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Date : 20040130

Dossier : IMM-2387-03

Référence : 2004 CF 146

Ottawa (Ontario), le 30 janvier 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

ENTRE :

                                                      KANMANI MUTHUKUMAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE KELEN

[1]                Il s'agit d'une demande de contrôle judiciaire d'une décision en date du 6 mars 2003 dans laquelle la Section de la protection des réfugiés de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (la Commission) a refusé de reconnaître à la demanderesse la qualité de réfugiée au sens de la Convention ou la qualité de personne à protéger, et ce, pour des motifs ayant trait à la crédibilité.


LES FAITS

[2]                La demanderesse est une citoyenne tamoule du Sri Lanka âgée de 70 ans, originaire du village de Pungudutivu, dans le district de Jaffna. Elle a cinq enfants, dont deux se sont vu reconnaître la qualité de réfugiés au sens de la Convention en Italie et au Canada. Ses autres enfants se trouvent quelque part au Sri Lanka. Son mari est mort en juillet 2001. La demanderesse allègue craindre avec raison de retourner au Sri Lanka parce qu'elle a peur des Tigres de libération de l'Eelam tamoul (TLET), de l'armée sri-lankaise (ASL) et de l'Organisation de libération du peuple de l'Eelam tamoul (OLPET), un groupe favorable au gouvernement.

[3]                Sa demande est fondée sur deux allégations particulières :

(1)        En octobre 2001, les membres de l'OLPET ont essayé de lui extorquer 200 000 roupies parce qu'ils croyaient qu'elle pouvait obtenir de l'argent de ses enfants vivant à l'étranger. Ils ont menacé de dire à l'armée sri-lankaise qu'elle était une partisane des TLET si elle n'obtempérait pas à leur demande. Les membres de l'OLPET ont accepté de lui accorder trois mois pour amasser l'argent;


(2)        En novembre 2001, les TLET lui ont demandé de cacher des armes sur sa propriété parce qu'ils étaient d'avis que l'endroit s'y prêtait bien. Ils ont menacé de la punir comme une traîtresse si elle refusait. Lorsque ses efforts de les dissuader ont échoué, la demanderesse les a informés qu'elle allait quitter le pays au cours du mois qui allait suivre, et qu'ils pouvaient faire ce qu'ils voulaient après son départ du Sri Lanka.

[4]                Même si les TLET lui avaient déjà causé des ennuis dans le passé, la vie de la demanderesse à Pungudutivu se déroulait sans incident depuis janvier 1996, à l'exception des deux incidents mentionnés ci-dessus. La demanderesse a quitté le Sri Lanka pour venir au Canada le 25 décembre 2001, grâce à l'aide d'un agent engagé par un de ses fils.

[5]                Lors de l'audition de sa demande, la Commission a refusé d'ajouter foi au témoignage de la demanderesse et a conclu que la demanderesse avait inventé les incidents pour appuyer sa demande. La Commission a conclu que la demanderesse n'avait pas quitté le Sri Lanka parce qu'elle craignait d'y être persécutée mais parce qu'elle voulait rejoindre à l'étranger les membres de sa famille qui pouvaient l'aider. La Commission a énoncé ce qui suit à la page 3 de ses motifs :

La SPR estime que la demandeure d'asile n'a pas réussi à établir qu'elle a une crainte fondée de persécution au Sri Lanka actuellement. Selon le témoignage de la demandeure d'asile, cette dernière a vécu à Pungudutivu de janvier 1996 à octobre 2001 sans incidents susceptibles de lui faire peur. La SPR estime qu'il n'est pas crédible que deux incidents, impliquant chacun un militant de chacune des parties adverses, se soient produits à intervalle aussi rapproché et que chaque gredin ait accordé à la demandeure d'asile le temps nécessaire pour satisfaire à ses exigences. La SPR estime que, selon la prépondérance des probabilités, la demandeure d'asile a créé ces incidents pour appuyer sa demande d'asile.

[...]

