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Date : 20060428

Dossier : T-822-05

Référence : 2006 CF 539

Ottawa (Ontario), le 28 avril 2006

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE PHELAN

ENTRE :

MAURIZIO CATENACCI

et NANCY JOAN CATENACCI

demandeurs

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET

DE LA PROTECTION CIVILE

défendeurs

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT

I.           VUE D'ENSEMBLE

[1]                Maurizio Catenacci (Catenacci), l'un des demandeurs (l'autre étant sa femme), est un résident permanent du Canada qui purge une peine d'emprisonnement aux États-Unis d'Amérique. Il a demandé à être transféré au Canada pour y achever de purger sa peine. Il a été avisé qu'il n'était pas admissible au programme de transfèrement des détenus parce qu'il n'était pas citoyen canadien.

[2]                La Loi sur le transfèrement international des délinquants (la LTID) et le Traité entre le Canada et les États-Unis d'Amérique sur l'exécution des peines imposées aux termes du droit criminel (le Traité) permettent à des personnes détenues aux États-Unis d'être transférées, sous certaines conditions, dans un établissement carcéral canadien. La LTID et, par voie de conséquence, le Traité à l'égard du Canada, ne s'appliquent qu'aux citoyens canadiens.

[3]                Les demandeurs sollicitent le contrôle judiciaire de la décision par laquelle Catenacci a été déclaré inadmissible au transfèrement vers le Canada. Plus précisément, ils demandent un jugement déclaratoire portant que la limitation du champ d'application de la LTID aux seuls citoyens canadiens contrevient à l'article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Les demandeurs n'ont pas invoqué l'article 7 de la Charte dans leurs moyens, même s'ils l'ont fait dans l'avis de question constitutionnelle.

[4]                Les mesures de réparation suivante sont demandées dans l'avis de question constitutionnelle :

a)          un jugement déclaratoire portant que l'article 2 et toutes les dispositions connexes de la Loi sur le transfèrement international des délinquants, L.C. 2004, ch. 21, sont défectueux parce qu'ils n'incluent pas les résidents permanents du Canada dans la catégorie des personnes pouvant être transférées d'un autre État pour purger une peine d'emprisonnement au Canada et, à ce titre, contreviennent aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (1982), de sorte que, tels qu'ils sont actuellement libellés, ils sont inopérants en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982;

b)          un jugement déclaratoire portant que l'alinéa IIb) et toutes les dispositions connexes du Traité entre le Canada et les États-Unis d'Amérique sur l'exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, RTC 1978/12, sont défectueux parce qu'ils n'incluent pas les résidents permanents du Canada dans la catégorie des personnes pouvant être transférées des États-Unis pour purger une peine d'emprisonnement au Canada et, à ce titre, contreviennent aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (1982), de sorte que, tels qu'ils sont actuellement libellés, ils sont inopérants en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982;

c)          un jugement déclaratoire portant que l'alinéa 2b) et toutes les dispositions connexes de la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, RTC 1985/9, sont défectueux parce qu'ils n'incluent pas les résidents permanents du Canada dans la catégorie des personnes pouvant être transférées d'un autre État pour purger une peine d'emprisonnement au Canada et, à ce titre, contreviennent aux articles 7 et 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (1982), de sorte que, tels qu'ils sont actuellement libellés, ils sont inopérants en vertu de l'article 52 de la Loi constitutionnelle de 1982;

d)          un jugement déclaratoire portant que le demandeur, Maurizio Catenacci, a le droit de voir examiner sa demande de transfèrement d'un établissement carcéral américain vers un établissement carcéral canadien pour y purger le reste de sa peine, comme réparation juste et convenable sous le régime de l'article 24 de la Charte canadienne des droits et libertés (1982).

II.          EXPOSÉ DES FAITS

[5]                Catenacci est né en Italie, de parents italiens, en 1964, et il est citoyen italien. Sa famille s'est installée au Canada lorsqu'il avait deux ans et y a toujours résidé depuis. Catenacci est lui-même résident permanent du Canada et n'a jamais demandé la citoyenneté canadienne, alors que sa mère et ses deux soeurs l'on demandée et obtenue. Sa femme, codemanderesse, et ses deux fils adolescents sont aussi citoyens canadiens.

[6]                Catenacci a grandi au Canada et y a vécu et travaillé, sauf pendant les périodes où il jouait au hockey sur glace à l'étranger. De 1983 à 1999, il a en effet pratiqué professionnellement ce sport en Italie et dans d'autres équipes européennes. Pendant la saison morte du hockey, il revenait au Canada pour y travailler. Après avoir pris sa retraite de hockeyeur professionnel en mars 1999, il est rentré à Newmarket (Ontario), où il a travaillé comme vendeur de voitures et entraîneur dans des ligues mineures de hockey.

[7]                Catenacci n'a jamais demandé de passeport canadien, mais il a obtenu un passeport italien en 1983 après avoir signé un contrat en vue de pratiquer le hockey professionnel en Italie. En 1982, l'Italie autorisait la double citoyenneté. Cependant, les équipes italiennes n'admettaient qu'un nombre limité de joueurs professionnels détenant une double citoyenneté ou une citoyenneté étrangère. Par conséquent, il était dans l'intérêt de Catenacci de ne posséder que la citoyenneté italienne pendant sa carrière de hockeyeur professionnel en Italie.

[8]                Catenacci travaillait aussi comme vendeur de voitures et, dans le cadre de relations qu'il a nouées dans l'exercice de ce métier, il s'est apparemment trouvé impliqué dans le trafic de la drogue. Selon le rapport présentenciel préparé pour la cour de district américaine, Catenacci a fait office de courrier dans une organisation criminelle, dirigée par son coaccusé, qui faisait passer en contrebande de grandes quantités de cocaïne des États-Unis au Canada, où la drogue était vendue et distribuée. En 1998, Catenacci a comploté avec cinq complices, dont son beau-frère, en vue d'acquérir, de transporter et de distribuer de la cocaïne.

[9]                Le rôle de Catenacci dans ce trafic de cocaïne consistait à faire passer des devises américaines du Canada aux États-Unis, où ces sommes servaient à l'achat de cocaïne que d'autres transportaient au Canada. Catenacci savait que l'argent qu'il faisait passer aux États-Unis servirait à l'achat de cocaïne.

[10]            Après avoir été mis en accusation par un grand jury fédéral en Virginie, Catenacci a été arrêté au Canada le 12 janvier 2000 en vertu de son inculpation aux États-Unis. En mai 2003, il a consenti à son extradition en Virginie.

[11]            Dans le cadre d'une transaction pénale qu'il a conclue après avoir été avisé que la citoyenneté canadienne était une condition de l'application de la LTID, Catenacci a plaidé coupable à un chef d'accusation de complot en vue d'acquérir pour fin de distribution et de distribuer de la cocaïne, infraction qui relève de la grande criminalité sous le régime de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés (la LIPR). Le 19 décembre 2003, il a été condamné à 46 mois de détention ferme, avec déduction de 7 ½ mois pour le temps déjà passé en détention, et à trois ans de liberté sous surveillance, c'est-à-dire de probation selon la terminologie canadienne. Il purge actuellement sa peine dans un établissement fédéral de l'Ohio et sa mise en liberté est prévue pour août 2006.

[12]            Catenacci a présenté, en la forme prescrite par le règlement d'application de la LTID, une demande écrite de transfèrement au Canada pour y purger le reste de sa peine. Il n'a rien inscrit à la case « citoyenneté » du formulaire en question. Catenacci a été avisé en octobre 2004 qu'il n'était pas admissible au transfèrement parce qu'il n'était pas citoyen canadien.

[13]            Les demandeurs, par l'intermédiaire d'un nouvel avocat, ont demandé en janvier 2005 à l'Agence des services frontaliers du Canada (l'ASFC) un avis d'absence d'objection concernant le transfèrement de Catenacci, soit en fait le consentement du Canada à son transfèrement de la prison américaine. Cette demande a été rejetée pour le principal motif que ni la Loi ni le Traité ne prévoient le transfèrement de résidents permanents. Une demande de contrôle judiciaire de cette décision a été déposée et ensuite retirée. La demande de contrôle judiciaire que nous examinons en l'espèce est celle qui a été déposée le 10 mai 2005.

