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Date : 20190717


Dossier : IMM-3083-18

Référence : 2019 CF 947

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 17 juillet 2019

En présence de madame la juge Roussel

ENTRE :

MOZIBOR RAHAMAN

demandeur

et

MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Le demandeur, M. Mozibor Rahaman, est un citoyen du Bangladesh qui est arrivé au Canada en avril 2014 avec un visa de résident temporaire. En juin 2014, il a demandé l’asile, affirmant que s’il retournait au Bangladesh, il serait la cible de membres de la Ligue Awami en raison de ses opinions politiques. Sa demande d’asile a été rejetée par la Section de la protection des réfugiés en mars 2015 et par la Section d’appel des réfugiés [SAR] en décembre 2015. Sa demande d’examen des risques avant renvoi [ERAR] a également été rejetée en mai 2017, de même que sa demande d’autorisation de présenter une demande de contrôle judiciaire de la décision de la SAR et de la décision relative à l’ERAR.

[2]  En décembre 2017, le demandeur a déposé depuis le Canada une demande de résidence permanente pour des motifs d’ordre humanitaire. En mai 2018, une agente d’immigration principale [l’agente] a envoyé au demandeur une lettre d’équité procédurale pour l’informer qu’il était possiblement interdit de territoire au Canada parce qu’il avait admis être membre du Jatiyatabadi Jubo Dal [Jubo Dal], une aile jeunesse affiliée au Parti nationaliste du Bangladesh [PNB]. L’agente a avisé le demandeur que pour compléter l’évaluation de sécurité, elle avait besoin de renseignements sur les rôles et les responsabilités du demandeur au sein de cette organisation. Le demandeur a déposé ses observations en juin 2018.

[3]  La demande de résidence permanente du demandeur a été rejetée le 21 juin 2018. L’agente a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [LIPR] pour avoir été membre du PNB, une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de subversion ou de terrorisme visés aux alinéas 34(1)b) et 34(1)c) de la LIPR.

[4]  Le demandeur sollicite le contrôle judiciaire de la décision de l’agente. Il soutient que celle‑ci a commis une erreur en concluant que le PNB était une organisation violente qui est, a été ou sera l’auteur d’actes de subversion ou de terrorisme. Le demandeur ne nie pas sa participation et son appartenance au PNB. Il s’est joint au Jubo Dal en janvier 2009, est devenu membre du comité exécutif de sa section locale en février 2010, a été nommé secrétaire public en avril 2011 et a occupé le poste de secrétaire organisateur de janvier 2013 à juin 2014.

[5]  Pour les motifs qui suivent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée.

II.  Analyse

[6]  Les dispositions applicables de la LIPR sont les suivantes :

Sécurité

Security

33 Les faits — actes ou omissions — mentionnés aux articles 34 à 37 sont, sauf disposition contraire, appréciés sur la base de motifs raisonnables de croire qu’ils sont survenus, surviennent ou peuvent survenir.

33 The facts that constitute inadmissibility under sections 34 to 37 include facts arising from omissions and, unless otherwise provided, include facts for which there are reasonable grounds to believe that they have occurred, are occurring or may occur.

34 (1) Emportent interdiction de territoire pour raison de sécurité les faits suivants :

34 (1) A permanent resident or a foreign national is inadmissible on security grounds for :

[…]

b) être l’instigateur ou l’auteur d’actes visant au renversement d’un gouvernement par la force;

(b) engaging in or instigating the subversion by force of any government;

c) se livrer au terrorisme;

 

(c) engaging in terrorism;

[…]

f) être membre d’une organisation dont il y a des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’un acte visé aux alinéas a), b), b.1) ou c).

(f) being a member of an organization that there are reasonable grounds to believe engages, has engaged or will engage in acts referred to in paragraph (a), (b), (b.1) or (c).

[7]  Les conclusions d’interdiction de territoire au titre du paragraphe 34(1) de la LIPR font intervenir des questions mixtes de fait et de droit à l’égard desquelles les agents d’immigration ont un certain degré d’expertise, et elles sont donc susceptibles de contrôle selon la norme de la décision raisonnable (Saleheen c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 145, par. 24 [Saleheen]; Intisar c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1128, par. 15 [Intisar]; Rana c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2018 CF 1080, par. 19 [Rana]; Alam c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 922, par. 11 [Alam]; Kamal c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2018 CF 480, par. 12 [Kamal]; AK c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 236, par. 12 [AK]; SA c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2017 CF 494, par. 9 [SA]; Chowdhury c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 189, par. 8 [Chowdhury]; Gazi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 94, par. 17 [Gazi]; Pizarro Gutierrez c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2013 CF 623, par. 21 [Gutierrez]).

[8]  Lorsqu’elle effectue le contrôle d’une décision selon la norme de la décision raisonnable, la Cour doit examiner la justification, la transparence et l’intelligibilité du processus décisionnel et se demander si la décision fait partie des issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Khosa, 2009 CSC 12, par. 59; Dunsmuir c New Brunswick, 2008 CSC 9, par. 47).

