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Date : 20051003

Dossier : T-2078-00

Référence : 2005 CF 1348

Ottawa (Ontario), le 3 octobre 2005

EN PRÉSENCE DE MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

ENTRE :

BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY et

BRISTOL-MYERS SQUIBB CANADA INC.

demanderesses

et

 

APOTEX INC.

défenderesse

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE ET ORDONNANCE

 

[1]               Il s’agit d’un appel interjeté par Apotex Inc. à l’encontre d’une ordonnance datée du 4 avril 2005 par laquelle la protonotaire Aronovitch a accueilli en partie seulement la requête d’Apotex visant à obtenir une ordonnance enjoignant à Bristol‑Myers Squibb Company et à Bristol‑Myers Squibb Canada Inc. (collectivement, BMS) de produire des affidavits de documents plus complets concernant le nouveau motif d’inutilité soulevé par Apotex dans sa troisième défense et demande reconventionnelle modifiée.


EXPOSÉ DES FAITS

 

[2]               L’instance principale est une action intentée contre Apotex en 2000 par BMS qui allègue la contrefaçon du brevet canadien 1,198,436 (le brevet 436) relativement à un produit pharmaceutique, à savoir un antidépresseur appelé néfazodone.

 

[3]               En 2003, BMS a volontairement retiré son produit de néfazodone du marché canadien à la suite de l’avis diffusé par Santé Canada le 10 novembre 2003. Cet avis est reproduit en partie ci‑dessous.

 

Avis

 

Santé Canada supervise le retrait du marché de l’antidépresseur néfazodone

 

OTTAWA – Santé Canada supervise le retrait du marché de l’antidépresseur néfazodone. Cette mesure est le résultat d’une évaluation de l’innocuité effectuée par Santé Canada, qui a permis d’établir que la néfazodone pouvait causer de graves effets indésirables sur le foie. [...]

 

[...]

 

Au Canada, entre 1994 et la fin de 2002, on a signalé à Santé Canada au moins 38 cas d’effets hépatiques indésirables, dont un décès, qui seraient associés à des produits contenant de la néfazodone. Au début de 2003, Santé Canada a demandé aux fabricants de ces produits de soumettre les plus récentes données scientifiques à l’appui de l’innocuité du médicament. Santé Canada a évalué ces données et celles d’ouvrages scientifiques récents, et a conclu que [...] la vente de néfazodone devait être interrompue au Canada.

 


[4]               Par ordonnance datée du 28 juillet 2004, la Cour a accordé à Apotex l’autorisation de modifier sa défense et demande reconventionnelle pour plaider le nouveau motif d’inutilité fondé sur le retrait de la néfazodone du marché canadien. L’ordonnance prévoyait ce qui suit à la page 2 :

[traduction]

Les modifications font suite à des actions récentes de Brystol‑Myers. Conformément aux Règles, Apotex et Bristol‑Myers doivent modifier leurs affidavits de documents en se reportant aux allégations de fait. Il ne fait aucun doute qu’il s’ensuivra à juste titre des communications préalables tenant compte de la nouvelle production.

 

[5]               Apotex a modifié sa défense et demande reconventionnelle en y ajoutant les paragraphes suivants :

[traduction]

20A.              Le brevet 436 déclare que l’invention est liée à des composés, incluant la néfazodone, et, entre autres, à leur [traduction] « utilisation thérapeutique dans le traitement de la dépression ». Le brevet 436 assure que les composés de l’invention, incluant la néfazodone, sont [traduction] « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ». Le brevet 436 déclare également que l’invention fournit une méthode pour le traitement des mammifères souffrant de dépression et que, suivant une pratique clinique appropriée, les composés inventés, y compris la néfazodone, peuvent être administrés pour produire des effets antidépressifs efficaces sans qu’il en résulte des effets secondaires nocifs ou indésirables.

 

20B.               Contrairement aux assertions du brevet 436 qui ont été mentionnées précédemment, les composés de ce brevet, y compris la néfazodone, ne respectent pas l’engagement pris, en ce sens que ces composés, y compris la néfazodone, ne sont pas [traduction] « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ». Par conséquent, ces composés n’offrent pas l’utilité promise par le brevet 436.

 

 

[6]               L’ordonnance accordant à Apotex l’autorisation de modifier ses actes de procédure prévoyait un droit à la communication préalable des documents à l’égard de la nouvelle allégation d’inutilité. Insatisfaite de la communication documentaire subséquente faite par BMS, Apotex a présenté une requête à la protonotaire dont l’ordonnance délivrée le 4 avril 2005 fait l’objet du présent appel.


