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Date : 20190603


Dossier : T-1580-09

Référence : 2019 CF 769

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 3 juin 2019

En présence de madame la juge St-Louis

ENTRE :

ABOUSFIAN ABDELRAZIK

demandeur

et

SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA ET LAWRENCE CANNON

défendeurs

ORDONNANCE ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  Par ordonnance datée du 18 septembre 2018, la Cour a, non sans hésitation, fait droit à la requête en ajournement du procès présentée par les défendeurs pour leur permettre de présenter une demande fondée sur l’article 38 de la Loi sur la preuve au Canada, LRC 1985, c C-5 [la Loi sur la preuve].

[2]  La Cour a ensuite confirmé avoir été mise au courant que les participants se préparaient au procès depuis des mois. Elle a également reconnu que le procureur général du Canada [le PGC] avait attendu à la toute dernière minute pour confirmer qu’il présenterait une demande fondée sur l’article 38 de la Loi sur la preuve et que l’ajournement causerait un préjudice à M. Abdelrazik, le demandeur, qui avait confirmé sans équivoque être prêt à passer à l’instruction de l’affaire et avait confirmé son intention en ce sens.

[3]  Enfin, en ce qui concerne la présente instance, la Cour a adjugé à M. Abdelrazik tous les frais de préparation du procès qu’il a engagés inutilement en raison de l’ajournement, compte tenu du retard du PGG à présenter sa demande fondée sur l’article 38 et de la requête en ajournement du procès qui en a découlé.

[4]  Les parties ont eu la possibilité de s’entendre sur le montant des frais engagés inutilement, mais n’y sont pas parvenues. Les défendeurs ont indiqué que les parties avaient convenu de régler les débours séparément; je n’aborderai donc pas cette question.

II.  La thèse des parties

A.  M. Abdelrazik

[5]  M. Abdelrazik a joint à ses observations un [traduction] « mémoire de frais du demandeur », dans lequel il expose en détail les articles concernant les honoraires et les débours. En ce qui concerne les honoraires, il a calculé les [traduction] « frais réellement engagés » inutilement pour la période comprise entre le 1er mars 2018 et le 27 septembre 2018, qui s’élevaient à 218 185 $, avant taxes. Il a également calculé les [traduction] « dépens avocat‑client », qui correspondaient à 90 % des frais réellement engagés, et qui s’élevaient à 196 426,50 $, avant taxes.

[6]  M. Abdelrazik a déposé l’affidavit souscrit par M. Bijon Roy, avocat au cabinet Champ & Associates. M. Roy y décrit le travail effectué en vue du procès et a joint, à titre de pièce A, une copie des reçus relatifs aux débours. M. Abdelrazik a également joint à sa réponse l’affidavit souscrit par Mme Angelika Go, assistante juridique chez Champ & Associates, dans lequel elle énonce les frais réellement engagés pour la [traduction] « recherche » et la « préparation des documents relatifs aux dépens », deux articles contestés par les défendeurs.

[7]  Dans ses observations, M. Abdelrazik énonce d’abord les principes juridiques applicables en matière de frais engagés inutilement et précise comment ces principes s’appliquent en l’espèce. Citant le pouvoir discrétionnaire conféré à la Cour par le paragraphe 400(1) des Règles de la Cour fédérale, DORS/98-106 [les Règles], ainsi que les facteurs énumérés au paragraphe 400(3) des Règles, M. Abdelrazik soutient que la mention de la Cour de [traduction] « tous les frais » dans sa décision du 18 septembre 2018, ainsi que les faits à l’origine de l’ajournement du procès, justifient de lui accorder les frais engagés inutilement en vue du procès sur la base des dépens avocat-client.

[8]  M. Abdelrazik affirme également que les honoraires demandés sont raisonnables, puisqu’ils couvrent le travail de préparation effectué entre le 1er mars et le 27 septembre 2018 et qu’ils sont calculés à des taux horaires inférieurs à ceux facturés par bon nombre d’avocats ontariens possédant un niveau d’expérience semblable. M. Abdelrazik insiste sur les circonstances uniques de la présente affaire et sur le fait que beaucoup de travail aura été effectué inutilement lorsque le travail de préparation en vue du procès reprendra.

