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Date : 20041217

Dossier : IMM-4340-03

Référence : 2004 CF 1757

Ottawa (Ontario), le 17 décembre 2004

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE JOHN A. O'KEEFE

ENTRE :

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                           demandeur

                                                                          - et -

                                                PANCHALINGAM NAGALINGAM

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

LE JUGE O'KEEFE

[1]                Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration sollicite le contrôle judiciaire d'une décision datée du 9 juin 2003 par laquelle un membre de la Section de l'immigration de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié du Canada (le tribunal) a ordonné la libération du défendeur, sous certaines conditions.

[2]                Le ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration (le demandeur) voudrait obtenir les redressements suivants :


[traduction]

1.              une ordonnance, en application de l'alinéa 18.1(3)b) de la Loi sur les Cours fédérales, L.R.C. 1985, ch. F-7, cassant la décision et l'ordonnance du tribunal, ou annulant la décision et l'ordonnance et renvoyant l'affaire au tribunal pour nouvelle décision conforme aux directives qui seront jugées nécessaires;

2.              les autres ordonnances ou redressements que l'avocat jugera opportuns et que la Cour autorisera.

[3]                Le défendeur est un ressortissant du Sri Lanka qui est arrivé au Canada le 31 août 1994.

[4]                Le défendeur a demandé l'asile et sa demande a été acceptée par la Section du statut de réfugié, et il a obtenu le statut de résident permanent le 13 mars 1997.

[5]                Le défendeur a été reconnu coupable au Canada des infractions suivantes :

12 août 1999 :               Voies de fait, pour lesquelles il a obtenu une libération sous condition, assortie d'une probation de 18 mois;

25 septembre 2000 :      Non-respect de son engagement, infraction qui lui a valu cinq jours d'emprisonnement (trois jours de détention préventive);

25 janvier 2001 :           deux méfaits portant sur une valeur inférieure à 5 000 $, pour lesquels il a été condamné à 45 jours d'internement (16 jours de détention préventive) et à deux ans de probation.


[6]                Le rapport de police mentionne qu'il y a dans l'agglomération torontoise deux principaux gangs tamouls rivaux - le A.K. Kannan et le V.V.T. Selon la police, les gangs se livrent à des activités criminelles, qui vont des infractions mineures, notamment violations de propriété, vols et vandalisme, aux activités du crime organisé, notamment stockage et vente d'armes, trafic de stupéfiants, extorsion et intimidation, en passant par les infractions telles que fusillades, tentatives de meurtre et meurtres. La police dit que le défendeur est un personnage important de l'organisation criminelle appelée A.K. Kannan, affirmation que dément le défendeur.

[7]                Plusieurs incidents auxquels ont été mêlés le défendeur ou sa famille se sont produits, notamment les suivants :

1.          Le 26 décembre 2000, une fusillade s'est produite à l'extérieur du domicile de Seuranie Persaud (l'épouse de fait du défendeur). L'épouse de fait du défendeur, leur fils et un ami se trouvaient dans un véhicule stationné dans l'allée de la maison lorsque des bandits armés ont tiré sur le véhicule. Personne n'a été blessé.

2.          Le défendeur quittait l'établissement correctionnel de Mimico après avoir purgé une fin de semaine en détention quand un homme s'est approché de lui et lui a tiré dessus plusieurs fois. La personne accusée de cette fusillade était membre du gang rival V.V.T. Elle n'a pas été reconnue coupable.

3.          L'événement suivant, qui s'est déroulé au Asian Cinema, est décrit ainsi dans le rapport d'incident (page 322 du dossier du tribunal) :

[traduction] L'endroit susmentionné où s'est produite l'agression est le cinéma appelé « Asian Cinema » , situé sur la place qui fait l'angle du chemin Markham et de l'avenue Eglinton Est. Ce cinéma est le lieu de nombreux problèmes causés par les membres de la collectivité tamoule et de la collectivité sri-lankaise, qui se livrent à des agressions et à des dégradations et qui possèdent des armes. Les membres des bandes rivales s'affrontent régulièrement à l'intérieur et à l'extérieur du cinéma.