III.        LES QUESTIONS EN LITIGE

[14]            Les parties ont convenu que la Cour, en raison de la nature du jugement déclaratoire sollicité par les demandeurs, n'a pas à décider la question de la conformité au délai prescrit de la demande de contrôle judiciaire (qui a été déposée plus de 30 jours après la décision attaquée) ni celle du droit de Mme Catenacci de se constituer partie.

[15]            S'il est vrai que la question en litige, telle qu'elle a été formulée au départ par les parties, était de savoir si l'article 2 de la LTID et l'alinéa IIb) du Traité sont discriminatoires en vertu de l'article 15 de la Charte, il convient, pour la trancher, de l'analyser en trois éléments :

1)          L'application du paragraphe 15(1) de la Charte est-elle déclenchée dans le cas où la loi en cause est compatible avec les droits que garantit le paragraphe 6(1) de la Charte?

2)          Si la question 1 reçoit une réponse affirmative, l'article 2 de la LTID contrevient-ilà l'article 15 de la Charte pour cause de discrimination?

3)          Si la question 2 reçoit une réponse affirmative, l'article 2 de la LTID est-il validé par l'article premier de la Charte?

IV.        LES DISPOSITIONS LÉGISLATIVES APPLICABLES

[16]            Les paragraphes 6(1) et (2) de la Charte garantissent aux citoyens canadiens le droit d'entrer au Canada, d'y demeurer et d'en sortir, tandis que les résidents permanents ne partagent avec les citoyens que le droit de se déplacer dans tout le pays, ainsi que de résider et de travailler dans toute province.

6. (1) Tout citoyen canadien a le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir.

(2) Tout citoyen canadien et toute personne ayant le statut de résident permanent au Canada ont le droit :

a) de se déplacer dans tout le pays et d'établir leur résidence dans toute province;

b) de gagner leur vie dans toute province.

(3) Les droits mentionnés au paragraphe (2) sont subordonnés :

a) aux lois et usages d'application générale en vigueur dans une province donnée, s'ils n'établissent entre les personnes aucune distinction fondée principalement sur la province de résidence antérieure ou actuelle;

b) aux lois prévoyant de justes conditions de résidence en vue de l'obtention des services sociaux publics.

(4) Les paragraphes (2) et (3) n'ont pas pour objet d'interdire les lois, programmes ou activités destinés à améliorer, dans une province, la situation d'individus défavorisés socialement ou économiquement, si le taux d'emploi dans la province est inférieur à la moyenne nationale.

6. (1) Every citizen of Canada has the right to enter, remain in and leave Canada.

(2) Every citizen of Canada and every person who has the status of a permanent resident of Canada has the right

(a) to move to and take up residence in any province; and

(b) to pursue the gaining of a livelihood in any province.

(3) The rights specified in subsection (2) are subject to

(a) any laws or practices of general application in force in a province other than those that discriminate among persons primarily on the basis of province of present or previous residence; and

(b) any laws providing for reasonable residency requirements as a qualification for the receipt of publicly provided social services.

(4) Subsections (2) and (3) do not preclude any law, program or activity that has as its object the amelioration in a province of conditions of individuals in that province who are socially or economically disadvantaged if the rate of employment in that province is below the rate of employment in Canada.

[17]            Le paragraphe 15(1) de la Charte garantit l'égalité devant la loi et interdit la discrimination, qu'elle soit fondée sur les motifs qui sont énumérés en général dans les lois sur les droits de la personne ou sur des motifs analogues.

15. (1) La loi ne fait acception de personne et s'applique également à tous, et tous ont droit à la même protection et au même bénéfice de la loi, indépendamment de toute discrimination, notamment des discriminations fondées sur la race, l'origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, le sexe, l'âge ou les déficiences mentales ou physiques.

15. (1) Every individual is equal before and under the law and has the right to the equal protection and equal benefit of the law without discrimination and, in particular, without discrimination based on race, national or ethnic origin, colour, religion, sex, age or mental or physical disability.

[18]            Le Canada a joué un rôle fondamental dans le mouvement qui a amené les États à conclure des accords sur le transfèrement des détenus de l'étranger vers leur propre pays afin d'y achever de purger leur peine. Il a conclu son premier traité de transfèrement en 1978, avec les États-Unis. Il a ensuite promulgué une loi pour régir ce programme de transfèrement des détenus dans le cadre de traités, soit la Loi sur le transfèrement des délinquants (1977-1978). Cette loi a été remplacée en mai 2004 par la LTID, actuellement en vigueur.

[19]            La disposition de l'article 2 de la LTID que contestent les demandeurs se trouve dans la définition du « délinquant canadien » admissible au bénéfice du transfèrement vers un établissement carcéral canadien :

« délinquant canadien » Citoyen canadien au sens de la Loi sur la citoyenneté qui a été reconnu coupable d'une infraction et qui, en application d'une décision qui ne peut plus faire l'objet d'un appel, est soit détenu, soit sous surveillance en raison d'une ordonnance de probation ou d'une mise en liberté sous condition, soit assujetti à une autre forme de liberté surveillée, dans une entité étrangère.

"Canadian offender" means a Canadian citizen within the meaning of the Citizenship Act who has been found guilty of an offence - and is detained, subject to supervision by reason of conditional release or probation or subject to any other form of supervision in a foreign entity - and whose verdict and sentence may no longer be appealed.

[20]            La disposition analogue applicable au « délinquant étranger » étend la définition précitée aussi bien au citoyen qu'au « national » d'une entité étrangère.

[21]            L'article 3 de la LTID, qui énonce l'objet de la loi, se révèle ici d'une importance cruciale, sa portée ayant été abondamment débattue par les parties. Cet article prévoit que la LTID a pour objet de faciliter l'administration de la justice, ainsi que la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants.

3. La présente loi a pour objet de faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

[22]            Les défendeurs ont soutenu que la LTID a un objet plus large que ne le donne à entendre le libellé de l'article 3 - qu'elle vise en outre à protéger la population canadienne, à favoriser la coopération internationale et à promouvoir la naturalisation et la citoyenneté. Ils ont avancé cet argument dans le contexte de l'article premier de la Charte, à propos des objectifs de la loi attaquée, faisant valoir plus précisément l'existence d'un besoin urgent, ainsi que d'un lien rationnel entre lesdits objectifs et la restriction des droits et libertés.

[23]            Le régime du transfèrement exige le consentement du détenu, de l'entité étrangère et du Canada. Le ministre doit prendre en considération des critères déterminés pour décider s'il consent au transfèrement d'un délinquant canadien, notamment les questions de savoir si le délinquant avait l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente et s'il a des liens sociaux ou familiaux au Canada.

10. (1) Le ministre tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien :

a) le retour au Canada du délinquant peut constituer une menace pour la sécurité du Canada;

b) le délinquant a quitté le Canada ou est demeuré à l'étranger avec l'intention de ne plus considérer le Canada comme le lieu de sa résidence permanente;

c) le délinquant a des liens sociaux ou familiaux au Canada;

d) l'entité étrangère ou son système carcéral constitue une menace sérieuse pour la sécurité du délinquant ou ses droits de la personne.

(2) Il tient compte des facteurs ci-après pour décider s'il consent au transfèrement du délinquant canadien ou étranger :

a) à son avis, le délinquant commettra, après son transfèrement, une infraction de terrorisme ou une infraction d'organisation criminelle, au sens de l'article 2 du Code criminel;

b) le délinquant a déjà été transféré en vertu de la présente loi ou de la Loi sur le transfèrement des délinquants, chapitre T-15 des Lois révisées du Canada (1985).

10. (1) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian offender, the Minister shall consider the following factors:

(a) whether the offender's return to Canada would constitute a threat to the security of Canada;

(b) whether the offender left or remained outside Canada with the intention of abandoning Canada as their place of permanent residence;

(c) whether the offender has social or family ties in Canada; and

(d) whether the foreign entity or its prison system presents a serious threat to the offender's security or human rights.

(2) In determining whether to consent to the transfer of a Canadian or foreign offender, the Minister shall consider the following factors:

(a) whether, in the Minister's opinion, the offender will, after the transfer, commit a terrorism offence or criminal organization offence within the meaning of section 2 of the Criminal Code; and

(b) whether the offender was previously transferred under this Act or the Transfer of Offenders Act, chapter T-15 of the Revised Statutes of Canada, 1985.

