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Date : 20190614


Dossier : T‑385‑19

Référence : 2019 CF 817

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 14 juin 2019

En présence de monsieur le juge Mosley

ENTRE :

JOEY TOUTSAINT

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS

I.  Introduction

[1]  La présente affaire illustre une fois de plus les difficultés que pose l’incarcération, dans le système carcéral canadien, des délinquants ayant des troubles mentaux. Dans ce contexte, on ne saurait guère s’étonner du fait que le demandeur est un Autochtone au passé terriblement marqué par la privation et les mauvais traitements, car, comme il est choquant de le constater, les Autochtones sont surreprésentés dans nos prisons, notamment parmi les détenus faisant l’objet de mesures de type isolement cellulaire appelée dans le milieu institutionnel isolement préventif.

[2]  D’autres tribunaux ont jugé que le recours prolongé à l’isolement préventif de façon générale, particulièrement dans le cas des délinquants ayant des troubles mentaux, allait à l’encontre de la Charte canadienne des droits et libertés du Canada, partie I de la Loi constitutionnelle de 1982, constituant l’annexe B de la Loi de 1982 sur le Canada, c 11.

[3]  Cependant, la question qui se pose en l’espèce n’est pas de savoir si l’isolement prolongé du demandeur a porté atteinte aux droits qu’il tire de la Charte, mais plutôt de savoir si la Cour devrait intervenir dans la gestion de son incarcération en ordonnant au Service correctionnel du Canada (SCC) de le transférer dans un pénitencier, qui sert également d’hôpital psychiatrique offrant des soins de courte durée, jusqu’à l’issue de la plainte de discrimination qu’il a déposée devant la Commission canadienne des droits de la personne (CCDP).

[4]  Pour les motifs qui suivent, je refuse de prononcer l’injonction interlocutoire mandatoire que le demandeur sollicite. J’arrive à cette conclusion parce que le demandeur n’a pas satisfait aux exigences strictes applicables à l’octroi d’une injonction contraignant la partie adverse à prendre certaines mesures. Je ne suis pas convaincu que la Cour devrait écarter l’évaluation de l’équipe de santé mentale qui est en place à l’établissement où le demandeur est actuellement détenu, selon laquelle le transfèrement irait à l’encontre de son intérêt et perturberait son plan de traitement.

[5]  Il est toujours loisible au défendeur de décider de transférer le demandeur dans un hôpital, comme il l’a fait dans le passé pour répondre aux besoins de ce dernier. Je n’ai nullement l’intention d’interdire qu’une décision en ce sens soit prise à l’avenir. De fait, j’encouragerais les agents correctionnels, responsables de la gestion de la détention du demandeur et des soins qu’il reçoit, à se demander si le moment est venu, eu égard à la preuve présentée en l’espèce, d’envisager à nouveau son transfèrement dans un environnement plus thérapeutique. Cependant, à mon avis, c’est là une décision qui appartient aux professionnels de la santé mentale du SCC et non à la Cour.

II.  Les faits à l’origine du litige et la preuve

[6]  Âgé de 32 ans, le demandeur, M. Joey Toutsaint, est un Déné de la Nation dénésuline de Black Lake, en Saskatchewan, qui souffre de nombreux troubles mentaux et troubles de comportement, qui s’automutile depuis des années et qui a des antécédents de traumatismes personnels. Il a été déclaré délinquant dangereux en 2015 et condamné à purger une peine de détention d’une durée indéterminée. Il purge actuellement sa peine dans un établissement fédéral à sécurité maximale, soit le pénitencier de la Saskatchewan, situé à Prince Albert, en Saskatchewan.

[7]  Le 27 février 2019, M. Toutsaint a déposé un avis de demande en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, LR. (1985), c F‑7, afin d’obtenir les réparations suivantes :

  1. Une injonction au titre de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, obligeant le SCC à s’abstenir de faire montre de discrimination à l’endroit du demandeur et l’obligeant spécifiquement :

  2. Toute autre réparation que la Cour estime appropriée.

  i.  à transférer immédiatement le demandeur au centre psychiatrique régional de Saskatoon, en Saskatchewan;

  ii.  à offrir au demandeur une thérapie individuelle intensive sur une base régulière, afin de traiter les traumatismes qu’il a vécus, ainsi que des services d’aide pour l’accompagner dans le deuil de personnes qui lui sont proches;

  iii.  à assurer au demandeur l’accès régulier aux pratiques culturelles des Dénés, y compris les cérémonies de sudation et du calumet, ainsi que l’accès à un aîné autochtone.

[8]  Jusqu’à ce que la demande soit instruite selon la procédure accélérée, et compte tenu également des allégations selon lesquelles le demandeur avait des idées suicidaires, une ordonnance portant que le demandeur devait rester dans l’unité de soins de la prison où il se trouvait et faire l’objet d’une vérification toutes les heures, et plus souvent au besoin, a été rendue le 14 mars 2019. Les agents du pénitencier de Prince Albert devaient informer les avocats et la Cour de tout changement important touchant la situation et l’état de santé du demandeur. De nouvelles ordonnances concernant l’obligation de faire rapport ont été rendues les 15 mars 2019, 19 mars 2019 et 26 mars 2019 et à nouveau le 27 mai 2019.

[9]  Le demandeur veut être transféré au centre psychiatrique régional (CPR) de Saskatoon, en Saskatchewan, jusqu’à ce que soit tranchée sa plainte relative aux droits de la personne. Le CPR est un pénitencier administré par le SCC, qui comprend un hôpital de soins de courte durée agréé en vertu de la Mental Health Services Act de la Saskatchewan, SS 1984‑85‑86, c M‑13.1, et ses modifications.

[10]  Dans un rapport daté du mois de décembre 2017 qu’il a préparé pour le SCC, le DJohn Bradford décrit les difficultés que soulève la présence de problèmes de santé mentale au sein de la population carcérale et formule un certain nombre de recommandations afin d’atténuer ces problèmes. Le DBradford est un psychiatre judiciaire indépendant ayant un parcours professionnel et académique remarquable, et il a longtemps travaillé auprès de délinquants souffrant de troubles mentaux. Dans son rapport, il présente un aperçu statistique comparant la santé mentale des prisonniers et celle des non‑délinquants; selon cet aperçu, la prévalence de troubles psychiatriques majeurs est beaucoup plus élevée chez les prisonniers. Le rapport comporte également une description du système de centres régionaux de traitement administrés par le SCC, ainsi qu’une série de recommandations visant à améliorer la capacité de ce dernier d’offrir des traitements aux délinquants ayant des troubles mentaux. Le rapport m’a permis de mieux comprendre le contexte de la présente demande. Bien que je ne puisse rendre compte de toute sa teneur dans les présents motifs, je résume dans le paragraphe qui suit l’information pertinente qui en provient.

[11]  Le SCC compte cinq centres régionaux de traitement (CRT) situés en Colombie‑Britannique, dans les Prairies, en Ontario, au Québec et dans les Maritimes. Le demandeur a été placé en détention dans plusieurs d’entre eux à l’âge adulte. De ces cinq centres, le seul qui a été construit pour offrir des traitements en santé mentale est le CPR de Saskatoon, bien qu’un centre conçu en partie pour offrir ces traitements existe à Abbotsford (C.‑B.), et un autre à Bath (Ontario). Le CPR de Saskatoon compte 184 lits au total, dont 60 lits d’hôpital psychiatrique. Le rapport Bradford fait état d’une pénurie de personnel spécialisé en santé mentale au sein du système, laquelle pénurie entraîne, notamment, la surutilisation de l’isolement. Moins d’efforts visant à transférer les détenus vers des établissements provinciaux de psychiatrie médicolégale ont été déployés lorsque les demandes dépassaient la capacité. Selon le DBradford, certaines données montrent que la mise en place de programmes résidentiels et d’unités de gestion de crise s’est traduite par une hausse de la demande de soins psychiatriques en milieu fermé. Le Dr Bradford recommande un projet pilote dans le cadre duquel le nombre de lits au CRT de l’Ontario serait abaissé de 30 % et les ressources humaines seraient augmentées. Parmi les autres aspects préoccupants, le DBradford a souligné l’intégration dans les centres de traitement de détenus qui requièrent différents niveaux de sécurité et la gestion de ceux qui ne peuvent côtoyer la population générale en raison de leurs problèmes de comportement.

[12]  Dans la présente instance, le demandeur demande à la Cour d’[traduction] « obliger le SCC à s’abstenir de faire montre de discrimination » à son endroit et, plus précisément, d’intervenir dans les processus décisionnels du SCC en matière de transfèrement et de traitement afin d’ordonner son transfèrement au CPR, de préciser par ordonnance le type de thérapie qu’il recevrait là‑bas et d’exiger que le SCC lui assure régulièrement l’accès aux pratiques culturelles des Dénés. En général, la Cour n’intervient pas dans le processus de transfèrement du SCC, sauf lorsqu’elle est saisie de demandes de contrôle judiciaire concernant des décisions de transfèrement qui vont à l’encontre des souhaits des détenus. Chaque transfèrement entre des pénitenciers découle d’une décision administrative discrétionnaire : McLeod c Canada (Procureur général), 2018 CF 1148, au par. 10. La Cour n’intervient pas non plus normalement dans les décisions de traitement prises par des conseillers spirituels ou par des professionnels de la santé du SCC.

[13]  À l’instar d’un grand nombre de délinquants, M. Toutsaint a un passé tragique et tourmenté. Il a perdu sa mère à un jeune âge. Il a eu peu de contacts avec son père pendant son enfance et l’a revu à l’âge adulte seulement lorsqu’ils se sont retrouvés dans le même pénitencier. L’expérience n’a pas été positive. La perte de sa grand‑mère a été particulièrement traumatisante pour le demandeur, puisqu’elle a été l’une des principales personnes à s’occuper de lui. Sa langue première est le déné et il n’a commencé à apprendre l’anglais que lorsqu’il a été placé dans un établissement de détention pour adolescents à l’âge de 16 ans. Il a été placé en détention dans un établissement du SCC à l’âge de 18 ans, en 2005. Lorsqu’il a été déclaré délinquant dangereux, il avait accumulé 74 condamnations au criminel.

