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Date : 19981222


Dossier : IMM-865-98

ENTRE:


EMMANUEL BERNARD LELO,


Requérant

ET:

     LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L"IMMIGRATION,


Intimé

     MOTIFS DE L"ORDONNANCE

LE JUGE TEITELBAUM


[1]      Le requérant présente une demande de contrôle judiciaire de la décision du 9 février 1998, par laquelle la Commission de l"immigration et du Statut de réfugié jugeait que M. Lelo n"est pas réfugié au sens de la Convention. Le requérant demande à cette cour d"infirmer la décision du 9 février 1998 et de renvoyer la présente affaire pour jugement conformément aux instructions de cette Cour.


FAITS

[2]      Le requérant, citoyen du Congo, a revendiqué le statut de réfugié en raison de son appartenance à un groupe social, l"ethnie Lari. Il a fait des études en Ukraine et à Moscou de 1988 à 1996 dans le cadre d"une entente intergouvernementale entre le Congo et la Russie. En juillet 1993, il est retourné au Congo pendant environ un mois pour des vacances et pour recueillir des données statistiques pour sa maîtrise. La situation politique était alors instable. Le requérant a déclaré que le 28 juillet 1993, quatre Zoulous se sont présentés chez son oncle où il résidait. Ils ont tué son oncle et arrêté l"épouse de son oncle, le requérant et son frère. Ils ont été détenus par des miliciens zoulous liés au parti au pouvoir dans une petite maison temporairement aménagée à cette fin jusqu"au 31 juillet lorsqu"un ami de leur oncle les a aidé à s"évader. Le demandeur s"est caché pendant un certain temps et est retourné à Moscou pour poursuivre ses études et n"a pas eu de difficulté à quitter le pays. En 1996, le requérant a obtenu un visa d"études pour étudier à l"université Laval au Québec. Cinq mois après son arrivé, il a revendiqué le statut de réfugié. Dans la décision du 9 février 1998, la Commission a conclu que les craintes de persécution du requérant n"étaient pas objectivement fondées et qu"il n"était pas réfugié au sens de la Convention.


Décision de la Commission

[3]      La Commission a rejeté la revendication de réfugié du requérant pour les motifs suivants:

         Le demandeur n"a pas démontré, à la satisfaction du tribunal, une crainte raisonnable de persécution au motif invoqué.                 
         Sa crainte n"est pas objectivement fondée d"après les faits que lui-même rapporte.                 
         Le demandeur nous dit qu"il a pu quitter le Congo en toute impunité en août 1993, et cela malgré son évasion et la poursuite des Laris par le Gouvernement. De plus, il a obtenu le renouvellement de son passeport en mai 1995 et a pu étudier à Moscou grâce à des bourses du gouvernement congolais.                 
         De plus, il a mis cinq mois à se réclamer de la protection du Canada. Ce n"est pas l"attitude de quelqu"un qui craint la persécution.                 
         Ajoutons à cela que l"agent persécuteur, soit le gouvernement Lissouba, n"est plus en place.                 

PRÉTENTIONS DES PARTIES

[4]      Le requérant présente deux moyens à l"appui de sa demande de contrôle judiciaire. Premièrement, il allègue que la Commission de l"immigration et du statut de réfugié a erré en droit en fondant essentiellement sa conclusion, que les craintes de persécution du requérant n"étaient pas objectivement fondées, sur des conclusions de fait erronées, voire absurdes, compte tenu de l"ensemble de la preuve. Deuxièmement, le requérant allègue que la Commission a erré en négligeant de considérer et de commenter les explications du requérant concernant le délai qu"il a mis à revendiquer le statut de réfugié et de motiver en quoi ce délai était déraisonnable.

[5]      L"intimé souligne que la conclusion de la Commission quant à l"absence de fondement objectif des craintes de persécution s"appuie raisonnablement sur la preuve testimoniale et documentaire du requérant et que la Commission était fondée de conclure comme elle l"a fait. En ce qui a trait au délai, l"intimé souligne que cet élément n"a pas eu un caractère déterminant dans la décision de la Commission, mais qu"en outre, il s"agit d"un élément pertinent dont la Commission pouvait tenir compte dans l"évaluation de la crédibilité d"une revendication.