Le samedi 24 avril 1999, vers 22 h 20, la victime, un gardien de sécurité, était appelée par l'un de ses collègues. L'autre agent avait informé la victime que le propriétaire du cinéma était aux prises dans le cinéma avec trois hommes ivres et qu'il voulait qu'ils sortent des lieux. Les suspects sont connus du propriétaire et sont constamment et régulièrement la source de problèmes dans ce cinéma. Le propriétaire dit qu'il est un partisan du « VVT » , alors que les suspects sont membres des « AK Kanons » . La victime est entrée dans le cinéma et a conduit les fauteurs de désordre à l'extérieur. Lorsque tout le monde fut à l'extérieur du cinéma, une altercation s'est produite entre la victime et les suspects. Les suspects étaient peu coopératifs et harcelaient la victime. Le propriétaire du cinéma est sorti lui aussi pour tenter de calmer les suspects. L'un des suspects s'est alors agrippé à la chemise du propriétaire. La victime a empoigné le suspect, afin de protéger le propriétaire du cinéma. Les deux autres suspects ont alors sauté sur la victime et se sont mis à lui donner des coups. Le propriétaire est alors intervenu et a séparé tous les combattants. Puis les suspects ont menacé le propriétaire, lui disant qu'ils reviendraient, et ils ont quitté la scène dans une Honda Prelude rouge, deux portes, numéro d'immatriculation ACDS 444. Ils ont été vus la dernière fois en direction nord, alors qu'ils se dirigeaient vers l'avenue Eglinton.


Les policier sont arrivés sur les lieux et ont recueilli les déclarations signées de la victime, du témoin et du propriétaire du cinéma. L'adresse du propriétaire du véhicule suspect était 200, boulevard Murrison, appartement 16. Les policiers se dirigeaient vers cette adresse lorsqu'ils ont reçu un autre appel où on leur demandait de revenir sur les lieux pour s'occuper d'un « individu avec un fusil » dans une Honda Prelude rouge, devant le cinéma. Ils sont retournés sur les lieux, mais les suspects étaient partis. Ils se sont alors rendus à l'adresse du propriétaire immatriculé et ont parlé aux occupants. Le propriétaire immatriculé n'y était pas, mais la police a laissé des coordonnées à la famille pour que le propriétaire du véhicule communique avec les agents enquêteurs dès que possible.

Suspects :

1.              Sri-lankais âgé entre 20 et 25 ans, 5 pieds 7 pouces, 160 livres, assez corpulent, longs cheveux noirs bouclés, moustache, barbiche, cicatrice sur le triceps gauche, porte un pull-over rouge, un t-shirt blanc.

Le premier suspect est connu sous le nom de « Panjan » .

SYNOPSIS

Le dimanche 22 novembre 1998, vers 21 heures, l'accusé et environ 30 autres personnes sont arrivés au India Theatre, 1430, rue Gerrard Est. Se trouvaient là également à cette heure-là 20 autres personnes. Les deux groupes sont connus de la direction du cinéma pour être les membres de bandes rivales. Une bagarre a éclaté entre les deux groupes, et la police a été appelée, mais les combattants étaient partis lorsque les agents sont arrivés.

Le gérant du cinéma a alors demandé à la police de revenir à l'entracte, qui devait avoir lieu vers 22 heures, car il soupçonnait que de nouveaux troubles se produiraient alors.

Vers 22 heures, les policiers sont effectivement revenus au 1430, rue Gerrard Est, où ils ont observé un imposant groupe de jeunes hommes qui traînaient à l'entrée du cinéma. Les agents sont entrés dans le cinéma et ont constaté que la plupart des gens qui se trouvaient dans le vestibule attendaient de voir le film. À ce moment-là, un autre groupe important comptant environ 30 jeunes hommes est sorti de la salle et s'est dirigé vers le premier groupe. L'un des hommes, montrant du doigt les policiers, a alors dit d'une voix forte : [traduction] « Je n'aime pas ce film. Je crois que je m'en vais » .

Le deuxième groupe de jeunes hommes est sorti, suivi du premier groupe. Se rendant compte qu'il allait y avoir une rixe, les agents ont appelé des renforts, sont sortis et ont constaté que les membres des deux groupes, dispersés çà et là, se bagarraient.


Au moins l'un d'eux était armé d'une épée maison (récupérée plus tard par la police), tandis que le présent accusé était armé d'un couperet. Au moins deux personnes ont été frappées à la tête par l'accusé armé du couperet et ont reçu ce qui a semblé être de sévères lacérations à la tête. Comme l'avaient fait les autres, les victimes se sont enfuies à mesure qu'arrivaient des renforts de police, et elles ne se sont pas identifiées. Cependant, les policiers ont bien vu l'accusé tentant de frapper plusieurs autres personnes avec le couperet, avant de décamper, comme l'avaient fait les autres.