[14]  La Cour d’appel de la Saskatchewan a décrit sans ambages les démêlés du demandeur avec le système de justice criminelle dans R c Toutsaint, 2015 SKCA 117. Le résumé qu’a fourni la Cour d’appel au paragraphe 3 est éclairant en l’espèce, parce qu’il met en lumière quelques‑uns des problèmes auxquels se sont heurtées les autorités correctionnelles lorsqu’elles ont tenté de contrôler le comportement de M. Toutsaint. La Cour d’appel de la Saskatchewan a souligné, notamment, que M. Toutsaint :

‑ avait accumulé près de 30 condamnations à l’égard d’infractions liées à la violence, à l’inconduite sexuelle, à des menaces ou à des armes;

‑ avait passé presque toute sa vie adulte en prison, et le plus souvent en isolement, de son propre gré ou non;

‑ n’avait jamais suivi de programme de réadaptation, ne s’intéressait nullement à des programmes qui pourraient lui permettre d’atténuer ses facteurs de risque et préférait l’isolement à toute autre proposition;

‑ ne collaborait pas avec les soignants qui s’occupaient de lui, ou leur faisait des menaces; il ne respectait pas non plus les directives de traitement et avait vendu ou donné des médicaments qui lui avaient été prescrits;

‑ avait dénoncé des aînés autochtones et refusait de se prévaloir de leur aide ou de leurs conseils;

‑ n’avait presque aucun soutien familial et personne n’était venu le voir ou ne lui avait téléphoné pendant son incarcération;

‑ a dû être désarmé par d’autres détenus – pour leur propre protection – lorsqu’il a confectionné ou s’est procuré une arme alors qu’il était détenu avec la population carcérale générale.

[15]  La Cour d’appel de la Saskatchewan a également souligné ce qui suit :

‑ en raison du comportement violent et intraitable de M. Toutsaint, le SCC avait envisagé la possibilité de transférer celui‑ci dans une unité spéciale de détention réservée aux délinquants les plus difficiles à contrôler du système correctionnel fédéral;

‑ lorsque le demandeur a été remis en liberté à l’expiration de son mandat d’incarcération, il a dû se conformer à des ordonnances de non‑communication rendues à son endroit en application du Code criminel afin d’assurer la sécurité publique;  

‑ lorsqu’il est retourné dans la société, il a enfreint, la plupart du temps quelques semaines à peine après sa mise en liberté, les ordonnances de cautionnement, de probation ou de non‑communication dont il a fait l’objet.

[16]  Ainsi que l’a expliqué la Cour d’appel aux paragraphes 5 à 8 de son jugement, selon les évaluations faites par le psychologue et le psychiatre qui ont présenté des rapports au juge chargé de déterminer la peine, M. Toutsaint représentait toujours un risque de récidive élevé, pour ce qui est de commettre une infraction violente ou d’ordre sexuel. L’un et l’autre spécialistes ont souligné que M. Toutsaint leur avait dit qu’il ne participerait pas aux programmes visant à réduire le risque qu’il récidive. Il préférait demeurer en isolement. Le psychologue nommé par la Cour a décrit M. Toutsaint comme [traduction] « un homme au comportement très dominateur et agressif » qui ne répondait nullement au traitement. Il a conclu que le demandeur s’était montré volontairement menaçant et violent pendant son incarcération dans le but d’obtenir ce qu’il voulait. Même si le psychiatre dont M. Toutsaint avait retenu les services, le DMela, estimait que le comportement du demandeur s’était légèrement amélioré avant la détermination de la peine, la Cour d’appel a conclu que cette opinion reposait sur des renseignements inexacts fournis par le demandeur. Elle a souligné notamment que M. Toutsaint avait saboté son propre traitement en vendant les médicaments qui lui avaient été prescrits à d’autres détenus peu après avoir été évalué par le psychiatre. Le rapport du psychiatre fait partie des documents que le demandeur a présentés en preuve dans la présente instance.

[17]  Le demandeur a passé sous silence ces aspects de son comportement lorsqu’il a décrit sa détention au sein du système correctionnel. Néanmoins, que ce soit en raison de son propre choix ou de sa conduite violente et perturbatrice, le demandeur a passé environ 2 180 jours en isolement préventif. Il a fréquemment été transféré entre des unités résidentielles régulières et des unités d’isolement à sa propre demande, ou encore détenu en établissement d’isolement protecteur, et il a passé plusieurs jours en unité d’observation lorsqu’il menaçait de s’automutiler. Les détenus sont encore plus isolés dans ce genre d’unité, malgré la surveillance qui y est constamment exercée.

[18]  Le demandeur a été placé à l’occasion dans des centres psychiatriques régionaux et des centres de traitement administrés par le SCC, et les résultats de ces placements ont été mitigés. À certaines occasions, il a régressé, refusé de suivre les traitements et continué à s’automutiler; à d’autres, il s’est montré agressif ou menaçant envers d’autres délinquants, exerçant des pressions, physiques ou autres, sur eux pour obtenir leurs médicaments. Il a également été agressif et menaçant envers le personnel, notamment les professionnels de la santé.

[19]  Depuis l’été 2016, le demandeur a été détenu dans neuf établissements différents de six provinces différentes, à la suite des démarches faites par le SCC dans le but de trouver un établissement qui pourrait offrir les traitements dont il a besoin et atténuer ses problèmes de comportement. Il est détenu au pénitencier de la Saskatchewan depuis août 2018.

[20]  Dans la présente demande, M. Toutsaint se fonde sur sa propre preuve par affidavit, qui est abondante et comporte de nombreux documents provenant de ses dossiers institutionnels. D’autres documents au soutien de la demande ont été joints à des affidavits souscrits par l’un des représentants juridiques du demandeur. Dans sa preuve par affidavit, M. Toutsaint décrit les traitements horribles que lui ont infligés des détenus et gardiens de différents centres de détention pour adolescents et pour adultes. Il aurait subi des agressions sexuelles et physiques aux mains d’autres détenus, qu’il dit avoir été facilitées par des gardiens; il dit également avoir été battu par des gardiens et avoir fait l’objet d’interventions agressives de la part d’équipes d’intervention d’urgence (EIU). Que cette description soit exacte ou non, il est évident que M. Toutsaint croit que ces événements se sont bel et bien passés, de sorte qu’il a été difficile pour lui de faire confiance aux agents correctionnels et à certains membres du personnel spécialisé en santé mentale, et d’interagir avec eux.

[21]  M. Toutsaint souffre de plusieurs maladies mentales. Selon la plus récente évaluation faite par le DAlsaf Masood, le psychiatre traitant de M. Toutsaint, qui est datée du 21 février 2019, le demandeur souffre des maladies suivantes :

  • (i) trouble déficitaire de l’attention avec hyperactivité [TDAH];

  • (ii) polydépendance;

  • (iii) trouble de l’humeur non spécifié;

  • (iv) trouble de stress post‑traumatique [TSPT];

  • (v) trouble de personnalité mixte (trouble de personnalité antisociale et trouble de personnalité limite).

[22]  Le DMasood a également reconnu que M. Toutsaint pourrait souffrir de troubles du spectre de l’alcoolisation fœtale, bien que ce diagnostic n’ait pas encore été confirmé. S’il l’était, le traitement du demandeur resterait essentiellement le même, selon le DMasood.

[23]  Le défendeur s’est fondé sur le témoignage du DMasood et sur celui de M. Robin Finlayson, psychologue‑chef au pénitencier de la Saskatchewan. Tous les deux ont été longuement contre‑interrogés sur leurs affidavits. Selon leur évaluation, il serait préférable pour M. Toutsaint qu’il reste à l’endroit où il a développé une certaine relation avec l’équipe de santé mentale, plutôt que de recommencer à neuf au CPR. Ils ont maintenu cette position malgré un contre‑interrogatoire serré. Bien que leurs témoignages ne soient pas dénués d’incohérences, de contradictions et d’autres lacunes, ils m’apparaissent persuasifs dans l’ensemble.

[24]  M. Toutsaint a commencé à s’automutiler en 2006 et l’a fait à de nombreuses reprises depuis, lesdits incidents étant devenus plus fréquents au cours des dernières années. M. Toutsaint soutient avoir peur des agents correctionnels, surtout les membres des EIU, qui sont souvent appelés à intervenir lorsqu’il menace de s’automutiler et qu’il se trouve en possession d’une lame de rasoir ou d’une autre arme. M. Toutsaint affirme que les interventions de l’EIU ont pour effet d’accroître le risque qu’il s’automutile, tout comme sa détention prolongée en isolement préventif. Il reconnaît qu’il préfère souvent être placé en isolement préventif plutôt que d’être détenu dans la population générale de l’établissement et il a demandé d’être placé dans des cellules d’observation lorsqu’il craint de s’automutiler.

[25]  M. Toutsaint reproche également au SCC de ne pas lui permettre de s’adonner à des pratiques spirituelles significatives. Il fait valoir qu’il a été privé de la possibilité de s’adonner à des pratiques culturelles des Dénés dans la plupart des établissements dans lesquels il a été détenu; dans le cas du pénitencier de la Saskatchewan, où des aînés dénés sont également détenus, il soutient que le SCC a limité ses possibilités de participer au type de pratiques qu’il préfère à une fréquence qui rendrait sa participation significative. Ainsi, depuis son arrivée en août 2018, il n’a pas encore participé à une cérémonie de sudation et n’a participé qu’à environ cinq cérémonies du calumet. La cérémonie de purification, ou purification spirituelle, qui a été offerte, ne lui apparaît pas vraiment significative.