[7]               Dans la requête, Apotex a prié la protonotaire d’enjoindre à BMS de produire un affidavit de documents plus complet comprenant ce qui suit :

            [traduction]

a)       les notes de service, courriels ou documents internes de toute sorte des demanderesses concernant la décision de retirer leur produit du marché;

b)       les notes de service, courriels ou autres formes de correspondance entre BMS aux États‑Unis et BMS au Canada concernant la décision de retirer leur produit de néfazodone du marché;

c)       les données cliniques, résultats d’analyse en laboratoire, données statistiques ou autres ouvrages préparés ou utilisés par les demanderesses concernant les effets secondaires de la néfazodone en général ou les effets particuliers de son produit de néfazodone sur le foie;

d)       les lettres, courriels ou autres formes de communication entre les demanderesses et Santé Canada ou la Food and Drug Administration aux États-Unis et les communications semblables entre les demanderesses et d’autres organismes de réglementation ou du gouvernement;

e)       toute autre communication ou note de service ou tout autre document comportant des renseignements concernant la décision des demanderesses de retirer le produit du marché, ou en donnant un aperçu, y compris les communications adressées aux autorités en matière de santé, aux professionnels des soins de santé et au public.

 

La protonotaire a accueilli la requête d’Apotex en partie en ordonnant ce qui suit :

            [traduction]

Les demanderesses doivent produire des affidavits de documents plus complets établissant à l’annexe I la liste de tous les documents qu’elles ont en leur possession, sous leur autorité ou sous leur garde concernant des données cliniques, des résultats d’analyse en laboratoire, des données statistiques ou d’autres ouvrages préparés ou utilisés par les demanderesses concernant les effets secondaires de la néfazodone en général ou les effets particuliers de leur produit de néfazodone sur le foie.

 

De fait, la protonotaire a exigé la production des documents décrits au paragraphe c), mais non ceux décrits aux paragraphes a), b) d) et e).

 

 


NORME DE CONTRÔLE APPLICABLE

 

[8]               La norme de contrôle que la Cour doit appliquer dans l’examen d’une décision d’un protonotaire a été énoncée par la Cour d’appel fédérale dans Canada c. Aqua-Gem Investments Ltd., [1993] A.C.F. no 103 (Aqua-Gem) et confirmée par la Cour suprême du Canada dans Z.I. Pompey Industrie c. ECU-Line N.V., [2003] 1 R.C.S. 450. Le critère a été modifié par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Merck & Co. c. Apotex Inc., [2004] 2 R.C.F. 459 (Merck 2004), où le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour, a écrit ce qui suit au paragraphe 19 :

[...] Le juge saisi de l’appel contre l’ordonnance discrétionnaire d’un protonotaire ne doit pas intervenir sauf dans les deux cas suivants :

 

a) l’ordonnance porte sur des questions ayant une influence déterminante sur l’issue du principal,

b) l’ordonnance est entachée d’erreur flagrante, en ce sens que le protonotaire a exercé son pouvoir discrétionnaire en vertu d’un mauvais principe ou d’une mauvaise appréciation des faits.

 

[9]               Même si la Cour parvenait à une conclusion différente de celle de la protonotaire, la différence de point de vue n’est pas suffisante pour justifier l’intervention de la Cour. Par ailleurs, si la décision de la protonotaire est entachée d’une erreur flagrante, la Cour doit annuler cette décision et exercer son propre pouvoir discrétionnaire en reprenant l’affaire depuis le début. Les parties conviennent, de la même manière que la Cour, que la présente question n’a pas une « influence déterminante » sur l’issue du principal, si bien que cet aspect de la norme de contrôle n’entre pas en ligne de compte.


QUESTIONS EN LITIGE

 

[10]           La question en litige est de savoir si la protonotaire a commis une erreur flagrante en limitant la production des documents à l’égard de la question d’inutilité. Apotex soutient :

1.         qu’elle a commis une erreur de droit et de principe dans l’interprétation des sources juridiques applicables concernant son allégation d’inutilité, particulièrement en mettant l’accent sur la jurisprudence qui établit à l’égard de l’utilité une distinction entre les contextes de réglementation et de brevet;

2.         que, pour arriver à sa conclusion, elle a tenu compte d’une considération non pertinente en justifiant la portée étroite de son ordonnance par la cohérence avec les ordonnances précédentes;

3.         qu’elle a fait erreur dans l’application du critère de pertinence de l’article 222 des Règles des Cours fédérales pour exclure des catégories pertinentes de documents de son ordonnance de production d’affidavits de documents plus complets.