Les policiers ont pourchassé l'accusé et ont fini par l'attraper. L'accusé avait eu le temps alors de dissimuler le couperet dans une poche frontale de son pantalon. Il convient de noter que le couperet était couvert de sang et qu'il a été envoyé au Centre médico-légal pour analyse. L'accusé a été arrêté, ramené sur les lieux, puis finalement présenté à la Division 55.

Les efforts faits pour trouver les deux victimes frappées par l'accusé n'ont pas encore produit de résultat. Cependant, les témoins de l'incident ont indiqué que l'identité de ces personnes sera probablement établie. Les hôpitaux de la région ont également été priés d'avertir la police de l'arrivée de toute personne portant des blessures correspondant à celles décrites plus haut.

Des charges ont en conséquence été portées contre l'accusé.

LISTE DES CHARGES POUR C. E. n ° 274806-1 (NAGALINGAM)

Charge                                                                                      Accusé

(1) Agression armée; alinéa 267a) du C.C.                              NAGALIGAM, PANGHALINGAN

Date de début : le dimanche 22 novembre 1998, à 22 h 15

1430, rue Gerrard Est

Patrouille : 5512

(2) Armes dangereuses; article 87 du C.C.                               NAGALIGAM, PANGHALINGAN

Date de début : le dimanche 22 novembre 1998, à 22 h 15

1430, rue Gerrard Est

Patrouille : 5512

(3) Port d'arme dissimulée; article 89 du C.C.                         NAGALIGAM, PANGHALINGAN

Date de début : le dimanche 22 novembre 1998 à 22 h 15

1430, rue Gerrard Est

Patrouille : 5512

Les charges ci-dessus ont été suspendues.

[8]                Un témoin arrêté par la police a fait la déclaration suivante :

[traduction]


Furlong : D'accord, et pardonnez-moi (il s'éclaircit la voix). Je voudrais aborder un autre aspect dont nous avons déjà parlé. Il s'agit d'une fusillade qui s'est produite sur Cimmeron Crescent, à Markham. Connaissez-vous cet endroit?

Ariyaratnam :           Oui monsieur.

Furlong : Et qui connaissez-vous qui vit à cet endroit?

Ariyaratnam :           Panchalingam Nagalingam

Furlong : D'accord et...

Ariyaratnam :           On l'appelle Panchan.

Furlong : Panchan, alors dites-moi comment connaissez-vous Panchan?

Ariyaratnam :           Panchan.

Furlong : Appartient-il à un gang?

Ariyaratnam :           Il appartient au gang AK Kannan.

Furlong : Très bien.

Ariyaratnam :           Il a toujours fait peur aux gens de petite taille.

Furlong : Oui.

Ariyaratnam :           Et un jour il m'a choisi.

Furlong : Désolé.

Ariyaratnam :           Il m'a choisi un jour et il a voulu me tabasser.

Furlong : Bon d'accord.

Ariyaratnam :           Alors, après cela...

Furlong : Vous aviez donc eu déjà affaire à lui.

Ariyaratnam :           Oui monsieur.

[9]                Ce même témoin savait qu'on tirerait sur le défendeur à l'établissement correctionnel de Mimico, et cela avant que la fusillade n'ait lieu, car on avait tenté de le recruter pour la fusillade, dont le mobile était semble-t-il l'appartenance du défendeur au gang A.K. Kannan.

[10]            Le dossier révèle que le témoin a rétracté certaines de ses déclarations faites à la police, mais il n'a pas rétracté celles qui concernaient le défendeur.

[11]            Le défendeur a été détenu depuis cette date, au motif qu'il constituerait un danger pour le public s'il était libéré.

[12]            Une mesure d'expulsion a été prononcée contre le défendeur le 28 mai 2003, parce qu'il était considéré comme une personne décrite à l'alinéa 37(1)a) de la Loi sur l'immigration et la protection des réfugiés, L.C. 2001, ch. 27 (la Loi), en tant que :

[...] membre d'une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée à des activités faisant partie d'un plan d'activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d'une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation.

[13]            Les motifs de la détention du défendeur ont déjà été examinés 15 fois, et chaque fois le maintien de sa détention a été ordonné.


[14]            Point litigieux

Le tribunal a-t-il commis une erreur sujette à révision lorsqu'il a ordonné que le défendeur soit libéré?