[26]  Au pénitencier de la Saskatchewan, une hutte de sudation a été aménagée dans un espace clôturé de la cour de la prison. Une photographie de cette hutte figure dans le Rapport du Bureau de l’enquêteur correctionnel pour les années 2017‑2018 qui a été déposé dans le dossier. Il ressort de la preuve qu’un certain certain nombre de problèmes d’ordre pratique ont limité l’utilisation de cette hutte de sudation pendant que M. Toutsaint était détenu dans ce pénitencier, notamment la froidure de l’hiver dans le nord de la Saskatchewan. Cependant, il semble également que le demandeur se soit vu refuser l’accès à une cérémonie de sudation en raison de ses problèmes de comportement.

[27]  Depuis juin 2018, M. Toutsaint demande au SCC de le transférer au CPR. Il affirme qu’il lui faut être transféré dans un environnement thérapeutique et qu’il sera davantage possible de répondre à ses besoins spirituels et à ses besoins liés à sa santé mentale au CPR. M. Toutsaint n’a pas reçu de réponse formelle à ses demandes de transfèrement, mais il sait que son équipe de traitement s’oppose à cette solution.  

[28]  M. Toutsaint a précédemment été transféré d’urgence au CPR en 2015 pour une période d’environ six semaines, puis en 2016 pour une période d’environ six mois après une recommandation de traitement, et à nouveau en 2017, pendant une période d’environ deux mois après un transfèrement entre établissements. Selon la preuve, les résultats de ces différents séjours au CPR sont mitigés. Même si le demandeur affirme qu’il a pu obtenir un traitement utile et interagir de manière adéquate au CPR, la preuve montre également qu’il s’est automutilé et qu’il s’est battu avec d’autres détenus pendant qu’il s’y trouvait. Comme il est mentionné plus haut, il a également été placé dans d’autres centres de traitement.

[29]  Le 6 mai 2018, M. Toutsaint a déposé auprès de la CCDP une plainte dans laquelle il soutient avoir été victime de discrimination fondée sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion et la déficience (en l’occurrence, les maladies mentales dont il souffre) de la part du SCC.

[30]  Également en mai 2018, M. Toutsaint s’est tailladé le cou et a sectionné sa veine jugulaire alors qu’il était détenu en isolement au Centre régional de réception de Québec. Selon son témoignage, M. Toutsaint se sentait angoissé et a menacé de se blesser parce que les gardiens étaient réticents à lui permettre d’appeler son représentant juridique. Il affirme que, pendant qu’il se calmait et après que le personnel du SCC lui a promis de ne pas appeler l’EIU, il s’est tailladé le cou après avoir vu des membres de cette équipe faire irruption dans sa cellule. M. Toutsaint a passé neuf jours à l’hôpital après avoir subi une intervention chirurgicale d’urgence.

[31]  Peu après cet incident, dans le cadre de la plainte qu’il a déposée auprès de la CCDP, M. Toutsaint a rencontré le DJon Wesley Boyd, psychiatre accrédité du Massachusetts et professeur agrégé à la Harvard Medical School. C’est le représentant juridique de M. Toutsaint qui a pris des mesures pour obtenir cette évaluation. Le DBoyd a rencontré M. Toutsaint pendant environ deux heures le 20 juillet 2018 et a remis sa première évaluation le 29 octobre 2018. Le 3 janvier 2019, le DBoyd a eu une conversation téléphonique d’environ 70 minutes avec M. Toutsaint et a ensuite présenté une évaluation de suivi le 19 janvier 2019.

[32]  Le DBoyd a souscrit au diagnostic du SCC et il a diagnostiqué chez M. Toutsaint un trouble dépressif majeur (TDM) ainsi que le TSPT, un diagnostic que le DMasood n’avait pas fait initialement, mais qu’il a accepté dans sa dernière évaluation. Le DBoyd soutient que ces diagnostics rendent M. Toutsaint inadmissible à l’isolement préventif selon la Directive du commissaire 709, « Isolement préventif ».

[33]  Les rapports du DBoyd ont été déposés comme pièces jointes aux affidavits de l’un des représentants juridiques de M. Toutsaint ainsi que comme pièces jointes aux affidavits de celui‑ci. Ils n’ont donc pas fait l’objet d’un contre‑interrogatoire. Les rapports comportent des affirmations qui, de l’avis de la Cour, s’apparentent davantage à une plaidoirie. À titre d’exemple, le DBoyd s’est demandé si l’omission de diagnostiquer un TDM chez M. Toutsaint était imputable à la politique du SCC selon laquelle les cliniciens spécialisés en santé mentale devaient éviter les diagnostics justifiant l’exclusion des détenus aux termes de la DC 709. Aucun élément de preuve n’appuie cette allégation et cette conduite irait à l’encontre des obligations éthiques des cliniciens.

[34]  Cela dit, s’agissant du SCC, il a été reconnu que le double devoir de loyauté – envers le patient et envers l’employeur – suscite des dilemmes d’ordre éthique. Dans son rapport relatif à l’exercice 2017‑2018, le Bureau de l’enquêteur correctionnel a souligné, dans ses commentaires concernant les soins de santé dans les établissements correctionnels fédéraux, qu’on ne peut compter sur une véritable indépendance clinique dans la prestation des services de santé du SCC.

[35]  Bien que le DMasood ait souscrit au diagnostic de TSPT établi par le DBoyd, il est toujours d’avis que M. Toutsaint ne souffre pas d’un TDM, et M. Finlayson, le psychologue principal du pénitencier, partageait cet avis. Certains éléments du dossier donnent à penser que d’autres membres du personnel spécialisé en santé mentale ont constaté que M. Toutsaint était déprimé, et la possibilité qu’il souffre d’un TDM a été envisagée dans au moins un rapport. Cependant, aucun diagnostic n’existe, si ce n’est celui du DBoyd.

[36]  M. Finlayson a signé des rapports dans lesquels il est mentionné que M. Toutsaint peut demeurer en isolement conformément à la DC 709. Cette pratique irait à l’encontre des Règles minima des Nations Unies pour le traitement des détenus, appelées les Règles Mandela, qui interdisent aux professionnels de la santé de prendre part aux décisions relatives aux sanctions disciplinaires ou aux mesures privatives de liberté. Je ne tire aucune conclusion sur la question de savoir s’il y a eu violation de la DC 709 ou des principes invoqués. M. Finlayson a affirmé au cours de son témoignage qu’il n’a pas appuyé le recours à l’isolement ou au placement en unité d’observation à titre de sanction, mais plutôt comme mesure visant à protéger M. Toutsaint contre le risque d’automutilation.

[37]  Tel qu’il est mentionné ci‑dessus, tant le DMasood que M. Finlayson ont été longuement contre‑interrogés dans le cadre de la présente demande. On leur a notamment demandé si leurs évaluations des besoins de M. Toutsaint en matière de traitement étaient influencées par leurs devoirs de loyauté envers leur employeur. Les deux déposants ont nié que tel était le cas.

[38]  Le demandeur a également déposé l’affidavit de la Dre Melady Preece, psychologue clinicienne et professeure adjointe à la faculté de médecine de l’Université de la Colombie‑Britannique. Un rapport de quatre pages que la Dre Preece a remis à l’équipe juridique du demandeur le 13 mars 2019 y est joint. La Dre Preece possède des compétences spécialisées dans le domaine des troubles de l’humeur et du TSPT, et elle a travaillé auprès de personnes qui s’automutilent et a fait des évaluations d’individus incarcérés.

[39]  La Dre Preece n’a pas rencontré M. Toutsaint, mais on lui a fait parvenir un certain nombre de documents concernant les antécédents carcéraux du détenu quelques jours avant de lui demander son rapport. Dans ce dernier document, qui repose sur l’hypothèse selon laquelle M. Toutsaint a décrit fidèlement dans son affidavit la façon dont il percevait l’environnement au pénitencier, elle répond à une série de questions concernant le bien‑fondé du plan de traitement en santé mentale élaboré pour M. Toutsaint. À mon avis, le rapport a une utilité restreinte en l’espèce.

[40]  M. Toutsaint soutient que son transfèrement au CPR est nécessaire afin d’empêcher que son état se détériore davantage d’ici le règlement de la plainte qu’il a déposée devant la CCDP. Plus précisément, il craint d’autres préjudices, psychologiques et autres, notamment le suicide, davantage de comportements d’automutilation et la privation de liberté. Le défendeur répond que de la preuve permet de conclure qu’à l’heure actuelle le pénitencier de la Saskatchewan est l’endroit où M. Toutsaint pourrait recevoir les meilleurs soins.

[41]  Les membres de l’équipe de traitement du demandeur n’appuient pas un transfèrement au CPR pour l’instant, mais reconnaissent qu’il faudra peut‑être évaluer à nouveau cette possibilité afin d’offrir au demandeur les traitements dont il pourrait avoir besoin. En conséquence, la question fondamentale à trancher en l’espèce est la suivante : qui est le mieux placé pour prendre cette décision : la Cour, à la demande de M. Toutsaint, appuyée par les évaluations d’experts indépendants, qui ont eu peu de contacts avec lui sinon aucun, ou les professionnels de la santé mentale du SCC, qui sont constamment en contact avec lui et qui sont responsables de la gestion de son plan de traitement actuel?

III.  Questions en litige

[42]  En se fondant sur les documents déposés et sur les observations des parties, la Cour doit se demander :

  1. si elle a compétence pour accorder la réparation sollicitée;

  2. si M. Toutsaint a satisfait au critère applicable à une injonction interlocutoire.

IV.  Dispositions législatives pertinentes

[43]  L’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales confère à la Cour la compétence pour accorder des injonctions « dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire » :

Mandamus, injonction, exécution intégrale ou nomination d’un séquestre

Mandamus, injunction, specific performance or appointment of receiver

44 Indépendamment de toute autre forme de réparation qu’elle peut accorder, la Cour d’appel fédérale ou la Cour fédérale peut, dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire, décerner un mandamus, une injonction ou une ordonnance d’exécution intégrale, ou nommer un séquestre, soit sans condition, soit selon les modalités qu’elle juge équitables.

44 In addition to any other relief that the Federal Court of Appeal or the Federal Court may grant or award, a mandamus, an injunction or an order for specific performance may be granted or a receiver appointed by that court in all cases in which it appears to the court to be just or convenient to do so. The order may be made either unconditionally or on any terms and conditions that the court considers just.

