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Date : 20060504

Dossier : IMM-4251-05

Référence : 2006 CF 564

Ottawa (Ontario), le 4 mai 2006

EN PRÉSENCE DE MADAME LA JUGE SNIDER

ENTRE :

SHAHABDEEN MAHAMUDU LEBBE

NASUWA BEEBEE MOHAMMADU CASSIM

FATHIMA SHEEMA SHAHABDEEN

SHIFAN MOHOMED

FATHIMA SILMIYA SHAHABDEEN

FATHIMA SHAMA SHAHABDEEN

demandeurs

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

[1]         Le demandeur principal, M. Shahabdeen Mahamudu Lebbe (le demandeur), est un Tamoul musulman du Sri Lanka, qui demande l'asile au Canada du fait de ses opinions politiques, en l'occurrence son appui au Parti de l'Unité nationale (United National Party - UNP) et au Congrès des Travailleurs du Ceylan (Ceylon Workers Congress - CWC). Sa femme, Mme Nasuwa Beebee Mohammadu Cassim, et leurs enfants, Fathima Sheema Shahabdeen, Shifan Mohomed, Fathima Silmiya Shahabdeen et Fathima Shama Shahabdeen, fondent leur demande d'asile sur celle du demandeur.

[2]         Dans une décision datée du 16 juin 2005, un tribunal de la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a conclu que les demandeurs n'avaient pas la qualité de réfugiés au sens de la Convention ni celle de personnes à protéger. Alors qu'elle semblait accepter que les incidents relatifs à l'attaque de l'usine, au harcèlement dont les membres de la famille avaient fait l'objet et à la brutalité policière dont ils avaient été victimes une fois s'étaient effectivement produits, la Commission a rejeté la demande pour deux principaux motifs. En premier lieu, la Commission n'a pas accepté que le demandeur avait autant de visibilité politique que ce qu'il affirmait. En second lieu, la Commission a estimé que le demandeur n'avait pas réussi à la convaincre que le Parti de la liberté du Sri Lanka (Sri Lankan Freedom Party - SLFP) était responsable des attaques contre son usine et sa famille. De plus, se fondant sur la preuve documentaire et sur le fait que la police avait ouvert une enquête sur l'un des incidents susmentionnés, la Commission a estimé que le demandeur n'avait pas réfuté la présomption selon laquelle il pouvait se réclamer de la protection de l'État.

[3]         Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de cette décision.

Questions en litige

[4]         La principale question soulevée par les demandeurs est celle de savoir si la Commission a commis une erreur en tirant une conclusion défavorable quant à leur crédibilité pour les raisons suivantes :

  1. La Commission a commis une erreur en concluant que le demandeur avait fait une « déclaration inexacte » dans son formulaire de renseignements personnels (FRP) au sujet de sa visibilité sur la scène politique;

  1. La conclusion que la Commission a tirée au sujet du manque de connaissances politiques du demandeur reposait sur des éléments de preuve communiqués par le demandeur que la Commission a mal interprétés ou dont elle n'a pas tenu compte;

  1. Le demandeur a effectivement fait allusion, dans son FRP, à l'existence d'une collusion entre le SLFP et la police;

  1. Le demandeur a fourni une explication valable, corroborée par un stagiaire en droit, pour justifier le fait qu'il n'avait pas mentionné l'incident déclencheur au cours de l'entrevue au point d'entrée.

[5]         Le demandeur soutient par ailleurs que la Commission a commis une erreur en concluant qu'il n'avait pas réfuté la présomption de la protection de l'État.

Analyse

[6]         L'appréciation de la crédibilité se situe au coeur même du pouvoir discrétionnaire de la Commission, qui est la mieux placée pour dire ce qui est crédible et ce qui ne l'est pas et pour tirer les inférences qui s'imposent (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315 (C.A.F.)). La norme de contrôle judiciaire qui s'applique à la décision de la Commission est celle de la décision manifestement déraisonnable; notre Cour ne peut donc intervenir que si la décision de la Commission n'est nullement étayée par la preuve ou si elle est fondée sur une conclusion de fait erronée, tirée de façon abusive ou arbitraire ou sans tenir compte des éléments dont la Commission disposait (alinéa 18.1(4)d), Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7). Toutefois, même en appliquant cette norme exigeante, je suis persuadée que la décision ne saurait être confirmée.