Dispositions législatives applicables

[15]            Les dispositions applicables de la Loi sont les suivantes :

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l'étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

58. (1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into account prescribed factors, that

a) le résident permanent ou l'étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

(a) they are a danger to the public;

b) le résident permanent ou l'étranger se soustraira vraisemblablement au contrôle, à l'enquête ou au renvoi, ou à la procédure pouvant mener à la prise par le ministre d'une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2);

(b) they are unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2);

c) le ministre prend les mesures voulues pour enquêter sur les motifs raisonnables de soupçonner que le résident permanent ou l'étranger est interdit de territoire pour raison de sécurité ou pour atteinte aux droits humains ou internationaux;

(c) the Minister is taking necessary steps to inquire into a reasonable suspicion that they are inadmissible on grounds of security or for violating human or international rights; or

d) dans le cas où le ministre estime que l'identité de l'étranger n'a pas été prouvée mais peut l'être, soit l'étranger n'a pas raisonnablement coopéré en fournissant au ministre des renseignements utiles à cette fin, soit ce dernier fait des efforts valables pour établir l'identité de l'étranger.

(d) the Minister is of the opinion that the identity of the foreign national has not been, but may be, established and they have not reasonably cooperated with the Minister by providing relevant information for the purpose of establishing their identity or the Minister is making reasonable efforts to establish their identity.

121(2) On entend par organisation criminelle l'organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée à des activités faisant partie d'un plan d'activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d'une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction.

121(2) For the purposes of paragraph (1)(b), "criminal organization" means an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence.

[16]            Les dispositions applicables du Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002-227, prévoient ce qui suit :

244. Pour l'application de la section 6 de la partie 1 de la Loi, les critères prévus à la présente partie doivent être pris en compte lors de l'appréciation :

244. For the purposes of Division 6 of Part 1 of the Act, the factors set out in this Part shall be taken into consideration when assessing whether a person

a) du risque que l'intéressé se soustraie vraisemblablement au contrôle, à l'enquête, au renvoi ou à une procédure pouvant mener à la prise, par le ministre, d'une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi;

(a) is unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2) of the Act;

b) du danger que constitue l'intéressé pour la sécurité publique;

(b) is a danger to the public; or

c) de la question de savoir si l'intéressé est un étranger dont l'identité n'a pas été prouvée.

(c) is a foreign national whose identity has not been established.

246. Pour l'application de l'alinéa 244b), les critères sont les suivants :

[...]

246. For the purposes of paragraph 244(b), the factors are the following:

. . .

b) l'association à une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi;

[...]

(b) association with a criminal organization within the meaning of subsection 121(2) of the Act;

. . .

d) la déclaration de culpabilité au Canada, en vertu d'une loi fédérale, quant à l'une des infractions suivantes :

[...]

(d) conviction in Canada under an Act of Parliament for

. . .

(ii) infraction commise avec violence ou des armes;

(ii) an offence involving violence or weapons;

Analyse et décision

[17]            Outre d'autres arguments, le demandeur prétend qu'il y a eu déni de justice naturelle et que le tribunal a appliqué le mauvais critère à la notion d' « association criminelle » (c'est-à-dire à la différence entre l'appartenance et l'association) et commis une erreur lorsqu'il a dit que, essentiellement, le gang A.K. Kannan n'est pas une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi.

[18]            Quant au défendeur, il dit que le tribunal avait devant lui des preuves nouvelles, qu'il a exposé des motifs clairs et convaincants au soutien de sa décision de le faire libérer et qu'il n'a pas commis d'erreur sujette à révision. Le défendeur dit aussi que le tribunal n'a pas manqué aux règles de justice naturelle ou d'équité procédurale en ce qui concerne l'assignation d'un policier comme témoin.


Manquement aux règles de justice naturelle et déni d'équité procédurale

[19]            Lors de l'audience tenue devant le tribunal, il y avait eu un débat concernant l'assignation de policiers comme témoins. Les propos suivants avaient été échangés durant l'audience (dossier du tribunal, pages 1301 et 1302) :

[traduction]

LE MEMBRE :                                       S'agissant des antécédents criminels, il n'est pas contesté qu'il a été reconnu coupable d'agression et qu'il a obtenu une libération sous condition le 12 août 1999. Mais je crois comprendre que les détails de l'événement sont contestés. On peut lire ici qu'une rixe a éclaté à l'extérieur et que Nagalingam a été vu brandissant un couperet. Je crois comprendre que cela est contesté, et c'était contesté.