[9]  M. Abdelrazik affirme également que les sommes réclamées sont justes et que, compte tenu des circonstances, il serait absolument injuste pour lui de recouvrer une somme inférieure aux dépens avocat‑client.

[10]  Enfin, en réponse aux arguments des défendeurs, M. Abdelrazik reconnaît qu’il convient en l’espèce d’adjuger une somme globale pour les dépens. Il souligne que notre Cour peut s’inspirer des décisions ontariennes dans lesquelles les frais engagés inutilement ont été adjugés selon le principe de l’indemnisation intégrale, ajoutant que la décision Teva Canada Limited c Pfizer Canada Inc, 2017 CF 610 [Teva], du juge Zinn, n’empêche pas notre Cour de tenir compte des principes consacrés par la jurisprudence ontarienne pour accorder des dépens majorés, notamment pour décider s’il y a lieu de les adjuger sur une base avocat-client, conformément à l’alinéa 400(6)c) des Règles.

[11]  M. Abdelrazik affirme que l’adjudication des dépens sur une base avocat-client est justifiée en l’espèce, car il n’est pas toujours nécessaire de conclure à une « conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante » pour étayer une telle adjudication, mais elle peut être justifiée par l’intérêt public (Québec (Procureur général) c Lacombe, 2010 CSC 38, au paragraphe 67 [Lacombe]), ou encore pour « tenir les parties de bonne foi à couvert des frais de litige » (Banque de Nouvelle-Écosse c Fraser, 2001 CAF 267 [Fraser]). Enfin, M. Abdelrazik soutient que tous les frais sont légitimement [traduction] « engagés inutilement » et que, si la Cour juge bon d’accorder une somme globale sous forme de pourcentage, cette somme devrait être calculée en fonction des [traduction] « frais qu’il a réellement engagés » et non d’après les « dépens avocat-client » retenus par les défendeurs pour leurs calculs.

B.  Les défendeurs

[12]  Les défendeurs ont déposé l’affidavit souscrit par Mme Linda Ott, assistante juridique au ministère de la Justice du Canada, dans lequel elle présente une lettre du 5 septembre 2018 dans laquelle Mme Elisabeth Richards faisait savoir que le PGC s’apprêtait à déposer une demande fondée sur l’article 38 de la Loi sur la preuve.

[13]  Dans leurs observations, les défendeurs contestent l’ampleur des frais qui, selon le demandeur, auraient été [traduction] « engagés inutilement », faisant valoir que la plupart des frais réclamés n’ont pas vraiment été engagés inutilement.

[14]  Toutefois, reconnaissant qu’une appréciation exacte des frais engagés inutilement à ce stade-ci se révélerait sans aucun doute longue et complexe, les défendeurs soutiennent que l’adjudication d’une somme globale, comme le prévoit le paragraphe 400(4) des Règles, favoriserait l’atteinte des objectifs des Règles.

[15]  Se fondant sur la jurisprudence de la Cour fédérale, les défendeurs affirment que les sommes globales adjugées se situent généralement entre 25 % et 50 % des frais réellement engagés et que, en l’espèce, un montant correspondant à 25 % de ces frais constituerait une approximation fidèle de la portion des travaux engagés inutilement par suite de l’ajournement. Ils demandent toutefois à la Cour de soustraire deux articles du calcul, en l’occurrence le montant de 9 671,80 $ relatif à la [traduction] « recherche » et celui de 3 186 $ pour la [traduction] « préparation des documents relatifs aux dépens ».

[16]  En ce qui concerne le fait que le demandeur réclame l’adjudication des dépens avocat‑client, les défendeurs répondent qu’un tel barème ne s’applique pas, étant donné que ce type de dépens est rarement adjugé et que rien ne permet de conclure à une « conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante ». La Cour fédérale n’a pas suivi la jurisprudence ontarienne invoquée par le demandeur (Teva, aux paragraphes 6 et 7).

[17]  Les défendeurs soutiennent qu’une somme globale équivalant à 25 % des dépens réclamés sur une base avocat-client, moins les deux articles à retrancher, est appropriée. Ils soutiennent qu’une somme de 45 757,05 $, avant taxes, est par conséquent adéquate.

