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Date : 20060124

Dossier : T-712-04

Référence : 2006 CF 63

Ottawa (Ontario), le 24 janvier 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE BEAUDRY

ENTRE :

TRACY CURRY

demanderesse

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL

DU CANADA

défendeur

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

[1]                Il s'agit d'une action simplifiée en dommages-intérêts découlant d'allégations de violation des articles 51 et 52 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, à la suite d'un incident qui a eu lieu à l'Établissement Grand Valley à Kitchener (Ontario) (Grand Valley).

LES FAITS

[2]                La demanderesse, Tracy Curry, 31 ans, est détenue à Grand Valley. Le 26 octobre 1994, elle a commencé à purger une peine d'emprisonnement à perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle pendant dix ans, pour le meurtre de sa grand-mère. Elle a des antécédents de problèmes psychiatriques et de consommation abusive de substances toxiques.

[3]                Aux alentours du 25 septembre 2003, la demanderesse a reçu la permission de sortir sans escorte (PSSE) de Grand Valley pour se rendre à une maison de transition, afin de se préparer pour sa libération conditionnelle totale. Elle a quitté Grand Valley le 20 octobre 2003 et y est retournée le 23 octobre 2003.

[4]                Au retour de la demanderesse à Grand Valley, l'attitude de Skipper, le chien-détecteur de drogue (le chien), indiquait qu'il avait décelé la présence de substances illégales sur la demanderesse. Comme le détecteur ionique de Grand Valley était hors d'usage, la demanderesse a été mise en garde à vue. On l'a fouillée à nu et placée dans la zone des visites et de la correspondance sous supervision pendant plusieurs heures. Aucune drogue n'a été trouvée. Pendant la garde à vue, la demanderesse a protesté et a soutenu fermement qu'elle n'avait aucune drogue sur elle.

[5]                La demanderesse a finalement signé un formulaire de consentement autorisant le défendeur à effectuer un examen au moyen de rayons X et un examen des cavités corporelles. On l'a transportée de Grand Valley à l'hôpital St-Mary de Kitchener.

[6]                La demanderesse a d'abord subi un examen au moyen de rayons X de la région pelvienne, qui n'a fourni aucune preuve qu'elle cachait des drogues sur sa personne. Elle a ensuite subi un examen des cavités corporelles, effectué par un médecin en titre.

[7]                L'examen des cavités corporelles a permis au médecin de conclure qu'il n'y avait aucune raison de croire que la demanderesse avait caché des drogues sur sa personne. La demanderesse est retournée à Grand Valley et la directrice de l'établissement a pris connaissance des résultats des examens effectués à l'hôpital.

[8]                Lorsque la demanderesse est arrivée à Grand Valley, elle a subi une autre fouille effectuée au moyen du chien. L'attitude du chien a indiqué une fois de plus que la demanderesse cachait des drogues sur sa personne. Aux alentours de 20 h, la demanderesse a subi une fouille à nu et a été placée dans une pièce qui porte le nom de « cellule vide » . On a mis les vêtements de la demanderesse dans un sac et on lui a donné des vêtements de sécurité. Elle est restée dans cette cellule jusque vers 17 h le lendemain. Pendant cette détention, la demanderesse est allée à la selle, et aucune drogue n'a été décelée dans ses excréments. La demanderesse a semblé très perturbée sur le plan émotionnel pendant sa détention dans la cellule vide.

[9]                Au cours de sa détention dans la cellule vide, la demanderesse a subi une autre fouille effectuée au moyen du chien, et le comportement de celui-ci a indiqué qu'il n'avait décelé aucune drogue. Bien qu'il n'existât alors à Grand Valley aucune politique au sujet d'une fouille séparée des vêtements, les vêtements de la demanderesse ont été présentés au chien, qui a décelé la présence de drogues. Une fouille des vêtements a été effectuée et aucune drogue n'a été relevée.

[10]            Le maître de chien, Marlene Mitsch, a ensuite fait parvenir les résultats des fouilles à la directrice de Grand Valley. Il a alors été décidé qu'à l'avenir, les détenues qui reviendraient d'une PSSE recevraient des vêtements de rechange à leur arrivée et que les vêtements qu'elles auraient portés pendant leur PSSE seraient examinés séparément par le chien.

