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I.     



     Date : 19991215

     Dossier : IMM-6032-98


Entre :

     ATTILA SZEKELY,

     Demandeur,

Et :


     LE MINISTRE,

     Défendeur



     MOTIFS DE L'ORDONNANCE


LE JUGE TEITELBAUM


II.          Il y a en l'espèce recours en contrôle judiciaire sous le régime du paragraphe 82.1(1) de la Loi sur l'immigration, L.R.C. (1985), ch. I-2 (la Loi), contre la décision en date du 15 octobre 1998 par laquelle la Commission de l'immigration et du statut de réfugié (section du statut) a jugé que, par application de l'article 1Fc) de la Convention des Nations Unies relative au statut des réfugiés (la Convention), tel qu'il est intégré à l'article 2 de la Loi, le demandeur n'était pas un réfugié au sens de cette Convention.


III.          Le demandeur conclut à ordonnance de renvoi de l'affaire pour nouvel examen par un tribunal de composition différente de la section du statut.


LES FAITS

IV.          Le demandeur, né le 25 octobre 1969, est citoyen roumain de souche hongroise.


V.          Son père buvait beaucoup et s'enivrait régulièrement et, chaque fois, se mettait à critiquer le gouvernement Ceausescu, ce qui lui valait d'être souvent arrêté et mis en prison pour diverses périodes, parfois jusqu'à 12 mois.


VI.          Cet état de choses a décidé la police secrète roumaine (la Securitate) à prendre le demandeur sous sa surveillance et, lorsqu"il a atteint 18 ans, à faire de lui un informateur à son service.


VII.          Son travail à la Securitate consistait à surveiller ses voisins hongrois et à rendre compte de leurs activités.


VIII.          Durant son service militaire de septembre 1989 à décembre 1990, il était obligé de continuer à rapporter les faits et gestes de ses camarades hongrois et saxons.


IX.          Le demandeur déclare qu'il était au courant des actes de violence dont étaient les victimes de la Securitate, parce qu'il allait au bureau souvent pour faire ses rapports, et il pouvait entendre leurs cris horribles dans une pièce attenante.


X.          Il déclare aussi qu'il savait que ces victimes étaient souvent battues jusqu'à en perdre conscience.


XI.          En décembre 1989, son travail pour la Securitate a pris fin avec la chute du gouvernement Ceausescu.


XII.          Le demandeur déclare qu'un autre informateur lui a demandé alors de reprendre ce travail pour le compte de l'Association démocratique des Hongrois en Roumanie, avec en échange un poste de sergent dans la police militaire, ce qui lui donnerait un meilleur salaire.


XIII.          Le demandeur fait savoir qu'il a refusé cette offre et que, subséquemment, il a perdu son travail et la Securitate a commencé à le faire chanter au sujet du travail qu'il avait fait de 1987 à décembre 1989 et qui serait rendu public.


XIV.          Le 30 août 1991, au lendemain de sa dernière conversation avec la Securitate, le demandeur a quitté son pays pour la Hongrie, où il a obtenu un permis de séjour temporaire de février 1992 au 3 mars 1993, puis un permis de séjour permanent le 20 mars 1993.


XV.          Il y a été informé qu'il ne pouvait accéder à la nationalité hongroise à cause de son ignorance de la langue ainsi que de la situation économique et politique en Hongrie à l'époque.


XVI.          Il estime que son inadmissibilité à la nationalité hongroise tenait au désir des Hongrois de laisser en Roumanie les Roumains d'origine hongroise, afin de défendre la Transylvanie.


XVII.          Le demandeur affirme qu'il craignait pour sa vie; c'est pourquoi il est parti pour le Canada où il a revendiqué le statut de réfugié dès son arrivée, le 26 décembre 1997.


LA DÉCISION DE LA COMMISSION

XVIII.          Le paragraphe suivant résume la décision de la Commission :

         Après avoir analysé toute la preuve tant testimoniale que documentaire, le tribunal retient que le revendicateur n'ayant plus voulu collaborer avec la Securitate comme agent d'informateur après le renversement du régime Ceausescu a été congédié de son emploi. Selon notre connaissance de la preuve documentaire que nous avons partagée avec la procureure du revendicateur, nous savons que le revendicateur court le risque d'être découvert et malmené par la population devant une ouverture au public des dossiers des anciens agents informateurs du régime de Ceausescu. Selon la preuve documentaire, près de 60 % des cadres du SRI sont des anciens cadres de la Securitate, il n'est impensable que le revendicateur puisse de nouveau faire l'objet d'autre chantage de la part du SRI.
         Ce qui précède ne nous autorise pas pour autant à accorder le statut de réfugié au revendicateur vu qu'il a été un agent informateur sous le gouvernement de Ceausescu. Ce faisant, il a été complice de la Securitate. Il ne mérite pas la protection internationale.

