Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190718


Dossier : IMM‑6342‑18

Référence : 2019 CF 954

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 18 juillet 2019

En présence de monsieur le juge McHaffie

ENTRE :

AHMED ABDULLAH ALHAJ ABDULLAH

demandeur

et

LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ

ET DE L’IMMIGRATION

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Aperçu

[1]  Ahmed Alhaj Abdullah, un citoyen syrien ayant été déclaré interdit de territoire au Canada parce qu’il s’était fait passer pour un citoyen de la République dominicaine, a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire. Il affirme que la décision par laquelle un agent d’immigration a rejeté cette demande était déraisonnable, et il en sollicite le contrôle judiciaire.

[2]  M. Alhaj Abdullah soulève notamment le fait que l’agent a considéré l’Arabie saoudite comme un pays de référence au moment d’apprécier l’impact de son renvoi du Canada. L’agent a relevé que M. Alhaj Abdullah avait résidé et fait des affaires en Arabie saoudite, et qu’il avait des frères et sœurs qui s’y trouvaient, pour conclure qu’il pouvait, en cas de renvoi, retourner dans ce pays plutôt qu’en Syrie. Cette conclusion a eu une incidence sur l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire par l’agent, notamment la crainte de discrimination et les attaches personnelles à l’extérieur du Canada.

[3]  Je suis d’accord avec M. Alhaj Abdullah sur ce point. Même s’il a longtemps résidé en Arabie saoudite, rien n’indique qu’il jouit encore d’un statut juridique dans ce pays ou qu’il avait le droit d’y retourner. Comme la Cour l’a déjà affirmé, il est erroné d’apprécier une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en se référant à un pays où le demandeur ne jouit d’aucun statut juridique et où il n’a pas le droit de retourner. Comme l’appréciation globale des considérations d’ordre humanitaire a été nettement influencée par la prise en compte d’un retour potentiel de M. Alhaj Abdullah en Arabie saoudite, cette erreur rend la décision de l’agent déraisonnable. Par conséquent, il est fait droit à la présente demande.

II.  Le contexte

[4]  M. Alhaj Abdullah n’a pas vécu en Syrie, où il est né, depuis qu’il a déménagé en Arabie saoudite avec sa famille en 1970, à l’âge de 12 ans. Au cours des 35 années suivantes, il a vécu en Arabie saoudite, d’abord grâce au visa de travail de son père, puis grâce à son propre visa de travail, puisqu’il avait créé une entreprise d’or et travaillait comme orfèvre. Il a rencontré son épouse, également une citoyenne syrienne, en Arabie saoudite, et leurs six enfants sont tous nés dans ce pays.

[5]  En 1997, les passeports syriens de la famille ont expiré. Le gouvernement syrien a refusé de les renouveler, attendu que M. Alhaj Abdullah n’avait pas effectué son service militaire obligatoire en Syrie. Pour demeurer en Arabie saoudite, M. Alhaj Abdullah a obtenu des passeports de la République dominicaine pour lui et sa famille, en prenant des dispositions que la Section d’appel de l’immigration [la SAI] de la Commission de l’immigration et du statut de réfugié [la CISR] a par la suite déclaré comme étant « de nature à amener toute personne raisonnable à remettre en question la légitimité du processus » : Alhaj Abdullah c Canada (Sécurité publique et Protection civile), 2014 CanLII 94350 (CA CISR), au par. 29.

[6]  En 2003, des passeports syriens ont été délivrés de nouveau à l’épouse de M. Alhaj Abdullah et à leurs cinq enfants mineurs, mais lui et son fils aîné, qui avait alors atteint l’âge du service militaire, ont encore essuyé un refus. La famille Alhaj Abdullah a présenté une demande de résidence permanente au Canada, M. Alhaj Abdullah et son fils aîné s’appuyant sur leurs passeports de la République dominicaine, et le reste de la famille sur leurs passeports syriens. Ils sont tous devenus résidents permanents du Canada en 2004.

[7]  L’Agence des services frontaliers du Canada a subséquemment établi que les passeports de la République dominicaine étaient frauduleux. La Section de l’immigration [la SI] de la CISR a conclu que M. Alhaj Abdullah n’était pas un ressortissant dominicain, et qu’il était interdit de territoire au Canada pour s’être fait passer pour un citoyen de la République dominicaine au moment de sa demande de résidence permanente. L’appel que M. Alhaj Abdullah a interjeté à l’encontre de cette décision a été rejeté par la SAI en 2014 dans la décision susmentionnée, et la Cour a refusé d’accorder une autorisation d’en appeler. Bien que la SI ait aussi conclu que son fils aîné était interdit de territoire, la SAI a annulé la mesure de renvoi le concernant pour des considérations d’ordre humanitaire.