[24]            Pour donner effet à la législation, le Canada a signé trois traités multilatéraux et onze traités bilatéraux, notamment, cela va de soi, avec les États-Unis. Un trait commun à tous ces accords internationaux est leur applicabilité aux « nationaux » (aussi appelés « ressortissants » ) de chacun des États signataires, qui définit ensuite ce terme.

[25]            Le Canada, aussi bien dans les traités auxquels il est partie que dans sa législation interne, définit le « national » ou le « ressortissant » comme étant un citoyen canadien. La plupart des États font de même. Cependant, quatre des pays signataires de la Convention sur le transfèrement des personnes condamnées, qui prévoit que tout État membre du Conseil de l'Europe peut définir à son gré le terme « ressortissant » , ont décidé d'assimiler leurs résidents permanents à des ressortissants. De même, aux termes du Commonwealth Scheme for the Transfer of Offenders (accord du Commonwealth sur le transfèrement des délinquants), le terme « ressortissant » (national) peut s'appliquer à une personne ayant [TRADUCTION] « avec le pays d'exécution des liens étroits de telle nature que ce dernier peut les reconnaître pour l'application du présent accord » . Certains pays signataires assimilent leurs résidents permanents à des nationaux.

[26]            En vertu du Traité entre le Canada et les États-Unis d'Amérique sur l'exécution des peines imposées aux termes du droit criminel, est admissible au bénéfice du transfèrement le délinquant qui est « citoyen du Pays d'accueil » . L'alinéa Id) de ce traité prévoit ce qui suit : « "Citoyen" englobe un délinquant qui peut avoir la nationalité des deux Parties et, dans le cas des États-Unis, le terme englobe aussi les ressortissants » .

La preuve révèle que, dans le cas des États-Unis, le terme « ressortissant » s'applique aux habitants des territoires tels que le Samoa américain, Guam et ainsi de suite, et non aux résidents permanents.

V.         ANALYSE

A.         La LTID déclenche-t-elle l'application de l'article 6 de la Charte?

[27]            Dans le contexte que nous venons de définir, il s'avère nécessaire d'examiner chacune des questions en litige, ne serait-ce que subsidiairement.

[28]            Le demandeur soutient que l'article 6 n'est pas pertinent et que son application n'est pas déclenchée lorsqu'il s'agit de décider si la restriction de la LTID aux seuls citoyens est conforme à la Charte. Cette thèse est fondée sur le fait que le demandeur ne cherche que la possibilité de faire l'objet d'une procédure interne au Canada. En outre, le demandeur fait valoir que, en tant que résident permanent, il a le droit d'entrer au Canada en vertu de la LIPR jusqu'à ce que soit rendue à son égard la décision de l'expulser; dans l'intervalle, il est contraire à l'article 15 de l'exclure du champ d'application de la LTID.

[29]            À première vue, la condition de citoyenneté établit entre les personnes une distinction fondée sur des motifs analogues à ceux qu'énumère l'article 15. Cependant, l'article 6 de la Charte autorise expressément la distinction fondée sur la citoyenneté pour ce qui concerne le droit d'entrer au Canada, d'y demeurer ou d'en sortir. Il établit également une distinction - à l'égard du droit de se déplacer dans tout le au Canada et d'y travailler - entre, d'une part, les citoyens et les résidents permanents et, d'autre part, les personnes se trouvant au Canada en vertu d'un statut différent.

[30]            À la page 644 de l'arrêt Adler c. Ontario, [1996] 3 R.C.S. 609, la Cour suprême a statué qu'on ne peut se servir d'une partie de la Constitution pour empiéter sur des droits protégés par une autre partie du même document. La Cour a développé ce principe dans l'arrêt Lavoie c. Canada, [2002] 1 R.C.S. 769, où, à la page 806, elle fait observer que, dans les cas où la Charte autorise la différence de traitement, conclure qu'il y a atteinte au paragraphe 15(1) équivaudrait à conclure que la Charte contrevient à elle-même.

[31]            La situation est particulièrement nette lorsque la Charte établit la distinction expressément, précisant aussi bien la catégorie de personnes à laquelle elle s'applique que les conditions limitées de son application. La distinction que pose ainsi l'article 6 doit être mise en contraste avec la portée plus vaste des motifs énumérés au paragraphe 15(1) pour empêcher certains types de discrimination et la protection plus générale que garantit ce paragraphe.

[32]            Il s'agit dans la présente espèce de savoir si la distinction en cause porte bien sur l'exclusion de l'entrée au Canada. Pour trancher cette question, la Cour doit examiner le contexte de l'application de la législation et la véritable nature du droit qu'on fait valoir.

[33]            La présente instance propose un problème dans une certaine mesure inverse de celui qu'a examiné la Cour suprême du Canada dans l'arrêt Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) c. Chiarelli, [1992] 1 R.C.S. 711. Dans Chiarelli, la Cour suprême devait se prononcer sur la constitutionnalité du régime législatif prévoyant l'expulsion du résident permanent déclaré coupable d'une infraction pénale grave. Plus précisément, la question y était de savoir si les dispositions autorisant la délivrance d'attestations de sécurité (les articles 82.1 et 83 de la Loi sur l'immigration de 1976) contrevenaient à l'article 7 de la Charte (portant sur le droit à la vie, à la liberté et à la sécurité de la personne).

[34]            La Cour suprême a formulé quelques principes qui sont aussi applicables à la présente espèce - et peut-être plus, étant donné le niveau de spécificité de l'article 6. Le premier de ces principes est l'importance de la prise en considération du contexte dans l'interprétation des dispositions de la Charte. Le deuxième est que le principe le plus fondamental du droit de l'immigration veut que les non-citoyens n'ont pas un droit absolu d'entrer au pays ou d'y demeurer. Le troisième est que le Parlement a le droit d'interdire aux résidents permanents coupables d'infractions criminelles d'entrer au Canada ou d'y demeurer.

[35]            La Cour suprême, développant ce dernier point, a établi que mettre effectivement fin au droit de demeurer au Canada des personnes qui ont manqué à l'une des conditions essentielles auxquelles ce droit est subordonné ne va pas à l'encontre de la justice fondamentale. C'est ainsi que le juge Sopinka a dit à la page 734 de l'arrêt Chiarelli, précité :

Le Parlement a donc le droit d'adopter une politique en matière d'immigration et de légiférer en prescrivant les conditions à remplir par les non-citoyens pour qu'il leur soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer. C'est ce qu'il a fait dans la Loi sur l'immigration, dont l'article 5 dispose que seuls les citoyens canadiens, les résidents permanents, les réfugiés au sens de la Convention ou les Indiens inscrits conformément à la Loi sur les Indiens ont le droit d'entrer au Canada ou d'y demeurer. La nature limitée du droit des non-citoyens d'entrer au Canada et d'y demeurer se dégage nettement de l'art. 4 de la Loi. Suivant le par. 4(2), les résidents permanents ont le droit de demeurer au Canada, sauf s'ils relèvent d'une des catégories énumérées au par. 27(1). L'une des conditions auxquelles le législateur fédéral a assujetti le droit d'un résident permanent de demeurer au Canada est qu'il ne soit pas déclaré coupable d'une infraction punissable d'au moins cinq ans de prison. Cette condition traduit un choix légitime et non arbitraire fait par le législateur d'un cas où il n'est pas dans l'intérêt public de permettre à un non-citoyen de rester au pays. L'exigence que l'infraction donne lieu à une peine de cinq ans d'emprisonnement indique l'intention du législateur de limiter cette condition aux infractions relativement graves. Les circonstances personnelles de ceux qui manquent à cette condition peuvent certes varier énormément. La gravité des infractions visées au sous-al. 27(1)d)(ii) varie également, comme le peuvent aussi les faits entourant la perpétration d'une infraction en particulier. Toutes les personnes qui entrent dans la catégorie des résidents permanents mentionnés au sous-al. 27(1)d) (ii) ont cependant un point commun : elles ont manqué volontairement à une condition essentielle devant être respectée pour qu'il leur soit permis de demeurer au Canada. En pareil cas, mettre effectivement fin à leur droit d'y demeurer ne va nullement à l'encontre de la justice fondamentale. Dans le cas du résident permanent, seule l'expulsion permet d'atteindre ce résultat. Une ordonnance impérative n'a rien d'intrinsèquement injuste. La violation délibérée de la condition prescrite par le sous-al. 27(1)d)(ii) suffit pour justifier une ordonnance d'expulsion. Point n'est besoin, pour se conformer aux exigences de la justice fondamentale, de chercher, au-delà de ce seul fait, des circonstances aggravantes ou atténuantes.

