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Date : 20051220

Dossier : IMM-10423-04

Référence : 2005 CF 1729

Toronto (Ontario), le 20 décembre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE VON FINCKENSTEIN

ENTRE :

ROSEMARY IGBINEVBO,

et OSARUGUE IGBINEVBO,

OSAMUDIAMEN IGBINEVBO,

AISOSA IGBINEVBO

et IKPONVBOSA IGBINEVBO,

représentés par leur tutrice à l'instance,

ROSEMARY IGBINEVBO

                                                                                                                                          demandeurs

                                                                             et

                         LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L'IMMIGRATION

                                                                                                                                             défendeur

                                MOTIFS DE L'ORDONNANCE ET ORDONNANCE

                    (Prononcés à l'audience puis mis par écrit pour plus de précision et de clarté.)


[1]                La demanderesse et ses quatre enfants ont quitté le Nigeria pour échapper à la famille de son mari. Cette famille, qui pratique des rites païens, voulait que la fille de la demanderesse subisse une mutilation des organes génitaux et que son fils se soumette à d'autres rites odieux réservés aux hommes. Après avoir été persécutés par la famille de son mari et avoir essayé en vain de trouver refuge dans la ville de Benin, la demanderesse s'est enfuie au Canada avec ses enfants. Son mari est cependant resté au Nigeria parce qu'il n'avait pas les moyens de voyager.

[2]                La Commission a considéré que le récit de la demanderesse était non crédible et non plausible pour plusieurs raisons et que celle-ci avait une possibilité de refuge intérieur (PRI) à Lagos. Malheureusement, nous ne disposons d'aucune transcription de l'audience de la Commission parce que l'équipement n'a pas bien fonctionné à cause d'un problème technique.

[3]                Il est bien établi que c'est la norme de la décision manifestement déraisonnable qui s'applique aux conclusions relatives à la crédibilité (Aguebor c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) (1993), 160 N.R. 315) et à la PRI (Ramirez c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1413; Gil c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), 2005 CF 1418).

[4]                La demanderesse sollicite le contrôle judiciaire de la décision et soulève trois questions :

i) L'absence de transcription de l'audience du tribunal est-elle contraire à l'équité ou à la justice naturelle?

ii) La décision était-elle manifestement déraisonnable?

iii) Existait-il une PRI valable?

[5]                Je répondrai d'abord à la dernière question parce que les autres questions deviendront purement théoriques si je conclus qu'une PRI valable existait.

[6]                L'absence de transcription ne m'oblige pas nécessairement à annuler la décision. Comme le juge Lutfy (alors juge en chef adjoint) l'a affirmé dans Zheng c. Canada (M.C.I.), [2000] A.C.F. no 2002, aux paragraphes 4 et 5 :

4       Même lorsque la loi prévoit le droit à l'enregistrement de l'audience d'un tribunal administratif, le requérant doit démontrer qu'il existe une « possibilité sérieuse » d'une erreur telle que l'absence d'enregistrement l'empêche d'exercer son droit à un contrôle judiciaire (Syndicat canadien de la fonction publique, section locale 302 c. Montréal (Ville)).

5       Ni la Loi sur l'immigration ni les Règles de la Section du statut de réfugié n'exigent que l'audience du revendicateur du statut de réfugié soit enregistrée. En l'absence d'un droit à un enregistrement expressément reconnu par la loi, la Cour doit déterminer si le dossier dont elle dispose, et qui est notamment constitué d'un affidavit concernant l'audience, lui permet en l'espèce de statuer convenablement sur la demande de contrôle judiciaire. [Notes en bas de page omises.]

[7]                Même si elle ne dispose pas d'une transcription de l'audience de la Commission en l'espèce, la Cour connaît la position de la demanderesse sur la question de la PRI. En effet, la demanderesse déclare dans son affidavit :

[traduction] La Commission a affirmé que j'aurais dû déménager à Lagos pour être en sécurité. Elle n'a pas noté ce que je lui avais dit au sujet de cette ville, que je n'y connaissais personne et que, comme la famille nous avait retrouvés à Benin, nous croyions qu'elle nous retrouverait également à Lagos.

(Dossier de la demanderesse, page 19, paragraphe o)

[8]                La Commission a rejeté la position de la demanderesse pour les trois motifs suivants :

1.          La preuve n'indique pas que la famille du mari de la demanderesse a les moyens de la retrouver, peu importe où elle se trouve au Nigeria, un pays de 100 millions d'habitants.

2.          La demanderesse a neuf ans d'éducation institutionnelle et d'expérience comme commerçante, et elle a le soutien de plusieurs hommes de sa famille. Elle peut faire appel à ces ressources pour gagner sa vie.

3.          La demanderesse et son mari sont chrétiens. Comme la population des États du sud du Nigeria (où Lagos est située) est en majorité chrétienne, la demanderesse ne risquerait pas d'y être persécutée du fait de sa religion.

