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Date : 20190710


Dossier : IMM-6585-18

Référence : 2019 CF 907

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 10 juillet 2019

En présence de monsieur le juge Fothergill

ENTRE :

THINLEY PASANG

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Thinley Pasang est né en Inde en 1972. Il affirme ne pas être admissible à la citoyenneté indienne parce que ses deux parents sont originaires du Tibet, qu’ils ont quitté à la suite de l’occupation par la Chine pour s’installer en Inde. Monsieur Pasang ne possède qu’un statut limité en Inde, conféré par un certificat d’enregistrement qui doit être renouvelé tous les cinq ans.

[2]  Monsieur Pasang est arrivé au Canada le 24 août 2015 muni d’un certificat d’identité délivré par le gouvernement indien et d’un visa de visiteur canadien. Il a présenté une demande d’asile peu après son arrivée au pays, alléguant qu’il avait une crainte fondée d’être persécuté en Chine à titre de bouddhiste tibétain adepte du dalaï‑lama et d’activiste opposé à l’occupation du Tibet par la Chine.

[3]  La Section de la protection des réfugiés (la SPR) de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié (la CISR) a rejeté la demande d’asile de M. Pasang au motif qu’il était admissible à la citoyenneté indienne. Cette décision a ensuite été confirmée par la Section d’appel des réfugiés (la SAR) de la CISR. Monsieur Pasang demande le contrôle judiciaire de la décision de la SAR.

[4]  Pour les raisons présentées ci‑dessous, la SAR n’a pas tenu compte des conséquences personnelles que pourrait avoir sur M. Pasang la présentation d’une demande de citoyenneté indienne, compte tenu de son éducation modeste, de son emploi de marchand ambulant, du fait qu’il résidait dans un camp de réfugiés tibétains et de sa dépendance possible à l’égard des avantages conférés par son certificat d’enregistrement, par son certificat d’identité ou par la Central Tibetan Administration (administration centrale tibétaine) (la CTA). La décision de la SAR était donc déraisonnable, et la demande de contrôle judiciaire est accueillie.

II.  Contexte

[5]  Monsieur Pasang a suivi les traces de son père, qui était activement impliqué dans le mouvement pour la liberté du Tibet. Il a participé à des manifestations pacifiques et a pris part à des grèves de la faim. Il affirme aussi que, pendant les Jeux olympiques de Beijing, en 2008, il a été arrêté et détenu par les autorités indiennes pendant sept jours.

[6]  La SAR a reconnu que les autorités indiennes étaient réticentes à accorder la citoyenneté aux Tibétains nés en Inde entre 1950 et 1987 (réponse à une demande d’information, IND 05133.EF, 30 avril 2015). Selon le Département d’État américain, [traduction] « [l]es Tibétains auraient parfois de la difficulté à obtenir la citoyenneté, et ce, même s’ils respectent les exigences prévues par la loi ».

[7]  La SPR a noté que la Haute Cour de l’Inde avait reconnu, dans des décisions rendues en 2010, en 2013 et en 2014, que les demandeurs tibétains avaient le droit d’obtenir la citoyenneté. Néanmoins, les autorités indiennes demeurent réticentes à accueillir leurs demandes de passeport.

[8]  En mars 2017, la Haute Cour de Delhi a ordonné à toutes les autorités de délivrance de passeports de traiter les demandes des réfugiés tibétains admissibles, [traduction] « sans quoi elles seraient poursuivies pour outrage au tribunal ». Le ministère des Affaires étrangères (le MAE) de l’Inde a donné suite à cette directive par la mise en œuvre d’une nouvelle politique ordonnant à [traduction] « tous les bureaux des passeports en Inde et à l’étranger de traiter les demandes de passeport en suspens présentées par des réfugiés tibétains nés en Inde entre le 26 janvier 1950 et le 1er juillet 1987, et de considérer ces demandeurs comme des citoyens indiens de naissance ».

[9]  Cependant, le MAE a aussi imposé plusieurs nouvelles conditions préalables aux Tibétains qui présentent une demande de passeport. Rien ne garantit que les demandeurs qui satisfont à ces exigences obtiendront un passeport; la seule garantie est que leur demande sera traitée. Les Tibétains qui souhaitent présenter une demande de passeport indien doivent ainsi :

  • a) renoncer à leur certificat d’enregistrement et à leur certificat d’identité;

  • b) quitter les camps de réfugiés tibétains désignés;

  • c) renoncer aux avantages offerts par la CTA;

  • d) présenter une déclaration selon laquelle ils ne reçoivent pas de prestations — y compris des subventions — en vertu d’un certificat d’enregistrement ou un certificat d’identité.

