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Date : 20190715


Dossier : IMM-5620-18

Référence : 2019 CF 935

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 15 juillet 2019

En présence de madame la juge Walker

ENTRE :

VIDESHARI KAYMAN DEMATTOS

demanderesse

Et

LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

[1]  La demanderesse, Videshari Kayman Demattos, demande le contrôle judiciaire de la décision par laquelle un agent d’exécution de la loi dans les bureaux intérieurs de l’Agence des services frontaliers du Canada (ASFC) (l’agent) a refusé de reporter son renvoi du Canada vers le Guyana, prévu pour le 16 novembre 2018. La présente demande de contrôle judiciaire est présentée au titre du paragraphe 72(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 (LIPR).

[2]  La demande est accueillie pour les motifs qui suivent.

I.  Le contexte

[3]  La demanderesse, citoyenne du Guyana, est entrée au Canada le 31 octobre 1997 à titre de résidente permanente après avoir été parrainée par son ex-époux, Ray Demattos. Elle a deux enfants nés au Canada (Nicholas Demattos, 17 ans, et Sophia Demattos, 15 ans). Lorsque la demanderesse était enceinte de Nicholas, M. Demattos a commencé à la maltraiter. Elle s’est donc mise à consommer de l’alcool et des drogues. 

[4]  En juin 2007, la demanderesse a été reconnue coupable de fraude de plus de 5 000 $ au Canada. Elle a par conséquent été interdite de territoire pour grande criminalité en 2009, et une mesure d’expulsion a été prise à son endroit le 2 mars de la même année. La demanderesse a interjeté appel de la mesure d’expulsion et a obtenu un sursis conditionnel. Elle n’a cependant pas respecté les conditions du sursis, et le désistement de son appel a été prononcé en 2014. 

[5]  En 2015, la demanderesse a déposé une demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui a été refusée. 

[6]  Le 17 janvier 2017, la demanderesse a été déclarée coupable d’avoir refusé, en 2013, de se soumettre à un alcootest après avoir conduit avec les facultés affaiblies. 

[7]  Trois accusations criminelles pour fraude liées à des incidents s’étant produits en 2013 pèsent actuellement contre la demanderesse. L’avocat criminaliste de la demanderesse a déclaré que les accusations sont complexes et mettent en cause des coaccusés.

[8]  Le 1er mars 2018, Mme Demattos a déposé une deuxième demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire, qui est toujours en instance. Contrairement à la première demande, la deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire présente une preuve médicale de sa dépendance et de ses problèmes de santé mentale. Depuis 2015, elle participe également à un programme de désintoxication et a obtenu l’aide de professionnels.   

[9]  En septembre 2018, la demanderesse a reçu l’ordre de se présenter pour son renvoi. Celui-ci a toutefois été reporté pour qu’elle puisse assister aux funérailles de son neveu.

[10]   Le 9 octobre 2018, la demanderesse a demandé que son renvoi du Canada, alors prévu pour le 7 novembre 2018, soit reporté de trois mois, et ce, pour deux raisons : (1) pour qu’une décision puisse être prise à l’égard de sa deuxième demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire; et (2) pour lui donner la chance de recevoir communication des éléments de preuve relatifs aux accusations criminelles portées contre elle et de les examiner avec son avocat criminaliste. Il est important, selon elle, qu’elle demeure au Canada jusqu’à ce que le ministère public communique les éléments de preuve dont il dispose relativement à ces accusations, puisque l’information qu’ils contiennent pourrait se révéler importante pour ses futures démarches en matière d’immigration.

[11]  Le 16 novembre 2018, la demanderesse a reçu un deuxième ordre de se présenter pour son renvoi du Canada au Guyana.

[12]  Le 15 novembre 2018, la demande de report de la demanderesse a été refusée, et la demanderesse a déposé une requête en sursis à l’exécution de son renvoi, qui a été accueillie par la Cour le 16 novembre 2018. La demanderesse conteste la décision de l’agent de refuser sa demande de report en l’espèce. 