Si c'est contesté, des éléments de preuve doivent être produits.

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Fort bien. Alors j'aurais besoin d'un ajournement pour obtenir expressément les rapports d'incident et pour trouver dans les dossiers de la police si d'autres personnes étaient impliquées dans cet incident particulier, et peut-être même... bon, cela devrait suffire. Donc, si j'obtiens les rapports d'incident, voulez-vous néanmoins que le policier soit assigné pour témoigner..

LE MEMBRE :                                       Madame Perrault, je...

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Qu'il est un membre influent du gang A.K.K.?

LE MEMBRE :                                       Dans une certaine mesure, je suis à la merci des plaideurs. Je n'exige pas que le policier soit appelé.

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Non, mais je...

LE MEMBRE :                                       C'est...

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Si vous n'êtes pas convaincu, je l'assignerai comme témoin.


LE MEMBRE :                                       (Inaudible), si vous ne devez pas le faire ou si vous devez le faire. Vous devrez juger de la force de vos propres arguments et décider s'ils suffisent ou non. Vous devrez décider si un officier devrait être appelé ou non.

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Alors je voudrais obtenir un ajournement. J'assignerai le policier et j'obtiendrai les rapports d'incident afin que nos arguments contre ce monsieur soient plus solides.

Et, aux pages 1323 et 1324 du dossier du tribunal :

[traduction]

LE MEMBRE :                                       Vous et Mme Perrault pouvez tenter de résoudre la question de savoir ce qu'il pourrait être nécessaire ou inutile de présenter. Si un procès-verbal existe et que vous décidez tous deux que le procès-verbal répondrait à vos fins, alors nous ajournerons la séance d'aujourd'hui et j'attendrai la fin de la semaine pour entendre ce que vous avez à dire.

L'AVOCATE DU MINISTRE :             C'est d'accord.

LE MEMBRE :                                       Si vous décidez d'assigner des témoins, alors, d'ici à la fin de la semaine, faites-le-moi savoir, et nous pourrons fixer une date de reprise. Si vous souhaitez simplement déposer une preuve documentaire accompagnée de vos conclusions, cela me convient, encore une fois d'ici à la fin de la semaine. Je crois donc que vous pouvez tous deux régler la question et m'en informer.

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Mais sommes-nous tous d'accord pour dire qu'à ce stade la seule preuve que vous jugez acceptable concerne les deux fusillades?

LE MEMBRE :                                       Je n'ai jamais...

L'AVOCATE DU MINISTRE :             Vous n'avez jamais dit cela. C'est bon.

LE MEMBRE :                                       Je ne vous limite à aucun incident particulier. Vous pouvez faire votre recherche. Tentez de voir quels documents vous pourriez vouloir déposer. Et, d'ici à vendredi, faites-moi connaître votre position.


[20]            Je reconnais avec le demandeur que, si le tribunal l'avait informé qu'il n'était pas nécessaire d'assigner des policiers comme témoins, puis avait décidé de ne pas accepter l'événement décrit dans le rapport d'incident parce que les policiers n'avaient pas été appelés à témoigner, cela constituerait un manquement à la justice naturelle et à l'équité procédurale.

[21]            Les propos tout entiers échangés entre le tribunal et l'avocate (à ce moment-là) du demandeur doivent être examinés si l'on veut savoir ce qu'il en est. Le membre du tribunal a d'abord dit qu'il n'exigeait pas que le policier soit assigné, mais il a dit ensuite à l'avocate du demandeur qu'il lui appartenait à elle de décider de l'opportunité d'appeler le policier comme témoin. Il lui a dit qu'elle devait juger de la force de ses propres arguments, puis décider d'appeler ou non le policier à témoigner. L'avocate du demandeur a alors sollicité un ajournement pour assigner le policier et obtenir les rapports d'incident, afin de rendre ses arguments plus solides. Lorsque l'ajournement a été accordé, le tribunal a indiqué à l'avocate du demandeur qu'elle pourrait lui dire avant la fin de la semaine si elle souhaitait assigner des témoins. À la reprise de l'audience, le demandeur n'avait pas assigné de témoins.