[10]  La SPR a néanmoins conclu que M. Pasang était admissible à la citoyenneté indienne, et qu’il n’avait pas déployé suffisamment d’efforts pour l’obtenir.

III.  Décision faisant l’objet du contrôle

[11]  La SAR a confirmé la décision de la SPR et a présenté le raisonnement suivant :

La SAR souligne que, selon les éléments de preuve, une personne tibétaine ayant le statut de réfugié en Inde peut bénéficier, grâce à ce statut, de certains avantages en association avec l’État. Selon la SAR, il est logique qu’une personne souhaitant obtenir les avantages inhérents au fait d’être citoyen indien doive renoncer à certaines subventions et à sa pièce d’identité du gouvernement la désignant comme personne tibétaine, car elle n’aurait plus le statut de réfugié. La SAR constate en outre que les éléments de preuve confirment que les personnes qui cherchent à obtenir un passeport conférant la citoyenneté indienne renoncent à la possibilité d’obtenir des subventions de la CTA, mais pas nécessairement au droit de participer aux activités de cette dernière.

[12]  La SAR a parlé du respect des conditions préalables comme d’un choix personnel et a indiqué que le processus n’était pas particulièrement onéreux :

La SAR estime que les nouveaux éléments de preuve ne confirment pas les affirmations de l’appelant selon lesquelles ce processus est contraignant pour le Tibétain moyen en Inde et constitue un obstacle important à l’obtention d’un passeport. La SAR conclut que, selon les documents, les Tibétains doivent faire un choix personnel et se retrouvent devant un dilemme concernant la perte de certains documents qui les désignent comme Tibétains en Inde. La SAR juge qu’il ne s’agit pas d’un obstacle à la citoyenneté.

[13]  La SAR a reconnu que les Tibétains qui demandaient un passeport en Inde pouvaient encore se heurter à des difficultés, mais elle a conclu que celles‑ci découlaient de choix personnels et des problèmes liés à l’obtention de la documentation. La SAR a soutenu que ces difficultés ne constituaient pas un obstacle important et a fait remarquer que les demandeurs d’asile qui voyaient leur demande être accueillie au Canada pouvaient aussi avoir à renoncer à leurs droits ailleurs :

L’appelant soutient que s’il cherche à obtenir un passeport indien, il sera forcé de renoncer à certains avantages liés à son identité en tant que réfugié tibétain en Inde. La SAR souligne que l’appelant est venu au Canada pour demander l’asile. La SAR fait remarquer que, s’il réussit dans sa quête, il renoncera de ce fait à son droit d’habiter dans un camp de réfugiés tibétains en Inde et de bénéficier des avantages associés à la CTA en Inde.

[14]  La SAR a conclu que la SPR avait adéquatement appliqué l’arrêt rendu par la Cour d’appel fédérale dans l’affaire Tretsetsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CAF 175 [Tretsetsang], et a rejeté la demande d’asile de M. Pasang.

IV.  Question en litige

[15]  La seule question soulevée dans la présente demande de contrôle judiciaire consiste à savoir si la décision de la SAR était raisonnable.

V.  Analyse

[16]  Les conclusions de fait de la SAR et son application du droit à ces faits sont susceptibles de contrôle par la Cour selon la norme de la décision raisonnable (Tretsetsang, au paragraphe 61).

[17]  Dans l’arrêt Tretsetsang, la Cour d’appel fédérale a défini le critère suivant pour les demandeurs du statut de réfugié qui affirment être incapables d’obtenir la citoyenneté dans un autre pays (au paragraphe 72) :

[...] le demandeur qui invoque un obstacle à l’exercice de son droit à la citoyenneté dans un pays donné doit établir selon la prépondérance des probabilités :

a)  qu’il existe un obstacle important dont on pourrait raisonnablement croire qu’il l’empêche d’exercer son droit à la protection de l’État que lui confère la citoyenneté dans le pays dont il a la nationalité;

b)  qu’il a fait des efforts raisonnables pour surmonter l’obstacle, mais que ces efforts ont été vains et qu’il n’a pu obtenir la protection de l’État.

[18]  La Cour d’appel fédérale a précisé la signification de l’expression « efforts raisonnables » au paragraphe 13 :

Ce qui constitue des efforts raisonnables pour surmonter un obstacle important (établi par le demandeur) dans une situation donnée ne peut être déterminé qu’au cas par cas. Le demandeur ne sera pas tenu de faire des efforts pour surmonter ces obstacles s’il démontre qu’il serait déraisonnable d’exiger pareils efforts.

