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Date : 19980601


Dossier : T-1982-96

OTTAWA (Ontario), le 1er juin 1998

DEVANT : MONSIEUR LE JUGE MacKAY

ENTRE


PAUL CARLSON,


demandeur,


et


SA MAJESTÉ LA REINE,


défenderesse.

     Le demandeur ayant intenté une action en dommages-intérêts par suite des lésions corporelles qu"il aurait censément subies entre les mains des agents du Service correctionnel du Canada, au pénitencier de la Saskatchewan, et du fait qu"on l"a privé de sa liberté d"une façon déraisonnable ou illicite en le transférant contre son gré à cet établissement et en l"isolant dans une cellule vidée de son contenu après son arrivée;

     Après avoir entendu le demandeur, qui agissait pour son propre compte, ainsi que l"avocat de la défenderesse à l"audience qui a eu lieu au centre psychiatrique régional de Saskatoon du Service correctionnel du Canada les 4 et 5 novembre 1997, et la décision ayant été réservée;

     Après avoir examiné la preuve présentée à l"audience par le demandeur ou pour le compte de la défenderesse, après avoir examiné les plaidoiries qui ont alors été présentées par le demandeur ou pour le compte de la défenderesse et après avoir examiné les observations écrites qui ont par la suite été déposées par le demandeur le 7 novembre 1997;


J U G E M E N T

     IL EST PAR LES PRÉSENTES ORDONNÉ que l"action soit rejetée et que les frais entre parties soient adjugés à la défenderesse de la façon habituelle.


W. Andrew MacKay

Juge

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.


Date : 19980601


Dossier : T-1982-96

ENTRE


PAUL CARLSON,


demandeur,


et


SA MAJESTÉ LA REINE,


défenderesse.


MOTIFS DU JUGEMENT

LE JUGE MacKAY

[1]      Il s"agit d"une action en dommages-intérêts intentée contre la Couronne par suite de lésions corporelles que le demandeur a censément subies pendant qu"il était détenu au pénitencier de la Saskatchewan. Dans sa déclaration du 4 septembre 1996, le demandeur, qui agit pour son propre compte, sollicite une somme de 250 000 $ au titre de la souffrance émotionnelle, physique et mentale ainsi que les frais. Le demandeur, qui a été détenu au sein de l"unité spéciale de détention (l"USD) au pénitencier de la Saskatchewan, allègue avoir subi un préjudice par suite des lésions corporelles que lui ont causées des agents de correction et par suite de la perte de liberté associée à son transfèrement dans une installation à sécurité maximale, du fait qu"il a perdu contact avec sa famille et à cause du stress mental que lui a occasionné le harcèlement dont il a été victime au pénitencier. La défenderesse nie que le demandeur ait subi le préjudice allégué ou, subsidiairement, elle affirme qu"il en est responsable.

Historique

[2]      Le demandeur purge une peine pour une durée indéterminée pour un certain nombre d"infractions violentes et d"infractions sexuelles. Il a été déclaré délinquant dangereux. En septembre 1994, le demandeur a été transféré de l"établissement de Kent, dans la région du Pacifique, au pénitencier de la Saskatchewan par suite de rapports de renseignements dans lesquels il était soutenu qu"il envisageait de se livrer à des actes de violence à l"endroit du personnel féminin de l"établissement. Par suite de ces rapports de renseignements et d"autres rapports qui avaient été faits, selon lesquels le demandeur envisageait de se livrer à des actes similaires pendant qu"il était incarcéré dans un autre établissement, le demandeur a été placé dans l"USD lorsqu"il est arrivé au pénitencier de la Saskatchewan. Pendant qu"il était dans l"USD, au début du mois de septembre 1995, le demandeur est tombé dans sa cellule et s"est frappé la tête. Dans un rapport médical daté du 15 septembre 1995, les effets de cette chute sont décrits comme suit : [TRADUCTION] " La tête et le cou sont normaux à part une légère croûte sur le cuir chevelu postérieur et une sensation de douleur découlant de sa chute antérieure, mais il n"y a pas d"enflure ou de signe d"infection. " Le 15 septembre, le demandeur a été transféré et détenu temporairement au centre psychiatrique régional (des Prairies) près de Saskatoon, après avoir refusé de prendre les médicaments antipsychotiques nécessaires et après avoir refusé de manger, et parce qu"il ne répondait pas aux agents qui se préoccupaient de son état mental. Des rapports de renseignements établis lors du séjour que le demandeur a fait à l"installation de Saskatoon montraient que pendant qu"il était à cet endroit, il avait ciblé deux membres du personnel féminin comme victimes éventuelles de viol.

