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Date : 19990602


Dossier : IMM-4516-98

ENTRE :


SAFA ABDULHUSSAIN, WADI FAHAD, et

SHAHAD FAHAD,


demandeurs,


et


LE MINISTRE,


défendeur.


MOTIFS DE L'ORDONNANCE

LE JUGE CULLEN :

[1]      Les demandeurs contestent par voie de contrôle judiciaire la décision (A98-00427, A98-00428, et A98-00429) de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (Section du statut de réfugié) (la Commission) par laquelle le tribunal a décidé que les demandeurs ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention au sens où l'entend le paragraphe 2(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi). L'autorisation d'introduire la présente demande de contrôle judiciaire a été accordée le 9 février 1999.

[2]      Les faits

     La demanderesse principale, Safa Abdulhussain, (la demanderesse) est une citoyenne iraquienne âgée de 30 ans qui est la mère des deux demandeurs mineurs, Wadi Fahad et Shahad Fahad. Ils ont quitté l'Iraq pour la Jordanie le 25 février 1998, et sont arrivés au Canada le 21 mars 1998, date à laquelle ils ont revendiqué le statut de réfugié. La demanderesse et ses enfants, qui sont musulmans chiites, craignent d'être persécutés en Iraq en raison de leur religion et de leur appartenance à un groupe social particulier, la famille de la demanderesse. La mère et les deux soeurs de la demanderesse ont été admises comme réfugiées au sens de la Convention au Canada en août 1998.

        

[3]      Dans son formulaire de renseignements personnels, la demanderesse dit que ses problèmes ont commencé parce que son père est né en Iran. Il est également musulman chiite, et selon la demanderesse, la police de sûreté iraquienne ne fait pas confiance aux Chiites, particulièrement à ceux qui sont nés en Iran. Son père et son frère ont été détenus pendant quatre mois au début de 1991, ce qui a entraîné le départ de l'Iraq de sa mère et de ses deux soeurs en juillet 1996. Leur départ a donné lieu à davantage de harcèlement de la part des forces de sûreté iraquiennes, à compter de février 1997.

[4]      La demanderesse a dit avoir été interrogée relativement au lieu où se trouvaient sa mère et ses deux soeurs, et à savoir si elle avait eu des nouvelles de ses oncles et de ses tantes en Iran. La demanderesse a dit que cela se produisait environ deux fois par mois. Le 1er février 1998, un incident particulièrement fâcheux est survenu au cours d'une visite de nuit des forces de sûreté de la maison de la demanderesse. Pendant qu'on l'interrogeait, la demanderesse a entendu sa fille crier et a découvert qu'un officier avait presque complètement dévêtu l'enfant.

[5]      Ce dernier incident a été décisif, et le mari de la demanderesse a organisé le départ de la famille pour la Jordanie le 21 mars 1998, bien qu'il ne lui fût pas possible de les accompagner.

[6]      La décision de la Commission

     La Commission a signalé qu'une partie de la crainte de la demanderesse de retourner en Iraq découlait de la présence de sa mère et de ses soeurs au Canada, et a dit :

   [TRADUCTION] Compte tenu du fait qu'elles sont ici depuis juillet 1996 et que vous êtes le seul lien des forces de sûreté avec elles, il n'est pas logique, à notre avis, qu'ils vous aient laissée partir. Et vous nous avez dit que vous n'avez pas eu de difficulté à quitter le pays. Vous avez obtenu des pièces d'identité pour vous et vos enfants, et vous nous avez dit qu'il s'agissait de documents destinés aux gens qui partaient pour la Jordanie. Il n'est pas vraisemblable, à notre avis, qu'ils vous aient remis ces documents en sachant à quoi ils servaient. Parce qu'une fois en Jordanie, vous pouviez aller dans n'importe quel pays au monde, comme vous l'avez fait. Vous avez quitté la Jordanie pour le Canada. Vous nous avez dit que vous avez payé les droits habituels pour ces documents et avez versé un pot-de-vin pour obtenir les visas rapidement. Nous estimons qu'il n'est pas vraisemblable qu'ils vous aient délivré ces documents. S'ils s'intéressaient tant que cela à vous, ils auraient voulu que vous restiez au pays. Ils n'auraient pas délivré les documents. Vous nous avez dit que votre passeport avait été examiné quand vous avez traversé la frontière de la Jordanie. Il n'est pas vraisemblable qu'ils vous aient laissé votre passeport. Ils vous l'auraient retiré s'ils souhaitaient que vous restiez dans le pays. En outre, il n'est pas vraisemblable, à notre avis, que vous ayez craint d'être persécutée en Iraq en raison de votre refus de joindre le parti Baas [sic.]   
                *          *          *                    
   Et à ce sujet, j'aimerais revenir un peu sur la vraisemblance du fait qu'ils vous ont laissée partir comme votre avocat l'a souligné, il existe une preuve documentaire selon laquelle les autorités iraquiennes, et elle figure à la pièce R1 dans le rapport Doss, Table 1, qu'il est de pratique courante de tenir les membres de la famille et les camarades proches responsables des actions alléguées des autres. Autrement dit, vous représentiez un atout précieux pour eux; pourquoi vous auraient-ils laissée partir? Nous croyons qu'il n'est pas vraisemblable qu'ils l'aient fait.   
   Vous avez mentionné l'incident impliquant votre fille et il s'agit d'un incident désagréable, mais vous aviez déjà décidé de quitter le pays avant que cet incident ne survienne.   
   Alors, pour ces motifs, fondamentalement en raison de la crédibilité, nous estimons que vous n'êtes pas une réfugiée au sens de la Convention. Et compte tenu du fait que la demande de vos enfants est fondée sur la vôtre, nous concluons également qu'ils ne sont pas des réfugiés au sens de la Convention.   