LES QUESTIONS EN LITIGE

[11]            L'affaire soulève les points en litige suivants :

            1.         Le consentement de la demanderesse à l'examen au moyen de rayons X et à l'examen des cavités corporelles a-t-il été obtenu de façon légale?

            2.         L'un ou l'autre des employés, agents ou fonctionnaires du défendeur a-t-il fait preuve de négligence dans son traitement de la demanderesse?

[12]            Pour les motifs suivants, la réponse à la première question est négative, et la réponse à la deuxième question est affirmative.

LES DISPOSITIONS LÉGALES APPLICABLES

[13]            L'alinéa 3a) et l'article 10 de la Loi sur la responsabilité civile de l'État et le contentieux administratif, L.R.C. 1985, ch. C-50, se lisent comme suit :

3. En matière de responsabilité, l'État est assimilé à une personne pour :

3. The Crown is liable for the damages for which, if it were a person, it would be liable

a) dans la province de Québec :

(a) in the Province of Quebec, in respect of

(i) le dommage causé par la faute de ses préposés,

(i) the damage caused by the fault of a servant of the Crown, or

(ii) le dommage causé par le fait des biens qu'il a sous sa garde ou dont il est propriétaire ou par sa faute à l'un ou l'autre de ces titres;

(ii) the damage resulting from the act of a thing in the custody of or owned by the Crown or by the fault of the Crown as custodian or owner; and

b) dans les autres provinces :

(b) in any other province, in respect of

(i) les délits civils commis par ses préposés,

(i) a tort committed by a servant of the Crown, or

(ii) les manquements aux obligations liées à la propriété, à l'occupation, à la possession ou à la garde de biens.

(ii) a breach of duty attaching to the ownership, occupation, possession or control of property.

10. L'État ne peut être poursuivi, sur le fondement des sous-alinéas 3a)(i) ou b)(i), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu'il y a lieu en l'occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité contre leur auteur, ses représentants personnels ou sa succession.

10. No proceedings lie against the Crown by virtue of subparagraph 3(a)(i) or (b)(i) in respect of any act or omission of a servant of the Crown unless the act or omission would, apart from the provisions of this Act, have given rise to a cause of action for liability against that servant or the servant's personal representative or succession.

[14]            Les articles 51, 52 et 70 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, se lisent comme suit :

51. Le directeur peut, s'il est convaincu qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'un détenu a dissimulé dans une cavité corporelle ou ingéré un objet interdit, autoriser par écrit l'une ou l'autre des mesures suivantes ou les deux à la fois :

51. Where the institutional head is satisfied that there are reasonable grounds to believe that an inmate has ingested contraband or is carrying contraband in a body cavity, the institutional head may authorize in writing one or both of the following:

a) avec le consentement de l'intéressé et d'un médecin compétent, la prise de radiographies par un technicien compétent afin de déceler l'objet;

(a) the use of an X-ray machine by a qualified X-ray technician to find the contraband, if the consent of the inmate and of a qualified medical practitioner is obtained; and

b) l'isolement en cellule nue -- avec avis en ce sens au personnel médical -- jusqu'à l'expulsion de l'objet.

(b) the detention of the inmate in a cell without plumbing fixtures, with notice to the penitentiary's medical staff, on the expectation that the contraband will be expelled.

52. S'il est convaincu qu'il existe des motifs raisonnables de croire qu'un détenu dissimule dans une cavité corporelle un objet interdit et qu'un examen des cavités corporelles s'avère nécessaire afin de le déceler ou de le saisir, le directeur peut autoriser par écrit un médecin compétent à procéder à l'examen, avec le consentement du détenu.

52. Where the institutional head is satisfied that there are reasonable grounds to believe that an inmate is carrying contraband in a body cavity and that a body cavity search is necessary in order to find or seize the contraband, the institutional head may authorize in writing a body cavity search to be conducted by a qualified medical practitioner, if the inmate's consent is obtained.

70. Le Service prend toutes mesures utiles pour que le milieu de vie et de travail des détenus et les conditions de travail des agents soient sains, sécuritaires et exempts de pratiques portant atteinte à la dignité humaine.

70. The Service shall take all reasonable steps to ensure that penitentiaries, the penitentiary environment, the living and working conditions of inmates and the working conditions of staff members are safe, healthful and free of practices that undermine a person's sense of personal dignity.

