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Date : 20190621


Dossier : IMM-3296-18

Référence : 2019 CF 845


[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 21 juin 2019

En présence de madame la juge McDonald

ENTRE :

SHIRE FARAH ISMAIL

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE

ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision datée du 18 juillet 2018 par laquelle un agent d’exécution de la loi (l’agent) dans les bureaux intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (l’ASFC) a rejeté la demande de report du renvoi du demandeur en Somalie. Pour les motifs exposés ci‑dessous, la présente demande de contrôle judiciaire est accueillie, parce que l’agent n’a pas pris en compte l’intérêt supérieur de l’enfant (l’ISE) à naître à court terme.

Les faits pertinents

[2]  Le demandeur, monsieur Shire Farah Ismail, est un Somalien de 24 ans qui est entré au Canada en 2012 muni d’un document de voyage suédois et qui a présenté une demande d’asile. Le demandeur a été exclu de la protection offerte aux réfugiés pour grande criminalité, en application de l’alinéa 36(1)b) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (la LIPR), parce qu’il avait antérieurement tenté de demander l’asile en Europe à l’aide de documents falsifiés.

[3]  Le demandeur a présenté une demande en vue d’obtenir le statut de résident permanent pour des motifs d’ordre humanitaire et une demande d’examen des risques avant renvoi; ces deux demandes ont été rejetées. Toutefois, étant donné qu’il n’avait pas les documents de voyage requis, il ne pouvait pas être renvoyé du Canada.

[4]  Le demandeur s’est marié en janvier 2018, et, en avril 2018, les époux ont présenté une demande de parrainage et une demande de résidence permanente pour le demandeur, à titre de membre de la catégorie des époux ou conjoints de fait au Canada. Le demandeur a présenté une demande de dispense fondée sur des considérations d’ordre humanitaire relativement à son interdiction de territoire pour criminalité. L’épouse du demandeur est une personne protégée, originaire de la Somalie, qui est arrivée au Canada en 2016, en tant que résidente permanente.

[5]  En juin 2018, le demandeur a été informé que l’ASFC avait obtenu un document de voyage de la Somalie et que son renvoi était prévu pour le 22 juillet 2018. Le demandeur ne s’est pas présenté en vue de son renvoi et il a été arrêté en juillet 2018. Pendant l’arrestation, il a été constaté que le demandeur possédait un passeport somalien valide qu’il avait antérieurement dissimulé.

[6]  Le demandeur a sollicité le report de son renvoi, dans l’attente de la décision que le décideur au premier palier devait prendre concernant la demande de parrainage pour époux ou conjoints de fait. L’épouse du demandeur, alors enceinte, âgée de 19 ans et étudiante, dépend financièrement de lui. À la naissance de l’enfant, si le demandeur est renvoyé, elle serait obligée de demander l’aide sociale afin de subvenir à ses besoins et à ceux de l’enfant. La dépendance financière de l’épouse à l’égard du demandeur s’étend également à l’enfant. Le demandeur a soulevé la question de la situation à laquelle son épouse et son enfant seraient exposés s’il était renvoyé. Aussi, si l’épouse percevait des prestations d’assistance sociale, elle serait inadmissible à parrainer le demandeur. Enfin, étant donné que l’épouse du demandeur est une personne protégée originaire de la Somalie, elle ne serait pas en mesure d’y retourner pour être avec le demandeur.

[7]  Le 18 juillet 2018, l’agent a refusé la demande présentée par le demandeur et a conclu que l’affaire ne présentait pas de circonstances personnelles impératives qui justifiaient un report du renvoi du demandeur.

[8]  Le 18 juillet 2018, la juge Roussel a rendu une ordonnance de la Cour prononçant le sursis au renvoi du demandeur, dans l’attente de la décision devant être rendue relativement au présent contrôle judiciaire.

La question en litige et la norme de contrôle

[9]  Bien que le demandeur soulève un certain nombre de questions litigieuses concernant la décision de l’agent, à mon avis, la question déterminante a trait à l’omission de l’agent d’examiner adéquatement l’ISE à court terme. Je refuse donc d’examiner les autres questions litigieuses soulevées.