II.  La décision contestée

[13]  La décision contestée a été prise le 15 novembre 2018. L’agent a conclu qu’il n’y avait pas lieu de reporter le renvoi eu égard aux faits de l’affaire. Il a examiné la demande de report de la demanderesse par rapport à cinq facteurs :

  • la demande de résidence permanente fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en instance;

  • les problèmes de santé mentale de la demanderesse;

  • les difficultés et les risques auxquels la demanderesse serait exposée si elle retournait au Guyana;

  • les accusations criminelles en instance;

  • l’intérêt supérieur des enfants.

[14]  L’agent a pris acte de la demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire déposée par la demanderesse le 5 mars 2018. Il a déclaré que celle-ci ne donnait pas automatiquement droit à un sursis à l’exécution de la mesure de renvoi prévu par la loi et que le traitement de la demande suivrait son cours même si la demanderesse était renvoyée du Canada. L’agent a aussi noté que, en date du 6 novembre 2018, le temps de traitement d’une demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire était d’environ 31 mois. Il a conclu que la preuve était insuffisante pour conclure que cette demande devrait être tranchée sous peu ou aurait déjà dû être tranchée.

[15]  En ce qui concerne les problèmes de santé mentale de la demanderesse, l’agent a conclu que la preuve était insuffisante pour établir que la demanderesse ne pourrait pas, au Guyana, recevoir de traitement psychiatrique pour sa dépression ou avoir accès aux médicaments qui lui ont été prescrits au Canada. L’agent n’était pas convaincu que le fait de retourner au Guyana causerait un préjudice irréparable à la santé mentale de la demanderesse.

[16]  L’agent a ensuite abordé les arguments de la demanderesse en ce qui concerne les difficultés auxquelles elle serait confrontée. Il a déclaré que la preuve était insuffisante pour démontrer qu’elle serait incapable de trouver un emploi ou de se loger au Guyana. L’agent a également conclu que la demanderesse n’avait pas réussi à préciser les difficultés auxquelles elle serait confrontée.

[17]  L’agent a examiné les arguments de la demanderesse en ce qui concerne l’importance pour elle de recevoir communication des éléments de preuve relatifs aux accusations criminelles qui pèsent contre elle. L’agent a souligné que le ministère public a accepté de suspendre les accusations criminelles une fois qu’il aura reçu la confirmation que la demanderesse a bel et bien été renvoyée du Canada.

[18]  Enfin, l’agent a conclu que l’intérêt supérieur des enfants ne justifiait pas que la demande de report soit accueillie. L’agent compatissait avec les enfants, pour qui la séparation d’avec leur mère serait émotionnellement difficile, mais il a noté que ceux-ci iraient vivre avec leur tante au Canada, avec qui ils ont déjà habité, ce qui faciliterait un peu les choses pour eux.

III.  La question en litige

[19]  La question à laquelle je dois répondre est celle de savoir si la décision contestée est raisonnable. Plus précisément, la demanderesse fait valoir que l’agent a commis une erreur en omettant de tenir compte du préjudice qui pourrait être causé à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire et à sa capacité à revenir au Canada si les accusations criminelles qui pèsent contre elle sont suspendues et qu’elle est renvoyée du Canada avant de recevoir communication des éléments de preuve du ministère public et d’avoir l’occasion de les examiner en personne avec son avocat criminaliste.

IV.  La norme de contrôle

[20]  La norme de contrôle applicable à la décision concernant le report d’un renvoi prise par un agent d’exécution au titre de l’article 48 de la LIPR est celle de la décision raisonnable (Lewis c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CAF 130, au paragraphe 43 (Lewis); Baron c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2009 CAF 81, au paragraphe 25 (Baron); Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Shpati, 2011 CAF 286, au paragraphe 27). Pour décider si une décision est raisonnable, la Cour s’attache généralement à déterminer si elle est intelligible, transparente et justifiée. Pour ce faire, elle doit déterminer si elle peut être en mesure de comprendre les motifs qui sous-tendent la décision et si celle-ci appartient aux « issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit » (Dunsmuir c Nouveau-Brunswick, 2008 CSC 9, au paragraphe 47).