[36]            Ces principes doivent s'appliquer tout autant à la question de l'entrée au Canada d'un résident permanent coupable de grande criminalité. Ils doivent s'appliquer de manière analogue aux dispositions qui permettent l'entrée au Canada ou dont celle-ci forme un élément essentiel, sinon prédominant.

[37]            Le demandeur dit vrai en ce qui a trait à son désir de participer à un programme de transfèrement et à ses droits en tant que résident permanent, mais ces droits ne sont pas absolus. Le résident permanent reconnu coupable d'une infraction qui relève de la « grande criminalité » est interdit de territoire au Canada. Une fois déclaré interdit de territoire, il peut se voir refuser l'autorisation de demeurer au Canada ou d'y rentrer.

36. (1) Emportent interdiction de territoire pour grande criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans ou d'une infraction à une loi fédérale pour laquelle un emprisonnement de plus de six mois est infligé;

b) être déclaré coupable, à l'extérieur du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans;

c) commettre, à l'extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable d'un emprisonnement maximal d'au moins dix ans.

(2) Emportent, sauf pour le résident permanent, interdiction de territoire pour criminalité les faits suivants :

a) être déclaré coupable au Canada d'une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions à toute loi fédérale qui ne découlent pas des mêmes faits;

b) être déclaré coupable, à l'extérieur du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de deux infractions qui ne découlent pas des mêmes faits et qui, commises au Canada, constitueraient des infractions à des lois fédérales;

c) commettre, à l'extérieur du Canada, une infraction qui, commise au Canada, constituerait une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation;

d) commettre, à son entrée au Canada, une infraction qui constitue une infraction à une loi fédérale précisée par règlement.

(3) Les dispositions suivantes régissent l'application des paragraphes (1) et (2) :

a) l'infraction punissable par mise en accusation ou par procédure sommaire est assimilée à l'infraction punissable par mise en accusation, indépendamment du mode de poursuite effectivement retenu;

b) la déclaration de culpabilité n'emporte pas interdiction de territoire en cas de verdict d'acquittement rendu en dernier ressort ou de réhabilitation - sauf cas de révocation ou de nullité - au titre de la Loi sur le casier judiciaire;

c) les faits visés aux alinéas (1)b) ou c) et (2)b) ou c) n'emportent pas interdiction de territoire pour le résident permanent ou l'étranger qui, à l'expiration du délai réglementaire, convainc le ministre de sa réadaptation ou qui appartient à une catégorie réglementaire de personnes présumées réadaptées;

d) la preuve du fait visé à l'alinéa (1)c) est, s'agissant du résident permanent, fondée sur la prépondérance des probabilités;

e) l'interdiction de territoire ne peut être fondée sur une infraction qualifiée de contravention en vertu de la Loi sur les contraventions ni sur une infraction à la Loi sur les jeunes contrevenants.

36. (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on grounds of serious criminality for

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years, or of an offence under an Act of Parliament for which a term of imprisonment of more than six months has been imposed;

(b) having been convicted of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years; or

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an offence under an Act of Parliament punishable by a maximum term of imprisonment of at least 10 years.

(2) A foreign national is inadmissible on grounds of criminality for

(a) having been convicted in Canada of an offence under an Act of Parliament punishable by way of indictment, or of two offences under any Act of Parliament not arising out of a single occurrence;

(b) having been convicted outside Canada of an offence that, if committed in Canada, would constitute an indictable offence under an Act of Parliament, or of two offences not arising out of a single occurrence that, if committed in Canada, would constitute offences under an Act of Parliament;

(c) committing an act outside Canada that is an offence in the place where it was committed and that, if committed in Canada, would constitute an indictable offence under an Act of Parliament; or

(d) committing, on entering Canada, an offence under an Act of Parliament prescribed by regulations.

(3) The following provisions govern subsections (1) and (2):

(a) an offence that may be prosecuted either summarily or by way of indictment is deemed to be an indictable offence, even if it has been prosecuted summarily;

(b) inadmissibility under subsections (1) and (2) may not be based on a conviction in respect of which a pardon has been granted and has not ceased to have effect or been revoked under the Criminal Records Act, or in respect of which there has been a final determination of an acquittal;

(c) the matters referred to in paragraphs (1)(b) and (c) and (2)(b) and (c) do not constitute inadmissibility in respect of a permanent resident or foreign national who, after the prescribed period, satisfies the Minister that they have been rehabilitated or who is a member of a prescribed class that is deemed to have been rehabilitated;

(d) a determination of whether a permanent resident has committed an act described in paragraph (1)(c) must be based on a balance of probabilities; and

(e) inadmissibility under subsections (1) and (2) may not be based on an offence designated as a contravention under the Contraventions Act or an offence under the Young Offenders Act.

[38]            La procédure relative à l'interdiction de territoire d'un résident permanent exige la présentation au ministre d'un rapport circonstancié sur la déclaration de culpabilité. Selon la jurisprudence, cette procédure est passablement limitée et ne donne pas à l'agent qui établit le rapport une grande latitude concernant l'objet de ce rapport et la question de savoir s'il y a lieu d'en établir un (Correia c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2004] A.C.F. no 964 (QL), 2004 CF 782; Lee c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2006] A.C.F. no 260 (QL), 2006 CF 158).

44. (1) S'il estime que le résident permanent ou l'étranger qui se trouve au Canada est interdit de territoire, l'agent peut établir un rapport circonstancié, qu'il transmet au ministre.

(2) S'il estime le rapport bien fondé, le ministre peut déférer l'affaire à la Section de l'immigration pour enquête, sauf s'il s'agit d'un résident permanent interdit de territoire pour le seul motif qu'il n'a pas respecté l'obligation de résidence ou, dans les circonstances visées par les règlements, d'un étranger; il peut alors prendre une mesure de renvoi.

44. (1) An officer who is of the opinion that a permanent resident or a foreign national who is in Canada is inadmissible may prepare a report setting out the relevant facts, which report shall be transmitted to the Minister.

(2) If the Minister is of the opinion that the report is well-founded, the Minister may refer the report to the Immigration Division for an admissibility hearing, except in the case of a permanent resident who is inadmissible solely on the grounds that they have failed to comply with the residency obligation under section 28 and except, in the circumstances prescribed by the regulations, in the case of a foreign national. In those cases, the Minister may make a removal order.

[39]            Après avoir reçu le rapport, le ministre a le choix entre trois possibilités concernant le résident permanent : 1) reconnaître son droit d'entrer; 2) l'autoriser à entrer pour contrôle complémentaire; 3) prendre une mesure d'expulsion contre lui.

45. Après avoir procédé à une enquête, la Section de l'immigration rend telle des décisions suivantes :

a) reconnaître le droit d'entrer au Canada au citoyen canadien au sens de la Loi sur la citoyenneté, à la personne inscrite comme Indien au sens de la Loi sur les Indiens et au résident permanent;

[...]

c) autoriser le résident permanent ou l'étranger à entrer, avec ou sans conditions, au Canada pour contrôle complémentaire;

d) prendre la mesure de renvoi applicable contre l'étranger non autorisé à entrer au Canada et dont il n'est pas prouvé qu'il n'est pas interdit de territoire, ou contre l'étranger autorisé à y entrer ou le résident permanent sur preuve qu'il est interdit de territoire.

45. The Immigration Division, at the conclusion of an admissibility hearing, shall make one of the following decisions:

(a) recognize the right to enter Canada of a Canadian citizen within the meaning of the Citizenship Act, a person registered as an Indian under the Indian Act or a permanent resident;

...

(c) authorize a permanent resident or a foreign national, with or without conditions, to enter Canada for further examination; or

(d) make the applicable removal order against a foreign national who has not been authorized to enter Canada, if it is not satisfied that the foreign national is not inadmissible, or against a foreign national who has been authorized to enter Canada or a permanent resident, if it is satisfied that the foreign national or the permanent resident is inadmissible.

[40]            Par conséquent, le droit du demandeur d'entrer au Canada et d'y demeurer est incertain et sérieusement compromis. La nature cruciale de ce droit ressort clairement du contexte de la situation du demandeur. Pour dire les choses simplement, le droit d'entrer au Canada est la condition sine qua non de la possibilité pour lui de passer ses trois années de probation au Canada.

