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Date : 20190711


Dossier : IMM-6195-18

Référence : 2019 CF 917

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Toronto (Ontario), le 11 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Brown

ENTRE :

DO MEE TUNG

demanderesse

et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

(Prononcés à l’audience à Toronto (Ontario), le 8 juillet 2019, sous réserve de modifications relatives à la grammaire, à la syntaxe, à la jurisprudence et aux citations)

[1]  La Cour est saisie d’une demande de contrôle judiciaire d’une mesure de renvoi prise le 11 décembre 2018 par le représentant du ministre. La demanderesse est une citoyenne chinoise née en 1955. En 2001, elle est venue au Canada et a présenté une demande d’asile. En 2002, elle a obtenu le statut de réfugié au sens de la Convention. Le 12 mai 2004, elle est devenue une résidente permanente du Canada. Entre 2004 et 2014 environ, elle a demandé et obtenu des passeports en Chine et elle est retournée en Chine à quelque 12 reprises.

[2]  Conséquemment, le ministre a demandé à la Section de la protection des réfugiés [SPR] de tirer un constat de perte d’asile, et sa demande a été accueillie. La décision de la SPR a toutefois été annulée par la Cour en 2015. En 2018, la SPR a tenu une autre audience pour se prononcer sur la perte de l’asile et déterminer si la demanderesse s’était à nouveau réclamée de la protection du pays dont elle a la nationalité. Le 27 février 2018, la SPR a fait droit à la demande de perte d’asile présentée par le ministre et annulé la décision de 2002 par laquelle avait été accueillie la demande d’asile présentée par la demanderesse. Cette décision de la SPR a fait l’objet d’une demande d’autorisation et de contrôle judiciaire qui a été accueillie, mais le contrôle judiciaire lui‑même a été rejeté le 6 décembre 2018 par la juge McDonald.

[3]  Le renvoi de la demanderesse a été recommandé dans un rapport daté du 22 mars 2018. Une audience a été tenue le 11 décembre 2018 à laquelle le représentant du ministre a fait le constat que la demanderesse avait perdu son statut de résidente permanente. Le représentant du ministre a ordonné à la demanderesse de quitter le Canada, et il a pris une mesure d’interdiction de séjour exécutoire.

[4]  Il est important de souligner que la demanderesse avait déposé des observations écrites le 26 avril 2018 dans lesquelles elle soutenait que le ministre ne pouvait légalement prendre une mesure de renvoi à son égard parce qu’elle était, à cette date et encore aujourd’hui, une résidente permanente du Canada et non une étrangère. En outre, dans une lettre datée du 10 décembre 2018, le conseil de la demanderesse a présenté au représentant du ministre des arguments à peu près semblables, qui étaient de nature détaillée et complexe, pour qu’ils soient pris en compte au moment de l’audience ou par la suite.

[5]  La Cour est saisie d’un contrôle judiciaire et en matière de contrôle judiciaire, la norme de contrôle qui s’applique à première vue est celle de la décision raisonnable, que j’applique à la présente affaire et aux fins qui nous occupent. S’agissant de cette norme, la Cour suprême du Canada a récemment fait observer dans Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2018 CSC 31 [CCDP], au paragraphe 55, que « [la Cour de révision] doit principalement s’intéresser à “la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel”, de même qu’à “l’appartenance de la décision aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit ” (Dunsmuir, par. 47; Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, par. 14) ». Elle ne fait pas la chasse aux erreurs.

[6]  J’estime qu’à son stade actuel, la présente affaire porte essentiellement sur la question de savoir si les motifs de la décision, ou dans ce cas‑ci, l’absence de motifs, répondent au critère qu’a établi la Cour suprême du Canada, à savoir que notre Cour a principalement pour tâche — et j’insiste sur le mot principalement — de s’intéresser à « la justification de la décision, à la transparence et à l’intelligibilité du processus décisionnel ». En ce qui concerne la justification, la transparence et l’intelligibilité, j’estime que la preuve au dossier n’est pas suffisante. À mon avis, aucun élément de l’affidavit du représentant du ministre ou du dossier d’une façon générale ne montre que les observations détaillées de la demanderesse ont été prises en compte de quelque façon que ce soit. Sur ce point, la Cour est invitée à prendre en compte — et je le reconnais — les facteurs exposés dans Baker c Canada (ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), [1999] 2 RCS 817, un arrêt de principe en droit administratif. Cela dit, j’estime que l’importance de la décision pour la demanderesse est un facteur de grande pertinence dans l’examen des motifs. En outre, dans Newfoundland and Labrador Nurses’ Union c Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, la juge Abella précise au paragraphe 14 :