[9]  Les faits menant à une interdiction de territoire doivent être établis selon la norme des « motifs raisonnables de croire » (LIPR, art. 33). Cette norme exige « davantage qu’un simple soupçon, mais [reste] moins stricte que la prépondérance des probabilités applicable en matière civile » (Mugesera c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2005 CSC 40, par. 114; Alam, par. 12; Gazi, par. 21-22; Gutierrez, par. 22). Par conséquent, la question dont est saisie la Cour ne consiste pas à déterminer s’il y avait des motifs raisonnables de croire que le demandeur était interdit de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR, mais plutôt à déterminer si la conclusion de l’agent, selon laquelle il y avait des motifs raisonnables, était raisonnable en soi (Alam, par. 13; Rana, par. 21; Gutierrez, par. 22).

[10]  Dans la majorité des cas, la Cour a jugé qu’il était raisonnable de conclure que d’anciens membres du PNB étaient interdits de territoire en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR (Saleheen; Intisar; Alam; Kamal; SA; Gazi). Dans d’autres cas, toutefois, la Cour a conclu autrement, et pour différentes raisons (MN c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2019 CF 796; Rana; AK; Chowdhury). Un aperçu utile des affaires pertinentes est fourni par la juge en chef adjointe Gagné dans l’affaire Saleheen. Malgré les différentes issues possibles, il est bien établi que chaque affaire doit être tranchée en fonction de son dossier et des conclusions de fait tirées dans la décision contestée (Salaheen, par. 26; Rana, par. 7).

[11]  En l’espèce, l’agente a conclu que le demandeur était interdit de territoire au Canada en application de l’alinéa 34(1)f) de la LIPR parce qu’il était membre du PNB, une organisation dont il y avait des motifs raisonnables de croire qu’elle est, a été ou sera l’auteur d’actes de subversion ou de terrorisme visés aux alinéas 34(1)b) et c) de la LIPR.

[12]  Bien que le demandeur nie que le PNB soit une organisation violente qui est, a été ou sera l’auteur d’actes de subversion ou de terrorisme, il n’aborde l’analyse relative au PNB que dans l’optique du terrorisme et ne présente aucune observation précise sur l’analyse de l’agente concernant les actes de subversion visés à l’alinéa 34(1)b) de la LIPR. À mon avis, ce défaut suffit à trancher l’affaire. Cela étant dit, j’aborderai néanmoins les arguments du demandeur relatifs à l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[13]  Lorsqu’elle a établi que le PNB était une organisation qui est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme visés à l’alinéa 34(1)c) de la LIRP, l’agente a appliqué la définition de terrorisme énoncée par la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Suresh c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 1 [Suresh]. Le demandeur n’a pas contesté l’application par l’agente de cette définition, qui est la suivante :

[…] tout « acte destiné à tuer ou blesser grièvement un civil, ou toute autre personne qui ne participe pas directement aux hostilités dans une situation de conflit armé, lorsque, par sa nature ou son contexte, cet acte vise à intimider une population ou à contraindre un gouvernement ou une organisation internationale à accomplir ou à s’abstenir d’accomplir un acte quelconque ».  (Suresh, par. 98).

[14]  Contrairement aux autres décisions révisées par la Cour, l’agente n’a pas, en l’espèce, mentionné la définition d’« activité terroriste » qui se trouve dans le Code criminel, LRC 1985, c C-46 [Code criminel] et ne s’est pas fondée sur celle-ci.

[15]  Essentiellement, le demandeur soutient que la définition de terrorisme établie dans l’arrêt Suresh exige une intention de causer des blessures graves ou la mort, de mettre en danger la vie d’autrui ou de causer un risque grave pour la santé et la sécurité d’autrui et donc, n’inclut pas le décès accidentel de civils dans une situation donnée, comme une grève. Une perturbation ou une interruption grave des services essentiels dans le cadre de grèves et de hartals (grèves générales) ne peut être considérée comme une activité terroriste, à moins que ces manifestations n’aient pour objectif de causer la mort, des blessures graves ou un risque grave pour la santé et la sécurité ou de mettre en danger la vie d’autrui. De plus, la présence de violence lors de grèves et d’actes de désobéissance civile n’est pas inhabituelle dans les pays démocratiques, et ne suffit pas pour conclure à des actes terroristes de la part du PNB. Le demandeur souligne que le fait que les hartals soient souvent associés à la violence ne constitue pas une preuve de l’intention du PNB de causer de la violence lorsqu’il appelle à de telles manifestations. Selon le demandeur, rien dans le dossier ne permet de mener à une conclusion selon laquelle les dirigeants du PNB avaient l’intention de blesser ou de tuer des civils lorsqu’ils avaient appelé à la désobéissance civile, notamment par des manifestations, des grèves ou des hartals. Pour cette raison, le demandeur affirme que la décision de l’agente est déraisonnable.