QUESTIONS EN LITIGE

[6]      Cette demande de contrôle judiciaire soulève les questions suivantes :

     A)      La décision de la Commission est-elle fondée sur des conclusions de fait déraisonnables compte tenu de l"ensemble de la preuve?         
     B)      La Commission a-t-elle erré en négligeant de considérer et de commenter les explications du requérant concernant le délai qu"il a mis à revendiquer le statut de réfugié et de motiver en quoi ce délai était déraisonnable?         

ANALYSE

Appréciation de la preuve

[7]      Le requérant soutient que la décision de la Commission concernant l"absence de fondement objectif de crainte de persécution est erronée et déraisonnable compte tenu de l"ensemble de la preuve testimoniale et documentaire. Le requérant reproche à la Commission de fonder sa décision essentiellement sur des conclusions de faits erronées et déraisonnables, notamment :

     A)      "le demandeur nous dit qu"il a pu quitter le Congo en toute impunité an août 1993, et cela malgré son évasion et la poursuite des Laris par le gouvernement."         
     B)      "il a renouvellé son passeport en mai 1995" malgré le fait qu"il était pourchassé par le gouvernement.         
     C)      "il a pu étudier à Moscou grâce à des bourses du gouvernement congolais".         
     D)      "l"agent persécuteur, soit le gouvernement Lissouba, n"est plus en place."         

[8]      Le requérant souligne que la Commission se méprend grossièrement sur une question de fait essentielle à sa revendication en concluant dans sa décision que "Le gouvernement d"alors pourchassait les membres de l"ethnie Lari". Le requérant soutient que ce n"est pas le gouvernement mais plutôt les miliciens zoulous qui s"en prennent à l"ethnie Lari à laquelle il appartient. Le requérant explique que les miliciens, que ce soient les "zoulous" de Lissouba, les "ninjas" de Kolélas, et les "cobras" de Nguesso, sont affiliés à des mouvements politiques, mais ne doivent pas être confondus avec la police ou l"armée, tout comme le parti au pouvoir ne doit pas être confondu avec le gouvernement puisque ce sont des entités distinctes. Le requérant précise qu"il ne craignait pas le gouvernement en 1993 et qu"il ne le craint pas davantage aujourd"hui. Le changement de gouvernement n"atténue pas ses craintes de persécution puisqu"elles sont liées à la présence des miliciens zoulous qui sont armés et présents au Congo. En outre, le requérant soumet qu"il n"a pas été détenu par le gouvernement en 1993 mais par les zoulous et qu"il a pu sortir du Congo par avion puisqu"il n"avait aucun problème avec le gouvernement. Quant à ses études en Russie, elles n"étaient pas payées par le gouvernement congolais, mais par la Russie dans le cadre d"une entente intergouvernementale entre les deux pays. La Commission a erré dans l"appréciation des faits ci-dessus mentionnés sur lesquels se fonde essentiellement sa décision.

[9]      L"intimé soutient que la conclusion de la Commission est fondée et raisonnable compte tenu de la preuve documentaire et testimoniale. Notamment, cette conclusion s"appuie sur son Formulaire de renseignements personnels (FRP) dans lequel le requérant a déclaré, entre autres, que "Bacongo était toujours la cible de l"armée gouvernementale congolaise qui y avait organisé des assauts faisant des centaines de morts et blessés parmi les laris, j"ai perdu mon père à cet effet" (lignes 78 à 81); que l"attaque du 28 juillet 1993 a été perpétrée par les zoulous de l"UPDAS, l"Union panafricaine pour la démocratie sociale (le parti au pouvoir) (lignes 32 à 36); qu"il n"était pas possible d"obtenir une protection des autorités congolaises puisqu"elles commanditent la milice (lignes 103 à 107).