[10]  C’est la norme de contrôle de la décision raisonnable qui s’applique à la décision d’un agent d’exécution de la loi (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 43 [Lewis]). Une décision est raisonnable si elle démontre « la justification […], […] la transparence et […] l’intelligibilité du processus décisionnel » (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

Analyse

L’ISE à court terme

[11]  Le demandeur reconnaît que l’agent n’est pas obligé de mener une analyse très approfondie de l’ISE; il fait cependant valoir qu’en l’espèce, l’agent n’a même pas effectué une simple analyse de l’ISE à court terme qui soit compatible avec les enseignements de l’arrêt Lewis. Le demandeur fait valoir que, dans les circonstances, l’agent devait prendre en compte le fait que l’ISE à court terme est inextricablement lié à la situation socio‑économique de la mère de l’enfant à naître. Le demandeur fait valoir que l’agent n’a pas pris en compte ces facteurs.

[12]  Les éléments‑clés de la preuve dont disposait l’agent figuraient dans l’affidavit de l’épouse du demandeur : elle a 19 ans; elle fréquente l’école secondaire; elle ne parle pas anglais; elle est une réfugiée somalienne ayant un statut de personne protégée au Canada; elle est sans emploi; son enfant et elle dépendent financièrement du demandeur. Sa famille immédiate est composée de ses parents et de ses neuf frères et sœurs mineurs qui résident tous dans une maison à deux chambres à coucher. Elle déclare qu’ils ne sont pas en mesure de lui apporter le soutien financier ni l’hébergement dont son enfant et elle ont besoin.

[13]  L’examen et l’évaluation de cette preuve par l’agent se traduisent le mieux par la reproduction de l’extrait suivant de la décision :

[traduction

Je reconnais en outre les problèmes et les difficultés que le renvoi de M. Ishmael posera à son épouse, tant émotionnellement que financièrement, en particulier parce qu’elle se prépare à la naissance de son enfant. Je remarque que l’épouse de M. Ishmael est une résidente permanente au Canada et, à ce titre, elle a droit à la gamme de services sociaux offerts à tous les Canadiens, y compris l’accès à l’aide sociale et aux soins de santé, au besoin. Je remarque également que l’épouse de M. Ishmael a une grande famille immédiate à Ottawa, au Canada. Je remarque également que l’information offerte indique qu’elle a un oncle à Toronto, avec qui les époux ont vécu lorsqu’ils ont tous les deux déménagé à Toronto. J’ai pris connaissance de l’affirmation de l’avocat selon laquelle la famille de Saynab ne sera pas en mesure de l’aider parce que ses parents sont débordés par les soins et le soutien financier que requièrent les neuf autres frères et sœurs qui sont tous mineurs, et les piètres conditions de vie de toute la famille. Je remarque que Saynab vivait et dépendait de ses parents jusqu’à ce qu’elle épouse M. Ishmael, il y a seulement six mois. Je conclus que la preuve présentée ne suffit pas à démontrer que la famille de Saynab ne sera pas en mesure d’offrir des soins et du soutien ou ne sera pas disposée à le faire, y compris sur le plan financier et sur le plan de l’hébergement, que ce soit à long terme ou de façon temporaire, tant à l’épouse qu’à son enfant, à la naissance de l’enfant. Je remarque également que Saynab est une adulte, âgée de 19 ans, et je conclus que la preuve présentée ne suffit pas à démontrer qu’elle ne sera pas en mesure de trouver un emploi à court terme ou même après la naissance de son enfant. Je conclus que l’avocat présente des éléments de preuve insuffisants pour démontrer qu’à court terme, l’épouse de M. Ishmael ne sera pas en mesure de faire face à la situation.

[14]  Le demandeur fait valoir que les conclusions de l’agent sont contredites par la preuve contenue dans le dossier et sont incompatibles avec celle‑ci. Il souligne en particulier qu’il n’est pas raisonnable pour l’agent de supposer que son épouse pourra retourner vivre chez ses parents qui habitent dans une maison à deux chambres à coucher déjà occupée par 12 personnes. De plus, il y avait des éléments de preuve d’après lesquels son oncle à Toronto ne les soutenait pas, et que vivre chez lui ne constituait donc pas une option valable.