[44]  Le paragraphe 3(1) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [LCDP], énonce les motifs de distinction illicites :

Motifs de distinction illicite

Prohibited grounds of discrimination

3 (1) Pour l’application de la présente loi, les motifs de distinction illicite sont ceux qui sont fondés sur la race, l’origine nationale ou ethnique, la couleur, la religion, l’âge, le sexe, l’orientation sexuelle, l’identité ou l’expression de genre, l’état matrimonial, la situation de famille, les caractéristiques génétiques, l’état de personne graciée ou la déficience.

3 (1) For all purposes of this Act, the prohibited grounds of discrimination are race, national or ethnic origin, colour, religion, age, sex, sexual orientation, gender identity or expression, marital status, family status, genetic characteristics, disability and conviction for an offence for which a pardon has been granted or in respect of which a record suspension has been ordered.

[45]  L’article 5 de la LCDP définit ce qui peut constituer un acte discriminatoire :

Refus de biens, de services, d’installations ou d’hébergement

Denial of good, service, facility or accommodation

5 Constitue un acte discriminatoire, s’il est fondé sur un motif de distinction illicite, le fait, pour le fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public :

5 It is a discriminatory practice in the provision of goods, services, facilities or accommodation customarily available to the general public

a) d’en priver un individu;

(a) to deny, or to deny access to, any such good, service, facility or accommodation to any individual, or

b) de le défavoriser à l’occasion de leur fourniture.

(b) to differentiate adversely in relation to any individual,

[EN BLANC]

on a prohibited ground of discrimination.

[46]  L’article 15 de la LCDP décrit le fardeau qui incombe à la partie défenderesse une fois qu’il a été établi qu’il y a discrimination prima facie, lequel consiste à démontrer qu’elle a pris des mesures d’adaptation pour répondre aux besoins du plaignant jusqu’au point où il en aurait résulté une contrainte excessive pour elle :  

Exceptions

Exceptions

15 (1) Ne constituent pas des actes discriminatoires :

15 (1) It is not a discriminatory practice if

g) le fait qu’un fournisseur de biens, de services, d’installations ou de moyens d’hébergement destinés au public, ou de locaux commerciaux ou de logements en prive un individu ou le défavorise lors de leur fourniture pour un motif de distinction illicite, s’il a un motif justifiable de le faire.

(g) in the circumstances described in section 5 or 6, an individual is denied any goods, services, facilities or accommodation or access thereto or occupancy of any commercial premises or residential accommodation or is a victim of any adverse differentiation and there is bona fide justification for that denial or differentiation.

Besoins des individus

Accommodation of needs

(2) Les faits prévus à l’alinéa (1)a) sont des exigences professionnelles justifiées ou un motif justifiable, au sens de l’alinéa (1)g), s’il est démontré que les mesures destinées à répondre aux besoins d’une personne ou d’une catégorie de personnes visées constituent, pour la personne qui doit les prendre, une contrainte excessive en matière de coûts, de santé et de sécurité.

(2) For any practice mentioned in paragraph (1)(a) to be considered to be based on a bona fide occupational requirement and for any practice mentioned in paragraph (1)(g) to be considered to have a bona fide justification, it must be established that accommodation of the needs of an individual or a class of individuals affected would impose undue hardship on the person who would have to accommodate those needs, considering health, safety and cost.

[47]  Les transfèrements entre les pénitenciers sont faits en application de l’alinéa 29a) de la Loi sur le système correctionnel et la mise en liberté sous condition, LC 1992, c 20 [LSCMLC] et sont assujettis aux facteurs énoncés à l’article 28, qui comprennent « le degré de garde et de surveillance nécessaire à la sécurité du public, à celle du pénitencier, des personnes qui s’y trouvent et du détenu » et « l’existence de programmes et services qui lui conviennent et sa volonté d’y participer ».

[48]  La LSCMLC permet au SCC de placer un détenu en isolement préventif. Le détenu est normalement autorisé à sortir de sa cellule au moins deux heures par jour, ainsi que pendant le temps nécessaire pour prendre une douche. Comme il est expliqué au paragraphe 31(1) de la LSCMLC, l’isolement préventif a pour but « d’assurer la sécurité d’une personne ou du pénitencier en empêchant un détenu d’entretenir des rapports avec d’autres détenus ».

[49]  Le paragraphe 31(3) de la LSCMLC accorde au directeur du pénitencier le pouvoir discrétionnaire d’ordonner l’isolement préventif du détenu lorsque certaines conditions sont réunies :

Motifs d’isolement préventif

Grounds for confining inmate in administrative segregation

31 (3) Le directeur du pénitencier peut, s’il est convaincu qu’il n’existe aucune autre solution valable, ordonner l’isolement préventif d’un détenu lorsqu’il a des motifs raisonnables de croire, selon le cas :

31 (3) The institutional head may order that an inmate be confined in administrative segregation if the institutional head is satisfied that there is no reasonable alternative to administrative segregation and he or she believes on reasonable grounds that

a) que celui‑ci a agi, tenté d’agir ou a l’intention d’agir d’une manière compromettant la sécurité d’une personne ou du pénitencier et que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger cette sécurité;

(a) the inmate has acted, has attempted to act or intends to act in a manner that jeopardizes the security of the penitentiary or the safety of any person and allowing the inmate to associate with other inmates would jeopardize the security of the penitentiary or the safety of any person;

b) que son maintien parmi les autres détenus nuirait au déroulement d’une enquête pouvant mener à une accusation soit d’infraction criminelle soit d’infraction disciplinaire grave visée au paragraphe 41(2);

(b) allowing the inmate to associate with other inmates would interfere with an investigation that could lead to a criminal charge or a charge under subsection 41(2) of a serious disciplinary offence; or

c) que son maintien parmi les autres détenus mettrait en danger sa sécurité.

(c) allowing the inmate to associate with other inmates would jeopardize the inmate safety.

[50]  Les articles 36 et 37 de la LSCMLC traitent des droits des détenus qui sont placés en isolement préventif :

Visites par un professionnel de la santé

Visits to inmate

36 (1) Le détenu en isolement préventif reçoit au moins une fois par jour la visite d’un professionnel de la santé agréé.

36 (1) An inmate in administrative segregation shall be visited at least once every day by a registered health care professional.

Visites par le directeur

Idem

(2) Le directeur visite l’aire d’isolement au moins une fois par jour et, sur demande, rencontre tout détenu qui s’y trouve.

(2) The institutional head shall visit the administrative segregation area at least once every day and meet with individual inmates on request.

Droits du détenu

Inmate rights

37 Le détenu en isolement préventif jouit, compte tenu des contraintes inhérentes à l’isolement et des impératifs de sécurité, des mêmes droits et conditions que ceux dont bénéficient les autres détenus du pénitencier.

37 An inmate in administrative segregation has the same rights and conditions of confinement as other inmates, except for those that

[EN BLANC]

(a) can only be enjoyed in association with other inmates; or

[EN BLANC]

  (b) cannot be enjoyed due to

[EN BLANC]

(i) limitations specific to the administrative segregation area, or

[EN BLANC]

  (ii) security requirements.

[51]  L’alinéa 87a) de la LSCMLC exige que le directeur du pénitencier tienne compte de l’état de santé du détenu, y compris son état de santé mentale, lorsqu’il décide de placer ou de maintenir le détenu en isolement préventif.

[52]  Les articles 97 et 98 de la LSCMLC autorisent l’établissement de règles ainsi que de directives par le commissaire, dont certaines régissent l’isolement préventif. Le paragraphe 19 de la DC 709 empêche l’isolement préventif des détenus répondant à certains critères, notamment les détenus « ayant une maladie mentale grave avec une déficience importante ». Selon la définition figurant dans la politique, ces maladies comprennent les symptômes associés à des troubles psychotiques, bipolaires ou de dépression grave, engendrant une déficience importante du fonctionnement.

[53]  Les lignes directrices 710‑2‑3, intitulées « Processus de transfèrement des détenus », prévoient ce qui suit à l’article 43 :

Avant un transfèrement aux fins de soins psychiatriques hospitaliers dans un centre de traitement du SCC ou aux fins de soins de santé mentale intermédiaires dans un centre de traitement ou autre établissement, le détenu doit satisfaire aux critères d’admission clinique conformément aux Lignes directrices sur l’admission et le congé figurant dans les Lignes directrices intégrées en santé mentale.

[54]  Selon l’article 10.2 des Lignes directrices intégrées en santé mentale, [traduction] « les renvois non urgents à l’hôpital psychiatrique et aux centres de soins de santé mentale intermédiaires sont coordonnés par l’équipe de santé mentale de l’établissement principal du délinquant, qui veillera à ce que le renvoi soit approprié et respecte les normes d’admission ». Dans la présente affaire, tel qu’il est mentionné plus haut, l’équipe de santé mentale de l’établissement du demandeur n’appuie pas son transfèrement au CPR.

V.  Question préliminaire

[55]  À l’audience tenue le 10 avril 2019 dans la présente affaire, les avocats du procureur général du Canada ont fait savoir à la Cour qu’ils croyaient que l’audience ce jour‑là portait sur une requête en injonction interlocutoire sous‑jacente à une demande et qu’une autre audience concernant la demande proprement dite suivrait. Les avocats de M. Toutsaint ont répondu qu’ils avaient compris quant à eux que l’audience concernait leur demande visant à obtenir une injonction interlocutoire mandatoire jusqu’à ce que soit tranchée la plainte déposée devant la CCDP.

[56]  Les avocats du procureur général ont souligné que certaines décisions qu’ils avaient prises en vue de l’audience, notamment la décision de renoncer à certains interrogatoires et de ne pas contester la compétence de la Cour pour accorder la réparation prévue à l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales, visaient à faciliter l’instruction accélérée de la requête, et qu’ils n’auraient pas pris ces décisions dans le contexte de la demande principale dans le cadre de laquelle ils auraient [traduction] « disposé du temps nécessaire avant la mise en état de la demande et sa mise au rôle ». Ils ont précisé qu’ils auraient peut‑être cherché à déposer davantage d’éléments de preuve et à contre‑interroger la Dre Preece et Nicole Kief, représentante juridique de M. Toutsaint, sur les différents affidavits qu’elle avait souscrits. Cependant, ils n’auraient pas tenté de contre‑interroger le demandeur, compte tenu des troubles mentaux dont il est atteint.