[41]            L'examen approfondi de la demande de transfèrement du demandeur révèle qu'elle vise essentiellement à ce qu'il lui soit permis d'entrer au Canada et d'y demeurer pour le reste de sa peine d'emprisonnement et, espère-t-il, par la suite. L'autorisation de son transfèrement lui garantirait l'entrée au Canada - l'hypothèse que les agents des services frontaliers lui refuseraient l'entrée que le ministre aurait autorisée est en effet dénuée de vraisemblance. L'audience relative à son expulsion ayant été reportée à la fin de sa période de probation, le demandeur aurait l'avantage de pouvoir invoquer sa bonne conduite pendant sa probation dans toute procédure concernant son éventuelle expulsion, y compris dans le cadre d'un appel (recours possible en l'occurrence parce que l'infraction en question a été commise à l'étranger) ou d'une demande fondée sur des motifs d'ordre humanitaire.

[42]            Le fait que l'entrée au Canada est véritablement le droit qu'il fait valoir ou l'avantage qu'il recherche ressort à l'évidence du dilemme du demandeur - dilemme qu'il partage avec tout résident permanent se trouvant dans une situation semblable. Ce dilemme est qu'une fois sa peine d'emprisonnement purgée aux États-Unis, les autorités américaines l'expulseront. Il n'y a aucune garantie qu'elles l'expulseront vers le Canada. Le risque est considérable qu'il soit expulsé vers l'Italie, le pays dont il est citoyen. Il est donc prêt à faire trois années de probation au Canada plutôt que de simplement achever de purger sa peine d'emprisonnement aux États-Unis, lesquels n'auraient aucun intérêt à le surveiller pendant sa période de probation.

[43]            Le demandeur soutient qu'une fois en Italie, il n'aurait aucune garantie d'être admis de nouveau au Canada. Il fait valoir que, étant donné qu'il n'a pas de carte de résident permanent, il ne pourrait pas prendre l'avion (ou sans doute le bateau) pour le Canada, ni se procurer une telle carte parce qu'il devrait se trouver au Canada pour qu'on la lui remette. On comprend mal où est le problème puisque le règlement applicable n'exige pas que le résident permanent prenne possession de sa carte au Canada. On penserait que la personne qui a vraiment droit à une nouvelle carte de résident permanent sous le régime de la LIPR a aussi le droit d'en prendre possession à l'étranger, à une ambassade du Canada ou un autre lieu analogue par exemple, que la sienne soit expirée ou ait été perdue, détruite ou confisquée.

[44]            Quel que soit le bien-fondé de l'argument exposé ci-dessus, il reste que le seul moyen par lequel un résident permanent se trouvant dans la situation du demandeur peut s'assurer l'autorisation d'entrer au Canada est d'y être transféré en tant que détenu. L'essence du droit que le demandeur fait valoir ou de l'avantage qu'il sollicite est l'entrée au Canada.

[45]            Par conséquent, la LTID déclenche nécessairement l'application de l'article 6 de la Charte. Or, comme il a été statué dans l'arrêt Chiarelli que l'expulsion d'un résident permanent déclaré coupable de grande criminalité est compatible avec la Charte (avec son article 7 dans ce cas), il doit être de même compatible avec la Charte, en l'occurrence avec son article 6, de refuser à un tel résident permanent la possibilité de rentrer au Canada.

[46]            Si la Cour admet le caractère quelque peu inhabituel de la situation de Catenacci - il est résident permanent depuis longtemps, la plupart de ses liens sont avec le Canada et il a ici une famille attachée à lui qui a assisté à l'audience -, la loi ne fait pas de distinction entre la résidence permanente de longue durée et celle de courte durée, entre les liens profonds et les liens superficiels avec le pays, ni entre les personnes qui ont au Canada une famille fidèle et les autres. Le crime a souvent cette conséquence tragique que c'est la famille du criminel qui en souffre le plus. Catenacci a choisi cette voie - il a jugé bon de revêtir et d'enlever le manteau de la « canadianité » selon qu'il lui convenait ou non. S'il avait été citoyen canadien, ses droits auraient été différents de ceux du résident permanent sous le régime de l'article 6.

[47]            Pour ces motifs, je conclus que l'article 2 de la LTID est conforme à l'article 6 de la Charte. Par voie de conséquence, il ne peut être contraire à l'article 15 de ladite Charte.

[48]            Pour le cas où l'arrêt Chiarelli, malgré la citation suivante tirée de cet arrêt, devrait être distingué d'avec la présente espèce ou ne s'appliquerait qu'à l'article 7 de la Charte ou à la question de l'expulsion, j'examinerai maintenant si l'article 2 de la LTID contrevient au paragraphe 15(1) de la Charte et, dans l'affirmative, s'il est validé par l'article premier.

Quoique la question constitutionnelle formulée par le juge Gonthier soulève la question de savoir si le sous-al. 27(1)d)(ii) et le par. 32(2) violent l'art. 15 de la Charte, l'intimé n'a pas présenté d'arguments sur ce point. J'estime, pour les motifs exposés par le juge Pratte en Cour d'appel fédérale, qu'il n'y a pas eu violation de l'art. 15. Comme je l'ai déjà indiqué, l'art. 6 de la Charte prévoit expressément un traitement différent à cet égard pour les citoyens et les résidents permanents. Si les résidents permanents jouissent aux termes du par. 6(2) de certains droits à la liberté de circulation, seuls les citoyens se voient conférer au par. 6(1) le droit de demeurer au Canada, d'y entrer ou d'en sortir. Ne constitue donc pas une discrimination interdite par l'art. 15 un régime d'expulsion qui s'applique aux résidents permanents, mais non aux citoyens.

B.          L'article 2 de la LTID contrevient-il au paragraphe 15(1) de la Charte?

            Introduction

[49]            Dans l'arrêt Law c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration), [1999] 1 R.C.S. 497, la Cour suprême a affirmé que l'objet du paragraphe 15(1) est d'empêcher toute atteinte à la dignité et à la liberté humaines par l'imposition de désavantages, de stéréotypes ou de préjugés politiques ou sociaux, et de favoriser l'existence d'une société dans laquelle tous sont reconnus par la loi comme des êtres humains égaux ou des membres égaux de la société canadienne, tous aussi capables et méritant le même intérêt, le même respect et la même considération.

[50]            La Cour suprême a insisté sur le fait que l'objectif supérieur de l'article 15 est de préserver et de promouvoir la dignité humaine, et que cette dignité est bafouée par le traitement injuste fondé sur des caractéristiques ou la situation personnelles qui n'ont rien à voir avec les besoins, les capacités ou les mérites de la personne.

[51]            Par conséquent, la marche à suivre pour l'examen d'une allégation de discrimination sous le régime de l'article 15 consiste à répondre aux questions suivantes :

1)          Y a-t-il différence de traitement?

2)          La différence de traitement est-elle fondée sur des motifs énumérés ou analogues?

3)          Y a-t-il discrimination réelle?

            Différence de traitement

[52]            Comme il est dit à la page 524 de l'arrêt Law, les questions qu'il faut se poser sous cette rubrique sont les suivantes :

La loi contestée : a) établit-elle une distinction formelle entre le demandeur et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles, ou b) omet-elle de tenir compte de la situation défavorisée dans laquelle le demandeur se trouve déjà dans la société canadienne, créant ainsi une différence de traitement réelle entre celui-ci et d'autres personnes en raison d'une ou de plusieurs caractéristiques personnelles?

[53]            Il faut d'abord définir le groupe approprié auquel comparer - sous le rapport de la loi, du programme ou de l'activité, et de ses effets - le groupe qu'on affirme faire l'objet de discrimination. Le groupe de comparaison approprié a été défini par le juge Binnie dans l'arrêt Hodge c.Canada (Ministre du Développement des ressources humaines), [2004] 3 R.C.S. 357, à la page 368 :

Le groupe de comparaison approprié est celui qui reflète les caractéristiques du demandeur (ou du groupe demandeur) qui sont pertinentes quant au bénéfice ou à l'avantage recherché, sauf que la définition dans la loi prévoit une caractéristique personnelle qui contrevient à la Charte ou omet une caractéristique personnelle d'une manière qui contrevient à la Charte.

[54]            Les défendeurs, tout en reconnaissant que la définition de l'expression « délinquant canadien » crée une distinction entre les citoyens canadiens et les autres, soutiennent que, du fait des circonstances exceptionnelles de la présente affaire, il est impossible de définir un groupe de comparaison approprié. La raison en est, selon eux, que le demandeur se trouve [TRADUCTION] « hors de l'univers des personnes qui pourraient avoir le droit de demander un transfèrement pour purger leur peine dans un établissement carcéral canadien » .

