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Date : 20060620

Dossier : IMM-6630-05

Référence : 2006 CF 752

 

ENTRE :

LIAN FEN CHU

demanderesse

et

 

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

 

 

 

MOTIFS DU JUGEMENT

 

 

LE JUGE PINARD

 

 

[1]               Il s’agit d’une demande de contrôle judiciaire visant la décision rendue le 17 octobre 2005 par l’agente d’immigration Deborah Kimber (l’agente) de Citoyenneté et Immigration Canada laquelle refuse la demande de résidence permanente pour circonstances d’ordre humanitaire présentée au Canada par la demanderesse.

 

[2]               Lian Fen Chu (la demanderesse) est une citoyenne de la Chine âgée de 23 ans qu’on a fait entrer clandestinement au Canada en janvier 2000, quand elle était d’âge mineur. 

 

[3]               La demanderesse a été arrêtée par Citoyenneté et Immigration Canada (CIC) pendant qu’on tentait de la faire entrer clandestinement aux États‑Unis et elle a alors été détenue pendant environ huit mois.

 

[4]               La demanderesse a déposé une demande pour obtenir le statut de réfugié qui a été rejetée par la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la Commission) en octobre 2000. En rejetant, sa demande, la Commission a convenu que la demanderesse faisait partie d’un groupe social composé de jeunes femmes provenant de la Chine rurale et que la demanderesse était une « personne très vulnérable ». 

 

[5]               Le ou vers le 15 janvier 2002, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente pour des circonstances d’ordre humanitaire (demande CH). Sa demande comprenait un affidavit de Michael Szonyi, un expert en études chinoises et en relations internationales qui mène depuis 1991 des recherches universitaires dans la province de Fujian, en Chine, portant sur les facteurs à l’origine de l’émigration de cette région de la Chine. L’affidavit de M. Szonyi conclut que les femmes chinoises sont particulièrement susceptibles d’être victimes de la traite et que les jeunes gens qui ont d’abord été envoyés en Amérique du Nord par leur famille et qui sont par la suite revenus en Chine subissent encore plus de pression pour qu’ils tentent une nouvelle fois d’émigrer.  

 

[6]               La demanderesse a également soumis un affidavit attestant que sa mère avait été contactée par le passeur, qui a exigé d’être payé par la famille de la demanderesse et qui a menacé de faire du mal à la demanderesse s’il ne recevait aucun paiement. 

 

[7]               La demanderesse a également soutenu que son dossier devrait être examiné à la lumière des principes de droit international relatifs à la traite des femmes.

 

[8]               En juillet 2005, la demanderesse a reçu le rapport d’avis sur les risques provenant du bureau de l’examen des risques avant renvoi (ERAR) de CIC. Le rapport conclut que la demanderesse pourrait se voir imposer une amende ou une peine d’emprisonnement de courte durée pour avoir violé les lois chinoises régissant les départs du pays et l’émigration, mais qu’elle ne serait pas emprisonnée pour une longue période et qu’elle ne subirait pas de répercussions à long terme.  

 

[9]               La demanderesse a ensuite reçu une lettre, datée du 19 septembre 2005, du bureau de CIC à Scarborough lui demandant les renseignements les plus récents concernant son affaire.

 

[10]           Le conseil de la demanderesse a envoyé au bureau de CIC à Scarborough une lettre, datée du 17 octobre 2005, afin de fournir les tout derniers renseignements.

 

[11]           Le 18 octobre 2005, la demanderesse a reçu une lettre, datée du 17 octobre 2005, du bureau de CIC à Scarborough l’informant que sa demande CH avait été refusée.

 

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[12]           L’agente, après avoir examiné les renseignements devant elle, a conclu que l’avis sur les risques défavorable rendu par l’agent d’ERAR en 2005 était raisonnable et que la demanderesse avait démontré qu’elle s’était établie au Canada dans une certaine mesure, mais pas suffisamment pour prouver qu’elle subirait un préjudice indu si elle devait quitter le Canada et demander un visa par la voie normale. Pour en venir à cette conclusion, l’agente a également pris en compte le fait que les liens familiaux de la demanderesse sont en Chine, que la demanderesse n’a pas prouvé être engagée dans sa communauté ou dans des activités bénévoles et qu’elle n’avait pas accumulé de biens au Canada. En conséquence, l’agente a refusé la demande CH de la demanderesse. 