[57]  La confusion au sujet de la nature des procédures découle peut‑être du fait que le document introductif d’instance, déposé le 27 février 2019, est un avis de demande. Il concernait ce qui peut être qualifié de demande indépendante visant à obtenir une injonction en vertu de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales et des articles 3 et 5 de la LCDP. Une ordonnance de gestion de l’instance a été rendue le 28 février 2019. L’affaire a été mise au rôle comme requête à la séance générale tenue à Vancouver le 5 mars 2019, et a ensuite été reportée à la demande du défendeur, qui voulait obtenir plus de temps pour se préparer. Un juge chargé de la gestion de l’instance a été nommé le même jour.

[58]  Dans une ordonnance datée du 14 mars 2019, la Cour a souligné qu’il [traduction] « devient de plus en plus évident que l’instruction accélérée de l’affaire rend l’injonction provisoire moins nécessaire », et qu’elle avait été informée [traduction] « que le défendeur renoncera au contre‑interrogatoire afin de faciliter l’instruction accélérée ». À mon avis, ces remarques signifient que la Cour avait examiné la question de savoir s’il pouvait être nécessaire d’accorder une injonction provisoire au titre de l’article 373 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[59]  Dans une ordonnance supplémentaire datée du 26 mars 2016, la Cour a reporté [traduction] « sine die l’instruction de la demande d’injonction ». Dans une ordonnance rendue le 28 mars 2019, la Cour a tenu compte du fait que [traduction] « l’instruction de la demande d’injonction avait d’abord été fixée au 28 mars 2019 » et a ordonné aux parties d’être [traduction] « disponibles en tout temps pendant la semaine du 8 au 12 avril 2019 en vue d’une audience d’une journée concernant la demande d’injonction ».

[60]  Rejetant la demande que le procureur général avait présentée afin d’obtenir l’autorisation de déposer une preuve par affidavit supplémentaire, la Cour a précisé, dans son ordonnance du 28 mars 2019, que [traduction] « la requête en injonction devait être tranchée par une instruction accélérée ». Cependant, dans quelques paragraphes de la même ordonnance, la Cour utilise les mots « demande d’injonction » pour désigner la procédure. De plus, le 1er avril 2019, la Cour a précisé que [traduction] « la demande d’injonction sera instruite le mercredi 10 avril 2019, au cours d’une audience d’une journée ».

[61]  La Cour ne sait pas très bien quelle est la demande qui, selon le défendeur, serait présentée après l’audience du 10 avril 2019. La réparation sollicitée était une injonction interlocutoire mandatoire qui serait en vigueur jusqu’à l’issue de la plainte déposée devant la CCDP. La Cour n’a pas compétence pour examiner au fond cette plainte, sauf dans le cadre d’une demande de contrôle judiciaire, une fois qu’une décision sur la plainte aura été rendue. La Cour pourrait accorder une injonction interlocutoire en vertu de l’article 373 des Règles des Cours fédérales jusqu’à l’issue de cette instance, mais ne pourrait usurper la compétence de la CCDP d’examiner la plainte, ou encore celle du Tribunal canadien des droits de la personne (TCDP), si la plainte devait lui être renvoyée.

[62]  Il semble qu’il soit possible que le défendeur ait présumé que la procédure pouvait être contestée en tant qu’injonction interlocutoire visée à l’article 373 des Règles. Cependant, ce n’est manifestement pas ce que le demandeur a compris, ni la Cour lors des procédures de gestion de l’instance qui ont conduit à l’audience du 10 avril 2019. Il est regrettable que les avocats du procureur général n’aient pas cherché à vérifier ce qu’il en était avant l’audience relative à l’injonction elle‑même, car le dossier n’appuie pas leur thèse. En tout état de cause, je suis convaincu que le défendeur n’a nullement été lésé par la procédure suivie.

[63]  J’ai fait savoir aux avocats du procureur général à l’audience que je tiendrais compte de leurs observations, mais qu’ils devaient être prêts à plaider la requête sur le fond. Ils étaient prêts, et ils l’ont fait. Les avocats ont souligné qu’ils étaient [traduction] « prêts à contester la demande d’injonction visant à obtenir les réparations mentionnées dans la demande et dans l’avis de requête ».

[64]  En fin de compte, le procureur général n’a pas contesté la compétence de la Cour pour accorder la réparation recherchée en application de l’article 44 de la Loi sur les Cours fédérales. La Cour doit quand même être convaincue qu’elle possède la compétence voulue pour accorder les réparations que M. Toutsaint sollicite avant d’agir et de trancher l’affaire. Étant donné que cette question n’est pas contestée, la Cour peut la trancher sans donner plus de précisions à ce sujet.

[65]  La Cour est habilitée par le législateur à accorder une injonction « dans tous les cas où il lui paraît juste ou opportun de le faire » : Loi sur les Cours fédérales, art. 44. Les tribunaux ont précédemment reconnu que l’article 44 accorde à la Cour fédérale le pouvoir d’accorder des injonctions interlocutoires relativement aux instances dont la CCDP est saisie : Colasimone c Canada (Procureur général), 2017 CF 953, au par. 7; Canada (Commission des droits de la personne) c Canadian Liberty Net, [1998] 1 RCS 626, au par. 37, 157 DLR 4th) 385.

[66]  Dans les circonstances, et faute d’arguments contraires, j’estime que la Cour a compétence pour accorder la réparation que M. Toutsaint recherche. Il faut maintenant décider si cette réparation devrait être accordée.

[67]  Je souligne que la présente affaire est différente de la requête examinée dans la décision Boulachanis c Canada (Procureur général), 2019 CF 456, que les avocats du demandeur ont portée à mon attention après l’audience. Cette décision concernait une demande de contrôle judiciaire portée devant la Cour fédérale à l’égard du refus de transférer la demanderesse d’un établissement carcéral pour hommes à un établissement pour femmes. Le juge des requêtes a prononcé une injonction interlocutoire mandatoire après avoir conclu que la demanderesse avait établi une forte apparence de droit quant à l’existence de discrimination, qu’elle subira un préjudice irréparable si elle n’est pas transférée et que la prépondérance des inconvénients penchait en sa faveur.

[68]  Un appel de l’ordonnance de transfèrement a été interjeté devant la Cour d’appel fédérale, qui a accordé un sursis jusqu’à l’issue de la demande de contrôle judiciaire portée devant la Cour fédérale (Canada (Procureur général) c Boulachanis, 2019 CAF 100). Je souligne que la décision de la Cour d’appel donne à penser que le juge des requêtes n’était pas saisi de suffisamment d’éléments de preuve au sujet du préjudice et n’a pas suffisamment tenu compte du risque d’évasion que Mme Boulachanis présentait. Dans les circonstances, je ne crois pas que la décision rendue en première instance soit utile en l’espèce.

VI.  Analyse

[69]  L’injonction que M. Toutsaint sollicite est de nature mandatoire, c’est‑à‑dire que, si la demande était accueillie, l’injonction contraindrait le défendeur à prendre des mesures conformément aux conditions de l’ordonnance. Je souligne dès le départ que la Cour n’examinera pas la demande générale de M. Toutsaint en vue d’obtenir une ordonnance [traduction] « obligeant le SCC à s’abstenir de faire montre de discrimination à l’endroit du demandeur ». Cette demande de réparation n’a pas été débattue au cours de l’audience du 10 avril 2019. De plus, en qualité d’organisme gouvernemental, le SCC est tenu de respecter à la fois la Charte et la LCDP. Il n’appartient pas à la Cour de réaffirmer l’existence de cette obligation, en l’absence d’une conclusion de discrimination, qui est au cœur de la plainte portée devant la CCDP. La seule question à examiner en l’espèce est de savoir si M. Toutsaint satisfait au critère permettant à la Cour d’accorder d’autres réparations en attendant le dénouement de cette plainte.

[70]  Pour prononcer une injonction interlocutoire au sujet des autres réparations demandées, la Cour doit être convaincue que M. Toutsaint satisfait au critère que la Cour suprême du Canada a énoncé dans l’arrêt RJR‑MacDonald Inc c Canada (Procureur général), [1994] 1 RCS 311, 111 DLR (4th) 385 [RJR].

A.  Forte apparence de droit

[71]  Selon le premier volet du critère énoncé dans l’arrêt RJR, il aurait suffi que M. Toutsaint établisse l’existence d’une question sérieuse à juger dans l’affaire sous‑jacente (c.‑à‑d. la plainte portée devant la CCDP). Il aurait ensuite été nécessaire qu’il démontre qu’il allait subir un préjudice irréparable si la Cour n’accordait pas la réparation sollicitée, puis que la prépondérance des inconvénients favorisait la délivrance de l’injonction.

[72]  Cependant, dans l’arrêt R c Société Radio‑Canada, 2018 CSC 5 [SRC 2018], la Cour suprême du Canada a précisé que, dans le cas d’une demande d’injonction interlocutoire mandatoire, le demandeur doit établir une forte apparence de droit. Il en est ainsi parce que les conséquences potentiellement sérieuses pour le défendeur du prononcé de l’injonction nécessitent un examen plus approfondi sur le fond à l’étape interlocutoire. Dans la présente affaire, le prononcé d’une injonction interlocutoire mandatoire perturberait les procédures de gestion qu’applique le défendeur à l’égard du délinquant et entraînerait des coûts additionnels (voir la décision Colasimone, précitée, au par. 14).