[55]            Avec égards, ce moyen des défendeurs est une pétition de principe : le demandeur se trouve hors dudit « univers » parce que la disposition législative contrevenant à la Charte l'en exclut. Le groupe de comparaison est celui qui reflète le plus fidèlement les caractéristiques du demandeur, sans égard pour la caractéristique contrevenant à la Charte.

[56]            La définition du groupe de comparaison, selon l'arrêt Law, se fait du point de vue du plaignant. On voit mal comment il pourrait être permis au plaignant, qui est en l'occurrence un grand criminel, de choisir le groupe de comparaison, mais je pense plutôt qu'il s'agit là seulement d'une présomption selon laquelle le choix du groupe de comparaison doit être raisonnable.

[57]            Le groupe de comparaison le plus étroitement défini serait l'ensemble des résidents permanents du Canada purgeant une peine à l'étranger. On pourrait aussi définir un groupe plus large aux caractéristiques semblables, à savoir l'ensemble des personnes jouissant d'un statut quelconque au Canada qui purgent une peine à l'étranger. Comme il s'agit ici de délimiter l' « univers » des personnes qui pourraient avoir droit à l'avantage dont le demandeur est privé, le groupe de comparaison approprié est ce dernier ensemble.

[58]            Le demandeur parle dans son mémoire des [TRADUCTION] « résidents permanents de longue date » . La durée pendant laquelle une personne est résidente permanente n'a aucune pertinence relativement à ce statut. Une personne est résidente permanente ou elle ne l'est pas. La durée de la résidence n'est pas un critère pertinent aux fins de la définition d'un groupe de comparaison.

[59]            Par conséquent, la disposition législative applicable crée une différence de traitement. Elle crée une distinction formelle, fondée sur une ou plusieurs caractéristiques personnelles, soit la non-citoyenneté.

Motifs analogues

[60]            Vu les conclusions de la Cour suprême dans les arrêts Law Society of British Columbia c. Andrews, [1989] 1 R.C.S. 143, et Lavoie, il n'y a aucun doute que la citoyenneté est un motif analogue de discrimination.

Discrimination réelle

[61]            La question à trancher à cet égard selon l'arrêt Law est la suivante :

La différence de traitement est-elle discriminatoire en ce qu'elle impose un fardeau au demandeur ou le prive d'un avantage d'une manière qui dénote une application stéréotypée de présumées caractéristiques personnelles ou de groupe ou qui a par ailleurs pour effet de perpétuer ou de promouvoir l'opinion que l'individu touché est moins capable ou est moins digne d'être reconnu ou valorisé en tant qu'être humain ou que membre de la société canadienne, qui mérite le même intérêt, le même respect et la même considération?

[62]            Les facteurs contextuels que fait jouer cette question de savoir si la législation attaquée a pour effet de porter atteinte à la dignité du demandeur sont les suivants :

a)          la préexistence d'un désavantage, de stéréotypes, de préjugés ou de vulnérabilité;

b)          la correspondance entre les motifs sur lesquels l'allégation est fondée et les besoins réels, les caractéristiques et la situation propres au demandeur et à d'autres personnes;

c)          l'objet d'amélioration;

d)          la nature et l'étendue du droit touché.

            La préexistence d'un désavantage

[63]            Le juge Iacobucci a fait observer à la page 5 de l'arrêt Law que la raison la plus courante de conclure qu'une disposition législative donnée contrevient au paragraphe 15(1) est qu'elle traduit ou renforce des idées reçues quant au mérite, aux capacités et à la valeur de personnes ou de groupes particuliers, aggravant ainsi le préjugé défavorable dont ils font l'objet ou résultant en un traitement injuste à leur égard. On pense immédiatement ici, par exemple, à la race, à la religion ou aux déficiences physiques.

[64]            La Cour suprême du Canada fait observer au paragraphe 45 de l'arrêt Lavoie, à propos de la citoyenneté comme condition d'emploi dans la fonction publique, qu' « il est bien établi que les non-citoyens sont marginalisés sur le plan politique, font l'objet de stéréotypes et ont de tout temps été défavorisés » .

[65]            Si la Cour suprême ne s'était pas prononcée aussi clairement à ce sujet, j'aurais peut-être eu plus de mal à conclure que les non-citoyens, en particulier ceux qui ont été déclarés coupables d'infractions criminelles à l'étranger, appartiennent à cette catégorie de la préexistence d'un désavantage. On aurait facilement pu conclure que toute discrimination dont ils font l'objet est fondée davantage sur leurs activités criminelles que sur leur non-citoyenneté.

[66]            En outre, la non-citoyenneté n'est pas un attribut immuable : on peut devenir citoyen en passant trois ans au Canada et en se conformant à certaines règles prévues par la loi telles que le dépôt d'une demande et une vie exempte d'activités criminelles. Cela est d'autant plus vrai en l'occurrence que Catenacci a délibérément choisi de rester résident permanent et de miser sur sa citoyenneté italienne quand il était plus commode ou plus avantageux pour lui de le faire.

[67]            La limitation aux citoyens canadiens de la possibilité du transfèrement ne paraît pas fondée sur la conclusion que les non-citoyens sont moins dignes de la réadaptation et de la réinsertion sociale. Elle se rapporte manifestement au fait que les non-citoyens n'ont pas le droit absolu d'entrer ou de demeurer au Canada; par conséquent, la question de la réadaptation et de la réinsertion pourrait bien n'être que théorique pour les personnes passibles d'expulsion.

[68]            Contrairement à la thèse des défendeurs voulant qu'il s'agisse d'un facteur neutre, la préexistence d'un avantage doit plutôt être considérée, vu les principes juridiques établis, comme un facteur étayant la discrimination, même si ce n'est que faiblement.

La correspondance entre les motifs et les besoins, les caractéristiques et la situation du demandeur

[69]            La législation n'essaie pas de satisfaire les besoins de réadaptation et de réinsertion sociale du demandeur ou de son groupe de comparaison; leurs besoins de cette nature sont exclus du champ d'application de la LTID. S'il est vrai que la discrimination peut être étayée par l'article 6 et l'article premier de la Charte, on ne constate, aux fins de la présente analyse, aucun effort pour régler le cas des non-citoyens qui ont besoin de vivre à proximité de leur famille canadienne ou de pouvoir maintenir des liens avec la société canadienne dont ils sont membres.

[70]            La législation est en soi restrictive. Aucun impératif n'empêche d'accorder aux détenus non-citoyens la possibilité du transfèrement. Dans le Commonwealth Treaty, ainsi que dans certains États de l'Union européenne, les non-citoyens/résidents permanents sont admissibles au bénéfice du transfèrement. L'exclusion des non-citoyens est une décision de principe du législateur canadien.

L'objet ou l'effet d'amélioration

[71]            C'est encore dans l'arrêt Law, soit à la page 539, qu'est précisée la manière d'appliquer ce facteur :

Un objet ou un effet apportant une amélioration qui est compatible avec l'objet du par. 15(1) de la Charte ne violera vraisemblablement pas la dignité humaine de personnes plus favorisées si l'exclusion de ces personnes concorde largement avec les besoins plus grands ou la situation différente du groupe défavorisé visé par les dispositions législatives.

[72]            À mon avis, ce facteur contextuel est neutre dans une large mesure. Ni la LTID ni les Traités n'ont pour objet de contrebalancer un désavantage que subiraient les citoyens canadiens condamnés à l'étranger. Rien ne laisse supposer qu'on ait ici affaire à une disposition ou à un programme d'action positive.

[73]            En revanche, l'objet de réadaptation et de réinsertion sociale de la Loi vise les personnes qui jouissent indubitablement du droit de rentrer et de demeurer au Canada. Les non-citoyens déclarés coupables de grande criminalité n'ont pas la même garantie de pouvoir bénéficier des objets de la législation.

La nature et l'étendue des intérêts touchés

[74]            Comme il a été posé en principe dans l'arrêt Egan c. Canada, [1995] 2 R.C.S. 513, toutes choses étant par ailleurs égales, plus les conséquences ressenties par le groupe touché sont graves et localisées, plus il est probable que la distinction qui en est la cause soit discriminatoire au sens de l'article 15 de la Charte.