[8]  M. Alhaj Abdullah a présenté une demande de résidence permanente fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, aux termes du paragraphe 25(1) de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés, LC 2001, c 27 [la LIPR], en 2017. Sa demande mentionnait son établissement et ses liens au Canada, y compris le fait que son épouse, ses enfants et ses deux petits‑enfants étaient tous des citoyens et résidents canadiens; ainsi que les difficultés associées à la situation en Syrie, notamment l’impossibilité d’obtenir les services de santé requis par les affections médicales dont il était atteint et les risques auxquels il s’exposait pour n’avoir pas effectué son service militaire obligatoire.

III.  La décision faisant l’objet du contrôle

[9]  L’agent ayant examiné la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a pris en compte le degré d’établissement au Canada de M. Alhaj Abdullah; ses relations et attaches personnelles; l’intérêt supérieur de ses petits‑enfants; sa crainte de discrimination; son interdiction de territoire pour fausse déclaration de citoyenneté dominicaine; ses problèmes médicaux.

[10]  L’agent a conclu que M. Alhaj Abdullah se trouvait au Canada depuis plus de 10 ans et qu’il avait fourni des éléments de preuve établissant qu’il faisait du bénévolat dans sa collectivité musulmane locale dont il était un membre actif, mais la preuve indiquant que M. Alhaj Abdullah s’était intégré à la société canadienne était insuffisante. Concernant ses relations et attaches personnelles au Canada, l’agent a fait remarquer que, parmi son épouse et ses six enfants, des lettres de soutien n’avaient été déposées que par son fils aîné et l’épouse de ce dernier, et qu’elles étaient datées d’avril 2015. Ces lettres confirmaient que M. Alhaj Abdullah s’occupait de ses petits‑enfants, mais elles étaient toutes deux désuètes et ne donnaient guère à penser que d’autres membres de la famille ne pouvaient pas prodiguer de tels soins s’il était renvoyé.

[11]  Lorsqu’il a traité des liens à l’extérieur du Canada, l’agent a noté que M. Alhaj Abdullah avait déjà été employé en Arabie saoudite, qu’il y avait obtenu plusieurs fois des permis de travail, et qu’il avait six frères et sœurs qui y vivaient. L’agent a également mentionné la conclusion de la SAI datant de 2014 et selon laquelle « la réinstallation en Arabie saoudite est une solution de rechange viable pour l’appelant principal […] ». Ainsi, au moment d’apprécier les considérations d’ordre humanitaire pertinentes, l’agent a donc considéré le renvoi potentiel en Syrie ou en Arabie saoudite et a conclu que :

  • a) si M. Alhaj Abdullah devait se réinstaller en Syrie ou en Arabie saoudite, il pourrait utiliser les économies amassées grâce à son entreprise pour assurer sa subsistance et se servir, au besoin, de ses aptitudes pour trouver du travail;

  • b) tout en reconnaissant la crainte de persécution en Syrie et les conditions qui prévalent dans ce pays, y compris le sursis administratif aux renvois [SAR] vers la Syrie, en vigueur au Canada, il ne [traduction] « s’agissait pas du seul pays où le demandeur pouvait être renvoyé » et aucune crainte relativement au retour en Arabie saoudite n’avait été avancée;

  • c) M. Alhaj Abdullah n’avait pas fourni suffisamment d’éléments de preuve objectifs indiquant qu’il se verrait refuser des soins médicaux en raison de facteurs discriminatoires, ou qu’il ne pourrait pas se procurer ses médicaments de base en Syrie, ou en Arabie saoudite.

[12]  Lorsqu’il a conclu son analyse des considérations d’ordre humanitaire, l’agent a fait remarquer que M. Alhaj Abdullah avait résidé pendant la majeure partie de sa vie en Arabie saoudite et qu’il ne se retrouverait pas dans un endroit peu familier, au milieu d’une culture et d’une langue qui lui étaient inconnues, sans réseaux de soutien, sans amis ou sans famille. L’agent a jugé que :

[TRADUCTION]

Compte tenu de l’établissement et de l’intégration minimes du demandeur dans la collectivité, du grand nombre de parents restants au Canada pour s’occuper des petits‑enfants et de l’absence de preuve indiquant qu’il sera victime de discrimination en Arabie saoudite, je ne suis pas convaincu que les considérations d’ordre humanitaire qui m’ont été présentées l’emportent sur l’interdiction de territoire du demandeur et justifient l’accueil de la présente demande.