[19]  Dans la décision Yalotsang c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 563, au paragraphe 14, la juge Anne Mactavish a confirmé que « les caractères raisonnable et suffisant des mesures entreprises par un demandeur d’asile pour faire valoir son droit à la citoyenneté dans un pays donné dépendront de la nature et de l’importance de tout obstacle à l’obtention de la protection de l’État dans l’affaire en question ».

[20]  Bien que le dossier ne soit pas tout à fait clair, il apparaît que M. Pasang est né dans un camp de réfugiés tibétains, où il a toujours vécu avant sa venue au Canada. Il a travaillé comme marchand ambulant en Inde. Or, si M. Pasang avait demandé la citoyenneté indienne, il aurait perdu son droit de travailler, sa maison, sa collectivité et de nombreux autres avantages.

[21]  La présente affaire se distingue de l’affaire Khando c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 1223, dans laquelle aucun élément de preuve ne démontrait que la demanderesse, qui avait étudié au Japon, avait jamais dépendu d’avantages conférés par un certificat d’enregistrement, un certificat d’identité ou la CTA. En effet, celle qui nous occupe se rapproche davantage de l’affaire Namgyal c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 1060, dans laquelle la juge Mactavish a conclu que la SAR n’avait pas réalisé l’analyse au cas par cas prescrite par la Cour d’appel fédérale dans l’arrêt Tretsetsang (au paragraphe 38) :

Autrement dit, la SAR n’a jamais expressément examiné s’il était raisonnable de s’attendre à ce qu’une personne dans la situation de Mme Namgyal, revêtant ses attributs particuliers (y compris son faible niveau d’instruction), fasse des démarches supplémentaires pour tenter de faire reconnaître sa citoyenneté indienne, une fois qu’elle eut obtenu un avis l’informant qu’elle n’avait pas droit à la citoyenneté indienne en vertu du droit indien sur la citoyenneté.

[22]  Monsieur Pasang a présenté une demande de citoyenneté indienne en 2009, laquelle demande a été rejetée. Par la suite, il n’a pas fait d’efforts supplémentaires pour obtenir ladite citoyenneté. Il a présenté une brève lettre non datée rédigée par un avocat indien, qui s’est dit d’avis que le demandeur ne serait pas admissible à la citoyenneté indienne.

[23]  La SAR n’a pas tenu compte des conséquences personnelles que pourrait avoir sur M. Pasang la présentation d’une demande de citoyenneté indienne, compte tenu de son éducation modeste, de son emploi de marchand ambulant, du fait qu’il résidait dans un camp de réfugiés tibétains et de sa dépendance possible envers les avantages conférés par son certificat d’enregistrement, par son certificat d’identité ou par la CTA. La décision de la SAR était donc déraisonnable.

[24]  Le défendeur souligne que M. Pasang n’a pas présenté de demande de passeport indien depuis son arrivée au Canada. Ce dernier affirme que, s’il devait renoncer à son certificat d’enregistrement ou à son certificat d’identité pour présenter sa demande de citoyenneté indienne depuis le Canada, et que sa demande d’asile était rejetée, il se retrouverait dans une position peu enviable. Je suis d’accord avec lui. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas sur ce motif que la SAR a fondé sa décision de rejeter la demande d’asile.

VI.  Conclusion

[25]  La demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la SAR pour nouvelle décision. Ni l’une ni l’autre des parties n’a proposé de question à certifier en vue d’un appel.


JUGEMENT

LA COUR STATUE que la demande de contrôle judiciaire est accueillie. L’affaire est renvoyée à un tribunal différemment constitué de la Section d’appel des réfugiés pour nouvelle décision.

« Simon Fothergill »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 29e jour de juillet 2019.

Julie-Marie Bissonnette, traductrice agréée


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


 

DoSSIER :

IMM-6585-18

 

INTITULÉ :

THINLEY PASANG c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Toronto (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 27 JUIN 2019

 

MOTIFS DU JUGEMENT ET JUGEMENT :

LE JUGE FOTHERGILL

 

DATE DES MOTIFS ET DU JUGEMENT :

LE 10 JUILLET 2019

 

COMPARUTIONS :

Xian Chen An

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Prathima Prashad

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

EME Professional Corp.

Avocats

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Toronto (Ontario)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

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