[3]      Le 3 octobre 1995, le demandeur a de nouveau été transféré à l"USD du pénitencier de la Saskatchewan. À cet endroit, le comportement du demandeur semble avoir été considéré comme étrange; il croyait que les aliments qu"on lui offrait étaient empoisonnés et il a envoyé des lettres au gouverneur de l"Orégon pour demander l"exécution des membres du personnel de la prison. Le 20 décembre, le demandeur a recouvert de papier la fenêtre de sa cellule et a commencé à parler à des agents de police imaginaires. Après que les agents de correction lui eurent demandé à maintes reprises ce qui se passait sans obtenir de réponse, on a sorti le demandeur de force de sa cellule et on l"a placé dans une cellule vidée de son contenu, où il a été détenu pendant plusieurs semaines, au sein de l"USD.

[4]      En l"espèce, le demandeur remet en question son transfèrement au pénitencier de la Saskatchewan; il soutient qu"il a subi des lésions par suite de la chute qu"il a faite dans sa cellule en septembre 1995 et, à un autre moment, pendant qu"on le sortait de force de sa cellule, en décembre, et il affirme que le traitement qu"on lui a infligé pendant qu"il était détenu dans la cellule vidée de son contenu constituait une peine cruelle et inusitée. Plus précisément, le demandeur soutient que son transfèrement était fondé sur des renseignements fournis par des indicateurs qui n"étaient pas dignes de foi et que la chose a eu pour effet de lui faire perdre contact avec sa famille et qu"il a en outre été privé de sa liberté par suite de son transfèrement et de son incarcération dans l"installation de la Saskatchewan où la sécurité était la plus élevée. Le demandeur affirme que les rapports médicaux qui avaient été rédigés à l"établissement de Kent ne montraient pas qu"il constituait un danger pour le personnel féminin et qu"aucune accusation n"a été portée par suite de l"allégation selon laquelle il envisageait de commettre une agression.

[5]      En ce qui concerne la chute qu"il a faite dans sa cellule en septembre 1995, le demandeur allègue qu"il prenait des médicaments antipsychotiques incompatibles avec le diagnostic clinique et qu"à cause de ces médicaments, il a perdu connaissance et est tombé à terre en se frappant la tête. Apparemment, lorsqu"il a repris connaissance, il était désorienté, il y avait du sang qui coulait de sa tête et il avait une commotion. Lorsque le personnel lui a finalement demandé s"il avait besoin de voir le psychiatre, le demandeur était si désorienté qu"il ne se rappelle pas ce qu"il a répondu. La défenderesse allègue que les médicaments antipsychotiques que prenait le demandeur étaient administrés et prescrits par le personnel médical de Service correctionnel Canada. Le personnel vérifie régulièrement les cellules d'isolement, y compris la cellule dans laquelle le demandeur avait été placé, environ toutes les 45 minutes.

[6]      En ce qui concerne les événements du 20 décembre 1995, le demandeur allègue qu"il a été attaqué par plusieurs agents de correction, qui l"ont coincé contre le lit de la cellule et qui l"ont frappé quatre fois à la cage thoracique et au bras avec une matraque. Il affirme qu"on a alors baissé son pantalon, y compris son sous-vêtement, devant un garde de sexe féminin. Les présumées voies de fait n"ont pas été enregistrées sur bande-vidéo, en violation de la politique du Service correctionnel. Le demandeur affirme en outre qu"on ne lui a pas administré les soins médicaux nécessaires pour les blessures qu"il avait subies pendant cette présumée agression, soit les blessures aux côtes qui, selon lui, étaient cassées ou fracturées. Le demandeur affirme que cette aide médicale lui a été refusée même si, après qu"on l"eût sorti de sa cellule, il avait demandé à un infirmier qui s"occupait de lui de voir un médecin.