[73]  La Cour suprême du Canada a précisé ce que signifie une forte apparence de droit au paragraphe 17 de l’arrêt SRC 2018 :

Ceci m’amène à ce qu’implique l’établissement d’une « forte apparence de droit ». Les tribunaux ont utilisé diverses formulations, exigeant que le demandeur présente la preuve [traduction] « convaincante et manifeste d’une possibilité de succès »; qu’il présente une preuve [traduction] « convaincante et manifeste » ou « exceptionnellement convaincante et manifeste »; qu’il a [traduction] « nettement raison »; qu’il y a une [traduction] « forte probabilité » ou une « forte chance de succès »; qu’il y a une [traduction] « grande assurance » quant au succès; une [traduction] « perspective importante » de succès; ou un succès [traduction] « presque assuré ». Toutes ces formulations ont en commun d’imposer au demandeur le fardeau de présenter une preuve telle qu’il serait très susceptible d’obtenir gain de cause au procès. Cela signifie que, lors de l’examen préliminaire de la preuve, le juge de première instance doit être convaincu qu’il y a une forte chance au regard du droit et de la preuve présentée que, au procès, le demandeur réussira ultimement à prouver les allégations énoncées dans l’acte introductif d’instance.

[74]  En définitive, pour établir une forte apparence de droit quant à l’existence d’une discrimination, le demandeur doit prouver qu’il est très probable qu’il possédait une caractéristique protégée par la LCDP contre la discrimination, qu’il a subi un effet préjudiciable et que la caractéristique protégée a constitué un facteur dans la manifestation de l’effet préjudiciable (Lafrenière c Via Rail Canada Inc, 2017 TCDP 29, par. 22).

[75]  Le demandeur soutient qu’il a établi une forte apparence de droit quant à la possibilité qu’il obtienne gain de cause devant la CCDP et le TCDP. Il allègue qu’au cours de la période pertinente, il possédait des caractéristiques protégées contre la discrimination, soit le fait qu’il est un Autochtone et qu’il souffre d’incapacité mentale. À son avis, les longues périodes passées en isolement préventif et l’aggravation des symptômes de maladie mentale qui en a résulté témoignent de l’effet préjudiciable qu’il a subi. De plus, dit‑il, ses caractéristiques protégées ont constitué un facteur dans la manifestation de cet effet préjudiciable. Plus précisément, elles l’ont rendu incapable de s’intégrer dans la population carcérale générale des différents établissements où il a été placé en détention. Le demandeur affirme qu’il a besoin de suivre une thérapie spécialisée dans les traumatismes offerte dans un environnement où du personnel médical est disponible en tout temps et a la formation voulue pour s’occuper des détenus qui sont atteints de graves maladies mentales ou qui présentent des risques de suicide.

[76]  Les effets de l’isolement préventif ont été commentés dans la décision de la Cour supérieure de justice de l’Ontario, Canadian Civil Liberties Association c Canada (Attorney General), 2017 ONSC 749. En résumé, la Cour supérieure a conclu que l’isolement préventif :

‑ représentait une atteinte importante à la liberté allant au‑delà de celle qui découle nécessairement de l’emprisonnement;

‑ imposait un stress psychologique susceptible de causer de graves effets préjudiciables permanents sur la santé mentale;

‑ entraînait une privation sensorielle et pouvait avoir des répercussions sur l’activité cérébrale peu après qu’il ait commencé;

‑ était fortement susceptible de causer des effets psychologiques négatifs lorsqu’il est prolongé.

[77]  La Cour supérieure a conclu que le recours à l’isolement prolongé allait à l’encontre de l’article 7 de la Charte, de sorte qu’il devait être déclaré invalide (par. 272 et 273). En appel, la Cour d’appel de l’Ontario a confirmé en partie la décision rendue en première instance, mais a déclaré que les articles 31 à 37 de la LSCMLC allaient également à l’encontre de l’article 12 de la Charte, qui interdit les traitements cruels et inusités, ne pouvaient être justifiés aux termes de l’article premier et étaient nuls et non avenus : 2019 ONCA 243, aux par. 119, 126, 130, 150.

[78]  Par ailleurs, une revue détaillée de la jurisprudence concernant le placement en isolement préventif des détenus souffrant d’une maladie mentale figure dans la décision Brazeau c Canada (Attorney General), 2019 ONSC 1888, dans laquelle un jugement sommaire a été rendu à l’issue d’un recours collectif fondé sur la violation des droits que les membres du groupe tirent de l’article 7 de la Charte. Voir également la décision British Columbia Civil Liberties Association c Canada (Attorney General), 2018 BCSC 62, dans laquelle la Cour suprême de la Colombie‑Britannique a conclu que le régime d’isolement préventif du SCC perpétue le désavantage dont les prisonniers autochtones font l’objet, puisqu’ils y sont surreprésentés en raison de facteurs associés à leurs antécédents sociaux, dont l’affiliation à un gang et la violence enracinée.

[79]  Dans son rapport annuel de 2015, la CCDP a souligné que l’isolement préventif ne devrait être utilisé que dans des circonstances exceptionnelles, en dernier recours et pour une très courte période, et que cette mesure ne devrait en aucun cas être prise lorsque le détenu est une personne ayant de graves problèmes de santé mentale.

[80]  Il est indéniable que, dans le cadre de la présentation de la plainte qu’il a portée devant la CCDP, le demandeur sera en mesure d’invoquer une preuve abondante faisant ressortir les effets préjudiciables de l’isolement préventif, même s’il a souvent choisi lui‑même d’être ainsi isolé plutôt que d’être intégré dans la population carcérale générale des établissements où il a été détenu. Il appartiendra ensuite au défendeur de prouver qu’il a déployé des efforts pour prendre des mesures d’adaptation raisonnables et que l’élimination du recours à l’isolement dans le cas du demandeur donnerait lieu à une contrainte excessive.

[81]  De l’avis du demandeur, la présente affaire est analogue à l’affaire Tekano c Canada (Procureur général), 2010 CF 818, dans laquelle la Cour fédérale a annulé, à l’issue d’une demande de contrôle judiciaire, le refus de la CCDP de renvoyer une plainte au TCDP. Certaines similitudes existent avec la présente affaire, notamment le fait que M. Tekano s’opposait aux traitements et avait souvent tendance à opter pour l’isolement préventif plutôt que de rester dans les unités résidentielles avec les autres prisonniers. Il avait également un casier judiciaire chargé et était violent et menaçant envers les autres prisonniers, le personnel correctionnel et le personnel médical. M. Tekano a allégué dans sa plainte que le SCC n’avait pas tenu compte de ses déficiences mentales en le plaçant à répétition en isolement. Il avait passé un certain temps au Centre régional de traitement Pacifique, mais il a été à nouveau placé dans un établissement à sécurité maximale, parce qu’il avait été violent envers le personnel chargé de s’occuper des individus ayant des problèmes de santé mentale. La Commission a accepté le rapport de l’enquêteur indiquant que le SCC avait pris des mesures d’accommodement pour tenir compte des déficiences de M. Tekano. La juge Gauthier a conclu que la décision de rejeter la plainte parce qu’elle ne justifiait pas une enquête plus approfondie n’appartenait pas aux issues acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit.

[82]  Selon le rapport annuel de 2015 que la CCDP a présenté au Parlement, M. Tekano a finalement été renvoyé dans un CRT, où il a pu obtenir des médicaments, suivre une thérapie et recevoir un traitement pour soigner ses troubles mentaux, et où ses épisodes d’automutilation se sont espacés. D’après ce que la Cour a pu comprendre à la lumière du dossier, ces résultats ne découlent pas d’une injonction interlocutoire mandatoire, mais plutôt d’une décision du SCC en matière de traitement.

[83]  Je conviens que l’essentiel de la preuve milite fortement à l’encontre du recours à l’isolement préventif de façon générale, notamment dans le cas des délinquants souffrant d’une maladie mentale. La preuve démontre que cette mesure est utilisée de façon disproportionnée à l’égard des délinquants autochtones. De plus, compte tenu de la preuve, il est indéniable que le maintien prolongé d’un détenu en isolement préventif peut avoir des effets pernicieux tangibles et profonds sur lui. L’isolement constitue également ce qui est appelé, dans la littérature et la jurisprudence, une « prison au sein de la prison », ce qui touche les droits à la liberté des délinquants, même s’ils purgent une peine de détention.

[84]  Le défendeur soutient que les allégations auxquelles il doit répondre ne concernent pas l’isolement préventif et qu’il aurait adopté une tout autre approche si tel avait été le cas. La demande dont la Cour est saisie ne vise pas à obtenir une ordonnance qui interdirait au SCC d’avoir recours à l’isolement de manière générale ou spécifiquement à l’endroit du demandeur, mais qui l’obligerait plutôt à transférer celui‑ci du pénitencier de la Saskatchewan au CPR, et qui accorderait également au demandeur des réparations accessoires liées à la nature du traitement qu’il reçoit et à l’accès aux pratiques culturelles des Dénés.

[85]  Les avocats du demandeur ont répondu que, même s’ils n’avaient pas sollicité d’ordonnance interdisant le recours à l’isolement, cette réparation était englobée dans les mots « toute autre réparation que la Cour estime appropriée » qui figurent dans l’avis de demande. Je conviens avec le défendeur que ces mots ne sont pas destinés à recevoir une interprétation aussi large, mais plutôt à couvrir les réparations accessoires liées à la principale réparation sollicitée. Dans la présente affaire, une conclusion interdisant le recours à l’isolement préventif ne serait pas une réparation accessoire.

[86]  Tel qu’il est mentionné plus haut, même si le CPR est administré dans l’ensemble par le SCC à titre de pénitencier, une partie du centre est un hôpital de soins de courte durée agréé en vertu d’une loi provinciale. Il ressort de la preuve que tant l’isolement préventif que les cellules d’observation sont utilisés au pénitencier de la Saskatchewan, tandis que le CPR n’a recours à ces dernières qu’en cas de situations critiques comportant un danger imminent. Bien que les cellules soient similaires, les cellules d’observation offrent moins de commodités et le détenu n’est pas autorisé à y conserver des articles personnels, alors qu’il pourrait le faire en cellule d’isolement. Le détenu qui est en observation parce qu’il représente un risque d’automutilation doit également porter une simple blouse ou « nuisette », plutôt que les vêtements normaux qui seraient permis en isolement. De plus, le personnel des centres de traitement a parfois recours à des appareils de contention « Pinel » afin d’empêcher les détenus de se blesser ou de blesser d’autres personnes. Le demandeur a été immobilisé sur une plateforme de contention Pinel pendant une longue période alors qu’il était détenu dans un centre de Québec.