[22]            Après avoir lu tous les propos échangés concernant l'assignation de policiers comme témoins, je ne suis pas persuadé que le tribunal ait donné à entendre à l'avocate du demandeur qu'il n'était pas nécessaire d'appeler des policiers à témoigner. Les propos échangés doivent être considérés dans leur intégralité.


[23]            Par conséquent, je suis d'avis que, eu égard aux circonstances de la présente affaire, il n'y a pas eu manquement à la justice naturelle ou déni d'équité procédurale. Les circonstances de la présente affaire se distinguent des circonstances de l'affaire Moya c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [2002] A.C.F. n ° 1594, et de l'affaire Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration) c. Dhaliwal-Williams, [1997] A.C.F. n ° 567.

Le critère de l'association criminelle

[24]            Le tribunal écrivait, dans ses motifs, aux pages suivantes :

Page 9 :

La question du danger pour le public repose donc essentiellement sur l'établissement du fait que M. Nagalingam est membre d'une bande qui commet des actes violents, dangereux ou criminels. Malgré tout le respect que je leur porte, je ne suis pas d'accord avec les commissaires qui choisissent de ne pas se pencher sur la question de l'appartenance à un gang et qui croient que celle-ci devrait être étudiée durant l'enquête sur l'admissibilité. Je crois qu'il est important d'aborder cette question, afin d'établir si l'intéressé représente un danger. Il est possible que M. Nagalingam ne représente pas un danger pour le public, et ce, même s'il fait partie d'un gang. Toutefois, si les faits au dossier ne nous permettent pas de déterminer qu'il fait partie d'un gang, rien ne nous permet de conclure qu'il représente un danger pour la population. On ne peut pas éviter la question.

Page 12 :

M. Ariyaratnam indique que M. Nagalingam est membre du gang AK Kannan. Malheureusement, il n'explique pas pourquoi il croit que l'intéressé est un membre du gang, ni d'où il tient ces renseignements. Croit-il que M. Nagalingam appartient au gang AK Kannan parce que ce dernier intimide toujours les gens de petite taille et a essayé de le battre ou parce que quelqu'un a essayé de le tuer?


L'agent de police qui a témoigné au cours de l'enquête sur l'admissibilité de M. Nagalingam est d'avis qu'il appartient au gang AK Kannan parce que d'autres agents croient que c'est le cas, que des informateurs indiquent que M. Nagalingam fait partie d'un gang et que les incidents et les constats laissent croire qu'il appartient à un gang. Je ne jouerais pas correctement mon rôle si je me fiais à l'opinion de l'agent sans chercher à savoir pourquoi il est arrivé à cette conclusion. Les déclarations et les incidents décrits précédemment ne sont pas suffisants, selon moi, pour conclure que M. Nagalingam est membre d'un gang.

Page 14 :

Le scénario proposé est donc le suivant : une attaque gratuite est survenue; les médias, n'ayant pas bien compris les propos de M. Nagalingam et son intention, ont rapporté qu'il était membre d'un gang et qu'il mettait les assaillants au défi; ceux-ci, croyant que ce qu'ils lisaient dans les journaux et entendaient dans les médias était vrai, ont relevé le défi et ont tiré sur lui à l'extérieur du Centre de réhabilitation de Mimico. Mais le fait que les autres croient qu'une personne appartient à un gang ne fait pas d'elle un membre, si ce n'est pas le cas.

Page 16 :

Il est toutefois possible que les membres d'un gang veuillent s'en prendre à M. Nagalingam uniquement parce qu'il s'agit d'une personne envers qui ils ont de l'animosité, non pas d'une personne qui est membre d'un gang rival. Il est également possible qu'ils croient, à tort, que l'intéressé est membre d'un gang rival. En se fondant sur la prépondérance des probabilités, il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi permettant d'établir qu'il est la cible d'un gang, parce qu'il appartient à un gang rival.

Page 17 :

Serait-il capable de se venger en passant par quelqu'un d'autre? Pourrait-il demander à d'autres membres de la bande de mener une vendetta? Si M. Nagalingam appartient bel et bien au gang et que celui-ci existe toujours, les membres de l'organisation, dont la composition fluctue beaucoup, seraient-ils prêts à mettre leur vie en danger pour venger quelqu'un qui a été mis hors circuit pour une période de deux ans et qui leur est de peu d'utilité, du point de vue physique?

Selon la prépondérance des probabilités, je conclus que M. Nagalingam ne serait pas un danger pour le public, et ce, même s'il était membre d'un gang. Les attaques dont sa famille [...].