[15]  Il ne suffit pas que l’agent [traduction« reconnaisse » et [traduction« remarque » les éléments de preuve. L’agent doit analyser la preuve. L’agent ne se rend pas compte de la réalité d’après laquelle l’épouse et l’enfant du demandeur dépendent entièrement de son soutien financier, et l’expulsion entraînerait non seulement des difficultés à l’unité familiale, mais créerait aussi « un cycle sans fin de dénuement et de pauvreté » (Acevedo c Canada (MSPPC), 2007 CF 401, au paragraphe 35).

[16]  En s’abstenant d’analyser la preuve, l’agent n’a pas pris en considération l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme. Même si l’on accepte que l’obligation de l’agent de renvoi de prendre en considération les facteurs relatifs à l’ISE soit minime (Varga c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2006 CAF 394, au paragraphe 16), il doit néanmoins être « réceptif, attentif et sensible » (Baker c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, au paragraphe 75) à l’intérêt supérieur de l’enfant à court terme (Lewis, au paragraphe 61).

[17]  De plus, le fait que l’enfant n’était pas encore né au moment de la demande de report ne fait pas disparaître l’obligation de l’agent de procéder à l’analyse de l’ISE (Hamzai c Canada (MCI), 2006 CF 1108, au paragraphe 33).

[18]  L’espèce est semblable à celle de la décision Douglas c Canada (MSPPC), 2017 CF 1148 [Douglas], dans laquelle le demandeur était un citoyen jamaïcain qui était entré au Canada en utilisant des documents frauduleux, et a été déclaré interdit de territoire au Canada avant la présentation d’une demande de parrainage à titre d’époux ou de conjoint de fait pour laquelle une demande de report de l’exécution d’une mesure de renvoi a été refusée. Dans la décision Douglas, le juge Gleeson a conclu que la décision de l’agent était déraisonnable, en soulignant qu’il ne suffisait pas que l’agent résume simplement la preuve qui, à première vue, n’était pas compatible avec ses conclusions.

[19]  Le même raisonnement adopté dans la décision Douglas s’applique en l’espèce, lorsque l’agent [traduction« reconnaît » et [traduction« remarque » les éléments de preuve, mais conclut ensuite que l’épouse et l’enfant du demandeur peuvent solliciter l’aide de la famille. Cette conclusion contraste vivement avec les éléments de preuve dont l’agent disposait.

[20]  Enfin, je souligne que, malgré la décision Forde c Canada (MSPPC), 2018 CF 1029, rendue par le juge en chef et dans laquelle il concluait que l’agent de renvoi n’a pas le droit de reporter le renvoi lorsqu’il est peu probable qu’une décision concernant une demande en instance soit imminente (aux paragraphes 40 et 41), l’agent est toujours tenu d’évaluer correctement l’ISE à court terme en fonction des circonstances particulières de l’espèce.

[21]  Le fait que l’agent n’a pas évalué l’ISE à court terme entraîne une décision qui manque « [de] justification, [de] transparence et [d’]intelligibilité » et qui doit donc être entièrement réexaminée.

La question certifiée

[22]  Le demandeur sollicite qu’une question soit certifiée relativement au paragraphe 48(2) de la LIPR, à la décision Forde ainsi qu’au principe fondamental auquel cette décision souscrit, selon lequel « une décision concernant une demande en instance [doit être] imminente » pour former le fondement d’une demande de report. Toutefois, étant donné ma conclusion selon laquelle l’agent n’a pas effectué l’analyse de l’ISE, la décision Forde ne permet pas de trancher l’espèce (Lunyamila c Canada, 2018 CF 22). Je refuse donc de certifier toute question.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3296-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie. La décision de l’agent chargé des renvois est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre agent pour qu’il statue à nouveau.

  2. Je refuse de certifier toute question.

« Ann Marie McDonald »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 24e jour de juillet 2019.

M. Deslippes


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3296-18

INTITULÉ :

SHIRE FARAH ISMAIL c MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

LIEU DE L’AUDIENCE :

TORONTO (Ontario)

DATE DE L’AUDIENCE :

Le 9 mai 2019

Jugement et motifS :

La juge MCDONALD

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 21 juin 2019

COMPARUTIONS :

Anthony Navaneelan

Pour le demandeur

Kevin Doyle

Pour le défendeur

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Bureau du droit des réfugiés

Aide juridique Ontario

Toronto (Ontario)

Pour le demandeur

Procureur général du Canada

Ministère de la Justice du Canada

Bureau régional de l’Ontario

Toronto (Ontario)

Pour le défendeur

 

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