[14]  Je ne suis pas d’avis que, considéré dans son ensemble, l’arrêt Dunsmuir signifie que l’« insuffisance » des motifs permet à elle seule de casser une décision, ou que les cours de révision doivent effectuer deux analyses distinctes, l’une portant sur les motifs et l’autre, sur le résultat (Donald J. M. Brown et John M. Evans, Judicial Review of Administrative Action in Canada (feuilles mobiles), §§12:5330 et 12:5510). Il s’agit d’un exercice plus global : les motifs doivent être examinés en corrélation avec le résultat et ils doivent permettre de savoir si ce dernier fait partie des issues possibles. Il me semble que c’est ce que la Cour voulait dire dans Dunsmuir en invitant les cours de révision à se demander si « la décision et sa justification possèdent les attributs de la raisonnabilité » (par. 47).

[7]  Je tiens d’abord à faire remarquer que la juge Abella examine le caractère suffisant des motifs, exercice auquel la Cour doit se plier. Je ne retiens donc pas l’argument fort différent selon lequel le droit administratif n’exige aucunement qu’une décision soit motivée, qui a été avancé pour justifier l’absence de motifs en l’espèce.

[8]  Dans la présente affaire, le représentant du ministre doit se prononcer sur un enjeu très grave. Il ne s’agit pas d’une demande de visa présentée par une personne qui se trouve à l’étranger, et qui souhaite venir au Canada pour visiter le pays ou même pour y travailler. S’agissant de la nécessité de motiver une décision, je tiens à faire remarquer que la Cour est régulièrement invitée, dans le cadre des demandes d’autorisation de contrôle judiciaire et dans le cadre des contrôles judiciaires, à effectuer un examen minutieux et approfondi des motifs étayant le refus d’un agent des visas de délivrer à un étranger un visa qui lui permettrait de voir les Chutes du Niagara ou d’assister à un mariage. Il s’agit certes de demandes importantes, comme le sont celles qui concernent les permis de travail, à l’égard desquelles la Cour est régulièrement invitée à examiner soigneusement les motifs de décision dans le cadre des demandes d’autorisation et des contrôles judiciaires. Or, à de nombreux égards, ces décisions ne se comparent pas à celle qui consiste à priver une personne de la résidence permanente comme cela a été fait en l’espèce. Et pourtant, selon l’argument du conseil du ministre, il n’y a aucune obligation de motiver la décision entraînant la perte du statut de résident permanent canadien et le renvoi d’un tel résident permanent du Canada.

[9]  La Cour examine en l’espèce une mesure de renvoi prise à l’égard d’une résidente permanente, à qui ce statut est reconnu depuis 2004. Je tiens à souligner, comme je l’ai soulevé d’emblée au conseil, que le statut de résident permanent est non seulement un élément de la Loi sur la l’immigration et la protection des réfugiés, SC 2001, c 27, mais aussi de la Constitution (voir Loi constitutionnelle de 1982, annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada (R.‑U.), 1982, c 11 (au paragraphe 6(2) de la Charte canadienne des droits et libertés)).

[10]  Avec égards, j’estime qu’avant de décider qu’une personne perdra l’important statut de résident permanent du Canada et de lui ordonner de quitter le Canada, il faudrait que le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration ou ses représentants ou délégués accordent un peu d’attention aux observations présentées par le résident permanent au sujet des motifs d’une telle décision.

[11]  À mon humble avis, malgré les observations très pertinentes présentées par Mes Siddall et Bruce au nom du ministre, j’estime qu’en l’espèce les observations présentées par la demanderesse n’ont pas du tout été prises en compte. En fait, après avoir examiné le dossier, j’arrive à la conclusion que le représentant du ministre n’a fourni aucun motif à l’appui de sa décision.  

[12]  J’admets certes que certaines circonstances justifient la perte du statut de résident permanent. Mais la décision entraînant une telle perte doit être conforme aux règles applicables, énoncées dans les arrêts CCDP, Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, et Newfoundland Nurses.

[13]  À mon avis, la résidence permanente est, d’une certaine façon, comparable à la citoyenneté, en ce qu’elle constitue normalement l’étape qui la précède. Sans être la même chose que la citoyenneté, la résidence permanente confère à la personne qui l’obtient la plupart des droits reconnus aux citoyens, à l’exception du droit de vote et certains autres droits, mais elle jouit d’une certaine protection constitutionnelle. Un tel statut ne peut être traité à la légère. Je ne dis pas qu’on ne peut jamais revenir sur la résidence permanente une fois qu’elle est accordée. Je dis par contre que la décision de révoquer le statut de résident permanent et d’ordonner à la personne à qui il avait été reconnu de quitter immédiatement le Canada doit répondre aux exigences du droit administratif.