[75]            Le demandeur a raison de soutenir que la présente affaire met en jeu des intérêts importants. Ces intérêts sont notamment l'objectif de réadaptation du régime de transfèrement des détenus et le maintien de liens avec la famille, le foyer et la collectivité.

[76]            Cependant, l'intérêt fondamental ici en cause est la possibilité de purger une peine criminelle dans le pays dont on est citoyen. Cet intérêt fait nécessairement jouer le droit d'entrer au Canada. Dans la présente espèce, le demandeur est entièrement responsable de la restriction de son droit d'entrée : il a refusé de demander la citoyenneté alors qu'il a eu toutes possibilités de le faire et il a commis à l'étranger des infractions relevant de la grande criminalité.

[77]            Comme je l'ai dit plus haut, Catenacci demande son transfèrement au Canada pour y passer sa période de liberté conditionnelle afin de se ménager des conditions d'application plus favorables de la LIPR, c'est-à-dire de faire reporter l'audience relative à son admissibilité à une date qui lui conviendrait mieux. Ce sont là la nature et l'étendue véritables de l'intérêt touché.

[78]            Bref, il y a selon moi une grande différence entre le type de discrimination envisagé à l'article 15, fondé par exemple sur la race ou la religion, et la restriction des droits des non-citoyens qui commettent des infractions criminelles à l'étranger. La race, la religion, le sexe et certains autres motifs de discrimination analogues échappent dans une large mesure au choix personnel (ou sinon, on devrait pouvoir les choisir librement), et la société a jugé bon de protéger et de défendre les personnes contre la discrimination fondée sur ces caractéristiques. On ne peut en dire autant de ceux qui décident de commettre des infractions criminelles - en particulier, comme en l'occurrence, à l'étranger - ou de ne pas devenir citoyens canadiens.

[79]            Par conséquent, après examen de tous ces facteurs, je ne puis conclure que la distinction établie par la législation relève de la discrimination interdite par l'article 15. Si ces non-citoyens sont victimes de stéréotypes ou défavorisés, cela tient plutôt à leur comportement criminel qu'à leur non-citoyenneté.

[80]            Cependant, si l'on conclut, étant donné que la citoyenneté est un motif analogue comme l'a établi la Cour suprême dans les arrêts Andrews et Lavoie, que la LTID peut être considérée comme discriminatoire sous le régime de l'article 15, la question devient celle de savoir si la disposition de la LTID est validée par l'article premier de la Charte.

C.         L'applicabilité de l'article premier de la Charte

[81]            Même si les dispositions de la LTID sont effectivement discriminatoires en vertu de l'article 15 de la Charte, elles peuvent être validées par l'article premier si elles restreignent les droits dans des limites qui sont raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique. Selon l'arrêt R. c. Oakes, [1986] 1 R.C.S. 103, le gouvernement doit remplir les critères suivants pour établir comme il lui incombe la justification que prévoit l'article premier :

·                     l'objectif de la législation doit se rapporter à des préoccupations urgentes et réelles;

·                     les moyens choisis pour limiter la protection garantie par la Charte doivent être raisonnables.

Pour satisfaire au critère de proportionnalité :

a)          la restriction des droits doit avoir un lien rationnel avec l'objectif législatif;

b)          les dispositions contestées portent le moins possible atteinte au droit garanti par la Charte;

c)          les effets salutaires de la disposition attaquée doivent l'emporter sur ses effets préjudiciables.

[82]            Pour étayer cette justification, les défendeurs ont eu recours aux témoignages de M. Norman Payette, fonctionnaire qui a exposé les éléments principaux des traités de transfèrement bilatéraux et multilatéraux, et de M. Peter Schuck, professeur américain de droit qui avait été témoin expert principal devant la Section de première instance dans l'affaire Lavoie c. Canada, [1995] 2 C.F. 623.

[83]            Le témoignage de M. Schuck portait principalement sur les objets sous-jacents des critères de la citoyenneté et visait à montrer que ces critères remplissent dans une société d'importantes fonctions politiques, affectives et de motivation. Une grande partie de son témoignage, quoique intéressant, relevait plutôt de la sociologie que du droit, censé être son domaine de compétence. En outre, ce témoignage doit être abordé avec une certaine prudence; comme M. Schuck l'a reconnu en toute franchise, les valeurs et le droit constitutionnel canadiens ne sont pas identiques à ceux des États-Unis ni comparativement applicables à tous les aspects du droit américain.

Préoccupations urgentes et réelles

[84]            Les défendeurs ont fait valoir que les objectifs de la législation sont : a) la protection du public, b) la coopération internationale et c) la promotion de la naturalisation et de la citoyenneté. Ils ont soutenu que les objets de la LTID sont plus larges que ceux qui sont formulés à l'article 3 et que « la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants » qui y sont mentionnées ne sont que des moyens d'atteindre ces objectifs.

[85]            Cependant, les objectifs d'une loi sont formulés dans sa disposition de déclaration d'objet, si elle en comporte une. Il y a, et il doit y avoir, une distinction nette entre les objets et les effets de la législation, ainsi que la Cour suprême l'a réaffirmé dans l'arrêt R. c. Big M. Drug Mart Ltd., [1985] 1 R.C.S. 295, à la page 334 :

Bref, je partage l'avis de l'intimée que le premier critère à appliquer dans la détermination de la constitutionnalité est celui de l'objet de la loi en cause et que ses effets doivent être pris en considération lorsque la loi examinée satisfait ou, à tout le moins, est censée satisfaire à ce premier critère. Si elle ne satisfait pas au critère de l'objet, il n'est pas nécessaire d'étudier davantage ses effets parce que son invalidité est dès lors prouvée. Donc, si, de par ses répercussions, une loi qui a un objet valable porte atteinte à des droits et libertés, il serait encore possible à un plaideur de tirer argument de ses effets pour la faire déclarer inapplicable, voire même invalide. Bref, le critère des effets n'est nécessaire que pour invalider une loi qui a un objet valable; les effets ne peuvent jamais être invoqués pour sauver une loi dont l'objet n'est pas valable.

[86]            Il se peut que la LTID remplisse les buts que les défendeurs appellent objectifs, mais l'énoncé le plus clair des objectifs, terme auquel j'attribue la même signification qu'à « objets » , se trouve, et se limite, à l'article 3 de cette loi.

3. La présente loi a pour objet de faciliter l'administration de la justice et la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants en permettant à ceux-ci de purger leur peine dans le pays dont ils sont citoyens ou nationaux.

3. The purpose of this Act is to contribute to the administration of justice and the rehabilitation of offenders and their reintegration into the community by enabling offenders to serve their sentences in the country of which they are citizens or nationals.

[87]            Par conséquent, les objets de la législation sont l'administration de la justice, ainsi que la réadaptation et la réinsertion sociale des citoyens en leur permettant de purger leur peine dans leur propre pays. Il est évident que la protection du public tient une grande place dans ces objets. Les citoyens canadiens qui commettent des infractions dans un autre pays doivent être admis de nouveau au Canada à l'achèvement de la peine purgée à l'étranger. S'il est légitime de penser qu'on peut réduire la récidive par la réadaptation et la réinsertion sociale bien comprises, la volonté de faire en sorte que ces délinquants aient toutes les chances possibles d'apporter une contribution à la société et de ne pas retomber dans le crime est une préoccupation aussi immédiate qu'importante. Cet objet, en soi, se rapporte bien à des préoccupations « urgentes et réelles » . Si la protection du public par l'extradition est une préoccupation « urgente » comme il est posé dans l'arrêt Chiarelli, il en va de même pour l'admission au Canada de criminels condamnés.

            Lien rationnel

[88]            Il y a un lien rationnel entre la volonté de faciliter la réadaptation et la réinsertion sociale des délinquants dont le Canada doit permettre le retour sur son territoire et la restriction de l'application de la LTID aux citoyens canadiens, qui jouissent du droit presque inconditionnel de rentrer au pays et d'y résider.

[89]            La restriction de l'application de la LTID aux citoyens peut être considérée comme un élément de la politique globale en matière d'immigration et de citoyenneté. Le Canada restreint délibérément les droits des non-citoyens (résidents permanents ou autres) en les considérant comme passibles d'expulsion ou d'interdiction de territoire pour grande criminalité. Il est donc logique que le Canada limite la possibilité de retour des non-citoyens en fonction du temps passé à l'étranger, en particulier lorsqu'ils s'y sont rendus coupables d'infractions criminelles et s'y sont conduits de manière contraire aux normes sociales canadiennes.