a)    Poste occupé par le demandeur au sein du parti

[7]         Dans son FRP, le demandeur a déclaré qu'il était [traduction] « le leader musulman élu pour représenter l'UNP et le CWC dans [sa] région » . La Commission l'a longuement interrogé sur ce qu'il entendait par là et sur son rôle au sein de l'UNP et du CWC. La Commission a conclu :

[traduction] La Commission tire une inférence négative de la présumée « déclaration inexacte » que le demandeur a faite dans sa preuve écrite au sujet du poste qu'il occupait au sein de l'UNP et elle estime que le demandeur a tenté d'exagérer sa visibilité politique en se faisant passer par un « leader élu » de l'UNP [...]

[8]         Il semble que, d'après la Commission, le terme « élu » ne pouvait s'appliquer qu'à la personne élue à une charge publique et c'est en ce sens qu'elle a posé ses questions. La phrase qui suit le passage où le demandeur affirme être un « leader musulman élu » dissipe toutefois toute confusion. En effet, dans la phrase qui suit, le demandeur explique clairement que son rôle consistait à [traduction] « convaincre les Musulmans d'appuyer les partis en question, à recruter de nouveaux membres et à encadrer les Musulmans qui étaient déjà membres de ces partis » . Au cours de l'interrogatoire qu'il a subi à l'audience, le demandeur a tenu des propos qui allaient tout à fait dans le sens du contenu de son FRP. Il n'a pas fait de déclaration inexacte au sujet de son rôle et il n'a pas exagéré. Cette conclusion erronée de la Commission porte directement sur la question de la visibilité du demandeur sur la scène politique.

b)    Rôle joué par le SLFP en ce qui concerne la présumée persécution

[9]         Tant dans son FRP que dans son témoignage, le demandeur a affirmé que le SLFP était responsable des persécutions dont il avait été victime. Il semble que la Commission n'ait pas cru le témoignage du demandeur sur ce point. Toutefois, la Commission n'a pas examiné attentivement la totalité des éléments de preuve présentés au sujet du rôle joué par le SLFP, mais elle s'est attardée à un seul incident mineur pour tirer sa conclusion. Plus précisément, la Commission a déclaré que le demandeur avait omis de préciser, dans son exposé circonstancié et lors de son entrevue au point d'entrée, que des membres du SLFP accompagnaient la police pour inspecter son usine.

[10]       Compte tenu du témoignage relatif au SLFP, il s'agit d'une omission tout à fait négligeable. La Commission s'est méprise en se fondant sur une prétendue omission mineure pour discréditer en entier les affirmations du demandeur suivant lesquelles le SLFP était l'instigateur des attaques et des descentes (Attakora c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), (1989), 99 N.R. 168 (C.A.F.)).

c)    Insuffisance des connaissances en matière de politique

[11]       La Commission a fait subir un interrogatoire serré au demandeur au sujet de ses connaissances politiques. Je ne saurais reprocher à la Commission d'avoir insisté sur ce point puisque celui qui prétend avoir une grande visibilité sur la scène politique est censé connaître à fond le paysage politique de son pays. Pourtant, malgré le fait que le demandeur a été en mesure de lui fournir beaucoup d'éléments d'information sur cet aspect de sa demande, la Commission a conclu ce qui suit :

[traduction] L'insuffisance des connaissances en matière de politique de la part de quelqu'un qui était censé être une personnalité connue d'un parti politique comme, par exemple, le nom et les orientations du parti qui aurait contraint toute sa famille à quitter le pays est effectivement déconcertante et démontre bien que le demandeur était loin d'occuper un poste politique aussi important que ce qu'il voudrait bien faire croire au tribunal.