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[13]           La Cour suprême du Canada a statué, dans l’arrêt Baker c. Canada (M.C.I.), [1999] 2 R.C.S. 817, aux paragraphes 57 à 62, que la norme de contrôle applicable aux décisions sur les demandes CH est la « décision raisonnable simpliciter ». 

 

[14]           La Cour suprême a également expliqué ce en quoi constitue une décision déraisonnable au paragraphe 56 de ses motifs dans l’arrêt Canada (Directeur des enquêtes et recherches) c. Southam Inc., [1997] 1 R.C.S. 748 :

Est déraisonnable la décision qui, dans l’ensemble, n’est étayée par aucun motif capable de résister à un examen assez poussé.

 

 

 

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[15]           Selon la demanderesse, dans le cadre de l’examen des demandes CH, l’équité procédurale comprend l’obligation de prendre en compte toute la preuve soumise. Quand l’agent omet de prendre en compte certains éléments de preuve soumis par les demandeurs, sa décision ne peut être maintenue, et ce, même en l’absence de présumée partialité de sa part. 

 

[16]           La demanderesse soutient d’abord que la rapidité avec laquelle l’agente a rendu sa décision – le jour même où elle a reçu les dernières observations –, après que deux ans et demi se soient écoulés depuis le dépôt de la demande CH, soulève un doute sérieux quant à savoir si l’agente a pris en compte dans sa décision les observations présentées par la demanderesse le même jour.

 

[17]           Toutefois, si les notes enregistrées dans le Système de soutien des opérations des bureaux locaux (SSOBL) sont lues dans leur entier, il apparaît clairement que l’agente a soigneusement examiné tous les renseignements fournis par la demanderesse et l’agent d’ERAR. Le fait que la décision ait été rendue le jour même où la demanderesse a fourni ses derniers renseignements ne constitue pas en lui‑même une preuve que ces renseignements ou d’autres observations n’ont pas été pris en compte par l’agente dans sa décision. En fait, l’agente s’est référée aux dernières observations de la demanderesse et a formulé des commentaires sur l’emploi de la demanderesse. L’omission de mentionner chaque élément de preuve ou chaque renseignement n’est pas nécessairement fatal à la décision quand il est clair que tous les éléments ont été pris en compte (voir, par exemple, Hassan c. Canada (M.E.I.) (1992), 147 N.R. 317 (C.A.F.); Ozdemir c. Canada (M.C.I.), [2001] A.C.F. n1646 (C.A.) (QL); Cepeda-Gutierrez c. Canada (M.C.I.), [1998] A.C.F. n1425 (C.F. 1re inst.) (QL); et Miranda c. Ministre de l’Emploi et de l’Immigration (1993), 63 F.T.R. 81). En l’espèce, il y avait peu de nouveaux renseignements qui auraient permis à la demanderesse d’obtenir une décision favorable concernant sa demande CH. En conséquence, le premier argument de la demanderesse est sans fondement.

 

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[18]           La demanderesse soutient également que l’un des principes de base du droit administratif veut que le décideur doive en venir à sa propre décision après avoir procédé à une analyse indépendante de l’affaire devant lui. Ce principe s’applique aussi aux demandes CH. Surtout, lorsque la décision nécessite l’examen des risques lors du retour, l’agent rendant la décision dans le processus CH ne peut simplement s’appuyer sur l’avis sur les risques émis par un autre agent si cet avis est déraisonnable (Khatoon c. Canada (M.C.I.), [2004] A.C.F. n1408 (1re inst.) (QL)).

 

[19]           Cependant, à mon sens, l’agente a bel et bien examiné l’avis sur les risques rendu par l’agent d’ERAR et l’a jugé raisonnable. Elle pouvait s’appuyer sur cet avis pour conclure que la demanderesse n’avait pas prouvé que son retour en Chine lui causerait un préjudice indu.