[87]  Le défendeur soutient essentiellement que les décisions relatives aux soins en santé mentale, semblables à celles que prévoit la Mental Health Services Act de la Saskatchewan, devraient être prises par des professionnels de la santé mentale qui traitent le patient détenu et non par d’autres, y compris la Cour fédérale (Colasimone, précité, au par. 12). Le défendeur ajoute que, lorsqu’il est établi que des mesures d’adaptation ont été prises, comme c’est le cas en l’espèce, le demandeur n’est pas en mesure d’établir une forte apparence de droit quant à l’existence de discrimination.

[88]  Je conviens avec le défendeur que M. Toutsaint demande à la Cour de substituer son jugement à celui des experts médicaux qui le traitent. De plus, il est prématuré, comme l’affirme le défendeur, de conclure que le demandeur a de fortes chances d’avoir gain de cause dans sa plainte portée devant la CCDP. Le processus de traitement de la plainte est encore à ses débuts et doit mener à un renvoi pour enquête. La Cour dispose d’une preuve abondante faisant état des mesures prises pour tenir compte des problèmes très sérieux que présentent les troubles mentaux et troubles de comportement de M. Toutsaint, dont des transfèrements à d’autres établissements, dont le CPR et d’autres centres de traitement. Le fait que ces mesures n’aient pas donné de bons résultats jusqu’à maintenant, si ce n’est pendant de brèves périodes de stabilité, n’exclut pas la possibilité de conclure à l’existence de mesures d’adaptation raisonnables. La preuve fait état d’un programme thérapeutique actif et élaboré, administré par des professionnels de la santé compétents qui tentent de répondre aux besoins du demandeur. Est‑il réaliste de conclure que ces problèmes seront réglés par un transfèrement au CPR, alors que tel n’a pas été le cas dans le passé?

[89]  Pour accorder la réparation sollicitée, il faudrait faire une distinction entre l’espèce et la décision rendue par ma collègue, madame la juge McDonald, dans l’affaire Colasimone, précitée, ou que je l’écarte d’une manière compatible avec les principes de la courtoisie judiciaire. Prononcer l’injonction pourrait conduire la Cour à intervenir dans un domaine dans lequel elle est mal placée pour agir. Ainsi que le souligne la juge McDonald dans la décision Colasimone, au paragraphe 12, « [l]a Cour ne peut substituer sa propre décision à celle des experts en médecine qui ont évalué le demandeur ». Je comprends que le demandeur a tenté de surmonter cet obstacle en présentant les opinions d’expert des Drs Boyd et Preece. Cependant, pour les motifs exposés ci‑dessus, je ne suis pas convaincu que je devrais accorder plus de poids à leur avis qu’à ceux des experts du SCC, qui ont davantage de contacts avec le demandeur.

[90]  À l’instar de la présente affaire, la décision Colasimone concernait une demande d’injonction visant à contraindre le SCC à fournir des services à M. Colasimone, dont un transfèrement à un CRT jusqu’à l’issue de la plainte en matière de droits de la personne qu’il avait portée devant la CCDP. Ayant assujetti au seuil plus élevé le volet de la question sérieuse du triple critère à satisfaire, la juge McDonald a conclu que M. Colasimone n’avait pas droit à une injonction mandatoire.

[91]  Je souligne que, dans Drennan c Canada (Procureur général), 2008 CF 10, la juge Mactavish a reconnu que la Cour fédérale avait compétence pour accorder une réparation limitée sous forme d’injonction jusqu’à ce que la CCDP ait effectué son examen préalable. Elle a refusé d’accorder le transfèrement sollicité à un établissement différent du SCC. La juge Mactavish a également souligné, au paragraphe 24, que compte tenu des circonstances particulières – le délinquant devait être mis en liberté trois semaines après le jugement – il ne s’agissait pas de savoir si la plainte en matière de droits de la personne du demandeur devrait en fin de compte connaître une issue favorable. Elle a conclu que M. Drennan avait soulevé une question sérieuse à juger au sujet des mesures d’accommodement prises pour tenir compte de son handicap, la tétraplégie, et qu’il subirait un préjudice irréparable pendant la courte période précédant sa remise en liberté en raison du caractère inadéquat des mesures d’adaptation prises. Par ailleurs, la Cour n’était pas convaincue qu’il subirait un préjudice irréparable s’il n’était pas transféré dans un CRT. Dans les circonstances de cette affaire, la prépondérance des inconvénients a joué en faveur de M. Drennan. En raison des différences factuelles importantes, la décision Drennan n’est guère utile pour l’examen des questions à trancher en l’espèce.

[92]  Les professionnels de la santé mentale qui fournissent des soins à M. Toutsaint sont titulaires d’un permis délivré en vertu d’une loi provinciale et doivent respecter les exigences de leurs organismes de réglementation. Les traitements qu’ils administrent aux patients qui leur sont confiés doivent respecter les normes des organismes d’agrément. Ainsi que l’a expliqué en contre‑interrogatoire M. Finlayson, le psychologue principal responsable du traitement de M. Toussaint au pénitencier de la Saskatchewan, il doit d’abord être loyal envers l’organisme qui régit l’exercice de sa profession et envers les clients auprès desquels il travaille. Le DMasood, le psychiatre consultant, qui a diagnostiqué les problèmes dont souffre M. Toutsaint et qui est responsable du plan de traitement général de celui‑ci, a témoigné dans le même sens.

[93]  La preuve révèle que l’équipe de santé mentale qui s’occupe du traitement de M. Toutsaint au pénitencier de la Saskatchewan n’appuie pas son transfèrement au CPR. Elle croit que cette mesure serait effectivement dommageable pour lui. À son avis, il n’est pas prêt à s’engager à suivre une thérapie et il a besoin de stabilité. Les événements survenus lors des transfèrements antérieurs au CPR ne permettent pas non plus de conclure qu’il serait mieux là‑bas. Il est douteux qu’il parvienne à une plus grande stabilité au CPR, eu égard aux perturbations observées lors de ses transfèrements précédents.

[94]  De l’avis du DMasood, un transfèrement au CPR aurait également pour effet de renforcer les problèmes de comportement du demandeur. La priorité était de diminuer les comportements d’automutilation au moyen d’une thérapie axée sur le traitement des traumatismes et de tenter d’améliorer ses relations interpersonnelles. Selon le témoignage de M. Finlayson, l’établissement dispose, sur place, de personnel qui s’occupe des individus ayant des problèmes de santé mentale et qui est en mesure de suivre le plan de traitement et d’établir ce que M. Finlayson a décrit comme une [traduction] « alliance thérapeutique » avec M. Toutsaint. Ces arrangements ne sont pas parfaits. Ainsi, le DMasood rend « visite » à M. Toussaint par voie de vidéoconférence, puisqu’il travaille à Saskatoon. Les contacts avec les professionnels de la santé mentale de l’établissement de Prince Albert se font souvent depuis la porte de la cellule ou dans une cabine où une barrière sépare l’employé et le délinquant. Néanmoins, l’essentiel de la preuve montre que le transfèrement du demandeur mettrait en péril les progrès accomplis jusqu’à maintenant. Il n’y a aucune garantie qu’un transfèrement au CPR donnerait de meilleurs résultats. Ce transfèrement n’est pas une panacée aux problèmes du demandeur.

[95]  En plus du témoignage du psychiatre et du psychologue traitants du demandeur, le défendeur a présenté la preuve par affidavit de Lisa Barton, qui a dirigé le programme d’intervention auprès des Autochtones, dont le programme conçu pour les Dénés, au pénitencier de la Saskatchewan. M. Toutsaint peut bénéficier de la présence d’un aîné déné qui est issu de sa collectivité natale de Black Lake et qui peut exercer des pratiques culturelles et spirituelles traditionnelles. La preuve relative à la possibilité de participer à ces pratiques est mitigée. Dans au moins un cas, une cérémonie du calumet qui avait été organisée a été annulée par l’aîné après que M. Toutsaint eut brandi une arme. À une autre occasion, le froid et la neige ont empêché la tenue d’une cérémonie de sudation. Le demandeur s’est opposé à la présentation de cette preuve, soutenant qu’elle constituait du ouï‑dire. À mon avis, les courriels dans lesquels elle se trouve sont admissibles au titre de l’exception à la règle du ouï‑dire applicable aux documents d’entreprise. Même si les occasions de participer à ces cérémonies ne répondaient manifestement pas aux attentes de M. Toutsaint, la preuve des efforts déployés à cet égard permet de conclure que des mesures d’adaptation raisonnables ont été prises. Cependant, il n’appartient pas à la Cour de trancher cette question dans le cadre de la présente demande.

[96]  À la lumière de la preuve et des arguments que le demandeur a invoqués, je ne suis pas convaincu qu’il a établi une forte apparence de droit quant à ses chances d’obtenir gain de cause dans la plainte sous‑jacente dont la CCDP est saisie. Bien que cette conclusion soit suffisante pour trancher la demande dont la Cour est saisie, il m’apparaît pertinent de commenter les autres aspects du triple critère à satisfaire.

B.  Préjudice irréparable

[97]  Le demandeur soutient que les préjudices irréparables auxquels il est exposé sont le suicide, l’automutilation, des préjudices psychologiques irréversibles et l’atteinte à sa liberté. Ces préjudices sont irréparables, soutient‑il, puisqu’ils ne peuvent être compensés par des dommages‑intérêts, ce qui est particulièrement vrai dans le cas du suicide. Il y a un risque bien réel qu’il meure avant que soit tranchée sa plainte en matière de droits de la personne s’il n’est pas transféré dans un centre de traitement où il se sentira en sécurité et pourra interagir de manière adéquate et s’adonner à ses pratiques culturelles et spirituelles. S’il demeure dans un établissement à sécurité maximale jusqu’à ce qu’une décision définitive soit rendue au sujet de sa plainte, il est réaliste de croire que la détérioration psychologique dont il souffre déjà s’aggravera et pourrait devenir permanente. Qui plus est, chaque journée où on le prive de sa liberté en le plaçant en isolement préventif lui cause un préjudice irréparable, car on ne peut compenser le temps perdu.