IV.  Analyse

[13]  Les parties conviennent que la norme de contrôle applicable aux décisions relatives aux considérations d’ordre humanitaire est le caractère raisonnable : Kanthasamy c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2015 CSC 61 [Kanthasamy], au par. 44; Kisana c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CAF 189, au par. 18.

[14]  M. Alhaj Abdullah affirme que la décision de l’agent était déraisonnable. Bien qu’ils soient formulés en des termes quelque peu différents, la demande soulève quatre motifs principaux, à savoir que l’agent : i) a conclu, de manière inappropriée, que M. Alhaj Abdullah pouvait retourner en Arabie saoudite et a apprécié les considérations d’ordre humanitaire en se référant à ce pays comme solution de rechange à la Syrie; ii) a mal compris les arguments et la preuve ayant trait aux problèmes médicaux auxquels il serait confronté s’il devait être renvoyé en Syrie; iii) a conclu que son établissement et son intégration étaient minimes, malgré le fait qu’il vit au Canada pendant plus de 10 ans; iv) n’a pas expliqué de manière adéquate pourquoi les considérations d’ordre humanitaire présentées ne l’emportaient pas sur l’interdiction de territoire pour fausse déclaration quant à la citoyenneté.

[15]  Pour les motifs ci‑après, je conclus que le premier de ces motifs est décisif au regard de la présente demande.

A.  L’appréciation basée sur le renvoi dans un pays où le demandeur ne jouit d’aucun statut juridique

[16]  Si elles relèvent des considérations d’ordre humanitaire avancées par le demandeur, les difficultés et les conditions défavorables qui prévalent dans le pays doivent être prises en compte dans le cadre des demandes fondées sur l’article 25 de la LIPR : Ramesh c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2019 CF 778, au par. 19; Miyir c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 73 [Miyir], aux par. 15 à 19; Kanthasamy , aux par. 30 à 33, 50 à 56; LIPR, au par. 25(1.3). La question qui se pose en l’espèce est de savoir s’il était déraisonnable de la part de l’agent d’effectuer cet examen en se référant à la fois à la Syrie et à l’Arabie saoudite et en invoquant en fin de compte l’impact du renvoi potentiel en Arabie saoudite.

[17]  La Cour a jugé que le fait d’apprécier une demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire en se référant à un pays où le demandeur ne jouit d’aucun statut juridique est une erreur qui rend la décision déraisonnable. Dans Joe (représentée par sa tutrice à l’instance) c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2009 CF 116 [Joe], la demanderesse mineure était une citoyenne de la Nouvelle‑Zélande, alors qu’elle avait résidé en Chine avec ses parents, des citoyens chinois, avant d’arriver au Canada. Au moment d’apprécier la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, l’agente d’immigration a conclu que la demanderesse était une citoyenne chinoise et a apprécié les difficultés auxquelles elle se heurterait si elle retournait en Chine.

[18]  Le juge Maurice E. Lagacé a estimé que la demanderesse n’avait pas de statut juridique en Chine et que l’agente avait donc commis une erreur en considérant qu’il s’agissait du pays de référence au lieu de la Nouvelle‑Zélande. Cette erreur a affecté à son tour l’appréciation de l’intérêt supérieur de la demanderesse, qui n’aurait pas été servi par son renvoi en Nouvelle‑Zélande, où il ne lui restait plus aucune attache et où elle ne s’était pas rendue depuis qu’elle était bébé. Ces erreurs résultant du mauvais choix quant au pays de référence rendaient la décision déraisonnable : Joe, aux par. 23 et 24, 35 à 37.

[19]  La décision Joe a été examinée dans Xie c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2010 CF 580 [Xie], une décision invoquée par le ministre en l’espèce (Xie est également désignée comme la décision Jiang, le nom des autres demandeurs dans cette affaire). Le ministre cite Xie pour faire valoir qu’un agent peut raisonnablement apprécier les difficultés auxquelles pourrait se heurter un étranger risquant d’être renvoyé dans un pays où il n’a actuellement aucun statut, et apprécier la possibilité qu’il en obtienne un là‑bas. Cependant, une lecture de Xie révèle que, bien que les faits qui la sous‑tendent se distinguent de ceux dans l’affaire Joe, cette décision ne revient pas sur le principe énoncé dans Joe et ne va pas aussi loin que le prétend le ministre.