[12]       Ainsi que la transcription le démontre, le demandeur connaissait à fond les partis politiques de son pays. En s'appuyant sur des points mineurs comme le fait que le demandeur ne connaissait pas le nom complet de certains partis politiques, la Commission s'est méprise en se livrant, selon moi, à une analyse microscopique (arrêt Attakora, précité).

d)    Événement déclencheur

[13]       Les demandeurs ont expliqué que l'incident qui avait précipité leur départ du Sri Lanka était l'attaque présumée par des membres du SLFP du domicile de Fathima Shifani le 17 septembre 2004. La Commission a tiré une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité du demandeur en raison du fait que ce dernier n'avait pas mentionné cet incident lors de son entrevue au point d'entrée.

[14]       Il est loisible à la Commission de tirer des conclusions défavorables de l'omission par un demandeur de mentionner un fait crucial lors de son entrevue au point d'entrée. Le demandeur affirme toutefois en l'espèce que la Commission a fait fi des explications qu'il a données dans son témoignage. Sur ce point, je lui donne raison.

[15]       Tout en reconnaissant que l'entrevue menée au point d'entrée n'est pas aussi exhaustive que doit l'être l'exposé circonstancié contenu dans le FRP, la Commission a néanmoins jugé déraisonnable l'omission de l'incident clé de persécution. Il ressort de la transcription que le demandeur a expliqué à la Commission -- avec l'appui du stagiaire en droit qui assistait à l'entrevue -- que l'agent d'immigration qui l'avait interrogé au point d'entrée lui avait conseillé de ne pas entrer dans les détails et de se contenter d'exposer « quelques-unes des raisons » pour lesquelles il avait fui son pays. L'agent aurait même expressément dit à un moment donné au demandeur d'arrêter de relater des incidents relatifs à la persécution et d'attendre à l'audience où sa demande d'asile serait examinée pour les exposer. Vu ces éléments de preuve, j'estime que la Commission a agi de façon abusive en se fondant sur cette omission pour tirer une conclusion défavorable au sujet de la crédibilité.

e) Protection de l'État

[16]       Le défendeur affirme que, même en admettant que la Commission a commis une erreur en tirant sa conclusion au sujet de la crédibilité, le fait qu'elle a conclu que la protection de l'État était suffisante est déterminant. Vu l'ensemble des faits de l'espèce, je ne puis souscrire à l'avis du défendeur. La conclusion que la Commission a tirée au sujet de la protection de l'État découle de celle qu'elle a tirée au sujet de la crédibilité car elle repose sur la conclusion que le demandeur n'avait pas la visibilité politique qu'il prétendait avoir et que le SLFP n'était pas l'instigateur des attaques. Il est vrai que la conclusion que le demandeur pouvait compter sur la protection de l'État a la plupart du temps pour effet de sceller le sort de la demande d'asile. Toutefois, vu les faits de l'espèce, je conviens que cette question est indissociablement liée à la conclusion tirée au sujet de la crédibilité. Or, si la Commission a commis une erreur dans son appréciation de la crédibilité, il s'ensuit qu'elle a apprécié la capacité de l'État à assurer la protection du demandeur sans tenir compte de la situation du demandeur en tant que personne qui avait été attaquée en raison de sa visibilité politique.

Conclusion

[17]       En l'espèce, la Commission a commis plusieurs erreurs. Vu la gravité de ces erreurs, sa décision devrait être annulée. Aucune des parties n'a proposé de question à certifier. Aucune question ne sera donc certifiée.

ORDONNANCE

            LA COUR ORDONNE :

  1. La demande est accueillie et l'affaire est renvoyée à la Commission pour qu'elle soit jugée de nouveau par un autre tribunal de la Commission.

  1. Aucune question grave de portée générale n'est certifiée.

« Judith A. Snider »

                                                                                                            ________________________

                                                                                                                                    Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                IMM-4251-05

INTITULÉ :                                              SHAHABDEEN MAHAMUDU LEBBE et al.

                                                                  c.

                                                                  MCI

LIEU DE L'AUDIENCE :                        TORONTO

DATE DE L'AUDIENCE :                       LE 24 AVRIL 2006

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                              LA JUGE SNIDER

DATE DES MOTIFS :                             LE 4 MAI 2006

COMPARUTIONS:

Lorne Waldman                                          POUR LES DEMANDEURS

Deborah Drukarsh                                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Lorne Waldman                                          POUR LES DEMANDEURS

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                       POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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