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Date : 20190611


Dossier : T‑903‑19

Référence : 2019 CF 803

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Edmonton (Alberta), le 11 juin 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

ROBERT HOULE

demandeur

et

PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER et

CHEF ET CONSEIL DE SWAN RIVER

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

[1]  Dans sa demande de contrôle judiciaire, Robert Houle, un membre de la Première Nation de Swan River (PNSR), allègue que l’exigence en matière de résidence prévue par le code électoral de la Première Nation de Swan River contrevient à l’article 15 de la Charte canadienne des droits et libertés (la Charte). Le 3 mai 2019, le président d’élection de la PNSR a refusé de lui permettre de se porter candidat à un poste de conseiller, au motif qu’il ne satisfaisait pas à cette exigence.

[2]  La présente requête en injonction interlocutoire déposée par M. Houle vise à empêcher la PNSR de procéder à l’élection générale du chef et du conseil, laquelle est prévue pour le 14 juin 2019. Monsieur Houle demande à ce que cette élection soit reportée jusqu’à ce qu’une décision soit rendue sur sa demande de contrôle judiciaire.

[3]  La présente requête et celle présentée dans le dossier T‑904‑19, qui visent l’obtention du même redressement, ont été instruites le 10 juin 2019 à Edmonton (Alberta).

[4]  Pour les motifs qui suivent, bien que j’aie la conviction que la demande de contrôle judiciaire de M. Houle soulève une question sérieuse, je ne suis pas persuadée par ailleurs que celui‑ci ait établi qu’il subirait un préjudice irréparable si l’élection devait avoir lieu. Dans les circonstances, la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs et, par conséquent, la requête en injonction interlocutoire est rejetée.

Contexte

[5]  Une élection générale du chef et du conseil de la PNSR a été annoncée le 9 avril 2019, conformément au règlement sur les élections coutumières de la Première Nation (le code électoral). À l’alinéa 9.1a) (2), le code électoral prévoit que seuls les membres de la PNSR ayant résidé dans la réserve pendant au moins un an avant leur mise en candidature peuvent se porter candidats à l’élection. Plus des deux tiers des membres de la PNSR habitent hors réserve.

[6]  Monsieur Houle a assisté à l’assemblée de mise en candidature le 3 mai 2019 avec l’intention de se porter candidat à un poste de conseiller. Il n’a toutefois pas pu signer la déclaration solennelle requise portant qu’il répondait aux exigences du code électoral, puisqu’il n’avait pas résidé dans la réserve pendant au moins un an avant cette date. Le président d’élection n’a pas accepté sa candidature et a confirmé par écrit que celle‑ci était refusée, parce que l’intéressé n’avait pas habité dans la réserve au cours de la dernière année. C’est de la décision du président d’élection dont M. Houle demande le contrôle judiciaire.

Question

[7]  La seule question que soulève la présente requête est celle de savoir si une injonction devrait être accordée en vue de suspendre l’élection prévue pour le 14 juin 2019.

Analyse

[8]  Dans l’arrêt R. c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [SRC], la Cour suprême du Canada a récemment réaffirmé, au paragraphe 12 de son jugement, le critère relatif à l’octroi d’une injonction interlocutoire :

À la première étape, le juge de première instance doit procéder à un examen préliminaire du bien‑fondé de l’affaire pour décider si le demandeur a fait la preuve de l’existence d’une « question sérieuse à juger », c’est‑à‑dire que la demande n’est ni futile ni vexatoire. À la deuxième étape, le demandeur doit convaincre la cour qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée. Enfin, à la troisième étape, il faut apprécier la prépondérance des inconvénients, afin d’établir quelle partie subirait le plus grand préjudice en attendant qu’une décision soit rendue sur le fond, selon que la demande d’injonction est accueillie ou rejetée.

[9]  Ce critère en trois parties découle d’un arrêt antérieur de la Cour suprême dans l’affaire RJR‑MacDonald Inc. c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311 (RJR‑MacDonald), où il est déclaré que le demandeur sollicitant une injonction doit établir (1) l’existence d’une question sérieuse à trancher; (2) qu’il subira un préjudice irréparable si la demande d’injonction est rejetée; et (3) que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction.

[10]  Ce critère est conjonctif, en ce sens qu’il faut respecter les trois parties du critère pour avoir droit à réparation (Janssen Inc. c Abbvie Corporation, 2014 CAF 112, au paragraphe 14).

Question sérieuse

[11]  La question soulevée dans la demande de contrôle judiciaire de M. Houle est celle de savoir si l’exigence en matière de résidence prévue dans le code électoral de la PNSR contrevient à l’article 15 de la Charte. L’intéressé s’appuie en la matière sur l’arrêt Corbiere c Canada (Ministre des Affaires indiennes et du Nord canadien), [1999] 2 RCS 203.

