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Date : 20190610


Dossier : IMM‑2521‑18

Référence : 2019 CF 797

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 juin 2019

En présence de monsieur le juge Gleeson

ENTRE :

XUE LI

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  La demanderesse, Mme Xue Li, sollicite le contrôle judiciaire de la décision de la Section d’appel de l’immigration (la SAI) de rejeter ses demandes (1) de réparation d’un abus allégué de procédure découlant de la conduite du ministre de la Sécurité publique et de la Protection civile (le ministre) dans l’affaire relative à son admissibilité; et 2) la communication de certains documents portant sur sa demande relative à un abus de procédure.

[2]  Mme Li soutient que la présente demande de contrôle judiciaire n’est pas prématurée, que la SAI a commis une erreur en concluant qu’il n’y avait pas eu d’abus de procédure et qu’elle n’avait pas compétence pour accorder une réparation quant à l’abus de procédure allégué.

[3]  Le ministre soutient que la présente demande est prématurée et que la SAI n’a commis aucune erreur en concluant qu’il n’y avait pas eu d’abus de procédure.

[4]  Pour les motifs qui suivent, je rejette la présente demande au motif qu’elle est prématurée.

II.  Contexte

[5]  Mme Li, son époux, M. Shan Gao, et leur fille ont obtenu le statut de résident permanent au Canada en 2004. En janvier 2005, un mandat d’arrêt a été lancé en Chine à l’égard de M. Gao. Il lui a été imputé une fraude à l’égard de son ancien employeur, la Banque de Chine. Ni Mme Li ni M. Gao n’ont parlé de l’emploi antérieur de M. Gao à la Banque dans leur demande de résidence permanente.

[6]  Les trois membres de la famille ont été renvoyés à la Section de l’immigration (la SI) pour enquête pour fausses déclarations. En avril 2008, la famille a demandé l’asile, ce qui a entraîné la suspension de l’audience devant la SI.

[7]  Le 15 septembre 2011, l’avocat de M. Gao a communiqué avec l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) pour l’aviser que son client ne retournerait pas en Chine à moins que l’ASFC accepte de suspendre les procédures de renvoi à l’endroit de son épouse et de sa fille. Le 20 septembre 2011, l’ASFC a avisé par courriel l’avocat de M. Gao que [traduction] « si la situation de [ses] clients changeait, par exemple après le retrait de leur demande d’asile ou le retour volontaire de M. Gao en Chine, l’ASFC examinerait d’autres observations de l’avocat et les présenterait au décideur, avec tous les autres éléments de preuve en sa possession [...] pour une décision quant au retrait du renvoi ».

[8]  En mai 2012, M. Gao et ses représentants ont rencontré les responsables de l’ASFC. L’ASFC a de nouveau dit à M. Gao qu’elle serait prête à recevoir des observations sur le statut de son épouse et de sa fille dans le cas où il partirait. Il est rapporté que, au moment où M. Gao quittait la réunion, un responsable de l’ASFC a mis la main sur son épaule et lui a dit : [traduction] « Ne vous en faites pas, tout ira bien pour votre femme et votre fille. »

[9]  Le 22 juin 2012, les trois membres de la famille ont retiré leur demande d’asile. Le 8 août 2012, M. Gao est retourné en Chine. Le 31 août 2012, l’avocat de Mme Li a présenté des observations au ministre au nom de sa cliente et de la fille de celle-ci. En octobre 2012, Mme Li a été informée du retrait du renvoi de sa fille à la SI et du maintien de son renvoi à la SI.

[10]  En mai 2014, la SI a conclu que Mme Li était interdite de territoire pour fausses déclarations et a pris une mesure d’exclusion à son égard. En février 2017, pour des motifs d’ordre humanitaire, la SAI a accueilli l’appel de Mme Li. La Couronne a demandé et obtenu le contrôle judiciaire de cette décision. L’affaire a été renvoyée à la SAI en vue d’un nouvel examen.

[11]  En décembre 2017, Mme Li a présenté à la SAI deux demandes avant l’audience. La première portait sur un abus de procédure qu’aurait commis le ministre. La deuxième demandait la communication de tous les documents contenus dans le dossier de l’ASFC, ainsi que les communications entre les responsables de l’ASFC et les communications entre ces derniers et les responsables chinois qui portaient sur le retour de M. Gao en Chine. La Cour est maintenant saisie de la décision de la SAI à l’égard de ces deux demandes.

