peut-être pas clairement un cas où une requête pour une injonction interlocutoire devrait être accordée afin d’empêcher une violation constitutionnelle, mais il ne s’agit clairement pas d’un cas où cette exception ne devrait pas s’appliquer. D’ici à ce que d’autres tribunaux se penchent sur cette question, il serait avisé de donner gain de cause aux demandeurs sur cette question préliminaire et de passer au test à trois volets.

Question sérieuse

84.   Les juges Sopinka et Cory, dans RJR-Macdonald, ont énoncé les règles à suivre pour déterminer si un cas présentait une question sérieuse. Leurs commentaires sur cette question étaient énoncés partiellement aux pages 337 et 338. Voici des extraits de leur discussion :

 

[traduction]

Quels sont les indicateurs d’une « question sérieuse à juger »? Il n’existe pas d’exigences particulières à remplir pour satisfaire à ce critère. Les exigences minimales ne sont pas élevées. Le juge saisi de la requête doit faire un examen préliminaire du fond de l’affaire. La décision sur le fond que rend le juge de première instance relativement à la Charte est une indication pertinente, mais pas nécessairement concluante que les questions soulevées en appel constituent des questions sérieuses [...] De même, l’autorisation d’appel sur le fond qu’une cour d’appel accorde constitue une indication que des questions sérieuses sont soulevées, mais un refus d’autorisation dans un cas qui soulève les mêmes questions n’indique pas automatiquement que les questions de fond ne sont pas sérieuses.

Une fois convaincu qu’une réclamation n’est ni futile ni vexatoire, le juge de la requête devrait examiner les deuxième et troisième critères, même s’il est d’avis que le demandeur sera probablement débouté au procès. Il n’est en général ni nécessaire ni souhaitable de faire un examen prolongé du fond de l’affaire.

Il existe deux exceptions à la règle générale selon laquelle un juge ne devrait pas procéder à un examen approfondi sur le fond. La première est le cas où le résultat de la demande interlocutoire équivaudra en fait au règlement final de l’action. Ce sera le cas, d’une part, si le droit que le requérant cherche à protéger est un droit qui ne peut être exercé qu’immédiatement ou pas du tout, ou, d’autre part, si le résultat de la demande aura pour effet d’imposer à une partie un tel préjudice qu’il n’existe plus d’avantage possible à tirer d’un procès. [...] La deuxième exception à l’interdiction, formulée dans l’arrêt American Cyanamid, de procéder à un examen approfondi du fond d’une affaire, vise le cas où la question de constitutionnalité se présente uniquement sous la forme d’une pure question de droit. (Nous soulignons.)

 

85.   À mon avis, aucune des deux exceptions n’est présente en l’espèce. Le droit de chasser n’est pas un droit ponctuel qui peut seulement être exercé à un moment donné, comme c’était le cas dans Gould qui portait sur le droit de vote.

86.   La question à juger dans l’instance principale n’est pas une simple question de droit, comme celles qui existaient dans les affaires RJR-Macdonald et American Cyanamid. Les questions de fait et de droit à juger sont suffisamment complexes à juger et elles vont au-delà de ce qui serait couvert par l’exception. Les promesses que la Couronne a faites dans le cadre des traités ne sont qu’un exemple des questions qui ne peuvent pas être décidées comme de simples questions de droit.

 

87.   La quantité et la variété d’allégations contenues dans la Déclaration qui sont réfutées par l’intimé dans sa Défense représentent bien l’éventail des questions qui devront être jugées dans l’instance principale. Il s’agit donc d’un cas où aucune des exceptions ne s’applique.

 

88.   À la lumière de la discussion précédente portant sur la variété et la complexité des questions à être jugées, il va sans dire que les demandeurs ont soumis une question sérieuse à être jugée. Le faible seuil qui s’applique à cette portion du test a été facilement rencontré. En l’absence des exceptions qui mettraient un terme à l’analyse, je passerai à l’élément plus litigieux du test, soit celui portant sur le tort irréparable.

Tort irréparable

89.   Les affidavits des demandeurs et les contre-interrogatoires des déposants indiquent clairement les torts que les demandeurs pourraient subir si l’injonction n’était pas accordée. Toutefois, les demandeurs doivent convaincre cette Cour que les torts sont irréparables.

90.   En l’espèce, je ne peux conclure que les torts seraient irréparables. Les torts causés par une interdiction de chasser au moyen d’armes à feu pendant plusieurs saisons sont de toute évidence sérieux, mais ils pourraient être compensés par l’octroi de mesures de redressement accordées à la fin de l’instance principale. Une compensation financière pourrait être accordée aux demandeurs et des mesures de redressement pourraient être accordées pour toute violation des droits issus de traités enchâssés dans la Constitution. Ces mesures de redressement pourraient inclure les déclarations que désirent obtenir les demandeurs ainsi que des ordonnances exigeant du défendeur qu’il prête main-forte aux demandeurs pour remettre sur pied la chasse et les pratiques culturelles associées qui auraient pu être amoindries durant la période d’interdiction de la chasse.