LE POINT LITIGIEUX

XIX.          Cette demande a pour but d'examiner si la Commission a commis une erreur en concluant que le travail fait par le demandeur pour la Securitate était un motif suffisant pour l'exclure du statut de réfugié au sens de la Convention, par application de l'article 1Fc) tel qu'il est intégré à l'article 2 de la Loi.

L'ARGUMENTATION DES PARTIES

L'argumentation du demandeur

XX.          Le demandeur soutient que la Commission a commis plusieurs erreurs de fait qui l'ont amenée à conclure qu'il n'était pas recevable à revendiquer le statut de réfugié en raison de sa collaboration avec la Securitate. Qu'en premier lieu, elle a commis une erreur en concluant que le fait que le demandeur ait été forcé de devenir un informateur pour la Securitate n'est pas un facteur pour décider si, oui ou non, il est exclu par application de l'article 1Fc).


XXI.          Qu'en deuxième lieu, la Commission n'a pas pris en compte le fait qu'il avait tout juste 18 ans, avec un père alcoolique, quand il fut forcé à travailler pour la Securitate. Que pour survivre sous le régime communiste en Roumanie à l'époque, il n'avait pas d'autre choix que de travailler pour elle.


XXII.          Qu'en troisième lieu, l'erreur de droit fondamentale, sur laquelle était fondée la décision de la Commission, est la conclusion en page 6 de ses motifs de décision, qu'il est exclu du statut de réfugié au sens de la Convention par application de l'article 1Fc) tel que cet article est intégré à l'article 2 de la Loi.


XXIII.          Le demandeur soutient que la Commission a mal interprété cette disposition en ce que celle-ci ne vise que les personnes qui ont participé à l'exercice du pouvoir dans un État membre et qui y ont participé à la violation des principes incarnés dans la Convention; et qu'il ressort de la jurisprudence en la matière qu'en raison de sa nature générale, cette disposition doit être appliqué avec circonspection. Je trouve cet argument dénué de fondement.


L'argumentation du défendeur

XXIV.          Le défendeur soutient que les preuves et témoignages produits établissent que le demandeur était au courant des objectifs de la Securitate et du traitement horrible que celle-ci réservait à ses victimes.


XXV.          Et, en second lieu, que le demandeur aurait pu s'enfuir avant la chute du gouvernement Ceausescu, comme l'ont fait un grand nombre de ses amis qu'il avait dénoncés. Du fait qu'il a continué à collaborer avec la Securitate jusqu'à ce que le gouvernement fût renversé, il ne peut maintenant prétendre à la protection internationale à titre de réfugié au sens de la Convention.


ANALYSE

XXVI.          La section Fc) de l'article premier de la Convention prévoit ce qui suit :

F. The provisions of this Convention shall not apply to any person with respect to whom there are serious reasons for considering that:

(c) he has been guilty of acts contrary to the purposes and principles of the United Nations.

F. Les dispositions de cette Convention ne seront pas applicables aux personnes dont on aura des raisons sérieuses de penser:

c) qu'elles se sont rendues coupables d'agissements contraires aux buts et aux principes des Nations Unies.

Le but de l'article 1Fc) de la Convention

XXVII.          Cette disposition a été récemment interprétée et appliquée par la Cour suprême du Canada dans Pushpanathan c. Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l'Immigration), [1998] 1 R.C.S. 982. La section du statut avait jugé que l'appelant était exclu du statut de réfugié par application de la clause d'exclusion contenue dans l'article 1Fc), pour cause de trafic de stupéfiants.


XXVIII.          La Cour suprême du Canada était appelée à se prononcer sur les motifs par lesquels le juge McKeown a jugé que la Commission était fondée à conclure qu'il y avait des raisons sérieuses de penser que l'appelant était exclu par application de l'article 1Fc) de la Convention.