[7]      Le demandeur allègue que pendant plus de deux mois après cet événement, il a été détenu en isolement dans la cellule vidée de son contenu et qu"on lui a refusé les privilèges normaux, comme une douche quotidienne, l"entretien de sa cellule et l"accès à des produits hygiéniques, notamment des serviettes, une brosse à dents et des vêtements propres. Il a affirmé que le matelas sur lequel il couchait était souillé d"urine et qu"on ne lui a pas fourni de draps ou d"oreillers. Il est allégué que pendant la période où le demandeur est resté dans cette cellule, il a perdu 40 livres à cause du stress, de la détresse, de la dépression qu"il a éprouvés et du harcèlement verbal dont il a été victime de la part des agents de correction.

[8]      Au nom de la défenderesse, il est soutenu que le demandeur se comportait d"une façon étrange avant qu"on le sorte de sa cellule. Le demandeur avait accusé le personnel et la GRC de le surveiller 24 heures sur 24. Il s"est présenté à des entrevues avec des morceaux de kleenex dans le nez et dans les oreilles, en alléguant que le personnel de correction essayait de l"empoisonner. L"équipe d"extraction est entrée dans la cellule uniquement après que le demandeur eut omis de répondre au personnel de correction, qu"il eut recouvert la fenêtre de sa cellule et qu"on l"eut entendu parler à des agents de la GRC imaginaires. Au nom de la défenderesse, il est allégué qu"on n"a pas eu recours à une force excessive. Il est allégué qu"on a enlevé les vêtements du demandeur, mais pas son sous-vêtement, pour l"empêcher de cacher des armes. La défenderesse admet que l"événement n"a pas été enregistré sur bande-vidéo parce qu"aucun membre du personnel ne savait comment utiliser le matériel, mais elle allègue que le demandeur a été questionné par un infirmier après qu"on l"eut sorti de la cellule. Le demandeur a subséquemment été examiné par un psychiatre qui a prescrit des médicaments antipsychotiques que le demandeur a refusé de prendre. La défenderesse allègue que pendant qu"il était dans la cellule vidée de son contenu, le demandeur refusait souvent de prendre sa douche et de nettoyer sa cellule.

Preuve des témoins

[9]      À l"audience, des dépositions ont été faites par neuf témoins, qui étaient tous des employés de correction et dont la plupart étaient présents le soir où l"on a sorti le demandeur de sa cellule et qui ont aidé à le sortir de sa cellule. Plus précisément, MM. Chris Mudjar et Skip Fengtad avaient des matraques, M. Alan Hagen était chargé d"employer le bouclier, M. Roger Boucher était le chef d"équipe et il était responsable de l"arrestation et du contrôle. Mme Sherry Anderson et M. Brière ont agi comme observateurs. MM. Terry Chris Brown et Lyle Gunerson étaient les surveillants correctionnels de l"USD pendant toute la période pertinente, mais ils n"étaient pas présents lorsqu"on a sorti le demandeur de la cellule. M. Cameron Priestley était infirmier au Service correctionnel.

[10]      Selon la déposition de ces témoins, il est clair qu"on a sorti le demandeur de force de sa cellule vers 23 h 30 le 20 décembre 1995. On a eu recours à une certaine force pour venir à bout du demandeur, qui avait recouvert la fenêtre d"un morceau de papier, ce qui empêchait les gardes de voir dans la cellule, et qui agissait étrangement et ne répondait pas aux demandes réitérées des gardes et aux instructions par lesquelles ceux-ci lui demandait de communiquer avec eux. On a dit au demandeur que l"omission d"obtempérer pourrait entraîner l"utilisation d"agents chimiques ou de la force physique. Il n"a pas répondu.

[11]      Par la suite, les agents sont entrés dans la cellule du demandeur et ce dernier, qui résistait aux agents, a été coincé sous l"agent qui portait le bouclier pendant que les autres membres de l"équipe d"extraction essayaient de lui mettre des menottes. Deux membres de l"équipe étaient en possession de matraques, des instruments régulièrement distribués pour sortir les détenus de leur cellule comme dans ce cas-ci, et le demandeur a été frappé, mais en ce qui concerne le nombre de fois où il l"a été, la preuve est incohérente.