III.  Décision visée par le contrôle

[12]  La demande de Mme Li relative à l’abus de procédure était fondée sur quatre allégations.

[13]  Premièrement, elle a prétendu que l’ASFC n’avait pas respecté l’entente stipulant le retrait du renvoi visant Mme Li en contrepartie du retour volontaire de M. Gao en Chine. Cette prétention découle du commentaire suivant fait par le responsable de l’ASFC à M. Gao : [traduction] « tout ira bien pour votre femme et votre fille. » La SAI a conclu que cette déclaration ne constituait pas une promesse de retirer le renvoi visant Mme Li.

[14]  Deuxièmement, Mme Li a prétendu que l’ASFC s’est servie du retour en Chine de M. Gao et du retrait des demandes d’asile de la famille, des actes qu’elle a provoqués, pour entacher sa crédibilité. La SAI a conclu que l’ASFC n’était pas partie aux négociations et que, par conséquent, elle n’a pas provoqué ces actes qui auraient servi à entacher la crédibilité de Mme Li. Elle a également conclu qu’il n’était pas injuste de la part de l’avocat du ministre de contre‑interroger Mme Li au sujet de déclarations antérieures qui ne concordaient pas avec son témoignage devant la SAI. De plus, l’avocat de Mme Li avait la possibilité de passer en revue ces questions s’il jugeait que des explications étaient nécessaires. La SAI a également fait remarquer que les observations du ministre concernant les incohérences perçues ne constituaient pas des éléments de preuve et que l’avocat de Mme Li avait eu l’occasion d’y répondre. La SAI a conclu que la conduite reprochée reflétait simplement la nature d’un processus accusatoire. 

[15]  Troisièmement, Mme Li a prétendu que l’avocat du ministre a formulé des observations inexactes devant la SAI, car il a essayé de faire croire que le retour de M. Gao en Chine était volontaire. La SAI n’a pas souscrit à cette prétention et a conclu que (1) rien ne donnait à croire que « volontaire » signifiait que M. Gao était retourné en Chine pour subir une longue peine d’emprisonnement par pur altruisme, et (2) qu’il était clair d’après le dossier que de nombreux facteurs étaient entrés en jeu.

[16]  Quatrièmement, Mme Li a prétendu que l’ASFC, avec la collaboration de responsables du gouvernement chinois, a miné sa demande d’asile en encourageant les autorités chinoises à lui délivrer un nouveau passeport. La SAI a conclu que ce n’était pas l’ASFC ou les autorités chinoises qui avaient commencé le processus visant la délivrance d’un nouveau passeport, mais bien M. Gao qui en avait fait demande à ces dernières.

[17]  La SAI a donc conclu qu’il n’y avait pas eu d’abus de procédure. En ce qui concerne la compétence, la SAI a fait remarquer que si la demande concernait seulement la prétendue promesse de retirer le renvoi, elle n’aurait pas compétence. Elle a conclu que, s’il y avait eu abus de procédure, il aurait dû être traité au moyen de la présentation d’une demande d’autorisation de contrôle judiciaire devant la Cour en 2012, moment où la promesse aurait été trahie.

[18]  En ce qui concerne la demande de divulgation, la SAI a fait remarquer que Mme Li avait le fardeau de démontrer que les documents demandés avaient trait à des questions pertinentes pour son appel, mais que celle-ci ne l’avait pas fait.

IV.  Questions en litige

[19]  La présente demande soulève les questions suivantes :

[20]  À mon avis, la question de la prématurité est déterminante. Je ne traiterai pas les autres questions soulevées.