[20]  Dans Xie, les demandeurs étaient deux citoyens chinois et leur fille mineure qui avait la citoyenneté péruvienne. L’agent d’immigration qui appréciait leur demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire a conclu que la fille pouvait demander la citoyenneté chinoise par voie de naturalisation, et il a examiné la question des difficultés par rapport tant au Pérou qu’à la Chine.

[21]  Le juge Yves de Montigny, qui siégeait alors à la Cour, a déclaré que les conclusions de l’agent ne contredisaient pas la décision Joe. Bien que l’agent ait apprécié les difficultés au Pérou et en Chine, le juge de Montigny a fait remarquer que l’appréciation des difficultés associées au retour en Chine n’avait été effectuée « que pa[r] excès de prudence ». Il a aussi déclaré que, contrairement à la situation qui prévalait dans Joe, la fille dans Xie avait de la famille au Pérou, ce qui distinguait l’appréciation de l’intérêt supérieur de l’enfant de celle effectuée dans Joe. Le reste de la décision met l’accent sur le caractère raisonnable des conclusions de l’agent concernant les difficultés auxquelles se heurterait la fille au Pérou, où elle avait bel et bien un statut : Xie, aux par. 34 à 40. La décision ne sanctionne donc pas le fondement d’une décision relative aux considérations d’ordre humanitaire sur l’impact qu’aurait le renvoi dans un pays où le demandeur n’a pas de statut juridique.

[22]  Le ministre cite également les articles 238 et 241 du Règlement sur l’immigration et la protection des réfugiés, DORS/2002‑227 [le RIPR], qui envisagent le renvoi d’un étranger dans un pays autre que son pays de nationalité. Aux termes de l’article 238, l’étranger qui souhaite se conformer volontairement à une mesure de renvoi peut soumettre à l’approbation de l’agent la destination de son choix. L’article 241, relatif au pays où est renvoyé l’étranger qui ne se conforme pas volontairement à une mesure de renvoi, précise que ce pays peut être celui d’où il est arrivé; celui où il avait sa résidence permanente avant d’arriver au Canada; celui dont il est le citoyen ou le ressortissant; son pays natal.

[23]  Les demandes au titre de l’article 25 et l’exécution d’une mesure de renvoi aux termes des articles 48 à 52 de la LIPR ainsi que des articles 235 à 243 du RIPR renvoient à des processus différents qui font intervenir des questions différentes. Je conviens néanmoins que les deux régimes doivent être cohérents, de telle sorte que les articles 238 et 241 du RIPR pourraient s’avérer cruciaux au moment de déterminer si un demandeur au Canada peut être renvoyé dans un pays donné ou dans n’importe quel pays : voir, par exemple, Abeleira c Canada (Immigration, Réfugiés et Citoyenneté), 2017 CF 1008, aux par. 37 à 45; Chieu c Canada (Ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration), 2002 CSC 3 [Chieu], aux par. 51 à 55. En même temps, un aspect central des dispositions réglementaires régissant le renvoi tient au fait que l’étranger doit être « autorisé » à entrer dans le pays de renvoi sélectionné : al. 238(1)a) et 240(a)d) ainsi que par. 241(2) du RIPR. Si le demandeur n’a aucun statut juridique dans le pays choisi et qu’aucune preuve n’indique que les autorités de ce pays l’autorisent autrement à y retourner, rien ne permet de fonder une appréciation des considérations d’ordre humanitaire sur le risque de renvoi dans ce pays.

[24]  Cette conclusion concorde avec l’objet de l’appréciation des conditions dans le pays étranger lors des demandes fondées sur des considérations d’ordre humanitaire. Lorsque le demandeur se trouve au Canada, l’appréciation porte sur les conditions et les circonstances auxquelles il devra faire face si la demande n’est pas accueillie et qu’il est renvoyé du Canada en conséquence : Miyir, aux par. 18, 19 et 33. Pour que cette appréciation ait du sens, elle doit se faire en rapport avec le pays où il est attendu que le demandeur sera renvoyé : c’est ce que l’arrêt Chieu désigne comme le « pays de destination probable ». Bien que l’arrêt Chieu s’inscrive dans le contexte d’un appel au titre de la section 7 de la partie 1 de la LIPR, rien ne paraît justifier de recourir à une approche différente à l’égard du pays de référence au moment de considérer les difficultés à l’étranger à l’égard d’une demande sous le régime de l’article 25.