[12]      Selon l"agent Boucher, le demandeur [TRADUCTION] " se débattait plutôt vigoureusement " pendant que l"agent qui avait le bouclier le coincait. Le demandeur a essayé de [TRADUCTION] " frapper l"agent qui était là ", de sorte que, selon l"agent Boucher, l"agent Mudjar l"a frappé une fois. L"agent Boucher a admis qu"il n"avait pas compté le nombre de fois où le demandeur avait été frappé. En fait, l"agent Mudjar a déclaré avoir frappé le demandeur à deux reprises à la poitrine, en éraflant sa main sur le mur. L"agente Anderson raconte que le demandeur résistait lorsqu"on a essayé de lui mettre les menottes, mais elle n"a pas noté ce fait dans le compte rendu qu"elle a par la suite fait. Elle ne pouvait pas se rappeler si l"agent Mudjar avait frappé le demandeur, car, comme elle l"a dit, les autres agents lui bloquaient la vue. De même, l"agent Brière a témoigné que les autres agents lui bloquaient la vue, mais il a déclaré que le demandeur ne pouvait pas résister beaucoup étant donné qu"on en est vite venu à bout. L"agent Hagen, qui portait le bouclier, a témoigné qu"il se concentrait tellement à venir à bout du demandeur, qui se débattait à ce moment-là, qu"il ne se rappelle pas si le demandeur a été frappé. L"agent Fengstad a témoigné que lorsque l"équipe d"extraction est entrée dans la cellule, le demandeur s"est avancé d"une façon agressive, a essayé de frapper les agents et a continué à se débattre après qu"on l"eut coincé avec le bouclier. Le témoin a déclaré qu"il avait frappé le demandeur au moins une fois au bas de l"abdomen avec sa matraque, mais il ne se rappelait pas si l"agent Mudjar avait également frappé le demandeur.

[13]      Les dépositions des témoins révèlent que l"extraction n"a pas été enregistrée sur bande-vidéo. Tous les témoins qui étaient présents et qui pouvaient voir ce qui se passait sauf un ont déclaré qu"on avait enlevé les vêtements du demandeur, mais pas son sous-vêtement. Toutefois, l"agent Mudjar a témoigné qu"on avait peut-être baissé le sous-vêtement du demandeur, mais qu"il n"en était pas certain.

[14]      M. Priestley, l"infirmier qui a examiné le demandeur après qu"on l"eut extrait de sa cellule, a témoigné qu"il ne s"était pas plaint d"avoir des douleurs immédiatement après l"événement, si ce n"est qu"il avait mal au bas du dos, du côté droit. Le demandeur ne s"est pas plaint d"avoir mal aux côtes, et M. Priestley n"a rien remarqué qui puisse indiquer une douleur ou une blessure, comme une côte fracturée. M. Priestley ne se rappelait pas que le demandeur lui eût demandé un stylo afin de demander un rendez-vous chez le médecin, ou qu"il eût demandé de l"inscrire sur la liste des rendez-vous parce qu"il avait mal aux côtes.

[15]      Selon la preuve documentaire présentée à l"audience, le demandeur ne s"était plaint d"avoir mal au côté droit de la poitrine et un diagnostic n"a été fait à cet égard qu"à la fin du mois de mars 1997, soit plus d"un an après qu"on l"eût extrait de sa cellule. Lorsque cette douleur a été signalée, en mars 1997, on l"a surtout attribuée à un claquage musculaire associé au fait que le demandeur levait des altères. Toutefois, dans la demande de radiographie et le rapport y afférent, datés du 8 septembre 1997, l"observation suivante est faite : [Traduction] " Sur le bord postérieur de la onzième côte, il y a une petite irrégularité du contour de l"os. Une fracture légèrement déplacée est soupçonnée. "

[16]      La preuve montre que le demandeur a été détenu dans la cellule vidée de son contenu pendant une période inhabituellement longue, soit du 21 décembre 1995 au 16 février 1996. En ce qui concerne les produits hygiéniques personnels, le demandeur a témoigné, et la défenderesse n"a pas contesté, qu"on a refusé de lui remettre les articles nécessaires pour se raser, une brosse à dents et des draps pendant la durée de son séjour dans la cellule. Dans son témoignage, l"agent Brown affirme que ces articles sont habituellement distribués aux personnes détenues dans une cellule vidée de son contenu, mais que les agents de sécurité consultent les préposés aux soins de la santé pour déterminer jusqu"à quel point le détenu constitue une menace pour lui-même lorsqu"il s"agit de déterminer si des articles comme des brosses à dents doivent lui être fournis. L"agent Brown a témoigné qu"on avait placé le demandeur dans la cellule vidée de son contenu pour sa propre protection, en vue de s"assurer qu"il ne se blesse pas. En même temps, l"agent Boucher a témoigné que le demandeur n"avait pas été placé et détenu dans la cellule au cas où il tenterait de se suicider.