Les enfants qui seraient au Sri Lanka n'ont pas de contacts avec la demandeure d'asile, qui est veuve depuis 2001. La SPR estime que la demandeure d'asile n'a pas quitté le Sri Lanka parce qu'elle était persécutée, mais plutôt qu'elle a essayé de venir rejoindre à l'étranger les membres de sa famille qui pouvaient l'aider. La SPR estime que la demandeure d'asile n'a pas de crainte fondée crédible et qu'elle peut vivre à Jaffna sans courir de risque sérieux d'être persécutée.

[6]                Pour les motifs énoncés ci-dessus, la Commission a également conclu que la demanderesse n'était pas exposée à une menace à sa vie ou au risque de traitements ou peines cruels et inusités au Sri Lanka.

ANALYSE

[7]                L'unique question soulevée dans la présente demande est celle de savoir si la Commission a commis une erreur dans les conclusions quant à la crédibilité et à la plausibilité auxquelles elle est parvenue. La demanderesse fait valoir que la Commission a omis d'expliquer pourquoi les deux incidents n'auraient pas pu se produire à environ sept semaines d'intervalle et pourquoi il est peu vraisemblable que les malfaiteurs lui aient accordé du temps pour obtempérer à leurs demandes. La demanderesse soutient que chacun des groupes avait de bonnes raisons pour accepter d'attendre et que la Commission n'a pas tenu compte de ces éléments de preuve. La demanderesse s'appuie sur l'arrêt Hilo c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1991), 15 Imm. L.R. (2d) 199 (C.A.F.) et sur la décision Divsalar c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2002 CFPI 653, [2002] A.C.F. no 875 (1re inst.).


[8]                Le défendeur soutient que les conclusions quant à la crédibilité et à la plausibilité auxquelles est arrivée la Commission sont raisonnables et ne justifient pas l'intervention de la Cour. Le défendeur fait valoir que la Commission est présumée avoir tenu compte de tous les éléments de preuve dont elle disposait, y compris des explications données par la demanderesse.

[9]                Dans l'arrêt Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315, la Cour d'appel fédérale a énoncé clairement que la question de la plausibilité d'un témoignage relève du champ d'expertise de la Commission, et que le critère d'intervention qu'il convient d'appliquer est le même qu'il s'agisse de la « plausibilité » ou de la « crédibilité » . Le juge Décary a dit ce qui suit au paragraphe 3 de l'arrêt en question :

Il est exact, comme la Cour l'a dit dans Giron, qu'il peut être plus facile de faire réviser une conclusion d'implausibilité qui résulte d'inférences que de faire réviser une conclusion d'incrédibilité qui résulte du comportement du témoin et de contradictions dans le témoignage. La Cour n'a pas, ce disant, exclu le domaine de la plausibilité d'un récit du champ d'expertise du tribunal, pas plus qu'elle n'a établi un critère d'intervention différent selon qu'il s'agit de « plausibilité » ou de « crédibilité » . (Non souligné dans l'original.)

Les deux parties conviennent que la norme applicable en l'espèce est celle de la décision manifestement déraisonnable.

[10]            Le principe voulant que la Commission soit tenue de justifier en termes clairs et explicites pourquoi elle doute de la crédibilité d'un demandeur est un principe fondamental. Voir l'arrêt Hilo, précité, et l'arrêt Armson c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) [1989] A.C.F. 800 (C.A.F.). Le juge Heald de la Cour d'appel a dit ce qui suit au paragraphe 6 de l'arrêt Hilo, précité :

Selon moi, la Commission se trouvait dans l'obligation de justifier, en termes clairs et explicites, pourquoi elle doutait de la crédibilité de l'appelant [...]. L'évaluation (précitée) que la Commission a faite au sujet de la crédibilité de l'appelant est lacunaire parce qu'elle est exposée en termes vagues et généraux.