V.  Analyse

[21]  Le ministre soutient que la demande de contrôle judiciaire de la décision interlocutoire de la SAI est prématurée. Le principe général est que les processus administratifs en cours ne devraient pas être entravés par un contrôle judiciaire, sauf dans des « circonstances exceptionnelles ». Le ministre fait valoir que le critère applicable à cette exception est très exigeant. Les préoccupations soulevées au sujet de l’équité procédurale, de l’existence d’un parti pris, d’une erreur de compétence, de l’existence d’une question juridique ou constitutionnelle importante ne satisfont pas ce critère, pourvu que le processus permette de soulever les questions et d’accorder une réparation efficace : Canada (Agence des services frontaliers) c CB Powell Limited, 2010 CAF 61, au paragraphe 33.

[22]  Le ministre soutient que l’existence d’une autre réparation efficace dépend des circonstances de l’affaire en cause. À cet égard, il fait remarquer que le fait que Mme Li ait omis de donner suite à l’abus de procédure allégué en 2012, moment où elle a été mise au courant du maintien de son renvoi à la SI, et qu’elle le fasse maintenant, milite en défaveur de son observation voulant que cette question doive être examinée à cette étape de la procédure de la SAI. La SAI pourrait conclure que Mme Li n’est pas interdite de territoire, ce qui rendrait la présente demande non pertinente. De toute façon, Mme Li peut toujours contester la décision finale de la SAI. Le ministre soutient que le critère à prendre en compte n’est pas si l’autre réparation possible est meilleure, mais si elle est adéquate. De plus, l’ingérence dans cette affaire entraînerait des retards, une division et du gaspillage inutiles.

[23]  Mme Li s’appuie sur les décisions rendues par la Cour dans Ching c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 839 (Ching), et dans Shen c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 70 (Shen), pour faire valoir qu’une allégation d’abus de procédure est une exception reconnue au principe général de non‑ingérence dans une instance en cours devant un tribunal. Elle fait valoir que si la Cour ne s’ingère pas dans une affaire d’abus de procédure allégué, la conduite abusive de l’État reste à l’abri de l’examen judiciaire lorsqu’un demandeur obtient gain de cause dans une action en justice. Elle ajoute que, en l’espèce, une ingérence ne causerait pas de retard puisqu’il n’y a pas de suspension; la SAI n’a tout simplement pas d’audience.

[24]  Compte tenu des faits et des circonstances de la présente affaire, je suis d’avis que la demande est prématurée.

[25]  Dans l’affaire Shen, le ministre s’est fondé sur des éléments de preuve qu’il avait obtenus auprès du Bureau de la sécurité publique (le BSP) chinois pour étayer l’allégation selon laquelle il y avait des raisons sérieuses de croire que M. Shen avait commis une fraude en Chine. Le demandeur a fait valoir devant la Section de la protection des réfugiés (la SPR) que la documentation était incomplète. Pour sa part, l’avocate représentant la Couronne a dit au tribunal que « la Couronne n’a connaissance d’aucune preuve disculpatoire contenue dans les renseignements provenant du BSP ».

[26]  Dans l’affaire Shen, la SPR a conclu que le demandeur d’asile était exclu de la protection accordée aux réfugiés en raison de sa criminalité alléguée. Une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire de la décision a été accueillie sur consentement, la Couronne ayant reconnu que la divulgation faite au demandeur n’avait pas été suffisante. La Cour a ensuite ordonné à la Couronne de divulguer tous les documents reçus du BSP. Le demandeur a conclu qu’un grand nombre des documents nouvellement divulgués étaient pertinents et que certains étaient disculpatoires.

[27]  Le demandeur a ensuite présenté une requête préliminaire visant à empêcher la Couronne d’intervenir dans le réexamen de sa demande devant la SPR, au motif qu’elle avait manqué à l’obligation de franchise durant la première audience et que sa conduite équivalait à un abus de procédure. La Couronne a reconnu que tous les documents n’avaient pas été divulgués au cours de la première audience, mais n’a pas expliqué sa précédente déclaration voulant qu’aucun document disculpatoire n’ait été exclu de la divulgation. La SPR a rejeté la demande présentée par le demandeur. 

[28]  Pour ce qui est du contrôle judiciaire de cette décision, le juge Simon Fothergill a conclu que « dans les circonstances inhabituelles » de l’affaire dont il était saisi, permettre la poursuite de l’instance sans enquête pourrait nuire à l’intégrité des procédures de la SPR et déconsidérer l’administration de la justice.