Analyse

[17]      Il est allégué que les questions litigieuses sont les suivantes : à savoir, si la Couronne est responsable envers le demandeur du fait qu"elle l"a illégitimement transféré à l"installation de la Saskatchewan; si la Couronne est responsable des blessures que le demandeur a subies en tombant dans sa cellule en septembre 1995; si la Couronne peut être tenue responsable du mal qui aurait censément été fait au demandeur lorsqu"on l"a sorti de sa cellule; si le fait que le demandeur a passé une période inhabituellement longue dans la cellule vidée de son contenu, au sein de l"USD, entraîne la responsabilité de la Couronne.

[18]      Les deux premières questions peuvent être tranchées fort brièvement. À mon avis, la question de la légitimité du transfèrement involontaire a déjà été implicitement tranchée lorsque le demandeur a contesté le transfèrement, en juillet 1995, au moyen d"un bref d"habeas corpus ad subjiciendum, avec certiorari à l"appui, demande qui a été rejetée par la Cour du Banc de la Reine de la Saskatchewan. Compte tenu de cette décision, la question de savoir si le transfèrement était légitime constitue une chose jugée. En outre, à l"audience, le demandeur n"a pas offert de preuve à l"appui des allégations voulant qu"on lui ait fait du mal ou qu"il ait subi une perte ou un préjudice parce qu"il avait été transféré au pénitencier de la Saskatchewan. Pour ces motifs, la perte ou le préjudice qui auraient censément été subis en raison du transfèrement involontaire du demandeur ne sont pas établis comme fondement de quelque tort susceptible de donner lieu à des dommages-intérêts dans la présente instance.

[19]      En ce qui concerne la chute qu"il a faite dans sa cellule en septembre, le demandeur n"a pas présenté d"éléments de preuve à l"audience, au moyen d"un expert ou autrement, à l"appui de l"opinion qu"il avait implicitement exprimée dans sa déclaration et expliquée dans son affidavit du 7 octobre 1997, lequel a été admis en preuve, opinion dont il a simplement été fait mention à l"audience, à savoir que l"administration de médicaments antipsychotiques était en soi injustifiée ou a été la cause réelle de la blessure à la tête qu"il aurait subie lorsqu"il était tombé sans connaissance sous l"emprise de ces médicaments. En l"absence de quelque élément de preuve, il n"a pas été établi que la défenderesse devrait être tenue responsable de cette chute.

[20]      Quant aux événements du 20 décembre, la question n"a pas été expressément traitée par l"une ou l"autre partie pendant les plaidoiries orales, mais l"action que le demandeur a intentée contre la Couronne pourrait uniquement être fondée sur l"article 3 de la Loi sur la responsabilité de l"État, L.R.C. (1985), ch. C-50, (la Loi), dont l"alinéa 3a ) est ainsi libellé :

     3. En matière de responsabilité civile délictuelle, l"État est assimilé à une personne physique, majeure et capable, pour :         
         a) les délits civils commis par ses préposés;         

L"alinéa 3a ) doit être interprété par rapport à l"article 10, qui est ainsi libellé :

     10. L"État ne peut être poursuivi, sur le fondement de l"alinéa 3a ), pour les actes ou omissions de ses préposés que lorsqu"il y a lieu en l"occurrence, compte non tenu de la présente loi, à une action en responsabilité civile délictuelle contre leur auteur ou ses représentants.         

[21]      Le droit canadien ne prévoit une action civile fondée sur la simple violation d"une obligation légale que si une loi le prévoit expressément1. L"omission d"enregistrer sur bande-vidéo ce qui se passait pendant qu"on sortait le détenu de sa cellule comme l"exige la politique administrative ne donne pas lieu à une action en responsabilité civile. À mon avis, la demande, en ce qui concerne la blessure que le demandeur aurait censément subie lorsqu"on l"a sorti de sa cellule, doit être fondée en matière délictuelle soit sur la négligence soit sur des coups et blessures, comme l"exige la Loi .