 

ANALYSE

a)         La portée de la communication ou de l’interrogatoire préalable

 

[11]           La portée de la communication ou de l’interrogatoire préalable repose sur la pertinence. Cependant, un protonotaire ou un juge peut refuser de prononcer une ordonnance enjoignant qu’on réponde à une question pertinente :

i.                     si la réponse n’est d’aucun secours à la position juridique de la partie qui interroge;

 

ii.                   s’il faudrait beaucoup de temps, d’efforts et de dépenses pour obtenir une réponse vraisemblablement de peu de valeur;

 

iii.                  si la question fait partie d’une « recherche à l’aveuglette » de portée vague et étendue.

 

 

Voir Merck & Co. c. Apotex Inc., [2003] A.C.F. n1725 (Merck 2003), au paragraphe 10, où le juge Strayer s’est exprimé en ces termes :

La jurisprudence de la Cour sur la portée de l’interrogatoire préalable est bien établie. On en trouve un résumé pratique dans la décision Reading & Bates Construction Co. et al. c. Baker Energy Resources Corp. et al. (1988) 24 C.P.R. (3rd) 66 aux pages 70 à 72 (C.F. 1re inst.). La première considération est incontestablement la pertinence. Cependant, si un protonotaire ou un juge estime qu’une question est pertinente, il peut néanmoins refuser d’ordonner d’y répondre si la réponse n’est d’aucun secours à la position juridique de la partie qui interroge, s’il faudrait beaucoup de temps, d’efforts et de dépenses pour obtenir une réponse vraisemblablement de peu de valeur ou encore si la question fait partie d’une « recherche à l’aveuglette » de portée vague et étendue.

 

[12]           Dans Apotex Inc. c. Merck & Co., [2004] A.C.F. no 1270, décision confirmée à 2005 CAF 24, le juge Martineau a déclaré ce qui suit au paragraphe 16 :

Les documents sur lesquels une partie ne peut s’appuyer ou qu’elle ne peut employer de quelque façon pour attaquer la cause d’une autre partie sont, en regard de ces principes, fondamentalement dépourvus de pertinence. La communication de tels documents entraîne une perte inutile de temps et d’argent. En cette matière, l’exercice du pouvoir discrétionnaire judiciaire est justifié. En l’espèce, il serait contraire à l’économie des Règles que la pertinence des documents sollicités par Apotex soit uniquement appréciée par un juge ultérieurement, soit une fois terminés les interrogatoires préalables.

 

Les documents abordant la question des dommages causés au foie peuvent avoir une incidence sur l’utilité du brevet et sont incontestablement pertinents, comme l’a décidé la protonotaire dans la présente affaire. La question à trancher par le juge de première instance est de savoir si les dommages au foie découverts après de nombreuses années d’utilisation du brevet, avec grand succès, rendent le brevet invalide ab initio sur le fondement de l’inutilité.

 

 

b)         Le critère de la pertinence

 

[13]           Le paragraphe 222(2) des Règles des Cours fédérales définit la pertinence pour les besoins de la communication des documents :

Pertinence

 

(2) Pour l'application des règles 223 à 232 et 295, un document d'une partie est pertinent si la partie entend l'invoquer ou si le document est susceptible d'être préjudiciable à sa cause ou d'appuyer la cause d'une autre partie.

Interpretation

 

(2) For the purposes of rules 223 to 232 and 295, a document of a party is relevant if the party intends to rely on it or if the document tends to adversely affect the party's case or to support another party's case.

 

[14]           Le critère applicable quant à la pertinence dans le contexte particulier de la communication préalable a été énoncé par la Cour d’appel fédérale dans Everest & Jennings Canadian Ltd. c. Invacare Corp., [1984] 1 C.F. 856 et réaffirmé dans SmithKline Beecham Animal Health Inc. c. Canada, [2002] A.C.F. no 837. Dans Apotex c. Canada, [2005] A.C.F. no 1021 (C.A.F.), le juge Nadon, s’exprimant au nom de la Cour, a déclaré au paragraphe 15 que la norme applicable est le critère du lancement d’une enquête, en citant le juge McEachern de la Cour suprême de la Colombie‑Britannique dans Boxer and Boxer Holdings Ltd. c. Reesor et al. (1983), 43 B.C.L.R. 352 (C.S.C.‑B.), à la page 359 :

            [traduction]

[Les demandeurs ont] le droit d’accès indéniable [...] aux documents qui pourraient leur inspirer des recherches, lesquelles pourraient, directement ou indirectement, favoriser leur cause ou anéantir celle de la partie défenderesse, en particulier sur la question cruciale de l’interprétation respective de l’accord [...].