 

[20]           À mon avis, il ressortait clairement de l’avis sur les risques que l’agent d’ERAR avait tenu compte de tous les renseignements disponibles. Le fait que la demanderesse puisse être emprisonnée pour une courte période ne doit pas nécessairement entraîner un avis sur les risques favorable. La demanderesse est assujettie aux lois d’application générale, dans la mesure où elles ne constituent pas une forme de persécution. La demanderesse n’a pas démontré que les poursuites contre elle pour activité illégale (quitter la Chine) constitueraient une forme de persécution ou que la peine qu’elle encourt est tellement disproportionnée qu’il serait justifié de la protéger. Je suis donc d’avis qu’il n’y a pas lieu d’intervenir judiciairement relativement à l’avis sur les risques ou à la manière dont l’agente l’a pris en compte pour décider que la demanderesse n’avait pas prouvé son retour en Chine lui causerait un préjudice indu.  

 

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[21]           En l’espèce, l’agente a conclu que la demanderesse ne serait exposée à aucun risque si elle retournait en Chine et qu’elle ne s’était pas suffisamment établie au Canada. Selon la demanderesse, pour tirer cette conclusion, l’agente n’a pas tenu compte d’éléments de preuve importants :

  • L’agente s’est fondée sur le rapport de l’agent d’ERAR pour conclure que la demanderesse ne serait exposée à aucun risque si elle retournait en Chine, laissant ainsi de côté les éléments de preuve soumis le 17 octobre 2005 selon lesquels la mère de la demanderesse a été harcelée par le passeur; 

 

  • L’agente n’a pas pris en compte le fait que la demanderesse a été détenue plus de huit mois par CIC au cours de sa première année au Canada, concluant ainsi de manière déraisonnable que la demanderesse ne s’était pas suffisamment établie au Canada; 

 

  • L’agente n’a pas tenu compte du fait que la demanderesse était mineure quand elle est entrée au Canada, concluant ainsi de manière déraisonnable que la demanderesse ne s’était pas suffisamment établie.

 

 

 

[22]           Toutefois, l’agente a bel et bien mentionné l’observation de la demanderesse selon laquelle sa mère aurait été harcelée par le passeur. Cette observation a également été prise en compte dans l’avis sur les risques. Le fait que ni l’agente ni l’agent d’ERAR n’ait admis cette observation ne signifie pas qu’elle n’a pas été prise en considération; elle n’était simplement pas convaincante. 

 

[23]           À mon avis, l’agente, en concluant que la demanderesse ne s’était pas suffisamment établie au Canada pour mériter une exemption de l’exigence normale de demander un visa à l’extérieur du Canada, a pris en compte de nombreux facteurs, y compris le fait que les liens familiaux de la demanderesse étaient en Chine et que la demanderesse n’avait pas prouvé être engagée dans sa communauté. L’agente a reconnu que la demanderesse s’était établie dans une certaine mesure, y compris les quatre ans et demi où elle a vécu au Canada et les difficultés qu’elle éprouverait à refaire sa vie en Chine. Cependant, l’agente a conclu, et il lui était loisible de le faire, que ces difficultés n’étaient pas telles qu’elles justifiaient de rendre une décision favorable sur la demande CH. Selon moi, la demanderesse n’a pas démontré que l’agente a omis de prendre en compte des éléments de preuve.  

 

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[24]           La demanderesse soutient que, en l’espèce, aucune considération n’a été apportée à sa sécurité ou aux procédures judiciaires auxquelles elle pourrait devoir faire face si elle retournait en Chine. En effet, dans sa décision, l’agente n’a formulé aucune remarque au sujet de l’applicabilité du Protocole additionnel à la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants, Rés. AG 55/25, annexe II, 55 Doc. off. AG NU, suppl. no 49, à la page 60, Doc. NU A/45/49 (vol. I.) (2001), article 3, (le Protocole). La seule mention pertinente à ce sujet a peut-être été les commentaires de l’agent d’ERAR qui, après avoir porté son attention sur la propreté de la prison où pourrait être incarcérée la demanderesse en Chine, n’a pas accepté que celle‑ci serait exposée à un risque sérieux. Selon la demanderesse, l’omission par l’agente de seulement mentionner le Protocole, encore moins d’en tenir compte, alors qu’il était expressément invoqué par le conseil de la demanderesse dans ses observations relativement à la demande CH, constitue une erreur susceptible de contrôle.  