V.  Analyse

Les observations des parties

[21]  La demanderesse soutient que l’agent n’a pas tenu compte de l’argument qu’elle a formulé dans sa demande de report selon lequel le fait d’être renvoyée du Canada avant d’avoir reçu communication des éléments de preuve du ministère public liés aux procédures criminelles dont elle fait l’objet porterait préjudice à sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en cours, ainsi qu’à toute demande éventuelle en vue de revenir au Canada. Elle prétend que l’agent a commis une erreur en déclarant tout simplement que le ministère public avait accepté de suspendre les accusations criminelles. Elle affirme qu’il n’y aura aucune communication de la preuve si les accusations sont suspendues. Par conséquent, il y aurait des répercussions sur ses futures démarches en matière d’immigration, puisqu’un agent qui évalue une demande d’immigration peut tenir compte de la preuve qui sous-tend toute accusation criminelle qui pèse contre un demandeur (Canada (Sécurité publique et Protection civile) c Tran, 2015 CAF 237; Veerasingam c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2004 CF 1661). La demanderesse prétend que le défendeur tente d’appuyer, par ses arguments, la décision contestée en l’espèce.

[22]  Le défendeur souligne en premier lieu qu’un agent ne peut reporter le renvoi que dans de rares circonstances, qui sont généralement liées à la capacité physique à respecter la mesure de renvoi, par exemple la capacité physique à voyager ou la capacité à effectuer des préparatifs de voyage. Le défendeur fait valoir que la décision contestée est détaillée et raisonnable et que les préoccupations de la demanderesse en ce qui concerne la réception des documents communiqués ne font pas partie des circonstances dans lesquelles un agent devrait accorder un report, et ce, pour plusieurs raisons.

Analyse

[23]  L’agent a abordé ainsi les accusations criminelles qui pèsent contre la demanderesse :

[traduction]

L’avocate de Mme Demattos a demandé que le renvoi de cette dernière soit reporté pour qu’elle puisse examiner les éléments de preuve communiqués par le ministère public avec son avocat criminaliste. Celui-ci a également demandé que le renvoi de la demanderesse soit reporté pour qu’elle puisse assister à son procès criminel et examiner les documents avec lui.

Il est important de noter que le ministère public a accepté de suspendre les accusations criminelles contre Mme Demattos une fois qu’il aura reçu la confirmation que cette dernière a bel et bien été renvoyée du Canada. Je note également que l’ASFC avertira le ministère public lorsque Mme Demattos aura officiellement quitté le pays. Mme Demattos ne sera pas tenue de comparaître de nouveau.

[24]  Dans la demande de report, l’avocate de la demanderesse s’est attardée longuement sur l’importance de la communication de la preuve. Elle a commencé en déclarant que [traduction] « [b]ien que l’agent chargé du renvoi de Videshari m’ait informée que le ministère public a accepté de suspendre les accusations criminelles qui pèsent contre elle afin de faciliter son renvoi, ce n’est pas un arrangement acceptable, et ce, pour les raisons suivantes […] » À la suite de l’examen de l’ensemble de la demande de report, il est juste de dire qu’une grande importance a été accordée à cette question.

[25]  Le défendeur fait valoir que l’importance accordée par la demanderesse à la nécessité de recevoir communication des éléments de preuve liés aux procédures criminelles dont elle fait l’objet est l’argument le plus faible qu’elle a présenté en vue d’obtenir le report de son renvoi et, comme je l’ai déjà mentionné, que cette question ne relève pas du pouvoir discrétionnaire limité et à court terme dont disposent les agents d’exécution (Baron, aux paragraphes 49 et ss.). Le défendeur présente de nombreux arguments pour montrer que l’agent n’aurait pas dû accorder un report pour ce motif : la demanderesse n’a fait aucune tentative proactive pour obtenir la communication des éléments de preuve après avoir reçu l’ordre de se présenter en septembre 2018, malgré le fait qu’elle a été représentée par un avocat criminaliste et une avocate spécialisée en immigration tout au long des procédures; il serait illogique que la demanderesse puisse reporter son renvoi pour se défendre contre d’autres accusations criminelles alors qu’elle est renvoyée du pays pour grande criminalité; la demanderesse n’a pas prouvé qu’elle ne pourrait pas obtenir la communication des éléments de preuve du ministère public si les accusations criminelles sont suspendues; les arguments de la demanderesse concernant l’utilité des documents visés par la communication dans le contexte de sa demande fondée sur des motifs d’ordre humanitaire en cours et d’autres demandes en matière d’immigration sont hypothétiques; et les documents visés par la communication pourraient être envoyés à la demanderesse de manière électronique et elle pourrait communiquer avec son avocat criminaliste à partir du Guyana.