[9]                Ces motifs sont tout à fait raisonnables, et ne dépendent pas des conclusions relatives à la crédibilité, ce qui rend sans importance l'absence de transcription.

[10]            La demanderesse soutient que le principe de PRI s'applique seulement aux personnes qui peuvent trouver un refuge sûr dans une autre partie du pays. Ce principe ne peut s'appliquer cependant si la persécution persiste et si le fait de vivre dans une autre partie du pays équivaut à vivre caché ou pourrait être interprété ainsi. Selon la demanderesse, cette proposition découle logiquement des propos formulés par le juge Linden dans Thirunavukkarasu c. Canada (M.E.I.), [1994] 1 C.F. 589, au paragraphe 14 :


La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l'autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu'ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu'il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu'ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s'offrent à eux.

[Non souligné dans l'original.]

En l'espèce, la demanderesse a été activement persécutée par la famille de son mari. Celle-ci l'a retrouvée à Benin et la retrouvera également à Lagos. Par conséquent, le principe de PRI n'est pas applicable.

[11]            Je ne puis souscrire à ce point de vue. L'extrait intégral de l'arrêt Thirunavukkarasu, précité, indique ce qui suit :

¶ 11       Enfin, quelles sont les conditions suffisantes que doit remplir la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays pour que les demandeurs du statut de réfugié soient tenus de se réclamer de cette possibilité plutôt que de la protection internationale? Selon le Guide des procédures et critères à appliquer pour déterminer le statut de réfugié (à la page 23) du Haut Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, une personne ne se verra pas refuser le droit de revendiquer le statut de réfugié au sens de la Convention « si, compte tenu de toutes les circonstances, on ne pouvait raisonnablement attendre d'elle » qu'elle cherche un refuge dans une autre partie du même pays. Cependant, le critère du caractère raisonnable fait l'objet, dans le Guide, d'une mention très brève qui, à mon avis, n'exprime pas de façon suffisamment claire le fondement de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays. Le professeur Hathaway, dans son ouvrage The Law of Refugee Status, a écrit ceci, à la page 134 :

[traduction] Il faut reconnaître cependant que la logique du principe de la protection nationale découle de l'absence de nécessité de chercher asile à l'étranger. L'application de ce principe doit se limiter aux personnes qui ont vraiment accès à la protection nationale et pour qui cette protection est réaliste. Lorsque, par exemple, des obstacles d'ordre financier, logistique ou autre empêchent le demandeur du statut d'atteindre la partie du pays où il sera en sécurité, lorsque la qualité de la protection nationale ne satisfait pas aux normes élémentaires des droits de la personne dans les domaine civil, politique et socio-économique ou lorsque la sécurité dans cette partie du pays est par ailleurs illusoire ou imprévisible, la responsabilité de l'État à l'égard du danger qui menace le demandeur est prouvée et il convient de reconnaître à celui-ci le statut de réfugié.

L'explication du professeur Hathaway est utile, mais elle n'établit pas tout à fait un juste équilibre entre les buts de la protection internationale des réfugiés et l'existence d'une possibilité de refuge dans une autre partie du même pays.


¶ 12       Le juge Mahoney, J.C.A., a donné une explication plus exacte dans l'arrêt Rasaratnam, précité, à la page 711 :

À mon avis, en concluant à l'existence d'une possibilité de refuge, la Commission se devait d'être convaincue, selon la prépondérance des probabilités, que l'appelant ne risquait pas sérieusement d'être persécuté à Colombo et que, compte tenu de toutes les circonstances, dont celles lui étant particulières, la situation à Colombo était telle qu'il ne serait pas déraisonnable pour l'appelant d'y chercher refuge.

Ainsi, le demandeur du statut est tenu, compte tenu des circonstances individuelles, de chercher refuge dans une autre partie du même pays pour autant que ce ne soit pas déraisonnable de le faire. Il s'agit d'un critère souple qui tient compte de la situation particulière du demandeur et du pays particulier en cause. C'est un critère objectif et le fardeau de la preuve à cet égard revient au demandeur tout comme celui concernant tous les autres aspects de la revendication du statut de réfugié. Par conséquent, s'il existe dans leur propre pays un refuge sûr où ils ne seraient pas persécutés, les demandeurs de statut sont tenus de s'en prévaloir à moins qu'ils puissent démontrer qu'il est objectivement déraisonnable de leur part de le faire.

¶ 13       Permettez-moi de préciser. Pour savoir si c'est raisonnable, il ne s'agit pas de déterminer si, en temps normal, le demandeur choisirait, tout compte fait, de déménager dans une autre partie plus sûre du même pays après avoir pesé le pour et le contre d'un tel déménagement. Il ne s'agit pas non plus de déterminer si cette autre partie plus sûre de son pays lui est plus attrayante ou moins attrayante qu'un nouveau pays. Il s'agit plutôt de déterminer si, compte tenu de la persécution qui existe dans sa partie du pays, on peut raisonnablement s'attendre à ce qu'il cherche refuge dans une autre partie plus sûre de son pays avant de chercher refuge au Canada ou ailleurs. Autrement dit pour plus de clarté, la question à laquelle on doit répondre est celle-ci : serait-ce trop sévère de s'attendre à ce que le demandeur de statut, qui est persécuté dans une partie de son pays, déménage dans une autre partie moins hostile de son pays avant de revendiquer le statut de réfugié à l'étranger?