     (DD, vol. 1, tab 3, pp. 9 et 10)

[7]      Par conséquent, la Commission n'a pas cru que la crainte subjective d'être persécutée de la demanderesse était objectivement fondée. Toutefois, outre le fait que la Commission ait dit que sa décision défavorable était fondée sur une conclusion adverse de crédibilité, la décision de la Commission semble reposer sur des conclusions d'invraisemblance en ce qui concerne les circonstances entourant le départ de l'Iraq de la demanderesse et de ses enfants.

[8]      Point de vue de la demanderesse

     La demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en ne croyant pas la façon dont elle a quitté l'Iraq. Elle prétend que cette erreur découle de la présomption de la Commission que les autorités iraquiennes souhaitaient qu'elle et ses enfants demeurent en Iraq. Elle soutient que son départ a été obtenu grâce au versement d'un pot-de-vin et que, de toute façon, il n'est pas pertinent à sa crainte d'être persécutée. La demanderesse soutient également que si la Commission ne croit pas son témoignage sous serment en ce qui concerne leur départ, elle est tenue de signaler la preuve sur laquelle elle se fonde pour parvenir à cette conclusion.

[9]      La demanderesse soutient que son affaire repose principalement sur le fait que les autorités iraquiennes se sont méfiées d'elle et l'ont persécutée pour trois raisons : la religion (la famille est musulmane chiite), son père est né à l'étranger (en Iran), et la fuite de sa mère et de ses soeurs du pays en 1996. La demanderesse allègue que la Commission a commis une erreur en ne s'attardant qu'au dernier point seulement et en ne tenant pas compte de l'ensemble des éléments de preuve en rendant sa décision. Nulle part dans ses motifs, la Commission ne donne de détail en ce qui concerne les actes de persécution qu'elle ne croit pas. En outre, la demanderesse soutient que la Commission a commis une erreur en suggérant que parce que la fille de la demanderesse a été dévêtue et touchée par un membre de la sûreté après que la demanderesse et son mari eurent décidé de quitter l'Iraq, cet incident n'a aucun rapport avec la crainte d'être persécuté. La demanderesse prétend que cet incident devrait servir à soutenir et à confirmer ses craintes.

    

[10]      La demanderesse soutient également que la Commission a violé un principe de justice naturelle en niant à son avocat la possibilité de mener un interrogatoire principal d'abord et n'a seulement autorisé ce qu'elle a qualifié de réinterrogatoire après que l'agent de revendication du statut de réfugié eut terminé ses questions.

    

[11]      Point de vue du défendeur

     Le défendeur soutient que la Commission a justement conclu que la demanderesse n'était pas une réfugiée au sens de la Convention parce qu'elle n'avait pas réussi à démontrer que sa crainte subjective était fondée. En tirant cette conclusion, la Commission a conclu que le témoignage de la défenderesse manquait de crédibilité et de vraisemblance. Le défendeur soutient que ces conclusions sont irréfutables faute d'erreur manifeste.

[12]      En ce qui concerne l'argument de la demanderesse selon lequel la Commission a commis une erreur en ne tenant pas compte des éléments de preuve ou les interprétant de façon erronée, le défendeur soutient que cette question en est réellement une d'importance et d'appréciation des éléments de preuve. Le défendeur soutient que la Commission n'est pas tenue de mentionner chacun des aspects des éléments de preuve dont elle dispose, mais qu'elle est plutôt présumée avoir évalué l'importance de l'ensemble des éléments de preuve et en avoir tenu compte.

[13]      Le défendeur prétend que le paragraphe 68(2) de la Loi sur l'Immigration permet à la Commission de traiter les demandes aussi promptement que les circonstances et l'équité le permettent. Le défendeur soutient que l'avocat de la demanderesse a eu la possibilité d'obtenir un témoignage et de présenter des observations.

[14]      Analyse

     Dans la présente affaire, la Commission n'a pas tiré de conclusion générale de crédibilité; elle s'est plutôt intéressée aux invraisemblances entourant le départ de la demanderesse de l'Iraq. En fait, la Commission n'a abordé que peu des éléments de l'affaire de la demanderesse. Par conséquent, il peut être présumé que, outre les invraisemblances énoncées, la demanderesse était un témoin crédible : Pathamanathan c. Canada (MEI) (93-A-67, 24 juin 1993).