 

 

En outre, dans SmithKline, précité, la juge Sharlow de la Cour d’appel fédérale, a affirmé au paragraphe 25 que le critère du « lancement d’une enquête » est la norme expressément adoptée pour la communication préalable de documents.

 

[15]           Pour déterminer si un document est pertinent dans la présente instance, il faut examiner sa nature eu égard au nouveau motif d’inutilité de la défenderesse qui a justifié la portée élargie de la communication de documents, lequel motif est présenté aux paragraphes 20A et 20B de la troisième défense et demande reconventionnelle modifiée que je reproduis de nouveau ci­‑dessous par souci de commodité.

[traduction]

20A.              Le brevet 436 déclare que l’invention est liée à des composés, incluant la néfazodone, et, entre autres, à leur [traduction] « utilisation thérapeutique dans le traitement de la dépression ». Le brevet 436 assure que les composés de l’invention, incluant la néfazodone, sont [traduction] « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ». Le brevet 436 déclare également que l’invention fournit une méthode pour le traitement des mammifères souffrant de dépression et que, suivant une pratique clinique appropriée, les composés inventés, y compris la néfazodone, peuvent être administrés pour produire des effets antidépressifs efficaces sans qu’il en résulte des effets secondaires nocifs ou indésirables.

 

20B.               Contrairement aux assertions du brevet 436 qui ont été mentionnées précédemment, les composés de ce brevet, y compris la néfazodone, ne respectent pas l’engagement pris, en ce sens que ces composés, y compris la néfazodone, ne sont pas [traduction] « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ». Par conséquent, ces composés n’offrent pas l’utilité promise par le brevet 436.

 

 

[16]           Cette conclusion se décortique comme suit :

i.                     Le brevet est destiné à une « utilisation thérapeutique dans le traitement de la dépression ».

 

ii.                   Le brevet assure que ses composés sont « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux ».

 

iii.                  Le médicament inventé produit « des effets antidépressifs efficaces sans qu’il en résulte des effets secondaires nocifs ou indésirables ».

 

iv.                 Contrairement aux engagements contenus dans le brevet, les composés du brevet ne sont pas « des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux » et, par conséquent, le médicament n’offre pas l’utilité promise par le brevet.

 

[17]           Par conséquent, il faut appliquer le critère de pertinence relatif à la communication préalable de documents qui a été adopté dans SmithKline, précité, aux faits présentés à la protonotaire. La question consiste à se demander si le document dont la production est sollicitée lance la défenderesse dans une enquête susceptible de lui permettre directement ou indirectement de plaider sa propre cause ou de nuire à celle des demanderesses particulièrement en ce qui a trait à la nouvelle question d’inutilité. La portée de la pertinence est définie par la nouvelle question d’inutilité formulée dans les actes de procédure modifiés de la défenderesse.

 

c)         L’utilité de l’invention

 

[18]           Il me faut maintenant définir la portée de la pertinence, à savoir l’absence d’utilité nouvellement alléguée à l’égard de l’invention des demanderesses au sens de l’article 2 de la Loi sur les brevets :

Définitions 2.

[...]

"invention" Toute réalisation, tout procédé, toute machine, fabrication ou composition de matières, ainsi

que tout perfectionnement de l'un d'eux, présentant le caractère de la nouveauté et de l'utilité.

 

[je souligne]

Definitions 2.

[...]

"invention" means any new and useful art, process, machine, manufacture or composition of matter, or any

new and useful improvement in any art, process, machine, manufacture or composition of matter;

 

[emphasis added]

 

[19]           Dans Apotex Inc. c. Wellcome Foundation Ltd., [2002] 4 R.C.S. 153, la Cour suprême du Canada s’est prononcée sur l’utilité dans le contexte du droit des brevets, en déclarant ce qui suit au paragraphe 46 :

[ ...] L’utilité est une composante essentielle de la définition du mot « invention » (Loi sur les brevets, art. 2). Une politique consistant à délivrer le brevet d’abord et à poser des questions plus tard revient à obliger injustement la partie qui attaque la validité du brevet à en établir l’invalidité, sans que le titulaire du brevet n’ait jamais à en établir la validité. À moins que l’inventeur ne soit en mesure d’établir, au moyen d’une démonstration ou d’une prédiction valable, l’utilité de l’invention au moment de la demande de brevet, le commissaire est tenu « en droit » de refuser le brevet (Loi sur les brevets, art. 40).