[25]            Par commodité, je répéterai les dispositions législatives et réglementaires applicables :

La Loi :

58. (1) La section prononce la mise en liberté du résident permanent ou de l'étranger, sauf sur preuve, compte tenu des critères réglementaires, de tel des faits suivants :

58. (1) The Immigration Division shall order the release of a permanent resident or a foreign national unless it is satisfied, taking into account prescribed factors, that

a) le résident permanent ou l'étranger constitue un danger pour la sécurité publique;

[...]

(a) they are a danger to the public;

. . .

Le Règlement sur l'immigration et la protection des réfugiés :

244. Pour l'application de la section 6 de la partie 1 de la Loi, les critères prévus à la présente partie doivent être pris en compte lors de l'appréciation :

244. For the purposes of Division 6 of Part 1 of the Act, the factors set out in this Part shall be taken into consideration when assessing whether a person

a) du risque que l'intéressé se soustraie vraisemblablement au contrôle, à l'enquête, au renvoi ou à une procédure pouvant mener à la prise, par le ministre, d'une mesure de renvoi en vertu du paragraphe 44(2) de la Loi;

(a) is unlikely to appear for examination, an admissibility hearing, removal from Canada, or at a proceeding that could lead to the making of a removal order by the Minister under subsection 44(2) of the Act;

b) du danger que constitue l'intéressé pour la sécurité publique;

[...]

(b) is a danger to the public; or

. . .

246. Pour l'application de l'alinéa 244b), les critères sont les suivants :

[...]

246. For the purposes of paragraph 244(b), the factors are the following:

. . .

b) l'association à une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi;

[...]

(b) association with a criminal organization within the meaning of subsection 121(2) of the Act;

. . .

d) la déclaration de culpabilité au Canada, en vertu d'une loi fédérale, quant à l'une des infractions suivantes :

[...]

(d) conviction in Canada under an Act of Parliament for

. . .

(ii) infraction commise avec violence ou des armes;

(ii) an offence involving violence or weapons;

[26]            Une lecture attentive des dispositions susmentionnées révèle que la détention d'un résident permanent ne sera pas ordonnée à moins qu'il ne constitue un danger pour le public. Pour savoir si une personne constitue un danger pour le public, il faut se demander si elle est associée à une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi (qui définit ce qu'est une organisation criminelle). Il convient de noter que le critère est celui de savoir si l'intéressé a une association avec une organisation criminelle, non s'il est membre d'une organisation criminelle.

[27]            Les extraits précédemment mentionnés des motifs du tribunal montrent à l'évidence que le tribunal s'est demandé si le défendeur était membre d'une organisation criminelle. Ce n'est pas là le critère. Les textes requièrent seulement une association avec une organisation criminelle. Une personne qui est membre d'une organisation criminelle aurait certainement une association avec une organisation criminelle, mais l'on pourrait avoir une association avec une organisation criminelle sans être membre de cette organisation. Je suis d'avis que le tribunal a appliqué le mauvais critère lorsqu'il s'est demandé si le défendeur constituait un danger pour le public. Le tribunal a considéré à tort que le défendeur devait être membre d'une organisation criminelle, et pas seulement associé à une organisation criminelle.

[28]            Une organisation criminelle est définie ainsi par le paragraphe 121(2) de la Loi :


121(2) On entend par organisation criminelle l'organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu'elle se livre ou s'est livrée à des activités faisant partie d'un plan d'activités criminelles organisées par plusieurs personnes agissant de concert en vue de la perpétration d'une infraction à une loi fédérale punissable par mise en accusation ou de la perpétration, hors du Canada, d'une infraction qui, commise au Canada, constituerait une telle infraction.

121(2) For the purposes of paragraph (1)(b), "criminal organization" means an organization that is believed on reasonable grounds to be or to have been engaged in activity that is part of a pattern of criminal activity planned and organized by a number of persons acting in concert in furtherance of the commission of an offence punishable under an Act of Parliament by way of indictment or in furtherance of the commission of an offence outside Canada that, if committed in Canada, would constitute such an offence.