[15]      Dans Chen c. Canada (MEI) (A-30-91, 4 octobre 1993), une affaire dans laquelle le demandeur était membre d'un groupe de chanteur à la mode en Chine et qui avait obtenu un visa de sortie après avoir été détenu et interrogé par les autorités chinoises, le juge Mahoney a conclu que la Commission avait commis une erreur :

   La section du statut ne tire aucune conclusion adverse sur la crédibilité de l'appelant. Elle accepte son histoire telle qu'elle est rapportée ci-dessus. Elle juge cependant sa crainte de persécution non fondée parce qu'il est, à son avis, invraisemblable que si les autorités chinoises prenaient son cas au sérieux, elles l'aient libéré et lui aient laissé le visa de sortie pour lui permettre de se produire à l'étranger. Toutes ces invraisemblances relevées découlaient de l'appréciation faite par le tribunal de l'attitude et de l'efficacité des autorités chinoises, et n'avaient rien à voir avec le comportement de l'appelant.   

[16]      De même, dans Padilla v. Canada (MEI) (1991), 13 Imm. L.R. (2d) 1 (C.A.F.) le juge Mahoney a conclu :

   En restreignant son examen des conséquences de la désertion de l'appelant à celles que pourrait entraîner l'application régulière de la loi, la Commission a fait abstraction du motif pour lequel l'appelant disait craindre d'être persécuté, de la preuve qu'il a fournie, dont la crédibilité n'a pas été mise en doute, et de la preuve documentaire, qui était corroborante et convaincante.   

[17]      Dans Ye c. Canada (MEI) (A-711-90, 24 juin 1992), les conclusions de la Commission relatives au manque de crédibilité de la part du demandeur étaient presque entièrement fondées sur des conclusions d'invraisemblance fondées sur des critères extrinsèques. En accueillant l'appel et en annulant la décision de la Commission, le juge MacGuigan s'est demandé si la Commission pouvait avoir imposer des concepts occidentaux à ce qu'il a qualifié de " totalitarisme oriental subtil " et s'il était juste d'interpréter la façon dont la loi chinoise est exécutée à la lumière des modèles occidentaux.

    

[18]      En l'espèce, la Commission a concentré son enquête sur les mêmes domaines qui ont été reconnus comme étant des erreurs justifiant une intervention judiciaire dans Chen, Padilla, et Ye. La Commission s'est incorrectement autorisée à s'engager dans des conjectures en ce qui concerne les raisons pour lesquelles les autorités iraquiennes auraient autorisé la demanderesse et sa famille proche à quitter le pays. La Commission n'a pas correctement abordé le fondement sur lequel la demanderesse a fait valoir sa crainte d'être persécutée, sauf pour dire que si les autorités étaient si intéressées par elle, elles ne l'auraient pas laissée quitter le pays. Il faut signaler que la demanderesse a fourni comme explication le fait que son mari a versé aux autorités nécessaires un pot-de-vin en argent pour accélérer le traitement de leurs visas de sortie. Dans ses motifs, bien qu'elle admette le pot-de-vin, la Commission n'a ni accepté ni rejeté expressément cette explication.

[19]      D'autre part, la Commission paraît ne pas avoir tenu compte des éléments de preuve en ce qui concerne l'incident impliquant la fille de la demanderesse, incident qu'elle a qualifié de [TRADUCTION] " désagréable ". La Commission a incorrectement supposé que parce que cet incident est survenu après que la famille eut décidé de quitter l'Iraq, il n'avait pas d'incidence sur la question de la persécution. La Commission aurait dû tenir compte de cet incident dans le cadre du caractère fondé de la crainte d'être persécutée de la demanderesse.

[20]      L'avocat de la demanderesse conteste l'ordre de présentation à l'audience. Le paragraphe 69.1(5) de la Loi prévoit que le demandeur doit avoir la possibilité de produire des éléments de preuve, d'interroger des témoins et de présenter des observations. La transcription montre que l'avocat de la demanderesse a eu la possibilité d'obtenir des témoignages et de présenter des observations.

    

[21]      Par conséquent, la décision de la Commission est annulée et l'affaire renvoyée pour réexamen devant un tribunal différemment constitué. À la fin de l'audience, aucun des deux avocats n'a présenté de question de portée générale aux fins de la certification.

     B. Cullen

     J.C.F.C.

Traduction certifiée conforme

Martine Brunet, LL.B.

    

     COUR FÉDÉRALE DU CANADA

     SECTION DE PREMIÈRE INSTANCE

    

     AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

NO DU GREFFE :                  IMM-4516-98                 

INTITULÉ DE LA CAUSE :          SAFA ABDULHUSSAIN et autres c. M.C.I.

                                

LIEU DE L'AUDIENCE :          OTTAWA (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :          LE 10 MAI 1999

MOTIFS DE L'ORDONNANCE PRONONCÉS PAR LE JUGE CULLEN

EN DATE DU :                  2 JUIN 1999

ONT COMPARU :

M. BYRON PHEIFFER                      POUR LA DEMANDERESSE

M. JOCELYN SIGOUIN                      POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

M. BYRON PHEIFFER                      POUR LA DEMANDERESSE
M. JOCELYN SIGOUIN                      POUR LE DÉFENDEUR

M. Morris Rosenberg

Sous-procureur général du Canada

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