XXIX.          Prononçant les motifs de la majorité, le juge Bastarache a fait état que la norme de contrôle judiciaire applicable aux décisions de la Commission de l'immigration et du statut de réfugié est celle du bien jugé. Il a ensuite analysé l'objet et l'esprit de l'article premier de la Convention, en ces termes au paragraphe 58 :

         L'objet de l'article premier est de définir le terme réfugié. Puis, la section F de l'article premier établit les catégories de personnes expressément exclues de la définition. L'objet de l'art. 33 de la Convention, par contraste, n'est pas d'établir qui a la qualité de réfugié, mais bien de permettre le refoulement d'un réfugié authentique vers son pays natal s'il constitue un danger pour le pays d'accueil ou pour la communauté dudit pays. Cette distinction fonctionnelle est reflétée dans la Loi, laquelle, d'une part, intègre la section F de l'article premier à l'art. 2, l'article définitoire, et d'autre part, confère au ministre, à l'art. 53, où sont reprises généralement les dispositions de l'art. 33, le pouvoir d'expulser un réfugié admis comme tel. Par conséquent, l'objet général de la section F de l'article premier n'est pas de protéger le pays d'accueil contre les réfugiés dangereux, que ce soit en raison d'actes commis avant ou après la présentation de la revendication du statut de réfugié; c'est l'art. 33 de la Convention qui vise cet objectif. Il est plutôt d'exclure ab initio ceux qui ne sont pas des réfugiés authentiques au moment de la présentation de leur revendication. Bien que tous les actes visés à la section F de l'article premier puissent vraisemblablement être assimilés aux motifs de refoulement visés à l'art. 33, ce sont des dispositions distinctes. Il faut également appliquer ce raisonnement lorsqu'il s'agit de décider si les actes visés à la section Fc) de l'article premier doivent être des actes commis en dehors du pays d'accueil, comme le soutient l'appelant. À mon avis, les dispositions concernant le refoulement ne peuvent pas être invoquées pour introduire une telle limitation dans la section Fc) de l'article premier.

XXX.          Le juge Bastarache ajoute au paragraphe 63 :

         Ce qui est crucial, à mon sens, c'est la manière dont la logique qui sous-tend l'exclusion prévue à la section F de l'article premier en général, et à la section Fc) de l'article premier en particulier, se rattache à l'objet de la Convention dans son ensemble. La raison d'être de la clause est que ceux qui sont responsables d'une persécution qui crée des réfugiés ne doivent pas pouvoir invoquer à leur profit une Convention conçue pour protéger ces réfugiés. Comme l'a dit le juge La Forest dans l'arrêt Ward, précité, aux pp. 733 et 734, ce thème, à savoir des " actions qui nient d'une manière fondamentale la dignité humaine " et " la négation soutenue ou systémique des droits fondamentaux de la personne ["] fixe les limites de bien des éléments de la définition de l'expression "réfugié au sens de la Convention" ". Dans Sivakumar c. Canada (Ministre de l'Emploi et de l'Immigration) , [1994] 1 C.F. 433, la Cour d'appel fédérale a explicitement reconnu cet objet dans le contexte des motifs énumérés de façon précise à la section Fa) de l'article premier, sous la plume du juge Linden, à la p. 445 : " Lorsque par un juste retour des choses, les persécuteurs deviennent les persécutés, ils ne pourront pas revendiquer le statut de réfugié. Les criminels internationaux, de quelque côté qu'ils se trouvent dans les conflits, sont ainsi privés à juste titre du statut de réfugié. "

XXXI.          La majorité de la Cour a conclu que la participation de l'appelant à un complot de trafic d'héroïne ne tombait pas sous le coup de l'article 1Fc), au motif que rien ne permettait de dire que la communauté internationale voyait dans le trafic de stupéfiants une violation suffisamment grave et soutenue des droits de la personne humaine au point de valoir persécution.