 

 

[20]           Dans Consolboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd. (1981), 56 C.P.R. (2d) 145 (C.S.C.) (Consolboard), la Cour suprême du Canada a expliqué la doctrine de l’inutilité en droit des brevets, à la page 160, en faisant référence à Halsbury’s Laws of England (3éd.), volume 29, page 59 :

[« Inutile »] signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». [...] ce n’est pas l’utilité pratique de l’invention ni son utilité commerciale qui importe à moins que le mémoire descriptif ne laisse prévoir une utilité commerciale, il n’importe pas plus que l’invention apporte un avantage réel au public ni qu’elle soit particulièrement adaptée au but visé.

 

Par conséquent, la question de la pertinence consiste à décider si un document mène ou non à une logique qui peut permettre directement ou indirectement de plaider une cause en invoquant que l’invention du demandeur ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle « ne produira rien du tout » ou qu’elle « ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». Le présent appel vise à déterminer si la protonotaire a commis une erreur flagrante dans sa conclusion concernant la pertinence des documents décrits aux paragraphes a), b), d) et e) qui ont été reproduits au paragraphe 7 des présents motifs.

 

 

d)         L’ordonnance de la protonotaire exigeant la production de documents scientifiques

 

[21]           Dans sa décision, la protonotaire a ordonné aux demanderesses de produire des affidavits de documents plus complets :

            [traduction]

Les demanderesses doivent produire des affidavits de documents plus complets établissant à l’annexe I la liste de tous les documents qu’elles ont en leur possession, sous leur autorité ou sous leur garde concernant des données cliniques, des résultats d’analyse en laboratoire, des données statistiques ou d’autres ouvrages préparés ou utilisés par les demanderesses concernant les effets secondaires de la néfazodone en général ou les effets particuliers de leur produit de néfazodone sur le foie.

 

Les documents visés par l’ordonnance sont amplement conformes à la catégorie de documents recherchés par Apotex et énumérés au paragraphe c) de l’ordonnance sollicitée :

c)   les données cliniques, résultats d’analyse en laboratoire, données statistiques ou autres ouvrages préparés ou utilisés par les demanderesses concernant les effets secondaires de la néfazodone en général ou les effets particuliers de son produit de néfazodone sur le foie;

 

[22]           La protonotaire a déclaré aux pages 3 à 5 de son ordonnance :

[traduction]

Apotex dit qu’elle a modifié sa défense pour alléguer que le brevet 436 n’offre pas l’utilité promise, compte tenu du fait que Santé Canada a conclu à l’existence d’effets secondaires sur le foie et du retrait subséquent de la néfazodone du marché par les demanderesses pour ce motif.

 

L’évaluation de l’innocuité réalisée par Santé Canada qui a permis d’établir que l’utilisation de la néfazodone pouvait causer des effets indésirables sur le foie est soulignée dans l’avis diffusé par Santé Canada annonçant le retrait du médicament du marché. Ces renseignements appartiennent au domaine public.

 

[ ...]

 

La question est de savoir si les effets secondaires sur le foie et les documents y afférents sont pertinents quant à la défense modifiée d’inutilité au sens de la jurisprudence, à savoir en ce sens que, si les allégations concernant les effets secondaires sur le foie sont corroborées, elles pourraient avoir une incidence sur l’issue de l’action en contrefaçon de brevet. (Apotex Inc. c. Merck & Co., [2004] A.C.F. no 1270)

 

[...]

 

Cela dit, la notion d’utilité englobe bel et bien la promesse du brevet. « Inutile » signifie [traduction] « que l’invention ne fonctionnera pas, dans le sens qu’elle ne produira rien du tout ou, dans un sens plus général, qu’elle ne fera pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera ». (Consolaboard Inc. c. MacMillan Bloedel (Saskatchewan) Ltd. (1981), 56, C.P.R. (2d) 145 (C.S.C.))

 

Le libellé des modifications d’Apotex se rapportant aux résultats promis par le brevet s’apparente aux termes de celui‑ci pour ce qui est des effets secondaires.

 

       Le paragraphe ci‑dessous est extrait de la page 7 du brevet 436.

 

[traduction]

Conformément aux épreuves qui précèdent, les composés de la formule I, où R représente un méta-chloro et R1, l’hydrogène, inhibent la liaison avec la sérotonine et ils étaient relativement inactifs dans les liaisons avec les récepteurs de la dopamine, les récepteurs cholinergiques et les récepteurs alpha. Cette dernière liaison est particulièrement importante parce que les médicaments ayant une affinité élevée pour les récepteurs alpha par rapport aux récepteurs de la sérotonine de type 2 sont susceptibles de causer des effets secondaires tels que la sédation et la diminution de la tension artérielle. Par conséquent, les présents composés et particulièrement les réalisations privilégiées mentionnées ci-dessus sont considérés comme des antidépresseurs améliorés présentant des effets secondaires potentiels minimaux.