¶ 14       La possibilité de refuge dans une autre partie du même pays ne peut pas être seulement supposée ou théorique; elle doit être une option réaliste et abordable. Essentiellement, cela veut dire que l'autre partie plus sûre du même pays doit être réalistement accessible au demandeur. S'il y a des obstacles qui pourraient se dresser entre lui et cette autre partie de son pays, le demandeur devrait raisonnablement pouvoir les surmonter. On ne peut exiger du demandeur qu'il s'expose à un grand danger physique ou qu'il subisse des épreuves indues pour se rendre dans cette autre partie ou pour y demeurer. Par exemple, on ne devrait pas exiger des demandeurs de statut qu'ils risquent leur vie pour atteindre une zone de sécurité en traversant des lignes de combat alors qu'il y a une bataille. On ne devrait pas non plus exiger qu'ils se tiennent cachés dans une région isolée de leur pays, par exemple dans une caverne dans les montagnes, ou dans le désert ou dans la jungle, si ce sont les seuls endroits sûrs qui s'offrent à eux. Par contre, il ne leur suffit pas de dire qu'ils n'aiment pas le climat dans la partie sûre du pays, qu'ils n'y ont ni amis ni parents ou qu'ils risquent de ne pas y trouver de travail qui leur convient. S'il est objectivement raisonnable dans ces derniers cas de vivre dans une telle partie du pays sans craindre d'être persécuté, alors la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays existe et le demandeur de statut n'est pas un réfugié.

¶ 15       En conclusion, il ne s'agit pas de savoir si l'autre partie du pays plaît ou convient au demandeur, mais plutôt de savoir si on peut s'attendre à ce qu'il puisse se débrouiller dans ce lieu avant d'aller chercher refuge dans un autre pays à l'autre bout du monde. Ainsi, la norme objective que j'ai proposée pour déterminer le caractère raisonnable de la possibilité de refuge dans une autre partie du même pays est celle qui se conforme le mieux à la définition de réfugié au sens de la Convention. Aux termes de cette définition, il faut que les demandeurs de statut ne puissent ni ne veuillent, du fait qu'ils craignent d'être persécutés, se réclamer de la protection de leur pays d'origine et ce, dans n'importe quelle partie de ce pays. Les conditions préalables de cette définition ne peuvent être respectées que s'il n'est pas raisonnable pour le demandeur de chercher et d'obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays.

[12]            La question clé est donc de savoir s'il est raisonnable de s'attendre à ce que la demanderesse cherche à échapper à la persécution en se réfugiant dans une autre partie du pays, et non de savoir si elle est persécutée et si elle essaie effectivement de se cacher de ceux qui la persécutent. Pour les motifs exposés par la Commission qui sont résumés au paragraphe 8 ci-dessus, on n'a pas démontré pourquoi « il n'est pas raisonnable pour [la demanderesse] de chercher et d'obtenir la protection contre la persécution dans une autre partie de son pays » , plus précisément à Lagos.

[13]            La demanderesse ayant une PRI, la présente demande ne peut être accueillie.


                                        ORDONNANCE

LA COUR ORDONNE que la demande soit rejetée.

                                                                        « K. von Finckenstein »          

                                                                                                     Juge                        

Traduction certifiée conforme

Julie Boulanger, LL.M.


                                     COUR FÉDÉRALE

                      AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

DOSSIER :                                                            IMM-10423-04

INTITULÉ :                                                            ROSEMARY IGBINEVBO,

et OSARUGUE IGBINEVBO,

OSAMUDIAMEN IGBINEVBO,

AISOSA IGBINEVBO

et IKPONVBOSA IGBINEVBO,

représentés par leur tutrice à l'instance,

ROSEMARY IGBINEVBO

c.

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L'IMMIGRATION

LIEU DE L'AUDIENCE :                                      TORONTO (ONTARIO)

DATE DE L'AUDIENCE :                                    LE 20 DÉCEMBRE 2005

MOTIFS DE L'ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                           LE JUGE VON FINCKENSTEIN

DATE DES MOTIFS :                                           LE 20 DÉCEMBRE 2005

COMPARUTIONS :

Ronald Poulton                                                  POUR LES DEMANDEURS

Catherine Vasilaros                                                    POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Mamann & Associates                                       POUR LES DEMANDEURS

Avocats

Toronto (Ontario)

John H. Sims, c.r.                                                      POUR LE DÉFENDEUR

Sous-procureur général du Canada

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