[16]  Le demandeur se fonde en grande partie sur la décision rendue par la Cour dans l’affaire AK, où le juge Richard G. Mosley a énoncé ce qui suit aux paragraphes 41 et 42 :

[41]  J’ai passablement de difficultés à accepter la notion qu’un appel à la grève générale par un parti politique en vue d’inciter le parti au pouvoir à entreprendre des mesures comme proroger le Parlement ou convoquer des élections partielles s’inscrit dans le cadre de « ce que l’on entend essentiellement par "terrorisme" à l’échelle internationale ». Il n’est pas exagéré de prétendre, comme l’a fait le demandeur dans la présente instance que l’interprétation de la loi par le défendeur pourrait comprendre des activités politiques qui, si elles étaient menées au Canada, seraient protégées en vertu de l’article 2 de la Charte canadienne des droits et libertés, en l’absence d’une intention d’avoir recours à la violence à des fins politiques.

[42]  En l’espèce, j’ai eu certaines difficultés à comprendre quelles conclusions avaient été tirées par l’agent puisque ses commentaires relatifs aux intentions des dirigeants du PNB, eu égard aux appels aux hartals, étaient assortis de qualificatifs. L’agent a reconnu que les dirigeants avaient condamné le recours à la violence, mais il a estimé que celle-ci avait eu lieu trop tard et bien après le fait. Contrairement à la situation dans S.A., il n’a pas été expressément conclu que les appels aux hartals équivalaient à des appels à commettre des actes dans le sens visé par le terme « terrorisme ».

[17]  Comme la Cour l’a mentionné dans la décision Alam, l’absence de conclusion expresse selon laquelle les appels aux hartals du BNP équivalaient à des appels à commettre des actes de terrorisme semble avoir été un élément déterminant la décision AK (Alam, par. 20).

[18]  En l’espèce, l’agente a reconnu que la liberté d’expression incluait le droit de manifester et de faire la grève. Cependant, elle a également mentionné que l’appel au hartal par le PNB n’équivalait pas à un appel à manifester ou à faire la grève dans un pays comme le Canada. L’agente a explicitement conclu qu’un appel à manifester du PNB n’était pas un simple appel à la grève générale, mais plutôt un appel à des actes violents, qu’elle a qualifiés d’actes de terrorisme et de subversion au sens des alinéas 34(1)b) et c) de la LIPR.

[19]  Pour en arriver à cette conclusion, l’agente s’est fondée sur des éléments de preuve objectifs relatifs à la situation dans le pays, qui établissaient : le fait que le Jubo Dal était une « aile jeunesse » du PNB et une organisation de façade pour le PNB; le fait que le PNB avait participé à la recrudescence des violences ayant précédé l’élection de janvier 2014; le nombre de décès causés et de civils blessés; le recours généralisé à l’intimidation; la destruction illégale de biens privés; les perturbations économiques; et, plus important encore, le fait que des civils innocents soient pris pour cibles, le tout afin de contester le parti au pouvoir. En se fondant sur ces éléments de preuve, l’agente a mis en évidence l’ampleur de la violence, le recours à l’intimidation, l’intention derrière les hartals du PNB et leur effet sur l’économie du pays, et l’étendue des assassinats et des préjudices causés aux civils.

[20]  L’agente a également abordé l’article de presse concernant les déclarations de Khaleda Zia, où celle-ci donnait aux membres du PNB, aux dirigeants de l’alliance de 18 partis et à d’autres partis l’instruction de ne pas recourir à la violence contre les civils innocents et de s’abstenir de causer des dommages à leurs biens lors des manifestations. Le demandeur s’est fondé sur cet article pour démontrer qu’un appel aux hartals ne constituait pas un appel à la violence. Le fait que l’agente ait souligné que les actes de subversion et de terrorisme dont le PNB était l’instigateur s’étaient intensifiés après cette période démontre clairement que l’analyse de l’intention était au centre de ses préoccupations. Le demandeur ne m’a pas convaincue qu’il était déraisonnable pour l’agente d’accorder moins de poids à cet article.

[21]  Compte tenu des éléments de preuve dont disposait l’agente, et considérant son expertise, à l’égard de laquelle je dois faire preuve de déférence, je suis convaincue que l’agente a raisonnablement conclu qu’il y avait des motifs raisonnables de croire que le PNB est, a été ou sera l’auteur d’actes de terrorisme visés par l’alinéa 34(1)c) de la LIPR.

[22]  Par conséquent, la demande de contrôle judiciaire est rejetée. Aucune question n’a été proposée aux fins de certification, et je conviens que l’affaire n’en soulève aucune.


JUGEMENT dans le dossier IMM-3083-18

LA COUR STATUE que :

  1. La demande de contrôle judiciaire est rejetée;

  2. Aucune question de portée générale n’est certifiée.

« Sylvie E. Roussel »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de juillet 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM-3083-18

INTITULÉ :

MD MOZIBOR RAHAMAN c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

LIEU DE L’AUDIENCE :

MONTRÉAL (QUÉBEC)

DATE DE L’AUDIENCE :

lE 31 JANVIER 2019

JUGEMENT ET MOTIFS DU JUGEMENT :

LA JUGE ROUSSEL

DATE DU JUGEMENT ET DES MOTIFS :

LE 17 JUILLET 2019

COMPARUTIONS :

Viken G. Artinian

POUR LE DEMANDEUR

Jocelyne Murphy

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Allen & Associates

Montréal (Québec)

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Montréal (Québec)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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