 

Le passage ci‑dessous a été extrait des pages 15 et 16 du brevet 436.

 

Un autre aspect de la présente invention prévoit une méthode de traitement des mammifères souffrant de dépression qui comprend l’administration systématique d’une quantité d’antidépresseur efficace au plan thérapeutique d’un composé de la formule I ou d’un de ses sels pharmaceutiquement acceptables obtenus par addition d’un acide [...]

 

[...] Conformément à la pratique clinique applicable, il est préférable d’administrer les présents composés suivant une concentration qui produira des effets antidépressifs efficaces sans causer d’effets secondaires nocifs et indésirables. (Non souligné dans l’original.)

[ ...]

 

Malgré les arguments solides de BMS, je ne suis pas convaincue que les effets secondaires autres que ceux indiqués ne sont pas visés par la promesse du brevet, y compris en ce qui a trait au dosage. J’accueillerai en partie la demande d’Apotex sous réserve de la décision finale quant à la pertinence qui reviendra au juge de première instance qui entendra l’action en contrefaçon sur le fond.

 

Je dis en partie, puisque je considère que la demande d’Apotex est trop vaste et, en grande partie, à mon avis, non pertinente.

 

[ ...]

[Non souligné dans l’original.]

 

 

[23]           Compte tenu de ce qui précède, je suis convaincu que la protonotaire a estimé que la question de la toxicité hépatique (du foie) soulève une question donnant matière à procès relativement à la défense d’inutilité du brevet 436 exposée aux paragraphes 20A et 20B des actes de procédures modifiés d’Apotex.

 

[24]           À mon avis, la protonotaire n’a pas commis d’erreur flagrante en tranchant que les documents scientifiques correspondant aux paramètres de son ordonnance sont pertinents dans la mesure où :

a)      L’inutilité est liée au fait que la néfazodone ne fait pas ce que le mémoire descriptif prédit qu’elle fera.

 

b)     L’hépatotoxicité et les effets secondaires généraux de la néfazodone sont susceptibles, à l’instruction, d’être jugés incompatibles avec les résultats promis au chapitre des effets secondaires.

 

 

Les documents comportant des données cliniques, des résultats d’analyse en laboratoire et des données statistiques qui peuvent corroborer la toxicité hépatique ou les effets secondaires généraux permettent de lancer une enquête susceptible de favoriser une cause voulant que l’invention ne fonctionne pas, sous réserve, bien entendu, de la décision définitive du juge de première instance quant à la pertinence juridique. Dans le contexte de la communication préalable des documents, par ailleurs, cette catégorie de documents recherchés par Apotex permet de satisfaire au critère du lancement d’une enquête.

 

e)         Les documents exclus par l’ordonnance de la protonotaire

 

[25]           Apotex soutient que l’ordonnance excluant les autres catégories de documents dont elle sollicite la production empêche la communication de tous les documents pertinents. Au dire d’Apotex, puisque la protonotaire a conclu que la question de la toxicité du foie était pertinente, elle a fait erreur en excluant les autres catégories de documents qui, selon ce que la défenderesse croit, contiennent des renseignements sur les effets indésirables de la néfazodone sur le foie.

 

[26]           Les quatre catégories de documents exclues se rapportent au retrait du médicament du marché et à des communications avec les autorités en matière de santé. La protonotaire a estimé que ces catégories de documents étaient trop vastes et non pertinentes. Comme le juge Binnie de la Cour suprême du Canada l’a déclaré dans Apotex c. Wellcome, précité, au paragraphe 77 :

[...] Les conditions préalables en matière de preuve que doit remplir le fabricant qui souhaite commercialiser une drogue nouvelle visent un objectif différent de celui visé par le droit des brevets. Dans le premier cas, on parle d’innocuité et d’efficacité alors que, dans le deuxième cas, il est question d’utilité, mais dans le contexte de l’inventivité. De par sa nature, la règle de la prédiction valable présuppose l’existence d’autres travaux à accomplir.