[11]            Après avoir examiné la décision de la Commission, je suis arrivé à la conclusion que celle-ci n'a pas expliqué de façon adéquate les raisons pour lesquelles elle doutait que les deux incidents mentionnés par la demanderesse se fussent produits à un intervalle aussi court. La demanderesse a donné des explications raisonnables pour justifier pourquoi les incidents s'étaient produits, pourquoi les TLET et l'OLPET lui avaient donné du temps pour obtempérer à leurs demandes et pourquoi elle avait dû fuir. La Commission n'a pas abordé ces explications. En ce qui concerne l'OLPET, la demanderesse a mentionné ce qui suit à la page 2 de son exposé :

[traduction]    Lorsque j'ai refusé de payer la somme demandée et leur ai dit que j'étais veuve et que je n'avais pas une somme aussi importante, il m'a dit qu'il savait que j'avais un fils en Italie et une fille au Canada et qu'il voulait que je communique avec eux et obtienne la somme demandée. [...] Craignant qu'il ne mette sa menace à exécution, je lui ai dit que j'avais besoin de temps pour communiquer avec mes enfants vivant à l'étranger et obtenir la somme voulue. Le membre de l'OLPET m'a accordé un délai de trois mois.

[12]            Pour ce qui est des TLET, la demanderesse a donné les explications suivantes à la page 3 de son exposé :

[traduction] [...] Les TLET m'ont dit que je ne devais pas avoir peur de les aider parce que ma maison et mes terres agricoles leur convenaient très bien étant donné qu'elle étaient situées à proximité du rivage. Ils ont également dit que comme j'étais une veuve et que je vivais seule l'armée ne me soupçonnerait jamais. En dépit de toutes mes prières, les TLET ne voulaient pas m'écouter et ils ont menacé de me tuer comme une traîtresse si je ne les aidais pas. Sachant que les TLET étaient capables de mettre cette menace à exécution, je leur ai dit que je quittais le pays, et je leur ai demandé d'attendre que je sois partie. Les TLET m'ont donné un mois pour partir.

[13]            La transcription de l'audience révèle que la demanderesse a donné les mêmes explications lors de l'audience. Bien que la Commission puisse rejeter de telles explications, elle ne peut le faire sans fournir des motifs clairs et explicites. En l'espèce, la Commission n'a même pas mentionné les explications de la demanderesse. La Commission a le droit de refuser de croire la demanderesse, et la Cour respectera les conclusions de la Commission quant à la crédibilité à condition qu'elles ne soient pas manifestement déraisonnables, mais la Commission est tenue de motiver sa conclusion de façon adéquate.

[14]            La Commission a commis une erreur en omettant d'énoncer de façon claire et explicite les raisons pour lesquelles elle n'a pas cru la demanderesse et en omettant de prendre en considération les explications données par la demanderesse au sujet des faits que la Commission a considérés comme non plausibles.

[15]            Pour ces motifs, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, et l'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il l'examine à nouveau.

[16]            Les avocats et la Cour estiment que la présente affaire ne soulève pas de question devant être certifiée.


                                                                ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE :

La présente demande de contrôle judiciaire est accueillie. L'affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué pour qu'il l'examine à nouveau.

                                    « Michael A. Kelen »                                                                                                       _______________________________

   Juge

Traduction certifiée conforme

Aleksandra Koziorowska, LL.B.


                                                             COUR FÉDÉRALE

                                              AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         IMM-2387-03

INTITULÉ :                                        KANMANI MUTHUKUMAR

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 27 JANVIER 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                        LE JUGE KELEN

DATE DES MOTIFS :                       LE 30 JANVIER 2004

COMPARUTIONS:

Maureen Silcoff

POUR LA DEMANDERESSE

Angela Marinos

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER:

Maureen Silcoff

Avocate

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

POUR LE DÉFENDEUR

                                         


COUR FÉDÉRALE

                                                          Date : 20040130

                                               Dossier : IMM-2387-03

ENTRE :

KANMANI MUTHUKUMAR

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

défendeur

                                                               

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE

                                                               

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