[10]      En l"espèce, il convient de déterminer si la décision de la Commission s"appuie sur des conclusions de fait erronées et déraisonnables compte tenu de l"ensemble de la preuve. Il ne s"agit pas ici de substituer mon appréciation des faits à celle de la Commission mais simplement de déterminer si les conclusions de faits de la Commission sont abusives, arbitraires ou ne tiennent pas compte de la preuve.

[11]      La preuve au dossier comprend le FRP du requérant, les articles de journaux témoignant de la conjoncture politique au Congo, ainsi que les notes sténographiques de l"audience. Comme le souligne l"intimé, le FRP du requérant comporte certains passages sur lesquels s"appuient les conclusions de fait de la Commission. À mon avis, deux de ces passages peuvent donné lieu à une autre interprétation. Notamment, le récit du requérant concernant l"attaque des quatre zoulous de l"UPADS, et le fait que les zoulous sont commandités par le gouvernement donne aussi à croire que les miliciens zoulous sont une identité distincte de l"armée ainsi que du gouvernement. Mais cela n"est évidemment pas suffisant pour conclure que l"appréciation des faits de la Commission est déraisonnable. Il convient aussi d"examiner les articles de journaux ainsi que les notes sténographiques de l"audience qui a eu lieu le 8 décembre 1997. Le requérant réfère à des extraits d"articles de journaux, notamment à la page 13 du dossier du requérant, on lit dans un article du Monde Hebdomadaire que "Les partis politiques continuent, aujourd"hui, d"entretenir à leur service des milices qui ont fait régner la terreur et cherchent toujours à se procurer des armes, bien que l"armée soit, en principe, chargée de les neutraliser." À la page 14, on peut lire les passages suivants :

         Ces milices bien armées ont fait régner la terreur à Brazzaville. Au moins deux mille personnes ont trouvé la mort dans les combats de juillet 1993 à juillet 1994, au cours d"une guerre civile qui n"a jamais dit son nom. [...]                 
         Des tonnes d"armes sont entrées au Congo pendant cette période. Officiellement pour l"armée et la police, discrètement pour les gouvernementaux, clandestinement pour les autres milices.                 

         [...]     

         Mais, secrètement, les partis politiques continuent de chercher des armes pour leurs miliciens. Ce qui peut sembler plus paradoxal que le Congo a organisé, en décembre, à Brazzaville en présence de six chefs d"État d"Afrique centrale un "Forum sur la culture de paix".                 

[12]      À la page 15, on peut lire :     

         Depuis l"abandon du régime de parti unique en 1991, les formations se sont développées sur une base régionale, chacune se dotant de sa milice. C"est ainsi que le président Lissouba peut s"appuyer sur les partis de la Mouvance présidentielle, au premier rang desquels son Union panafricaine pour la démocratie sociale, dont le fief se trouve dans le Nibolek. Militairement, la Mouvance présidentielle peut compter sur l"armée, sur la milice des Aubevillois (du nom de la localité dans laquelle ses membres ont été formés par des mercenaires israéliens) et sur les Zoulous.                 

[13]      À la page 16, le requérant réfère la Cour à un autre article du Monde Hebdomadaire dans lequel on peut lire ce qui suit:

         Que faire des multiples milices qui font, depuis 1993, partie du paysage politique congolais? La récente mutinerie d"une centaine d"anciens miliciens proches du pouvoir, incorporé dans l"armée, a relancé le débat. Les "zoulous" bras armé de l"Union panafricaine pour la démocratie sociale (Upads), du chef de l"État Pascal Lissouba, les "ninjas" du Mouvement congolais pour la démocratie et le développement intégral (MCDDI) de Bernard Kolélas, maire de Brazzaville et chef de file de l"opposition et les "cobras" de l"ancien parti unique, le parti congolais du travail (PCT) de l"ancien président, le général Denis Sassou N"Guesso, représentent toujours une menace potentielle pour la stabilité du pays.                 
         Crées au lendemain des élections législatives contestées de 1993, ces milices avaient participé aux affrontements sanglants qui opposèrent partisans de l"opposition à une partie de l"armée, épaulée par les "Zoulous", proches du pouvoir. Cette bataille pour le contrôle des quartiers sud de la capitale, où s"était retranché le chef de file de l"opposition, M. Kolélas, fit officiellement deux mille morts. Trois ans plus tard, "ninjas" "zoulous" et "cobras" s"ils ne s"agressent plus, n"ont pas pour autant disparu. On estime leur nombre, toutes tendances confondues, à environ 5 000 hommes en armes.                 