 

Le protonotaire a tenu compte de cette distinction. Les quatre catégories de documents demandés par Apotex se rapportent au retrait du médicament du marché qui, selon ce qu’affirme la demanderesse, a été effectué conformément à des exigences réglementaires d’innocuité et d’efficacité, et non parce que le médicament n’est pas utile dans le traitement de la dépression ou qu’il ne produit pas les résultats promis en ce qui a trait aux effets secondaires. Les documents afférents au retrait du médicament du marché et aux communications avec les autorités en matière de santé au Canada et aux États-Unis sont pertinents pour un objectif différent de celui du droit des brevets. Pour ces motifs, je ne peux conclure que la protonotaire a commis une « erreur flagrante » dans l’exercice de son pouvoir discrétionnaire. Ces catégories de documents sont trop vastes et non pertinentes.

 

[27]           Cependant, j’ajouterais en obiter que les documents de quelque nature que ce soit comportant des renseignements sur le lien entre la néfazodone et la toxicité hépatique sont pertinents et seraient assujettis à la production si la demande en était faite. Ces documents comprendraient les notes de service internes et la correspondance avec les organismes de réglementation et les professionnels de la santé. Pareils documents satisferaient au critère de lancement d’une enquête et à la norme de pertinence. Le fait que ces documents puissent ne pas contenir de preuve scientifique objective est une question d’appréciation, et non de pertinence.

 

f)          Les effets secondaires précisés dans le brevet

 

[28]           BMS soutient que la description du brevet limite les résultats promis concernant les effets secondaires à deux champs restreints :

1. dans le cas des effets secondaires minimaux déclarés à la page 7 du brevet 436, ils sont limités à des effets physiologiques probablement attribuables à l’activité des récepteurs α‑adrénergiques, qui se traduisent généralement par de la sédation et une diminution de la tension artérielle;

 

2. dans le cas des effets secondaires nocifs ou indésirables mentionnés à la page 16 du brevet 436, ils sont limités à ceux ayant un lien avec le dosage de la néfazodone.

 

BMS a de plus soutenu que la toxicité hépatique ne tombe dans ni l’un ni l’autre de ces engagements et que, par conséquent, aucun document concernant la toxicité hépatique ne serait pertinent quant à l’allégation d’inutilité plaidée à l’instruction.

 

[29]           Je ne peux souscrire à la position de BMS quant à la pertinence. L’interprétation du brevet pour décider de la signification des effets secondaires qui y sont décrits est une question qui relève du juge de première instance. Pour les besoins de la communication préalable des documents, la portée de la pertinence englobe les documents afférents à la question en litige. La récente contestation d’Apotex à l’égard de l’utilité de l’invention de BMS constitue, du fait de ses actes de procédure modifiés, pareille question en litige.

 

g)         La question de la toxicité hépatique

 

[30]           La protonotaire a conclu, et je suis d’accord avec elle, que la question de la toxicité hépatique est pertinente quant à la question d’utilité du brevet dans le cadre de l’instruction. Dans Feherguard Products Ltd. c. Rocky's of B.C. Leisure Ltd., [1995] A.C.F. no 620, le juge Décary, s’exprimant au nom de la Cour d’appel fédérale, a déclaré au paragraphe 19 que : [p]our apprécier l’utilité de l’invention, il faut examiner le brevet dans son ensemble, et non les seules revendications ». Dans l’arrêt Consolboard, précité, cité avec approbation dans Whirlpool Corp. c. Camco Inc., [2000] 2 R.C.S. 1067, le juge Dickson de la Cour suprême du Canada, en considérant les revendications d’un brevet, a expliqué ce qui suit aux pages 520 et 521 :

Il faut considérer l’ensemble de la divulgation et des revendications pour déterminer la nature de l’invention et son mode de fonctionnement (Noranda Mines Limited c. Minerals Separation North American Corporation, [1950] R.C.S. 36), sans être ni indulgent ni dur, mais plutôt en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public.

 

Je suis conscient que, à cette étape‑ci, la pertinence ultime de la toxicité hépatique quant à l’utilité du brevet ne doit pas faire l’objet d’une décision sur le fond. Compte tenu du fait que l’utilité du brevet 436 est une question en litige importante, il me revient de décider seulement si la toxicité hépatique est pertinente quant à cette question à l’étape de la communication préalable afin d’exiger la production de documents qui seront appréciés ou rejetés par le juge des faits. À cette fin, le brevet doit être interprété dans son ensemble, y compris les revendications et la divulgation, en vue de déterminer ce qu’il aurait signifié pour un ouvrier versé dans l’art auquel l’invention appartient. Je suis convaincu, en cherchant une interprétation qui soit raisonnable et équitable à la fois pour le titulaire du brevet et pour le public, qu’il existe un argument suivant lequel la toxicité hépatique peut être visée par le sens des mots [traduction] « effets secondaires potentiels minimaux » ou [traduction] « effets secondaires nocifs ou indésirables » qui figurent aux pages 7 et 15 de la divulgation du brevet 436 de BMS. La Cour estime que les documents qui établissent un lien entre la néfazodone et la toxicité hépatique sont pertinents quant à la question de l’utilité à l’étape de la communication préalable.