[15]            Les articles 7, 10,12 et le paragraphe 24(1) de la Charte canadienne des droits et libertés se lisent comme suit :

7. Chacun a droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de sa personne; il ne peut être porté atteinte à ce droit qu'en conformité avec les principes de justice fondamentale.

7. Everyone has the right to life, liberty and security of the person and the right not to be deprived thereof except in accordance with the principles of fundamental justice.

10. Chacun a le droit, en cas d'arrestation ou de détention :

10. Everyone has the right on arrest or detention

a) d'être informé dans les plus brefs délais des motifs de son arrestation ou de sa détention;

a) to be informed promptly of the reasons therefor;

b) d'avoir recours sans délai à l'assistance d'un avocat et d'être informé de ce droit;

b) to retain and instruct counsel without delay and to be informed of that right; and

c) de faire contrôler, par habeas corpus, la légalité de sa détention et d'obtenir, le cas échéant, sa libération.

c) to have the validity of the detention determined by way of habeas corpus and to be released if the detention is not lawful.

12. Chacun a droit à la protection contre tous traitements ou peines cruels et inusités.

12. Everyone has the right not to be subjected to any cruel and unusual treatment or punishment.

24. (1) Toute personne, victime de violation ou de négation des droits ou libertés qui lui sont garantis par la présente charte, peut s'adresser à un tribunal compétent pour obtenir la réparation que le tribunal estime convenable et juste eu égard aux circonstances.

24. (1) Anyone whose rights or freedoms, as guaranteed by this Charter, have been infringed or denied may apply to a court of competent jurisdiction to obtain such remedy as the court considers appropriate and just in the circumstances.

ANALYSE

1.          Le consentement de la demanderesse à l'examen au moyen de rayons X et à l'examen des cavités corporelles a-t-il été obtenu de façon légale?

[16]            La demanderesse allègue que son consentement à l'examen au moyen de rayons X et à l'examen des cavités corporelles était invalide parce qu'elle a été induite en erreur par les agents de correction, qui lui ont fait croire que si elle acceptait de se soumettre à ces examens et que le résultat était négatif, elle ne serait pas placée en cellule vide. Elle allègue aussi que son consentement était invalide parce qu'on ne l'a pas informée de son droit de consulter un avocat avant de signer le formulaire de consentement.

[17]            La demanderesse soutient de plus que son consentement a été vicié par des menaces et des incitations de la part des autorités de Grand Valley, et qu'un consentement donné sous contrainte n'est pas réellement un consentement.

[18]            Le défendeur prétend que la demanderesse a demandé à subir l'examen au moyen de rayons X et l'examen des cavités corporelles, et qu'elle n'a pas été forcée à signer le formulaire de consentement.

[19]            De plus, le défendeur allègue que la demanderesse a eu l'autorisation de consulter un avocat, et qu'elle a choisi de ne pas le faire. Le défendeur soutient aussi qu'il n'était pas tenu de donner à la demanderesse l'autorisation de consulter un avocat dans de telles circonstances.

[20]            Pendant l'audience, le défendeur a fait témoigner Laura Laverty, l'agente de correction qui a présenté la demande de consentement à la demanderesse. Elle a témoigné que la demanderesse pleurait, mais que celle-ci avait insisté pour subir l'examen au moyen de rayons X et l'examen des cavités corporelles afin de prouver qu'elle ne tentait pas d'introduire des drogues dans la prison. Elle a nié avoir dit à la demanderesse que si elle consentait à subir ces examens et que les résultats étaient négatifs, elle ne serait pas placée dans une cellule vide, parce que la décision de placer ou non la demanderesse dans une cellule vide revenait à la directrice de l'établissement. L'agente Laverty a ajouté qu'elle avait avisé la demanderesse que la procédure pouvait être arrêtée en tout temps.

[21]            L'agente n'a pas apporté son registre au procès et comme elle a gardé le silence lorsqu'on lui a demandé si la demanderesse avait été informée de son droit de consulter un avocat, je suis enclin à tirer une conclusion défavorable à ce sujet. Toutes les preuves testimoniales présentées pendant l'audience démontrent que la demanderesse semblait très perturbée sur le plan émotionnel avant de signer le formulaire de consentement, et à mon avis, elle n'était pas en état de donner son consentement libre et entier de subir l'examen au moyen de rayons X et l'examen des cavités corporelles auxquels elle s'est soumise.