[22]      En ce qui concerne l"action fondée sur la négligence, les gardes avaient certes une obligation de prudence envers le demandeur. Dans la décision Abbott c. Canada1, le juge Cullen a fait les remarques suivantes au sujet de la relation qui existe entre les gardes et les détenus en droit de la négligence :

     [...] Ces derniers [les détenus] sont étroitement et directement touchés par les actes des gardiens; ils se trouvent sous la garde et la surveillance des gardiens pendant leur incarcération. Je ne conteste pas qu'il y a des limites à ce devoir de prudence. Cependant, le fait que ces individus soient incarcérés ne veut pas dire que ce devoir n'existe pas. En outre, les gardiens ont le pouvoir discrétionnaire d'agir dans diverses situations. Cependant, ce pouvoir discrétionnaire peut être exercé de façon négligente ou déraisonnable. Par conséquent, j'accepterais également qu'il existe un lien suffisamment rapproché et direct au point où la négligence d'un gardien, par ses actes ou omissions, causerait vraisemblablement des dommages raisonnablement prévisibles.         

[23]      Pourtant, bien que les gardes soient tenus de ne pas agir d"une façon qui puisse risquer de causer au demandeur un mal raisonnablement prévisible, je ne suis pas convaincu non plus que les gardes aient enfreint la norme de prudence qui doit s"appliquer dans ce cas-ci, ou même que le préjudice qui aurait censément été causé au demandeur puisse être attribué aux actions que les gardes ont commises le 20 décembre 1995.

En ce qui concerne la question de la norme de prudence, je prends note de l"article 25 du Code criminel , L.R.C. (1985), ch. 46 :

     25. (1) Quiconque est, par la loi, obligé ou autorisé à faire quoi que ce soit dans l"application ou l"exécution de la loi :         
         a) soit à titre de particulier;         
         b) soit à titre d"agent de la paix ou de fonctionnaire public;         
         c) soit pour venir en aide à un agent de la paix ou à un fonctionnaire public;         
         d) soit en raison de ses fonctions,         
     est, s"il s"agit en s"appuyant sur des motifs raisonnables, fondé à accomplir ce qu"il lui est enjoint ou permis de faire et fondé à employer la force nécessaire pour cette fin.         

[24]      Dans la décision Abbott, Monsieur le juge Cullen a interprété cette disposition comme suit :

     [...] le paragraphe (1) fournit une justification pour les actes commis par les personnes énumérées aux alinéas a) à d) si les autres conditions du paragraphe sont remplies. La personne doit être soit obligée, soit autorisée par la loi à faire quelque chose ayant rapport avec l'application ou l'exécution de la loi. L'obligation ou l'autorisation peut être prévue dans un texte de loi ou dans la common law. En outre, il faut également montrer que la personne a agi en s'appuyant sur des motifs raisonnables et qu'il [sic] n'a employé que la force nécessaire pour cette fin. Si les actes de la personne allaient au-delà de ce qui était autorisé ou prescrit par la loi ou si la force employée était supérieure à ce qui était nécessaire pour cette fin légitime, le paragraphe ne s'appliquera pas pour conférer l'immunité1.         

[25]      Compte tenu de cette disposition, j"estime qu"il est uniquement possible de dire qu"un agent de la paix a enfreint la norme de prudence requise s"il n"avait pas de motifs raisonnables d"employer la force ou s"il a employé plus de force que nécessaire pour en arriver aux fins autorisées par la loi. L"expression" agent de la paix " est définie comme suit à l"article 2 du Code criminel :

     b) tout agent du Service correctionnel du Canada, désigné comme agent de la paix conformément à la partie I de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, ainsi que tout directeur, sous-directeur, instructeur, gardien, geôlier, garde et tout autre fonctionnaire ou employé permanent d"une prison qui n"est pas un pénitencier au sens de la partie I de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition ;         

[26]      De son côté, la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, L.C. 1992, ch. 20, prévoit ceci, à l"article 10 :

     10. Le commissaire peut, par écrit, attribuer la qualité d"agent de la paix à tout agent ou catégorie d"agents. Le cas échéant, l"agent jouit de la protection prévue par la loi et à compétence :         
         a) d"une part, à l"égard des délinquants qui font l"objet d"un mandat ou d"une ordonnance de surveillance de longue durée;         
         b) d"autre part, dans les pénitenciers à l"égard de quiconque s"y trouve.         

La directive 003 du commissaire définit les agents de la paix comme étant" les membres employés dans un pénitencier à l"exception de ceux qui travaillent dans un centre correctionnel communautaire ". Cela étant, je conclus que les agents qui ont sorti le détenu de sa cellule étaient des agents de la paix au sens de l"article 25 du Code criminel .