[98]  Les DMasood et M. Finlayson estimaient tous les deux qu’il était peu probable que M. Toutsaint se suicide. Au cours de son témoignage, le DMasood a souligné que, lors de ses contacts avec M. Toutsaint, il n’a jamais été préoccupé par le risque de suicide au point de penser qu’il y avait un danger imminent. Dans le cas contraire, a‑t‑il affirmé, il aurait établi un certificat d’admission à l’égard du demandeur en application des dispositions de la Mental Health Services Act. Il convient de souligner à cet égard qu’un transfèrement au CPR ne nécessite pas l’établissement d’un certificat.

[99]  Le comportement d’automutilation du demandeur était chronique, mais selon le DMasood le demandeur ne recourait pas à l’automutilation dans le but de se suicider. M. Finlayson a appuyé cette évaluation et a souligné au cours de son témoignage que, lorsque M. Toutsaint s’était tailladé le cou, l’expérience avait été très traumatisante. Le demandeur a dit à M. Finlayson qu’il ne voulait pas mourir et qu’il pouvait se souvenir des moindres détails de l’incident. Contrairement à cet incident, qui est survenu dans un établissement de Québec, le comportement d’automutilation de M. Toutsaint au pénitencier de la Saskatchewan était répétitif en ce que l’entaille était faite constamment sur la même partie du bras. Selon M. Finlayson, il s’agit d’une forme d’[traduction] « automutilation non suicidaire » à laquelle M. Toutsaint avait recours pour surmonter le sentiment de frustration et les autres émotions qu’il ressentait. Bien qu’il s’agisse d’un comportement préjudiciable nécessitant une intervention, le personnel médical croyait qu’il pouvait être géré. Cependant, dans certains cas, le seul moyen pratique de gérer cette conduite était le placement dans une cellule d’observation ou le recours à du matériel d’immobilisation physique.

[100]  L’utilisation de l’automutilation comme mesure d’adaptation pourrait également être considérée comme une forme de manipulation, ainsi que l’ont reconnu les avocats de M. Toutsaint au cours des plaidoiries. M. Finlayson a écarté cette possibilité en contre‑interrogatoire. Cependant, il ressort du dossier que M. Toutsaint s’est automutilé ou a menacé de s’automutiler ou de se suicider lorsqu’on le privait des médicaments qu’il préférait, de la nourriture la cantine – et qu’il devait prendre les repas réguliers – ou d’autres accommodements. Lors d’une revue du diagnostic faite avec le DMasood le 18 octobre 2018, le demandeur a attribué ses gestes d’automutilation à son humeur instable et à son désir de prouver quelque chose, de se faire entendre et de négocier pour parvenir à ses fins. La Cour d’appel de la Saskatchewan a également tiré des conclusions en ce sens en 2015 en se fondant sur l’avis d’expert d’un médecin.

[101]  Dans l’arrêt Glooscap Heritage Society c Canada (Revenu national), 2012 CAF 255, le juge Stratas a résumé les règles régissant le préjudice irréparable au paragraphe 31 :

Pour établir l’existence du préjudice irréparable, il faut produire des éléments de preuve suffisamment probants, dont il ressort une forte probabilité que, faute de sursis, un préjudice irréparable sera inévitablement causé. Les hypothèses, les conjectures et les affirmations discutables non étayées par les preuves n’ont aucune valeur probante.

[Renvois omis.]

[102]  Dans la décision Colasimone, précitée, le demandeur avait tenté de se suicider à deux occasions. La juge McDonald n’était pas disposée à reconnaître l’existence d’un risque de préjudice irréparable en attendant l’issue du traitement de la plainte par la CCDP. Elle a conclu, au paragraphe 21, que l’établissement avait mis en place des mesures adéquates pour protéger le demandeur contre tout comportement d’automutilation qu’il pourrait avoir.

[103]  Dans la présente affaire, des éléments de preuve établissent de façon prépondérante que le demandeur continuera probablement à s’automutiler. Cependant, il n’est pas certain que ce risque serait atténué si le demandeur était transféré au CPR comme il l’a déjà été. De plus, compte tenu de son comportement répréhensible en établissement dans le passé, il est également probable qu’il continuerait à agir de la sorte au CPR et que l’équipe de traitement en poste là‑bas soit tenue de le placer dans des cellules d’observation semblables à celles dans lesquelles il passe une bonne partie de son temps au pénitencier de la Saskatchewan.

[104]  Dans les circonstances, malgré la preuve abondante invoquée par ses avocats, je ne suis pas disposé à conclure que le demandeur subirait un préjudice irréparable si l’injonction sollicitée n’était pas prononcée.

C.  Prépondérance des inconvénients

[105]  Le demandeur soutient que la prépondérance des inconvénients favorise l’octroi de l’injonction, au motif que sa mort par suicide avant l’issue de sa plainte, en cas de refus de sa demande d’injonction, occasionnerait indéniablement un préjudice beaucoup plus important pour lui que les inconvénients qui découleraient pour le SCC de son transfèrement en cas d’octroi de l’injonction. De l’avis du demandeur, le prononcé de l’injonction favoriserait la réalisation des objectifs de la LSCMLC, y compris que les peines soient purgées dans des conditions sécuritaires et humaines, et satisferait à l’obligation du SCC de fournir à chaque détenu les soins de santé mentale essentiels.

[106]  Le demandeur soutient que les coûts additionnels que représenteraient pour le SCC son transfèrement au CPR et son traitement dans cet établissement jusqu’au règlement définitif de sa plainte en matière de droits de la personne sont minimes comparativement aux risques importants auxquels il est exposé, notamment la mort, le préjudice psychologique et l’atteinte à sa liberté. Les avocats ont fait valoir qu’il suffirait que le SCC augmente la capacité d’accueil si le nombre actuel de lits disponibles est insuffisant.

[107]  Le défendeur répond que, d’après la preuve présentée par l’équipe de traitement actuelle, le risque de suicide et d’automutilation est davantage atténué dans l’environnement actuel qu’il pourrait l’être au CPR, en raison, notamment, des problèmes de comportement du demandeur lui‑même. Selon le défendeur, cette évaluation repose sur une connaissance approfondie du demandeur et des interactions quotidiennes avec celui‑ci, et devrait donc l’emporter sur le témoignage de M. Toutsaint.

[108]  À mon avis, les conséquences pouvant découler d’un transfèrement ne peuvent être écartées sous prétexte qu’elles seraient peu importantes. D’abord, la relation de traitement établie entre le demandeur et les professionnels de la santé mentale à l’établissement où il est actuellement détenu serait perturbée. De plus, le SCC serait tenu d’accueillir le demandeur au CPR et peut‑être de déplacer un autre détenu ou d’empêcher un autre détenu d’avoir accès au centre et à ses services de traitement. Le transfèrement ne serait pas temporaire, mais prolongé, car un certain délai s’écoulera forcément avant que la CCDP décide s’il y a lieu de renvoyer la plainte pour enquête et, en pareil cas, avant que l’enquête soit menée et qu’une décision soit rendue. L’ordonnance sollicitée couvre toute la durée de ce processus.

[109]  La Cour doit également tenir compte de l’intérêt public général, y compris la sécurité des établissements du SCC et de toutes les personnes qui s’y trouvent. Le demandeur s’est montré peu enclin à modifier son comportement et à participer activement à un plan de traitement.

[110]  Dans les circonstances, la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur.

D.  Conclusion

[111]  Ainsi que l’explique le DBradford dans la présentation de son rapport de décembre 2017 : [traduction] « L’administration d’un établissement correctionnel offrant des soins en santé mentale nécessite une conciliation difficile entre les services et de traitement et la sécurité générale à assurer ». À mon avis, des interventions non nécessaires de la part des tribunaux ne facilitent pas cet exercice de conciliation. Les questions que le DBradford a commentées dans son rapport sont de nature systémique et nécessitent une réponse systémique.

[112]  Le demandeur n’a pas réussi à établir une forte apparence de droit quant à ses chances d’obtenir gain de cause dans la plainte sous‑jacente dont est saisie la CCDP, ou à faire la preuve qu’il subirait un préjudice irréparable si la demande d’injonction était refusée. Après avoir soupesé les intérêts opposés, j’estime que la prépondérance des inconvénients favorise le défendeur. En conséquence, la demande est rejetée. Cependant, comme je l’ai mentionné au début des présents motifs, j’encourage les agents correctionnels à se demander si le moment est venu de réévaluer le bienfait que M. Toutsaint pourrait tirer d’un autre séjour dans l’environnement thérapeutique du CPR.

VII.  Dépens

[113]  Aucuns dépens n’ont été demandés.


JUGEMENT dans le dossier T‑385‑19

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande est rejetée;

  2. Aucuns dépens ne sont adjugés.

« Richard G. Mosley »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 26e jour de septembre 2019.

Chantal DesRochers, LL.B., D.E.S.S. en trad.


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑385‑19

INTITULÉ :

JOEY TOUTSAINT c PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

LIEU DE L’AUDIENCE :

VANCOUVER (COLOMBIE‑bRITANNIQUE)

DATE DE L’AUDIENCE :

LE 10 AVRIL 2019

jugEment ET MOTIFS :

LE JUGE MOSLEY

DATE DES MOTIFS :

LE 14 JUIN 2019

COMPARUTIONS :

Deborah Charles

POUR LE DEMANDEUR

Stephen McLachlin

Thomas Bean

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Prisoners’ Legal Services

Avocats

Burnaby (Colombie‑Britannique)

POUR LE DEMANDEUR

Sous‑procureur général du Canada

Saskatoon (Saskatchewan)

POUR LE DÉFENDEUR

 

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