[14]      En outre, les notes sténographiques de l"audience démontrent, aux pages 244 et 245 du dossier de la Cour, que les études du requérant n"ont pas été payés par le gouvernement congolais, mais plutôt par la Russie dans le cadre d"une entente entre le Congo et la Russie; à la page 258, qu"il n"a pas eu de difficulté à retourné en Russie après l"incident avec les zoulous puisque le requérant n"était pas en conflit avec le gouvernement; et à la page 253, que son passeport a été aisément renouvelé par un ami qui s"est rendu au Congo pour les mêmes raisons qu"il n"est pas en conflit avec le gouvernement.

[15]      D"une part, il appert de la preuve que les conclusions de la Commission relatives au fait que le gouvernement poursuivait les membres de l"ethnie Lari, et que le gouvernement congolais défrayait les études en Russie du requérant sont tout à fait erronées. En outre, je vois mal comment, compte tenu de l"ensemble de la preuve, la Commission a raisonnablement pu s"appuyer sur le fait qu"il a pu quitter le Congo sans difficulté et qu"il a obtenu le renouvellement de son passeport sans difficulté pour conclure qu"il n"existe aucune crainte objective de persécution au Congo. Cette prémisse est erronément fondée sur le fait que le gouvernement constitue l"agent persécuteur des membres de l"ethnie Lari, alors qu"il appert du témoignage du requérant que ce sont les miliciens zoulous qui les persécutent. La décision de la Commission ne s"appuie sur aucun autre motif pour justifier son refus d"accorder le statut de réfugié au requérant et ne peut donc être maintenue puisqu"elle est essentiellement fondée sur des conclusions de faits erronées et déraisonnables.

Délai pour revendiquer le statut de réfugié

[16]      Le requérant souligne que la Commission a erré en négligeant de considérer et de commenter ses explications pour justifier le délai qu"il a mis à revendiquer le statut de réfugié. L"intimé soutient qu"il ne s"agit pas d"un élément déterminant de la décision et que la Commission était fondée de tenir compte de cet élément.

    

[17]      En ce qui a trait à cette question, je dois faire remarquer qu"il ne suffit pas de dire simplement, après un délai de quatre mois, "Ce n"est pas l"attitude de quelqu"un qui craint la persécution". Si elle en arrive à une conclusion négative, la Commission doit en donner les motifs, même si ceux-ci sont brefs.

CONCLUSION

[18]      La conclusion de la Commission est essentiellement fondée sur des conclusions de fait erronées et déraisonnables compte tenu de l"ensemble de la preuve testimoniale et documentaire. La décision de la Commission est fondée sur la prémisse que le gouvernement du Congo est l"agent persécuteur alors que le requérant soutient qu"il ne craint pas le gouvernement mais plutôt les miliciens zoulous qui s"en prennent à l"ethnie Lari, et que la preuve démontre que les miliciens zoulous, bien que proches du pouvoir et subventionnés par le gouvernement, sont une identité distincte. En l"espèce la prémisse de base de la décision de la Commission est erronée et déraisonnable.

[19]      J"accueille donc la demande de contrôle judiciaire et renvoie cette affaire pour une nouvelle audition devant des commissaires autres que Corinne Côté-Lévesque et Normand Longchamps.

[20]      Les parties n"ont pas soulevé de question à certifier.

                         "Max M. Teitelbaum"

                    

                             J.C.F.C.

Ottawa (Ontario)

Le 22 décembre 1998

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