[29]  Les faits divulgués en l’espèce sont différents. Un des prétendus motifs d’abus de procédure est l’omission de retirer la mesure de renvoi prise par la SI, comme il aurait été promis. Bien que cette information soit à la disposition de Mme Li et de son avocat depuis octobre 2012, l’abus de procédure allégué n’a pas été soulevé ou invoqué avant la fin de 2017. Je remarque également que, dans l’affaire Shen, la Couronne a fait des aveux qui étaient à tout le moins compatibles avec les allégations de manque de franchise et d’abus de procédure. Il n’est pas question de tels aveux dans les faits dont je suis saisi. Les abus allégués dans la tenue du contre-interrogatoire et dans les plaidoiries des avocats ne sont pas des allégations qui, à première vue, remettent en cause l’intégrité de la procédure ou la réputation de l’administration de la justice. Les faits en l’espèce ne répondent pas au critère exigeant qui doit être satisfait pour qu’une intervention soit justifiée.

[30]   Six critères servent à déterminer si une demande doit être rejetée en raison de son caractère prématuré : (1) le préjudice subi par le demandeur, (2) le gaspillage, (3) le retard, (4) la division, (5) la solidité de la preuve et (6) le contexte législatif (Shen, au paragraphe 25; Ching, au paragraphe 48). 

[31]  Pour ce qui est du premier critère, il n’est pas clair quel préjudice supplémentaire Mme Li subirait, ni si elle en subirait, dans le cas d’un examen retardé de la décision interlocutoire visant à permettre à la SAI de régler l’affaire. L’examen de ce critère donne un résultat neutre.

[32]  Les deux critères suivants, soit le gaspillage et le retard, militent contre le refus d’accorder une réparation pour motif de prématurité. Aucune audience n’est prévue. Il semblerait donc qu’aucun gaspillage de temps du tribunal ne s’est produit ou ne se produirait en cas d’examen de la décision interlocutoire.

[33]  Ensuite, l’examen de la division et du contexte législatif jouent contre l’ingérence à cette étape de la procédure interlocutoire. La Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27, a conféré à la SAI le mandat de trancher efficacement les questions relatives à l’interdiction de territoire ainsi que le pouvoir de contrôler son propre processus dans l’exécution de ce mandat. Une intervention précoce pourrait entraîner une division.

[34]  En dernier lieu, le critère relatif à la solidité de la preuve est, au mieux, neutre. Dans l’affaire Shen, les circonstances comportaient un risque réel de préjudice à l’intégrité du processus. La Couronne avait fait des aveux qui corroboraient l’inconduite reprochée. Ce facteur semble avoir été déterminant. En l’espèce, les éléments de preuve à l’appui des allégations de manquement à l’obligation de franchise et d’abus de procédure n’atteignent pas le niveau de ceux de l’affaire Shen. Il n’est pas question d’aveux semblables à ceux dans l’affaire Shen. De plus, aucun autre critère n’offre un tel appui aux allégations de Mme Li. Ce critère, même vu sous un angle positif, est au mieux neutre.

[35]  Bien que l’absence de retard et de gaspillage milite en faveur de l’octroi d’une réparation, ces critères ne suffisent pas à l’emporter sur les autres, notamment sur celui de la solidité de la preuve. Il existe une autre forme de réparation adéquate, à savoir le contrôle judiciaire de la décision qui sera rendue par la SAI. L’examen de la décision de la SAI relative à l’abus de procédure est prématuré.

[36]  De plus, Mme Li n’a pas présenté d’arguments pour ce qui est de la décision de la SAI de refuser la demande de divulgation. Compte tenu des motifs que je viens d’invoquer, je suis convaincu que l’examen de cette décision est également prématuré.

VI.  Conclusion

[37]   La demande est rejetée. Les parties n’ont pas proposé de question grave de portée générale à des fins de certification, et la présente affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑2521‑18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande est rejetée.

  2. Aucune question n’est certifiée.

« Patrick Gleeson »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 15e jour de [mois] [année].

Claude Leclerc, traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑2521‑18

 

INTITULÉ :

XUE LI c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 6 décembre 2018

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge Gleeson

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

LE 6 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Neeta Logsetty

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lorne Waldman Professional Corporation

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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