[27]      En ce qui concerne M. Carlson, je ne suis pas convaincu qu"il se soit acquitté de la charge qui lui incombait de démontrer qu"il n"existait pas de motifs raisonnables d"employer la force dans ce cas-ci, ou que, lorsqu"on l"a sorti de sa cellule, on ait employé plus de force que nécessaire compte tenu des circonstances. Les dépositions des témoins, en ce qui concerne les événements, ne sont pas entièrement compatibles, mais à mon avis, elles permettent de conclure qu"à ce moment-là, le demandeur agissait d"une façon étrange, qu"il ne répondait pas aux agents qui essayaient de communiquer avec lui, qu"il résistait aux agents et qu"il était nécessaire d"employer une certaine force pour venir à bout de lui. Le fait qu"aucune accusation n"a été portée contre le demandeur parce qu"il avait frappé les agents ou qu"il leur avait résisté n"établit pas pour autant que le demandeur n"a pas résisté. Quant au nombre de fois où le demandeur a été frappé et à la force qui a été employée, la preuve est contradictoire mais je ne suis pas convaincu que le demandeur ait établi que le nombre de fois où les agents l"avaient frappé était excessif ou qu"une force déraisonnable avait été employée compte tenu des circonstances.

[28]      En ce qui concerne les dommages-intérêts, j"estime que le demandeur ne s"est pas acquitté de l"obligation qui lui incombait de démontrer les actions que le personnel de correction avait commises en le sortant de sa cellule lui ont causé un préjudice réel. Or, cela est nécessaire aux fins d"une action en négligence. À mon avis, la preuve médicale concernant la blessure aux côtes ne suffit pas pour montrer que les actions que les agents ont commises en sortant le détenu de sa cellule ont réellement causé les blessures qui ont par la suite été diagnostiquées. La preuve ne me convainc pas que la blessure subie à la côte, qui était guérie et qui a été décelée près d"un an et demi après qu"on eût sorti le détenu de sa cellule, ait été attribuable aux événements du 20 décembre 1995, et la preuve ne me convainc pas non plus que le demandeur se soit plaint d"une douleur aux côtes ou au bras, ou qu"il ait demandé de l"aide médicale ce soir-là. En outre, je ne dispose d"aucun élément de preuve m"amenant à conclure que le demandeur a subi un choc nerveux ou un genre de blessure reconnu en droit, que ce soit à cause de la force employée par les agents, ou parce qu"on aurait censément enlevé son sous-vêtement, ce dont je ne suis pas convaincu non plus, compte tenu de la preuve. Pour ces motifs, j"estime que le demandeur n"a pas établi que la défenderesse devrait être tenue responsable pour cause de négligence.

[29]      En ce qui concerne la responsabilité possible de la défenderesse à l"égard des coups et blessures, le demandeur n"a habituellement pas à prouver qu"il a été blessé par suite de ces délits intentionnels. Dans ce cas-ci, j"estime, pour les motifs susmentionnés, que l"article 25 du Code criminel s"applique de façon à empêcher tout recouvrement si les actions des agents étaient, comme je le conclus, raisonnables compte tenu des circonstances. Je ne suis donc pas convaincu qu"il existe un fondement me permettant de tenir la défenderesse responsable envers le demandeur sur le plan délictuel, que ce soit en raison d"une négligence ou de coups et blessures, du mal qui a été fait au demandeur ou de la perte que celui-ci a subie par suite de l"événement du 20 décembre 1995.

[30]      Quant à la période pendant laquelle le demandeur a été isolé dans la cellule vidée de son contenu et aux conditions dans lesquelles il aurait censément été détenu, il est soutenu, dans la réponse à la défense que le demandeur a déposée et dans les plaidoiries orales, que la nature de cet isolement équivalait à une peine cruelle et inusitée, en violation de l"article 12 de la Charte . Avec égards, je ne suis pas convaincu que le demandeur ait satisfait à l"obligation qui lui incombe de démontrer que le traitement qui lui a été infligé était cruel et inusité au sens de l"article 12 de la Charte . Dans l"arrêt R. v. Olson1, la Cour d"appel de l"Ontario a fait remarquer que le critère qu"il faut appliquer pour déterminer si le traitement est cruel et inusité est celui qui a été élaboré par la Cour suprême dans le cas d"une peine cruelle et inusitée, à savoir si le traitement est excessif à un point tel que cela fait outrage au sens moral.