[12]  En ce qui concerne la partie du critère portant sur le caractère sérieux de la question, il suffit de démontrer que la demande présentée à la Cour n’est ni frivole, ni vexatoire. Ce seuil minimal peu strict entre souvent en jeu dans les affaires relatives à la Charte, et dans les cas où des questions fondamentales de politique publique sont en cause (voir North American Gateway Inc. c Canada (Conseil de la radiodiffusion et des télécommunications canadiennes), (1997) ACF 628).

[13]  Les défendeurs s’appuient sur l’affaire SRC pour faire valoir que le demandeur doit démontrer qu’il existe une forte apparence de droit. Dans la décision SRC, cependant, la Cour suprême a fait observer qu’un tel seuil plus élevé s’appliquait en cas de demande d’injonction interlocutoire mandatoire (au paragraphe 15). Selon moi, l’injonction sollicitée en l’espèce, qui vise nommément à suspendre des élections, est de nature prohibitive et diffère de l’injonction mandatoire demandée dans l’affaire Gadwa c Joly, 2018 CF 568.

[14]  Je suis d’avis que M. Houle a établi l’existence d’une question sérieuse en fonction du critère de RJR‑MacDonald, mais, même si je devais accepter l’argument des défendeurs suivant lequel le critère posé dans SRC est applicable, je serais persuadée que M. Houle a également établi une forte apparence de droit.

Préjudice irréparable

[15]  « Le terme "irréparable" a trait à la nature du préjudice subi plutôt qu’à son étendue. C’est un préjudice qui ne peut être quantifié du point de vue monétaire ou un préjudice auquel il ne peut être remédié […] » (RJR‑MacDonald, au paragraphe 64).

[16]  Comme l’a récemment énoncé la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Ahlul‑Bayt Centre, Ottawa c Canada (Revenu national), 2018 CAF 61, au paragraphe 15 : « Selon un principe bien établi, le préjudice irréparable ne peut être inféré, mais doit plutôt être démontré par des éléments de preuves clairs et concrets […] Des affirmations générales ne peuvent établir l’existence d’un préjudice irréparable. » Ainsi, la preuve d’un préjudice irréparable doit être claire, et non hypothétique.

[17]  Monsieur Houle avance que le fait de laisser les élections se tenir dans le contexte de la contestation fondée sur la Charte qui vise l’exigence en matière de résidence ayant une incidence sur les deux tiers des membres de la PNSR (soit les membres qui résident hors réserve), constitue un préjudice irréparable. Il soutient que, faute de suspendre le processus d’élection en cours, il faudrait attendre trois ans (jusqu’aux prochaines élections) ou la décision relative au contrôle judiciaire pour que la question de l’exigence en matière de résidence soit réglée. Il évoque aussi comme preuve de préjudice les sacrifices personnels qu’il a dû faire lorsqu’il a décidé de se présenter comme conseiller.

[18]  Il s’appuie sur la décision dans Myiow c Conseil des Mohawks de Kahnawake, 2009 CF 690 (Myiow), où il est déclaré, au paragraphe 22 : « En réalité, il est évident que la non‑participation du demandeur à l’élection […] ne peut être quantifiée en termes monétaires et ne peut faire l’objet d’une réparation d’une autre façon », si ce n’est par un redressement interlocutoire. Il reste que, dans l’affaire Myiow, il est question d’un chef qui avait été en poste pendant plus de sept ans avant d’être écarté. Il était en train de contester son renvoi lorsque la bande a déclenché des élections et l’a déclaré inéligible du fait de cette destitution passée. Les faits particuliers à l’affaire Myiow sont à distinguer des faits de l’espèce.

[19]  Le demandeur mentionne en outre diverses décisions de la Cour ayant autorisé un contrôle judiciaire dans des questions électorales concernant des bandes (voir Cardinal c Première Nation des Cris de Bigstone, 2018 CF 822; Esquega c Canada (Procureur général), 2007 CF 878; Clifton c Benton, 2005 CF 1030). Il faut néanmoins préciser que ces décisions portent sur le bien‑fondé de demandes de contrôle judiciaire, et non le bien-fondé de demandes d’injonction interlocutoire.