[29]            Les propos du tribunal sur les gangs et les organisations criminelles apparaissent aux pages 16 et 17 de ses motifs :

Il est toutefois possible que les membres d'un gang veuillent s'en prendre à M. Nagalingam uniquement parce qu'il s'agit d'une personne envers qui ils ont de l'animosité, non pas d'une personne qui est membre d'un gang rival. Il est également possible qu'ils croient, à tort, que l'intéressé est membre d'un gang rival. En se fondant sur la prépondérance des probabilités, il n'y a pas suffisamment d'éléments de preuve crédibles ou dignes de foi permettant d'établir qu'il est la cible d'un gang, parce qu'il appartient à un gang rival.

Supposons que M. Nagalingam fait bel et bien partie d'un gang, comme on le prétend. Serait-il pour autant un danger pour le public? Je crois qu'il est important d'établir la différence entre une organisation criminelle comme la mafia ou une triade et des gangs de jeunes, du point de vue de l'organisation, du pouvoir et de la discipline.

Dans l'étude The Toronto Tamil Youth Study, (pièce no 1, présentée au cours du contrôle du 10 mars 2003), on décrit les bandes comme des groupes plus ou moins organisés où l'appartenance est ambiguë et mal définie (non concrète). Un jeune peut faire partie du gang une journée et décider de ne plus en être membre le jour suivant, sans en informer qui que ce soit. Dans l'étude, on indique qu'il n'y a pas de consensus en ce qui a trait au rôle de leader, parce que ce rôle peut être joué par n'importe qui. On conclut, dans l'étude, que la structure des bandes tamoules varie beaucoup et que les fonctions changent de manière importante, de temps à autre. Il n'y a pas de consensus sur les buts, les objectifs et les fonctions des membres de la collectivité des bandes de jeunes Tamouls. Ils ont une attitude individualiste; leurs agissements découlent de leurs besoins et de leurs émotions. (page 52)


Rien n'indique que M. Nagalingam était le « cerveau » ou le « chef » du gang. Il était de taille imposante et était très intimidant. Selon Ariyaratnam, il « faisait peur aux petites personnes » . Peut-être sa force physique lui conférait-elle du « respect » et lui permettait-elle d'avoir une influence ou du pouvoir sur le groupe?

[30]            Le tribunal n'a pas dit clairement que le gang A.K. Kannan n'était pas une organisation criminelle au sens du paragraphe 121(2) de la Loi. La preuve que le tribunal avait devant lui montre que ce gang était une organisation qui était mêlée à des activités criminelles. À mon avis, la preuve documentaire révèle que deux gangs rivaux existaient dans la région de Toronto, le gang V.V.T. et le gang A.K. Kannan, et que ces gangs étaient organisés et se livraient à de nombreuses activités criminelles. Il s'agissait notamment des activités suivantes : extorsion, trafic de drogue, vol qualifié, enlèvement, tentative de meurtre et meurtre, trafic d'armes et fraude aux cartes de crédit. Je suis d'avis, au vu de la preuve documentaire, que les gangs A.K. Kannan et V.V.T. sont des organisations criminelles au sens du paragraphe 121(2) de la Loi. J'ai pris note, au cours de ma délibération, du jugement rendu par le juge O'Reilly dans l'affaire Thovaratnam c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration),

[2004] A.C.F n ° 395 (1re inst.).

[31]            Je suis donc d'avis que la décision rendue par le tribunal le 9 juin 2003 doit être annulée et que l'affaire doit être renvoyée à un nouveau tribunal pour réexamen.

[32]            Aucune des parties n'a proposé que soit certifiée une question grave de portée générale.


                                        ORDONNANCE

[33]            La décision rendue par le tribunal le 9 juin 2003 est annulée et l'affaire est renvoyée à un autre tribunal pour réexamen.

                                                                            _ John A. O'Keefe _             

                                                                                                     Juge                          

Ottawa (Ontario)

le 17 décembre 2004

Traduction certifiée conforme

D. Laberge, LL.L.


                         COUR FÉDÉRALE DU CANADA

                                                     

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                       IMM-4340-03

INTITULÉ :                      LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                  - et -

PANCHALINGAM NAGALINGAM

LIEU DE L'AUDIENCE :                              TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                            LE 23 JUIN 2004

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :      LE JUGE O'KEEFE

DATE DES MOTIFS :     LE 17 DÉCEMBRE 2004

COMPARUTIONS :

Pamela Larmondin                                             POUR LE DEMANDEUR

Krissina Kostadinov                                          POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Morris Rosenberg, c.r.                                       POUR LE DEMANDEUR

Sous-procureur général du Canada

Waldman et Associés                                        POUR LE DÉFENDEUR

Toronto (Ontario)


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