[90]            La LTID peut être considérée comme un élément de l'ensemble des avantages et des devoirs inhérents à la condition de citoyen. La jurisprudence reconnaît la légitimité des objectifs des distinctions entre citoyens et non-citoyens. (Voir Lavoie, aux pages 816 à 820.)

[91]            Il y a encore moins de distinctions entre citoyens et résidents permanents. Elles se réduisent à des droits comme ceux de voter, de se faire délivrer un passeport, de se présenter aux élections fédérales ou d'exercer la fonction de juge - droits qui n'ont pas tous un attrait universel. Par conséquent, moins les distinctions sont nombreuses, plus elles revêtent d'importance. M. Schuck les a décrites comme étant « la carotte et le bâton » de la politique de la citoyenneté.

[92]            Comme la Cour suprême l'a statué aux pages 818 et 819 de l'arrêt Lavoie, l'octroi de certains droits ou avantages aux seuls citoyens remplit le critère du lien rationnel et se justifie sous le régime de l'article premier :

Même si l'octroi de privilèges aux citoyens peut, à un point donné, ne pas être justifiable selon l'article premier - comme peut-être le refus aux immigrants de l'accès au logement social - ce point n'est pas le même que celui où la Cour situe une atteinte au par. 15(1). Il ressort en fait de l'article premier de la Charte qu'une certaine déférence est due au législateur quant à savoir si un privilège ou un autre fait progresser un intérêt pressant de l'État. En l'espèce, le choix du législateur s'appuie sur le sens commun et une pratique internationale répandue, deux indicateurs pertinents de l'existence d'un lien rationnel. À moins de rejeter l'ensemble de la politique canadienne de citoyenneté, il paraît relever de la pure conjecture de laisser entendre que ce privilège est si arbitraire et déraisonnable qu'il diminue la valeur de la citoyenneté canadienne.

[93]            Il est conforme au sens commun de n'accorder le droit de transfèrement dans les prisons canadiennes qu'aux personnes à qui il faudra permettre, en fin de compte, de rentrer au Canada et d'y demeurer. Le Parlement aurait pu décider d'inscrire cette question de la non-citoyenneté dans le cadre du pouvoir discrétionnaire du ministre d'autoriser les transfèrements plutôt que de faire de la citoyenneté la condition préalable à l'examen des demandes, mais, sous réserve de conformité à la Charte par ailleurs, l'une ou l'autre décision lui était permise.

[94]            Il convient également de prendre en considération sous cette rubrique la pratique des autres pays, en particulier des « sociétés libres et démocratiques » . La restriction établie par le Canada l'est aussi par la grande majorité des États avec lesquels il a conclu des traités de transfèrement. Même au sein de l'Union européenne, avec laquelle le Canada est lié par un tel accord, seuls quatre pays accordent à cet égard les mêmes droits aux résidents permanents qu'aux citoyens : la majorité des États de l'Union européenne ne le fait pas.

[95]            À mon avis, il existe un lien rationnel entre la discrimination (en supposant qu'il y a discrimination) et les objets de la législation.

            Atteinte minimale

[96]            Sous le rapport de ce critère, la présente espèce diffère considérablement de l'arrêt Lavoie, où la citoyenneté n'était pas une condition absolue (de l'emploi dans la fonction publique), mais seulement une préférence qui ne s'appliquait que de manière restreinte à d'autres concours et à d'autres étapes de la procédure de concours.

[97]            Cependant, d'autres facteurs donnent à penser que le régime de la LTID remplit le critère de l'atteinte minimale. Il s'agit notamment de la catégorie des personnes touchées (les non-citoyens ayant commis des infractions à l'étranger) qui mettent leurs droits en péril par leurs propres actions. En outre, la citoyenneté peut s'acquérir facilement dans la plupart des cas, et en relativement peu de temps (trois années de résidence dans les quatre années qui ont précédé la date de la demande de citoyenneté du résident permanent). Qui plus est, le Canada facilite l'acquisition de la citoyenneté en autorisant la double nationalité.

[98]            L'atteinte au droit en question se révèle même encore plus minimale dans la présente espèce. Catenacci subit maintenant les conséquences d'actions et d'omissions dont il est le seul responsable. Il a eu toutes possibilités de devenir citoyen canadien, mais il a choisi, pour gagner plus d'argent, de ne pas le faire. La citoyenneté doit être plus qu'un vêtement qu'on endosse et qu'on enlève selon son humeur.

[99]            En outre, Catenacci a délibérément choisi d'enfreindre la loi et de s'engager dans le pernicieux trafic des drogues dures. Il connaissait, ou l'on doit supposer qu'il connaissait, les conséquences de ces actions.

            Comparaison des effets salutaires et des effets préjudiciables

[100]        Cette question n'a guère tenu de place dans les arguments des parties. Catenacci subit sans aucun doute un préjudice du fait de sa séparation d'avec sa famille, mais ce préjudice est principalement attribuable à son emprisonnement et non au lieu de celui-ci. Cette séparation résulte de sa propre conduite.

[101]        Le demandeur a soutenu que s'il était expulsé en Italie plutôt que transféré au Canada, il serait porté atteinte à son droit, en tant que résident permanent, de rentrer au Canada et d'y être entendu au cours d'une audience relative à son admissibilité. La raison en serait l'expiration de sa carte de résident permanent, qui ne pourrait être renouvelée et remise qu'au Canada. Se trouvant en Italie, il ne pourrait être autorisé à monter à bord d'un avion à destination du Canada. Pour les motifs exposés plus haut, cette difficulté ne devrait pas être insurmontable. Elle ne relève pas des effets préjudiciables qu'il convient d'examiner dans l'analyse de l'applicabilité de l'article premier.

[102]        La restriction a pour effets salutaires, en plus de la confirmation de l'importance de la citoyenneté, de servir l'intérêt du Canada à respecter les traités auxquels il est partie (dans le cas où ses cosignataires savaient, au moment de leur conclusion, qu'il en limitait l'application à ses citoyens) et à interdire l'entrée sur son territoire aux auteurs d'infractions graves.

[103]        Il est à noter que la présente décision repose sur le fait qu'il s'agit ici de grande criminalité. Les parties n'ont pas soulevé de questions relatives à des infractions moins graves, de sorte que je n'ai pas examiné de telles questions dans les présents motifs.

VI.        CONCLUSION

[104]        Compte tenu de tous les critères ou facteurs à examiner dans l'analyse de l'applicabilité de l'article premier, je conclus que, dans la mesure où la condition de citoyenneté que prévoit la LTID est discriminatoire en vertu de l'article 15, elle s'inscrit en tant que règle de droit dans des limites raisonnables et dont la justification peut se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique.

VII.       RÉSUMÉ

[105]        La Cour conclut ce qui suit :

a)          l'article 3 de la LTID est conforme à l'article 6 de la Charte et ne pourrait donc pas contrevenir à l'article 15 de la Charte;

b)          quoi qu'il en soit, l'article 3 de la LTID ne contrevient pas à l'article 15 de la Charte;

c)          dans la mesure où l'on pourrait considérer que l'article 3 de la LTID contrevient à l'article 15 de la Charte, il constitue une limite raisonnable au sens de l'article premier de la Charte.

[106]        Pour ces motifs, les mesures de réparation demandées et définies dans l'avis de question constitutionnelle ne seront pas accordées.

[107]        La demande de contrôle judiciaire est rejetée, avec dépens aux défendeurs.

JUGEMENT

LA COUR ORDONNE QUE la demande de contrôle judiciaire soit rejetée, avec dépens aux défendeurs.

« Michael L. Phelan »

Juge

Traduction certifiée conforme

Suzanne Bolduc, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                         T-822-05

INTITULÉ :                                        MAURIZIO CATENACCI ET NANCY JOAN CATENACCI

                                                            et

                                                            LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA ET LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L'AUDIENCE :                  TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                LE 28 MARS 2006

MOTIFS DU JUGEMENT :             LE JUGE PHELAN

DATE DES MOTIFS :                       LE 28 AVRIL 2006

COMPARUTIONS :

Barbara Jackman

POUR LES DEMANDEURS

Barney Brucker

Christine Mohr

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Jackman & Associates

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LES DEMANDEURS

John H. Sims, c.r.

Sous-procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LES DÉFENDEURS

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