[22]            De plus, l'argument du défendeur prétendant que les employés de Grand Valley n'étaient pas tenus d'informer la demanderesse de son droit de consulter un avocat est tout à fait déraisonnable. Un examen des cavités corporelles est l'une des procédures les plus intrusives et humiliantes que puisse subir un être humain, et toute personne devrait avoir le droit de consulter un avocat avant de consentir à s'y soumettre. En l'espèce, je crois la demanderesse lorsqu'elle affirme qu'elle croyait pouvoir éviter d'être placée en cellule vide en consentant à subir un examen des cavités corporelles. Autrement, il serait illogique qu'elle consente à se soumettre à une telle procédure, sachant à l'avance que peu importe le résultat obtenu à l'hôpital, elle serait tout de même placée en détention dans une cellule vide. Je crois aussi la demanderesse lorsqu'elle affirme qu'on lui a offert de consulter un avocat seulement le jour suivant les examens. J'accorde plus de crédibilité au témoignage de la demanderesse qu'à ceux des agentes Charlene Byfield et Sheila O'Neil à ce sujet. Une copie du registre de la cellule vide confirme la preuve de la demanderesse (note : l'inscription de 1 h 05 a été faite le 24 octobre 2003).

                        [TRADUCTION]

                        0105         registre examiné. Quand Curry se réveillera, s'assurer de lui offrir d'appeler un avocat [...]

                                                                                                                                Scott

[23]            Dans le rapport de la Commission d'enquête sur certains événements survenus à la prison des femmes, no de catalogue JS42-73/1996F, ISBN 0-662-24355-2, la commissaire Louise Arbour (maintenant Haut-Commissaire des Nations Unies aux droits de l'homme) a traité du consentement des détenues à l'examen des cavités corporelles :

L'absence d'une culture respectueuse des droits de la personne n'est peut-être nulle part ailleurs plus troublante que sur cette question. Un examen des cavités est la plus grande intrusion physique d'une personne, à l'exception d'une intervention chirurgicale. En conséquence, la loi prescrit qu'elle ne soit exécutée que sur autorisation écrite de la directrice, par un médecin compétent, avec le consentement de la personne. La notion de consentement donné en connaissance de cause, libre et volontaire est bien établie en droit, en particulier en droit pénal. Le recours aux menaces ou à l'incitation par une personne en autorité annulerait la nature volontaire implicite dans la notion de consentement. Cependant, dans le cas présent, nombre de témoins du SCC qui ont témoigné sur la question considéraient que l'offre de cigarettes, de douches ou de retrait de l'équipement de contrainte après l'examen des cavités corporelles n'affectait pas la validité du consentement donné. Dans certains cas, le sentiment était que puisque la loi accordait au Service correctionnel l'option de mettre les détenues en « cellule vide » , c'est-à-dire une cellule sans équipement sanitaire, afin de recouvrer des objets interdits qui auraient pu être dissimulés dans une cavité corporelle et puisque le placement en cellule vide n'était pas subordonné au consentement de la détenue, toute incitation à l'examen de cavités corporelles était acceptable à titre d'alternative préférable et plus rapide.

La justification d'une telle approche était par ailleurs fondée selon le principe que la loi visait essentiellement les prisonniers de sexe masculin. L'argument était que le placement en cellule vide est efficace pour les hommes mais non pour les femmes. En conséquence, puisque la loi ne prescrit pas de méthode non consensuelle efficace pour le recouvrement d'armes ou de drogues dissimulées par des femmes, l'incitation au consentement est moralement justifiée à titre d'alternative préférable à une longue détention en cellule vide.

Il ne peut ni ne devrait y avoir aucune ambiguïté quant à ce qu'un consentement valide constitue en droit. [...]

Il s'agit par conséquent d'une affaire où les obligations juridiques étaient connues, mais très mal comprises et évaluées. À nouveau, il s'agit d'un exemple où le « jugement moral » qu'une alternative est préférable prévaut facilement contre la loi, en particulier si elle semble dictée par des raisons de sécurité.