 

[25]           Cependant, le défendeur soutient que la définition de traite énoncée dans le Protocole exige que la victime soit exploitée d’une certaine manière – soit directement, soit avec son consentement si celui-n’a pas été donné en toute connaissance de cause ou librement. Quelqu’un doit exercer son autorité sur la victime. Selon le défendeur, la preuve fournie par la demanderesse en l’espèce n’établit pas qu’elle était ou qu’elle est encore soumise à l’autorité de gens qui se sont rendus coupables de traite de personnes en l’amenant au Canada. D’après ce qui peut être extrait du dossier, les seuls auteurs possibles de l’exploitation en l’espèce seraient les parents de la demanderesse qui, il y a plus de cinq ans, auraient payé un passeur pour envoyer la demanderesse au Canada quand elle était mineure. Celle-ci est aujourd’hui une adulte qui a démontré être en mesure de vivre de façon indépendante de ses parents. Rien ne prouve que ses mouvements au Canada, ses conditions de vie ou ses activités scolaires ont été restreints par qui que ce soit. Rien ne prouve qu’elle a été obligée (par autre chose que la conjecture du marché) d’exercer un emploi particulier. Par conséquent, selon le défendeur, le Protocole ne s’appliquait pas à la demanderesse et l’agente n’était donc pas tenue de s’y référer en l’espèce. Je suis d’accord.  

 

[26]           La demanderesse est au Canada depuis cinq ans. Même si on présumait que la demanderesse a été victime de traite tout en concluant qu’elle n’a pas démontré le bien-fondé de sa demande CH, le droit international sur la traite de personnes n’aurait pas été violé. Il n’est pas obligatoire d’accorder la résidence permanente à toute victime de la traite de personnes, car cette obligation n’existe que lorsque la situation le justifie.

 

[27]           La demanderesse a eu droit à trois examens des risques – un par la Section du statut en 2000, un sous forme d’avis sur les risques rendu par un agent d’ERAR en 2005 et un par l’agente qui s’est penchée sur la demande CH en 2005. En conséquence, on ne peut affirmer que sa sécurité n’a pas été dûment prise en considération.

 

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[28]           À mon avis, l’agente n’a pas commis d’erreur susceptible de contrôle en l’espèce. Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

 

[29]           L’avocate de la demanderesse demande que les questions suivantes soient certifiées :

[traduction]

a)      L’agent d’immigration a-t-il l’obligation générale de prendre en compte les instruments internationaux pertinents sur les droits de la personne pour juger s’il existe ou non des circonstances d’ordre humanitaire suffisantes justifiant d’exempter un demandeur de certaines exigences législatives et de permettre que la demande de résidence permanente (la demande CH) soit traitée au Canada?

 

b)      L’agent d’immigration, en examinant une demande CH, est-il tenu de prendre en compte le Protocole visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes (le Protocole) quand le demandeur en cause est entré au Canada en tant que mineur non accompagné en ayant recours à un passeur?

 

c)      S’il n’existe pas d’obligation générale de prendre en compte les instruments internationaux sur les droits de la personne, l’agent d’immigration, en examinant une demande CH, est-il tenu de prendre en compte le Protocole si des observations du demandeur portent expressément sur le Protocole?

 

 

[30]           Dans le contexte des motifs du jugement ci‑dessus, je conviens avec l’avocat du défendeur que les questions proposées ne sont pas des questions de portée générale qui sont également décisives dans le cadre du contrôle judiciaire (voir Zazai c. Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration, 2004 CAF 89). En conséquence, aucune question n’est certifiée.

 

 

« Yvon Pinard »

Juge

 

Ottawa (Ontario)

Le 20 juin 2006

 

 

Traduction certifiée conforme

Elisabeth Ross


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                                IMM-6630-05

 

INTITULÉ :                                                               LIAN FEN CHU

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L'AUDIENCE :                                         TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L'AUDIENCE :                                       LE 2 MAI 2006

 

MOTIFS DU JUGEMENT :                                                LE JUGE PINARD

 

DATE DES MOTIFS :                                              LE 20 JUIN 2006

 

 

 

COMPARUTIONS :

 

Avvy Yao-Yao Go                                                       POUR LA DEMANDERESSE

 

Alexis Singer                                                                POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Metro Toronto Chinese &                                            POUR LA DEMANDERESSE

Southeast Asian Legal Clinic                                        

Toronto (Ontario)

 

John H. Sims, c.r.                                                         POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procur

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