III.  Décision

[18]  Je suis d’accord avec les parties pour dire qu’il convient en l’espèce d’adjuger une somme globale pour les dépens, conformément au paragraphe 400(4) des Règles. Comme les défendeurs l’ont souligné, une appréciation précise des frais engagés inutilement à cette étape‑ci se révélerait longue et complexe.

[19]  Je dois tout d’abord décider si les circonstances de l’espèce justifient d’adjuger les frais engagés inutilement sur une base avocat-client. M. Abdelrazik a cité des décisions de tribunaux ontariens dans lesquelles les frais engagés inutilement ont été adjugés selon le principe de l’indemnisation intégrale. Je souscris à l’opinion formulée par le juge Zinn dans l’affaire Teva selon laquelle cette façon de procéder n’est pas conforme à la jurisprudence de notre Cour. À mon avis, le PGC a pour ainsi dire été puni pour l’ajournement de l’instance à la dernière minute, précisément par la décision de la Cour d’accorder au demandeur le remboursement des frais engagés inutilement. Une fois cette somme accordée, le calcul du montant des frais engagés inutilement devrait être effectué conformément aux principes élaborés en ce qui a trait à l’adjudication des dépens sur le fond.

[20]  Malgré tous les efforts déployés par M. Abdelrazik pour démontrer le contraire, je suis convaincue que c’est encore à titre exceptionnel que notre Cour accorde l’indemnisation intégrale ou qu’elle adjuge des dépens avocat-client correspondant à 90 % des frais réellement engagés. La Cour suprême du Canada a confirmé que les dépens avocat-client « sont très rarement accordés, sauf par exemple dans le cas d’une “conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante” » d’une partie (Young c Young, [1993] 4 RCS 3, à la page 134) ou si des raisons d’intérêt public le justifient (Assoc des juges de la Cour provinciale du Nouveau‑Brunswick c Nouveau‑Brunswick (Ministre de la Justice), [2005] 2 RCS 286, au paragraphe 132; Friends of the Oldman River Society c Canada (Ministre des Transports), [1992] 1 RCS 3, à la page 80 » (Lacombe, au paragraphe 67).

[21]  On ne m’a pas convaincue que les circonstances de l’espèce équivalent à de solides raisons d’intérêt public ou à « une conduite répréhensible, scandaleuse ou outrageante » de la part du PGC, ou encore qu’elles justifient de « châtier ou de punir les conduites répréhensibles et de tenir les parties de bonne foi à couvert des frais de litige par ailleurs inutiles » (Fraser, au paragraphe 8).

[22]  Je conviens avec M. Abdelrazik que la somme globale, si elle est calculée sous forme de pourcentage, devrait représenter un pourcentage de ses [traduction] « frais réellement engagés », lesquels s’élèvent à 218 185 $, avant taxes. Je suis convaincue que les articles qui figurent dans son mémoire sont justifiés, et je ne retrancherai pas les deux articles contestés par le PGC.

[23]  Compte tenu des circonstances particulières de l’espèce, une somme globale correspondant à 30 % des [traduction] « frais réellement engagés » est justifiée et, par conséquent, j’adjugerai à M. Abdelrazik la somme de 65 455,50 $, avant taxes, payable sans délai, au titre des frais engagés inutilement.


JUGEMENT

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. Les défendeurs versent sans délai au demandeur la somme de 65 455,50 $, avant les taxes applicables.

« Martine St-Louis »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de juillet 2019.

Mylène Boudreau, traductrice


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T-1580-09

INTITULÉ :

ABOUSFIAN ABDELRAZIK c SA MAJESTÉ LA REINE DU CHEF DU CANADA ET LAWRENCE CANNON

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

REQUÊTE JUGÉE SUR DOSSIER

ordONNANCE ET MOTIFS :

LA JUGE ST-LOUIS

DATE DES MOTIFS ET DE L’ORDONNANCE :

LE 3 JUIN 2019

COMPARUTIONS :

M. Paul Champ

pour le demandeur

M. J. Sanderson Graham

M. Andrew Gibbs

M. Kirk Shannon

pour les défendeurs

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Champ & Associates

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE demandeur

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

 

POUR LES défendeurs

SANDERSON GRAHAM

M. ANDREW GIBBS

M. KIRK SHANNON

 

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