[25]  Comme l’a reconnu la Cour suprême du Canada dans l’arrêt Chieu, le pays de destination probable correspondra le plus souvent au pays d’origine du demandeur (le ou les pays de sa nationalité, sauf dans le cas des personnes apatrides), celui tenu de le recevoir au titre du droit international : Chieu, aux par. 53 et 54. Dans certains cas, il peut être approprié d’envisager un tiers pays où renvoyer éventuellement le demandeur, au lieu ou en plus du pays d’origine, par exemple, un pays où le demandeur jouit de la résidence permanente ou d’un autre statut : Zuluaga c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2017 CF 1005 [Zuluaga], aux par. 18 à 23; Chieu, au par. 88.

[26]  Quand bien même le demandeur peut retourner dans un tiers pays grâce à une autorisation temporaire d’y entrer, comme dans le cas d’un visa de travail détenu par un conjoint, la Cour a jugé qu’il fallait prendre en compte, dans l’appréciation des considérations d’ordre humanitaire, le risque de renvoi potentiel ultérieur de ce tiers pays vers le pays de nationalité : Dandachi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2016 CF 952, aux par. 8 à 10, 15 et 16. Aussi, même si le demandeur est présumé avoir un statut dans un tiers pays, mais qu’il est possible qu’il l’ait perdu, le risque de renvoi vers le pays de nationalité doit être considéré : Zuluaga, aux par. 19 à 23. Cela étant, il serait incongru de permettre qu’une appréciation des considérations d’ordre humanitaire repose sur la présomption de renvoi vers un pays où le demandeur n’a pas de statut juridique et où il n’a pas non plus le droit de retourner.

B.  Application à la présente affaire

[27]  En l’espèce, l’agent a considéré l’Arabie saoudite comme une « solution de rechange viable » (terminologie employée par la SAI) et ajouté que la Syrie n’était [traduction] « pas le seul pays où le demandeur pouvait être envoyé ». Le fait qu’il s’est appuyé sur l’Arabie saoudite pour les besoins de l’analyse relative aux difficultés à l’étranger allait à l’encontre de la preuve disponible quant au statut juridique de M. Alhaj Abdullah dans ce pays et de l’approche énoncée dans la décision Joe.

[28]  Comme il a été mentionné plus haut, l’agent a conclu que M. Alhaj Abdullah pouvait retourner en Arabie saoudite compte tenu de ses antécédents professionnels et des permis de travail qu’il avait obtenus dans ce pays, de ses frères et sœurs qui vivaient là‑bas, de la possibilité pour lui de vivre des économies amassées grâce à son entreprise d’orfèvrerie et de la conclusion de la SAI en 2014 selon laquelle la réinstallation en Arabie saoudite était une solution de rechange viable « compte tenu de la présence des membres de sa famille, des actifs importants et des permis de résidence que détiennent déjà son épouse et son fils, et qui sont toujours valides au moment de la tenue de l’audience ».

[29]  Lorsqu’il a tiré cette conclusion, l’agent a omis d’examiner la question de savoir si M. Alhaj Abdullah jouissait d’un statut juridique en Arabie saoudite ou s’il avait le droit d’y retourner au moment de l’appréciation, qui constituait la période pertinente, compte tenu de la nature prospective de l’exercice : Dandachi, au par. 16; Zuluaga, au par. 18. À cet égard, l’agent ne disposait d’aucun élément indiquant que les permis de résidence que détenaient son épouse et son fils en 2014 étaient encore valides en décembre 2018, date à laquelle ils étaient devenus citoyens canadiens, ou si ces permis, s’ils étaient encore en vigueur, permettraient à M. Alhaj Abdullah de retourner en Arabie saoudite. L’agent semble aussi avoir passé sous silence ou avoir écarté la preuve de M. Alhaj Abdullah selon laquelle il ne pouvait obtenir un nouveau permis de travail en Arabie saoudite. La conclusion selon laquelle il pouvait vivre des économies amassées grâce à son entreprise d’orfèvrerie contredit de la même façon les déclarations contenues dans son affidavit et d’après lesquelles il avait utilisé ces économies durant ses premières années au Canada, mais que ses enfants lui apportaient à présent une aide financière pour lui permettre d’assumer ses dépenses.