 

[31]           Je suis conscient que la Cour ne se prononce pas sur la pertinence de la toxicité hépatique quant à l’utilité réelle de l’invention en question, mais seulement quant aux résultats promis concernant les effets secondaires mentionnés dans la divulgation du brevet. Tel qu’il a été mentionné précédemment, ce n’est pas l’utilité pratique d’une invention ni son utilité commerciale qui importe, à moins que le mémoire descriptif ou la divulgation du brevet ne laisse prévoir une utilité commerciale ou, en l’occurrence, des effets secondaires minimaux. Dans la présente affaire, le médicament breveté a été un antidépresseur efficace et utile pendant de nombreuses années avant d’être retiré. Par conséquent, il était reconnu pour faire ce qu’il avait été conçu pour faire. Cependant, si ce médicament produit des effets secondaires graves sur le foie, ce fait peut soulever une question d’utilité. À ce stade‑ci, la demanderesse ne croit pas que le médicament produit des effets secondaires graves sur le foie.

 

 

CONCLUSION

 

[32]           Comme l’ordonnance de production sollicitée est trop vaste, on pourrait croire à une tentative de recherche à l’aveuglette, ce que la Cour n’autorisera pas. Voir Pharmacia S.p.A. c. Faulding (Canada) Inc. (1999), 3 C.P.R. (4th) 126 (C.A.F.), motifs du juge MacDonald, au paragraphe 3. Je ne suis pas convaincu que la protonotaire a commis une erreur flagrante en concluant que l’ordonnance sollicitée par Apotex en qui a trait aux documents visés aux paragraphes a), b), d) et e) avait une portée trop étendue et visait à lui procurer des documents qui n’étaient pas pertinents quant à la question de savoir si la néfazodone pouvait causer des effets secondaires graves sur le foie qui la rendaient inutile dans le traitement de la dépression avec des effets secondaires potentiels minimaux, comme le prédit le mémoire descriptif du brevet.

 

[33]           Les documents afférents à la décision des demanderesses de retirer le médicament du marché concernent une question de réglementation. Toutefois, les documents qui portent sur le risque grave que peut présenter la néfazodone pour le foie se rapportent aux effets secondaires, sont pertinents et, s’ils sont demandés à l’étape de la communication préalable, doivent être produits. Ces documents comprendraient les notes de service internes des sociétés demanderesses et la correspondance avec les organismes de réglementation et les professionnels de la santé. Avec cet obiter dictum, j’estime que le succès du présent appel est divisé, de sorte que les dépens y afférents devraient suivre l’issue de la cause.

 

 

ORDONNANCE

 

LA COUR ORDONNE :

 

L’appel interjeté à l’égard de l’ordonnance rendue le 4 avril 2005 par la protonotaire Aronovitch est rejeté et les dépens y afférents suivront l’issue de la cause.

 

 

« Michael A. Kelen »

                                                                                                                                              Juge

 

 

Traduction certifiée conforme

Thanh-Tram Dang, B.C.L., LL.B.

 

 


COUR FÉDÉRALE

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER

 

 

DOSSIER :                                                             T-2078-00

 

INTITULÉ :                                                           BRISTOL-MYERS SQUIBB COMPANY et al.

                                                                                c.

                                                                                APOTEX INC.

                                                                               

 

LIEU DE L’AUDIENCE :                                     TORONTO (ONTARIO)

 

DATE DE L’AUDIENCE :                                   LE 27 SEPTEMBRE 2005

 

MOTIFS DE L’ORDONNANCE

ET ORDONNANCE :                                           MONSIEUR LE JUGE KELEN

 

DATE DES MOTIFS :                                          LE 3 OCTOBRE 2005

 

 

COMPARUTIONS :

 

Jay Zakaib                                                                POUR LES DEMANDERESSES

Marc Richard                                                          

 

David Lederman                                                       POUR LA DÉFENDERESSE

 

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

 

Gowling Lafleur Henderson LLP                               POUR LES DEMANDERESSES

160, rue Elgin, bureau 2600

Ottawa (Ontario)

K1P 1C3                                                                

 

Goodmans LLP                                                        POUR LA DÉFENDERESSE

250, rue Yonge, bureau 2400

Toronto (Ontario)

M5B 2M6

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