 

91.   Autrement, les demandeurs pourraient respecter la loi et enregistrer leurs armes à feu auprès du gouvernement fédéral et obtenir les permis nécessaires. Dans la mesure où la législation proposée ressemble largement à la loi fédérale actuelle et dans l’éventualité où les demandeurs avaient gain de cause dans l’action principale, il ne serait pas difficile de transférer les enregistrements et les permis au niveau fédéral aux enregistrements et permis des Premières nations.

92.   De plus, des mesures de redressement additionnelles pourraient être accordées pour la violation des droits issus de traités découlant des exigences fédérales en matière de permis et d’enregistrement. Je suis au courant de l’avertissement servi par le juge en chef Dickson et le juge LaForest dans Sparrow selon lequel les tribunaux doivent faire preuve de prudence afin de ne pas ignorer les concepts traditionnels du droit des biens dans la détermination des droits ancestraux. Dès lors, un argument peut être formulé selon lequel les cours ne devraient pas appliquer les principes de common law en droit des contrats aux traités conclus entre les Premières nations et la Couronne.

93.   Toutefois, je suis également au fait de la dissidence exprimée par la juge McLachlin (rang qu’elle occupait à l’époque) dans R. c. Van der Peet, [1996] 2 S.C.R. 507. La juge McLachlin a exprimé la nuance suivante applicable aux droits ancestraux à la page 280 :

[traduction]

En effet, tout droit - ancestral ou autre - emporte de par sa nature même l’obligation de l’utiliser de façon responsable. Par exemple, il ne peut être utilisé d’une manière préjudiciable à autrui, qu’il s’agisse ou non d’autochtones. Il incombe à l’État d’établir un régime de réglementation qui respecte ces objectifs.

 

94.   L’intérêt public, tel que représenté par le Parlement, ne peut être écarté à une étape interlocutoire simplement pour éviter tout tort aux demandeurs. Conformément à cette logique, s’il est décidé que la défenderesse a effectivement violé les droits des Premières nations au moyen de la loi contestée, la Cour pourrait alors ordonner le versement d’une compensation et des ressources physiques nécessaires pour rétablir ce qui aurait pu être perdu.

95.   Au paragraphe 67 de leurs observations, (le 22 mars 2002), les demandeurs indiquent ce qui suit :

[traduction]

 [...] Les Premières nations subiront un tort irréparable à leurs droits issus de traités si chaque Autochtone en Saskatchewan doit obtenir un permis, un certificat ou une autorisation pour l’usage d’une arme à feu et des munitions. Le régime actuel portant sur l’émission des permis et des certificats ainsi que sur l’autorisation ne permettra pas aux détenteurs de droits issus de traités de les exercer de la manière qu’ils préfèrent. (Je souligne).

96.   Je ne peux conclure que les demandeurs seraient privés de tous leurs droits issus de traités simplement parce qu’ils ne seraient pas en mesure de les exercer de la façon qu’ils préfèrent. Ils pourraient continuer à chasser le gibier sur leurs terres tout en respectant les exigences en matière de permis et d’enregistrement pour leurs armes à feu dans l’attente du jugement final dans l’action principale. Ce faisant, les demandeurs pourraient minimiser les torts pour lesquels ils pourraient recevoir une compensation dans l’éventualité ou leurs demandes sont acceptées.

97.   Par conséquent, j’en suis venu à la conclusion que les demandeurs n’ont pas fait la preuve d’une possibilité raisonnable de tort irréparable si la mesure de redressement demandée n’était pas accordée.

 

Prépondérance des inconvénients

98.   Puisque les demandeurs n’ont pas fait la preuve d’une possibilité raisonnable de tort irréparable, il n’est pas nécessaire d’évaluer la prépondérance des inconvénients.

99.   Il est regrettable que les demandeurs soient obligés de vivre au moins une saison de chasse où ils devront faire le choix de ne pas chasser ou de respecter une loi qui, à leur avis, brime leurs droits. Toutefois, la preuve de la possibilité raisonnable d’un tort irréparable n’a pas été faite.

100.   Je ne peux que suggérer aux parties de collaborer afin que le processus de gestion de l’instance se déroule le plus rapidement possible, et ce, dans le but de résoudre le litige de manière équitable.

101.   Ainsi, la requête est rejetée et les dépens suivront l’issue de la cause.

(signé) « Michel Beaudry »

Juge

Vancouver (C.-B.)

Le 31 octobre 2002

 

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