[30]  Ainsi, l’agent semble avoir tiré une conclusion selon laquelle M. Alhaj Abdullah pouvait être renvoyé en Arabie saoudite sans avoir conclu qu’il avait un statut juridique dans ce pays ou qu’il avait le droit d’y retourner, et malgré la preuve indiquant qu’il ne jouissait ni d’un tel statut ni de ce droit. Suivant le principe énoncé dans Joe, c’était une erreur.

[31]  Contrairement à la situation qui prévalait dans Xie, il ne s’agissait pas d’un cas où l’appréciation par l’agent des conditions en Arabie saoudite pouvait passer pour avoir été effectuée « par excès de prudence ». L’agent s’est plutôt appuyé de manière importante sur l’attente que le demandeur se réinstalle en Arabie saoudite lorsqu’il a évalué le risque de discrimination en cas de retour et les liens avec le pays de renvoi, qu’il a mis en contraste avec les préoccupations soulevées à l’égard de la Syrie. En outre, la conclusion globale de l’agent à l’égard des considérations d’ordre humanitaire était expressément basée sur un renvoi en Arabie saoudite plutôt qu’en Syrie.

[32]  À cet égard, l’agent a reconnu qu’un SAR avait été décrété à l’égard de la Syrie, mais il n’a pas considéré en quoi cela avait un impact sur son analyse, si ce n’est que pour faire observer que M. Alhaj Abdullah pouvait retourner en Arabie saoudite. Comme le faisait remarquer le juge Diner dans Rubayi c Canada (Citoyenneté et Immigration), 2018 CF 74, aux par. 22 à 24, relativement à une suspension temporaire des renvois [STR], il se pourrait qu’un tel statut ne soit pas déterminant; cependant, il est pertinent et doit être considéré à la lumière de toutes les circonstances. Les mêmes principes s’appliquent, que le pays ou la région en question soit l’objet d’une STR ou d’un SAR.

[33]  L’approche de l’agent sur cette question a eu des répercussions importantes sur l’issue de la demande fondée sur des considérations d’ordre humanitaire, et rend la décision déraisonnable dans son ensemble. Il n’est donc pas nécessaire que j’aborde les autres motifs soulevés par M. Alhaj Abdullah.

[34]  Par conséquent, il sera fait droit à la demande de contrôle judiciaire. Aucune partie n’a proposé de question à certifier, et aucune ne le sera.

[35]  À l’audition de l’affaire, le défendeur a demandé à ce que l’intitulé de la cause soit modifié de manière à ce qu’il soit désigné comme le « ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration », ce qui n’a soulevé aucune objection. Le ministre est actuellement désigné comme le « ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté »; cependant, conformément aux par. 4(1) de la LIPR et 5(2) des Règles des Cours fédérales en matière de citoyenneté, d’immigration et de protection des réfugiés, DORS/93‑22, le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration est la désignation qui convient, et l’intitulé de la cause sera modifié en conséquence.


JUGEMENT dans le dossier IMM‑6342‑18

LA COUR STATUE :

  1. qu’il est fait droit à la demande de contrôle judiciaire et que la demande qu’a présentée le demandeur aux termes de l’article 25 de la Loi sur l’immigration et la protection des réfugiés est renvoyée à un autre agent pour nouvelle décision;

  2. que l’intitulé de la cause est modifié de manière à désigner le défendeur comme étant le ministre de la Citoyenneté et de l’Immigration, au lieu du ministre de l’Immigration, des Réfugiés et de la Citoyenneté.

« Nicholas McHaffie »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 8e jour d’août 2019

Christian Laroche, LL.B., juriste‑traducteur


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

IMM‑6342‑18

 

INTITULÉ :

AHMED ABDULLAH ALHAJ ABDULLAH c LE MINISTRE DE LA CITOYENNETÉ ET DE L’IMMIGRATION

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Ottawa (Ontario)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 17 juin 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge MCHAFFIE

 

DATE DU JUGEMENT

ET DES MOTIFS :

le 18 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

Adolfo Morais

POUR LE DEMANDEUR

 

Emma Skowron

POUR LE DÉFENDEUR

 

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Boghossian Morais Immigration Avocats

Ottawa (Ontario)

POUR LE DEMANDEUR

 

Procureur général du Canada

Ottawa (Ontario)

POUR LE DÉFENDEUR

 

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.