[20]  La décision dans l’affaire Cachagee c Doyle, 2016 CF 658 [Cachagee], où la Cour a été saisie d’une demande semblable, est plus pertinente. Dans cette affaire, le demandeur sollicitait une injonction à la suite du rejet de sa candidature pour défaut de répondre aux exigences en matière de résidence. Le juge Bell s’est prononcé au paragraphe 9 sur la question du préjudice irréparable :

Je suis d’avis que M. Cachagee continue d’avoir le droit de contester la tenue de cette élection. Je suis d’avis qu’un tribunal pleinement informé de tous les facteurs aurait la compétence de déterminer la légalité de l’élection en l’espèce et de concevoir une mesure de redressement appropriée s’il concluait à l’illégalité du processus électoral, peu importe le stade, possiblement le processus de nomination. C’est parce que je suis de cet avis que je peux conclure à un préjudice irréparable envers M. Cachagee.

[21]  Dans la présente affaire, le processus électoral est déjà en cours, des suffrages ont été exprimés, et des dépenses ont été engagées. Dans ces circonstances, une intervention de la Cour dans une démarche démocratique en cours entraînerait un plus grand préjudice, même s’il était déterminé, en définitive, qu’il s’agissait d’un processus vicié.

[22]  D’accéder à la demande d’injonction et de consentir au maintien en poste du chef et du conseil actuels en attendant l’issue du contrôle judiciaire (et de tout appel qui pourrait s’ensuivre) risque de nuire davantage au processus démocratique que de laisser les élections avoir lieu. Comme dans l’affaire Cachagee, le demandeur conserve le droit de contester le critère électoral relatif à la résidence.

[23]  Vu ces faits, je n’ai donc pas la conviction que l’existence d’un préjudice irréparable pour le demandeur ait été établie.

Prépondérance des inconvénients

[24]  La troisième partie du critère, qui exige une évaluation de la prépondérance des inconvénients, est souvent ce qui décide du sort des demandes faisant intervenir les droits garantis par la Charte (RJR‑MacDonald, au paragraphe 85). Il faut tenir compte non seulement du tort que chaque partie allègue lui être causé, mais aussi de l’intérêt du public. Dans l’arrêt RJR‑MacDonald, la Cour suprême du Canada énonce ce qui suit, au paragraphe 73 :

Lorsqu’un particulier soutient qu’un préjudice est causé à l’intérêt public, ce préjudice doit être prouvé puisqu’on présume ordinairement qu’un particulier poursuit son propre intérêt et non celui de l’ensemble du public. Dans l’examen de la prépondérance des inconvénients et de l’intérêt public, il n’est pas utile à un requérant de soutenir qu’une autorité gouvernementale donnée ne représente pas l’intérêt public. Il faut plutôt que le requérant convainque le tribunal des avantages, pour l’intérêt public, qui découleront de l’octroi du redressement demandé.

[25]  Toutefois, en l’espèce, le demandeur n’a pas démontré de manière suffisante le risque de préjudice auquel il fait face, ni en quoi ce risque a une incidence sur l’intérêt public. Le risque pour lui est celui d’une non‑participation pendant la période électorale et de l’obligation d’attendre que ses demandes de contrôle judiciaire soient tranchées. Par ailleurs, le code électoral a été adopté démocratiquement par les membres de la bande, et l’octroi du redressement interlocutoire demandé en l’espèce irait, de fait, à l’encontre de ce texte de loi dûment édicté.

[26]  Comme il a été mentionné, les élections sont en cours, des suffrages ont été exprimés et des dépenses ont été engagées. La prépondérance des inconvénients ne favorise pas la suspension du processus électoral de la PNSR jusqu’au règlement de l’affaire.

[27]  À mon avis, donc, la prépondérance des inconvénients favorise les défendeurs, de même que la poursuite du processus électoral.

Conclusion

[28]  Monsieur Houle n’a pas satisfait au critère en trois volets applicable à l’obtention d’une injonction interlocutoire et, par conséquent, la requête est rejetée. J’ai néanmoins la conviction que, dans la demande de contrôle judiciaire sous-jacente, une question sérieuse est soulevée, et c’est pourquoi je refuse d’adjuger les dépens aux défendeurs.


ORDONNANCE DANS T‑903‑19

LA COUR ORDONNE que la présente requête en injonction interlocutoire soit rejetée sans dépens.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 18e jour de juin 2019.

Julie‑Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑903‑19

 

INTITULÉ DE LA CAUSE :

ROBERT HOULE c PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER et CHEF ET CONSEIL DE LA PREMIÈRE NATION DE SWAN RIVER

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

EDMONTON

 

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 10 JUIN 2019

 

ORDONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE MCDONALD

 

DATE DES MOTIFS :

LE 11 JUIN 2019

 

COMPARUTIONS :

Allyson F. Jeffs

POUR LE DEMANDEUR

 

Edward H. Molstad

Ian Bailey

Allie Larson

POUR LES DÉFENDEURS

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Emery Jamieson LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Parlee McLaws LLP

Avocats

Edmonton (Alberta)

 

POUR LES DÉFENDEURS

 

 

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