[24]            La Cour est d'avis que le consentement de la demanderesse à l'examen au moyen de rayons X et à l'examen des cavités corporelles a été obtenu par incitation, et que les autorités de Grand Valley n'avaient donc pas obtenu un consentement valide de la demanderesse pour effectuer de tels examens.

2.          L'un ou l'autre des employés, agents ou fonctionnaires du défendeur a-t-il fait preuve de négligence dans son traitement de la demanderesse?

[25]            L'argument le plus solide de la demanderesse au sujet de la prétendue négligence du défendeur s'appuie sur sa détention dans une cellule vide après avoir subi un examen au moyen de rayons X, un examen des cavités corporelles, ainsi qu'une fouille à nu, alors que tous les résultats étaient négatifs. Le défendeur soutient qu'il a agi conformément aux dispositions de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition et aux pratiques et procédures de Grand Valley.

[26]            Bien qu'il soit incontestable que le défendeur n'avait pas besoin du consentement de la demanderesse pour la placer dans une cellule vide, il s'agit d'une affaire dans laquelle le fait que le défendeur ait suivi la procédure de façon exagérée et rigide a défié toute logique et a fait preuve de très peu de respect de la dignité personnelle de la demanderesse. Il est inconcevable que la demanderesse ait pu réussir à cacher des drogues sur sa personne malgré la fouille à nu, l'examen au moyen de rayons X et l'examen des cavités corporelles.

[27]            Au moment de l'incident, il n'existait à Grand Valley aucune politique au sujet d'une fouille séparée des vêtements d'une détenue au moyen d'un chien-détecteur de drogue au retour de la détenue d'une PSSE. Cependant, le fait qu'une telle politique ait été mise en place immédiatement après l'épreuve déplorable qu'a endurée la demanderesse démontre que le bon sens a fini par l'emporter et que d'autres détenues n'auront pas à subir la même pratique que la demanderesse.

[28]            La Cour a entendu le témoignage de Marlene Mitsch, le maître de chien de Grand Valley. Elle a soutenu qu'elle a fait inspecter les vêtements de la demanderesse par le chien de sa propre initiative, le jour suivant le retour de la demanderesse de sa PSSE, plusieurs heures après que celle-ci eut été placée en cellule vide. L'agente Mitsch a aussi mentionné qu'elle n'avait pas pensé à faire effectuer une telle fouille au retour de la demanderesse de sa PSSE parce que le chien n'était pas dressé pour cela. Cependant, le lendemain, on a présenté les vêtements de la demanderesse au chien, sans dressage supplémentaire. Ceci est déplorable, car une telle fouille aurait pu éviter à la demanderesse de subir un examen des cavités corporelles et la détention dans une cellule vide qui s'est ensuivie.

[29]            Une analyse approfondie des faits et de la preuve en l'espèce révèle que les décisions opérationnelles et les procédures du défendeur équivalent à de la négligence, qui a causé des torts importants à la demanderesse, et qu'elles sont incompatibles avec l'obligation de diligence imposée par l'article 70 de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition.

[30]            Au cours de l'audience, la Cour a entendu le témoignage d'expert de la Dr Karen de Freitas, une psychiatre qui a examiné la demanderesse. Elle a témoigné que la demanderesse manifestait des symptômes du syndrome de stress post-traumatique; elle souffrait entre autres de cauchemars, de dépression grave et de perte de jouissance et d'appétit. Bien que la demanderesse ait des antécédents importants de problèmes mentaux et émotionnels, un rapport du Dr Atkinson, qui a suivi la demanderesse pendant son incarcération dans l'établissement, mentionne que la demanderesse était tout à fait stable depuis un an et demi lorsque les incidents du 23 octobre 2003 se sont produits.

[31]            Bien que la demanderesse ait pu souffrir en raisons de facteurs la touchant sur le plan mental ou affectif avant les incidents du 23 octobre 2003, l'épreuve qu'elle a subie à cette date lui a causé des torts psychologiques importants. La Dr Freitas résume ainsi à la page 8 de son rapport son opinion, qui n'a pas été réfutée :

[TRADUCTION]

À mon avis, Mme Curry a manifesté des symptômes du syndrome de stress post-traumatique à la suite des incidents qui ont eu lieu à son retour de la PSSE, même si tous les éléments du diagnostic ne sont pas présents. En particulier, elle revit constamment le traumatisme sous forme de cauchemars et de pensées envahissantes. Ces symptômes étaient plus graves immédiatement après les incidents, mais ont diminué avec le temps.