[14]  Je sais que l’insuffisance des motifs n’est pas en soi susceptible de contrôle. Cela ne veut toutefois pas dire que la Cour a toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés dès le départ. En fait, la Cour d’appel fédérale a précisé, sous la plume du juge Rennie, qu’une telle obligation n’existe pas lorsqu’il n’y a pas de points sur la page (voir Lloyd c Canada (Procureur général), au paragraphe 24, et voir 2251723 Ontario Inc. (VMedia) c Rogers Media Inc., 2017 CAF 186, motifs du juge Near, motifs concordants du juge Webb, et motifs dissidents de la juge Gleason)) :

[24] À la lumière des conclusions de l’arbitre, même selon une application généreuse des principes de l’arrêt Newfoundland and Labrador Nurses' Union c. Terre‑Neuve‑et‑Labrador (Conseil du Trésor), 2011 CSC 62, [2011] 3 RCS 708, le fondement sur lequel la suspension de 40 jours était justifiée ne peut pas être discerné sans se livrer à la spéculation et à la rationalisation. Comme je l’ai fait remarquer dans la décision Komalafe c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 431, au paragraphe 11 :

L’arrêt Newfoundland Nurses ne donne pas à la [c]our toute la latitude voulue pour fournir des motifs qui n’ont pas été donnés ni ne l’autorise à deviner quelles conclusions auraient pu être tirées ou à émettre des hypothèses sur ce que le tribunal a pu penser. C’est particulièrement le cas quand les motifs passent sous silence une question essentielle. Il est ironique que l’arrêt Newfoundland Nurses, une affaire qui concerne essentiellement la déférence et la norme de contrôle, soit invoqué comme le précédent qui commanderait au tribunal ayant le pouvoir de surveillance de faire le travail omis par le décideur, de fournir les motifs qui auraient pu être donnés et de formuler les conclusions de fait qui n’ont pas été tirées. C’est appliquer la jurisprudence à l’envers. L’arrêt Newfoundland Nurses permet aux cours de contrôle de relier les points sur la page quand les lignes, et la direction qu’elles prennent, peuvent être facilement discernées. Ici, il n’y a même pas de points sur la page.

[15]  Dans Delta Air Lines Inc. c Lukács, 2018 CSC 2, la Cour suprême du Canada a au paragraphe 28, sous la plume de la juge en chef McLachlin, expressément fait sien le paragraphe 11 des motifs rendus par le juge Rennie dans la décision Komalafe au moment où il était encore l’un des juges de notre Cour.

[16]  Il est possible que le décideur — en l’espèce, le représentant du ministre — ait estimé qu’aucun des arguments avancés par la demanderesse n’était fondé. Il est aussi possible que le représentant du ministre ait estimé que certains étaient fondés et que d’autres ne l’étaient pas. Je ne suis pas en mesure de le savoir, au vu du dossier. On me dit que le représentant du ministre a estimé que le statut avait été perdu [traduction] « par l’effet de la loi », mais le dossier ne contient aucune conclusion de cette nature. Il n’y a rien en réalité à ce sujet. Le contrôle judiciaire est donc justifié dans les circonstances, et la présente cour de révision l’accueillera.

[17]  Il est bien établi que la Cour n’est pas tenue ni obligée, et qu’il ne lui incombe pas non plus, de faire le travail que le législateur ou le Parlement a confié à d’autres décideurs, en l’espèce le représentant du ministre. À mon avis, il n’est pas nécessaire que l’examen effectué soit très long ou très détaillé, mais il doit être, à mon avis, plus étoffé que ce que le représentant du ministre a fourni en l’espèce.

[18]  Aucune des parties ne m’a demandé de certifier une question de portée générale. Et, avec égards, je ne pense pas qu’il y ait une question de portée générale à certifier.

[19]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire sera accueillie, la décision du représentant du ministre sera annulée et l’affaire sera renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision. Aucune question ne sera certifiée.

JUGEMENT dans le dossier no IMM-6195-18

LA COUR ORDONNE : La demande de contrôle judiciaire est accueillie, la décision du représentant du ministre est annulée et l’affaire est renvoyée à un autre décideur pour nouvelle décision; aucune question de portée générale n’est énoncée et aucuns dépens ne seront accordés.

« Henry S. Brown »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 22e jour de juillet 2019

Linda Brisebois, LL.B.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DOSSIER :

IMM-6195-18

 

INTITULÉ :

DO ME TUNG c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

DATE DE L’AUDIENCE

LE 8 JUILLET 2019

JUGEMENT ET MOTIFS :

Le juge BROWN

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

Le 11 juillet 2019

COMPARUTIONS :

Lorne Waldman

POUR LA DEMANDERESSE

Suzanne Bruce

Matthew Siddall

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Waldman et associés

Avocats

Toronto (Ontario)

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

pour le défendeur

 

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