[26]  Le pouvoir discrétionnaire dont dispose un agent d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est très limité. Le juge en chef a récemment décrit l’étendue de ce pouvoir ainsi (Forde c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1029 au paragraphe 36) :

[36] De plus, il est maintenant établi en droit que le pouvoir discrétionnaire dont dispose un agent d’exécution en matière de report d’une mesure de renvoi est « très limité » et est réservé à un renvoi à court terme dans des cas « où le défaut de le faire exposerait le demandeur à un risque de mort, de sanctions excessives ou de traitement inhumain » : Baron, précité, au paragraphe 51; Lewis, précité, aux paragraphes 54 et 83. Dans les cas où une demande CH antérieurement déposée n’a pas encore été tranchée, les agents d’exécution de l’ASFC ne disposent pas du pouvoir discrétionnaire de reporter le renvoi, à moins qu’il n’existe des « considérations spéciales » ou une « menace à la sécurité personnelle » : Baron, précité, au paragraphe 51; Danyi, précitée, aux paragraphes 29 à 32. Même dans de telles « situations spéciales », comme le montre l’analyse ci-après, il y a des limites temporelles importantes quant au pouvoir discrétionnaire de l’agent de renvoi de reporter l’exécution d’une mesure de renvoi. […]

[27]  La question en l’espèce n’est cependant pas axée sur l’étendue du pouvoir discrétionnaire des agents d’exécution; elle porte sur le fait que l’agent en question n’a pas tenu compte d’un argument important présenté par la demanderesse à l’appui de sa demande de report. Les arguments de fond du défendeur quant à la faiblesse de l’argument de la demanderesse concernant l’importance de la communication des éléments de preuve liés aux procédures criminelles dont elle fait l’objet sont peut-être pertinents, mais je conclus qu’il n’était pas raisonnable pour l’agent d’écarter l’argument en entier. L’agent n’avait pas à expliquer en détail pourquoi il rejetait l’argument, mais il devait à tout le moins en tenir compte. Comme l’avocate de la demanderesse l’a souligné à l’audience, on ne sait pas si l’agent a compris l’argument et l’a rejeté ou bien s’il a omis de l’évaluer (en tenant pour acquis que le fait que les accusations seraient suspendues était suffisant). En conséquence, la décision contestée manque de transparence et de justification. La demande de report de la demanderesse doit être renvoyée à un autre agent pour un nouvel examen.   

VI.  Conclusion

[28]  La demande est accueillie.

[29]  Les parties n’ont proposé aucune question à certifier, et il ne s’en pose aucune en l’espèce.


JUGEMENT dans le dossier IMM-5620-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est accueillie.

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Elizabeth Walker »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 23e jour de juillet 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 


DOSSIER :

IMM-5620-18

 

INTITULÉ :

VIDESHARI KAYMAN DEMATTOS c LE MINISTRE DE LA SÉCURITÉ PUBLIQUE ET DE LA PROTECTION CIVILE

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

toronto (ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 JUILLET 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

LA JUGE WALKER

 

DATE DES MOTIFS :

LE 15 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Lisa R.G. Winter‑Card

POUR LA DEMANDERESSE

 

Nicole L. Rahaman

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Lisa Winter‑Card

Avocate

Welland (Ontario)

 

POUR LA DEMANDERESSE

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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