XXXII.          Ce qui est particulièrement applicable aux faits de la cause en instance, ce sont ces observations faites par le juge Bastarache, au paragraphe 70, au sujet de la seconde catégorie d'agissements qui tombent sous le coup de l'article 1Fc):

         La deuxième catégorie d'agissements visés par la section Fc) de l'article premier comprend ceux qu'un tribunal peut lui-même reconnaître comme des violations graves, soutenues et systémiques des droits fondamentaux de la personne constituant une persécution. Cette analyse comporte un élément factuel et un élément juridique. Le tribunal doit déterminer la nature de la règle qui a été violée. Si cette règle est assimilable aux principes fondamentaux les plus sacrés des droits de la personne et que sa transgression soit reconnue comme immédiatement sujette à la réprobation et au châtiment de la communauté internationale, alors même une violation isolée peut entraîner une exclusion fondée sur la section Fc) de l'article premier.

XXXIII.          Si on applique le raisonnement ci-dessus aux preuves et témoignages produits devant la Commission, le demandeur faisait partie d'une entité qui commettait des actes constituant clairement des violations graves, soutenues et systémiques des droits fondamentaux de la personne et valant de ce fait persécution. Les actes commis par la Securitate, et par conséquent par le demandeur, touchent au coeur des principes les plus fondamentaux en matière de droits de la personne. Il s'agit là d'un fait constant.


La charge de la preuve

XXXIV.          La jurisprudence relative au sens des termes " raisons sérieuses de penser " est établie par l'arrêt Ramirez c. M.E.I. , [1992] 2 C.F. 306 (C.A.), dans lequel la Cour a jugé que cette expression est interchangeable avec l'expression " motifs raisonnables de croire ", laquelle impose une charge de preuve moins rigoureuse que la norme de la probabilité la plus forte.


XXXV.          Il s'ensuit que la charge de la preuve qui incombe au ministre pour exclure un individu de la protection accordée par la Convention est moins rigoureuse que la norme de preuve en matière civile, ainsi que l'a réitéré la Cour d'appel dans Moreno c. M.E.I., [1994] 1 C.F. 298 (C.A.) et dans Sivakumar c. M.E.I., [1994] 1 C.F. 433 (C.A.).


XXXVI.          Ce principe a été développé dans Ramirez, précité. Il y a été jugé que la conclusion qu'il y a des motifs raisonnables de croire qu'un demandeur est coupable d'agissements contraires aux principes des Nations Unies s'appuie sur la constatation que tous les intéressés partageaient un objectif qu'ils connaissaient et qu'ils poursuivaient en commun.


XXXVII.          Il a été jugé dans Bazargan c. M.E.I. (1996), 205 N.R. 282, page 287, qu'il s'agit là uniquement d'un point de fait. Il s'ensuit qu'il incombe au demandeur de prouver que les conclusions sur les faits de la Commission sont déraisonnables au regard des preuves et témoignages produits.


XXXVIII.          À ce propos, le demandeur soutient que la Commission n'a pas pris en compte les circonstances qui l'ont poussé à devenir un informateur pour la Securitate, à savoir en particulier qu'il était jeune et était forcé de se conformer à la décision de cette dernière de faire de lui un informateur, à cause de la situation créée par son père et de sa crainte des communistes.


XXXIX.          Tout en compatissant à la situation difficile du demandeur à l'époque où il a commencé à travailler pour la Securitate, je conviens avec le défendeur qu'il aurait pu s'enfuir avant la chute du gouvernement Ceausescu, conscient comme il l'était des tortures auxquelles la Securitate soumettait ses victimes.


XL.          Il m'est impossible de conclure que les circonstances qui ont présidé au recrutement du demandeur par la Securitate sont un motif suffisant pour l'exonérer des conséquences des actes commis. Ces actes portaient atteinte au fondement même des principes que les Nations Unies s'efforcent de promouvoir; il ne saurait donc prétendre à la protection accordée aux personnes qui se réclament légitimement de l'état de réfugié au sens de la Convention.


XLI.          Le demandeur était un persécuteur qui cherche maintenant à se protéger contre la persécution; son cas est exactement celui que vise l'article 1Fc). Je conclus que la Commission était fondée à décider qu'il y avait des raisons sérieuses de penser qu'il s'est rendu coupable d'agissements contraires aux principes des Nations Unies.


XLII.          Pour ces motifs, rien ne justifie que la Cour touche à la décision de la Commission. La demande de contrôle judiciaire est rejetée.


XLIII.          Ni l'une ni l'autre partie n'a soumis une question à certifier.


                                     "Max M. Teitelbaum"

     ________________________________

     J.C.F.C.

Ottawa (Ontario),

le 15 décembre 1999

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