[31]      Compte tenu de la preuve, je ne suis pas convaincu que le demandeur ait refusé d"une façon déraisonnable de faire de l"exercice ou de se laver. Les journaux quotidiens tenus par les agents de correction montrent que le demandeur refusait fréquemment de prendre sa douche et de faire de l"exercice, ce qu"il n"a pas nié lorsqu"il a été contre-interrogé. La preuve ne montre pas clairement quelles possibilités ont été données au demandeur d"utiliser des articles pour se raser et une brosse à dents lorsqu"il acceptait de se laver. Le demandeur n"a pas établi à ma satisfaction que les mesures que les agents de correction avaient prises en le détenant dans une cellule vidée de son contenu pendant une longue période en contrôlant son accès à des produits d"hygiène personnelle étaient excessives à un point tel que cela faisait outrage au sens moral. Pour ces motifs, je conclus qu"il n"a pas été porté atteinte aux droits reconnus par la Constitution du fait qu"on a isolé le demandeur dans la cellule vidée de son contenu.

[32]      Je remarque que le demandeur n"a pas demandé de dommages-intérêts pour confinement illégal du fait qu"il avait été placé à tort ou pour une période prolongée dans une cellule vidée de son contenu. Dans la décision Abbott , Monsieur le juge Cullen a conclu que la Couronne était responsable de confinement illégal parce qu"elle avait placé d"une façon illicite un détenu en isolement, délit qui n"exige pas la preuve d"une perte véritable.

[33]      En l"espèce, le demandeur a établi ma satisfaction qu"on l"avait placé dans la cellule vidée de son contenu pendant une période exceptionnellement longue. La preuve du comportement inhabituel du demandeur et du fait qu"il avait parfois tendance à commettre des actes violents m"amène à conclure que les agents de correction avaient raison de considérer que celui-ci pouvait constituer une menace pour lui-même, ou même pour les autres, mais on peut se demander s"il était justifié de détenir le demandeur pendant une longue période, d"autant plus qu"il a été établi que le demandeur n"était apparemment pas détenu pour observation afin d"éviter qu"il se suicide. Pourtant, en bonne justice, je ne puis tenir la Couronne responsable d"un délit qui n"a pas été plaidé devant moi. En outre, la preuve est loin d"être claire en ce qui concerne le fait qu"il était déraisonnable de détenir le demandeur compte tenu des circonstances et que la défenderesse n"a pas eu à démontrer que les actions des agents de correction, lorsqu"ils ont détenu le demandeur dans la cellule vidée de son contenu, étaient justifiées.

Conclusion

[34]      Pour ces motifs, l"action que le demandeur a intentée est rejetée.

[35]      Le demandeur a soutenu que les frais ne devraient pas être adjugés contre lui même s"il n"avait pas gain de cause, mais je ne vois pas pourquoi je devrais modifier la règle habituelle selon laquelle les frais doivent suivre l"issue de la cause; les frais entre parties sont donc adjugés à la défenderesse de la façon habituelle.


W. Andrew MacKay

Juge

Ottawa (Ontario)

Le 1er juin 1998

Traduction certifiée conforme

L. Parenteau, LL.L.

COUR FÉDÉRALE DU CANADA

SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE


AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                      T-1982-96
INTITULÉ DE LA CAUSE :          PAUL CARLSON c. SA MAJESTÉ LA REINE
LIEU DE L"AUDIENCE :              SASKATOON (SASKATCHEWAN)
DATE DE L"AUDIENCE :              LE 4 NOVEMBRE 1997

MOTIFS DU JUGEMENT DU JUGE MacKAY EN DATE DU 1er JUIN 1998

ONT COMPARU :

PAUL CARLSON                  POUR SON PROPRE COMPTE
BRUCE GIBSON                  POUR LA DÉFENDERESSE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

PAUL CARLSON                  POUR SON PROPRE COMPTE

SASKATOON (SASKATCHEWAN)

GEORGE THOMSON              POUR LA DÉFENDERESSE

SOUS-PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA


__________________

     Voir The Queen v. Saskatchewan Wheat Pool, [1983] 1 R.S.C. 205; Douglas v. Canada (1996), 113 F.T.R. 281.

     (1993) 64 F.T.R. 81, à la page 117.

     À la page 119.

     (1987) 62 O.R. (2d) 321 (C.A. Ont.) confirmé [1989] 1 R.C.S. 296.

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