Mme Curry semble aussi souffrir assez gravement d'un trouble dépressif majeur, qui a débuté après les incidents suivant sa PSSE. Ses antécédents de dépression, ses troubles possibles de la personnalité et ses relations instables peuvent avoir augmenté sa vulnérabilité à la dépression. Cependant, me fondant sur les renseignements disponibles, je suis d'avis que ce sont les incidents suivant la PSSE qui ont déclenché cet épisode dépressif.

[32]            Dans Blackwater c. Plint, 2005 CSC 58, la juge en chef McLachlin a récemment examiné l'évaluation quantitative des dommages-intérêts dans les cas où un demandeur a souffert d'un traumatisme important. Ses conclusions, aux paragraphes 78 à 81, guideront mon évaluation des dommages-intérêts à accorder à la demanderesse :

Il importe d'établir une distinction entre la cause de la perte et l'évaluation du préjudice en matière de responsabilité civile délictuelle. Pour ce qui concerne le lien de causalité, la règle veut généralement que l'on se demande si, selon la prépondérance des probabilités, n'eût été les actes du défendeur, le demandeur aurait subi le préjudice. Les causes, délictuelles ou non délictuelles, du préjudice subi par le demandeur peuvent être multiples, mais le défendeur en est pleinement responsable si l'acte qu'il a commis est l'une d'elles. Au chapitre de l'évaluation du préjudice, il faut déterminer la situation initiale du demandeur. Le principe fondamental est que le défendeur n'est pas tenu de rendre la situation du demandeur meilleure qu'elle ne l'était au départ et qu'il n'a pas à indemniser le demandeur d'un préjudice qu'il aurait subi de toute manière : Athey. [...]

Par ailleurs, le défendeur prend sa victime comme elle est - c'est la règle de la vulnérabilité de la victime [...]

Lorsqu'un deuxième acte fautif ou une négligence contributive du demandeur survient après l'acte fautif initial ou simultanément, on peut avoir affaire à ce qu'on appelle une « vulnérabilité déjà active » . Chaque auteur d'un délit peut obtenir que l'on tienne compte des conséquences des actes de l'autre. Le défendeur doit indemniser le demandeur du préjudice qu'il lui a effectivement causé, mais il n'est pas tenu de le dédommager des effets débilitants de l'autre acte fautif qui se serait produit de toute manière. Ainsi, les dommages-intérêts exigibles de l'auteur du délit peuvent être réduits lorsque d'autres facteurs ont contribué au préjudice : Athey, par. 32-36.

Ces scénarios découlent tous du principe fondamental selon lequel les dommages-intérêts doivent rétablir le demandeur dans la situation où il se serait trouvé n'eût été le délit dont le défendeur est responsable.

[33]            Le défendeur ne peut donc pas être tenu responsable des préjudices que la demanderesse a subis avant son incarcération à Grand Valley. Toutefois, les incidents du 23 octobre 2003 ont causé des torts considérables à la demanderesse. À la lumière de ces faits, j'accorde à la demanderesse des dommages-intérêts généraux au montant de 10 000 $, y compris pour la violation de ses droits constitutionnels (alinéa 10b) de la Charte).

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE au défendeur de payer à la demanderesse le montant de 10 000 $ et un montant forfaitaire de 3 500 $ pour les dépens.

« Michel Beaudry »

JUGE

Traduction certifiée conforme

Evelyne Swenne, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                        T-712-04

INTITULÉ :                                       TRACY CURRY

                                                            c.

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L'AUDIENCE :                 Kitchener (Ontario)

DATE DE L'AUDIENCE :               Le 31 octobre et le 1er novembre 2005

MOTIFS DU JUGEMENT :            LE JUGE BEAUDRY

DATE DES MOTIFS :                      Le 24 janvier 2006

COMPARUTIONS:

John L. Hill                                                                                POUR LA DEMANDERESSE

Derek Edwards                                                                         POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

John L. Hill                                                                                POUR LA DEMANDERESSE

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général

Toronto (Ontario)

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