Décisions de la Cour fédérale

Informations sur la décision

Contenu de la décision

Date : 20190731


Dossiers : T‑1286‑18

T‑1293‑18

Référence : 2019 CF 1026

[TRADUCTION FRANÇAISE CERTIFIÉE, NON RÉVISÉE]

Ottawa (Ontario), le 31 juillet 2019

En présence de monsieur le juge LeBlanc

Dossier : T‑1286‑18

ENTRE :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

demandeur

et

CHRIS HUGHES

défendeur

Dossier : T‑1293‑18

ET ENTRE :

CHRIS HUGHES

demandeur

et

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

défendeur

JUGEMENT ET MOTIFS PUBLICS

I.  INTRODUCTION

[1]  M. Chris Hughes, le défendeur/demandeur dans la présente instance, est un ancien membre de la fonction publique fédérale atteint d’une déficience : il souffre d’anxiété et de dépression.

[2]  Le 9 juillet 2014, le Tribunal canadien des droits de la personne [le Tribunal] a jugé que Transports Canada [TC] avait fait preuve de discrimination à l’égard de M. Hughes sur la base de sa déficience dans le cadre de la dotation de postes d’analyste du renseignement, ce qui est contraire à l’alinéa 7a) de la Loi canadienne sur les droits de la personne, LRC 1985, c H‑6 [la Loi]. La décision du Tribunal [la décision sur la responsabilité] a été annulée par la Cour pour des motifs liés au caractère raisonnable, puis rétablie par la Cour d’appel fédérale (Hughes c Canada (Procureur général), 2016 CAF 271 [Hughes CAF]).

[3]  Lors d’une audience subséquente, le Tribunal s’est attaché à évaluer ce qui constituerait un redressement approprié pour le comportement discriminatoire de TC envers M. Hughes. Dans une décision publiée le 1er juin 2018 [la décision sur les mesures de redressement], le Tribunal a ordonné à TC d’offrir un poste d’analyste du renseignement à M. Hughes et de lui verser une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux calculée de la date où il aurait dû être nommé à ce poste jusqu’au moment où, selon le Tribunal, le lien de causalité entre la conduite discriminatoire de TC et la perte de salaire de M. Hughes a été rompu, c’est‑à‑dire de mai 2006 à mai 2011. Il a également ordonné à TC de verser à M. Hughes une indemnité spéciale pour préjudice moral et pour acte délibéré, compte tenu des événements qui ont mené à la discrimination.

[4]  Les deux parties sont insatisfaites de la décision sur les mesures de redressement et demandent toutes deux le contrôle judiciaire de celle‑ci. Chaque partie conteste la conclusion qu’a tirée le Tribunal concernant la date à laquelle M. Hughes a cessé d’avoir droit à une indemnité pour sa perte de salaire et d’avantages sociaux (le Tribunal a fixé cette date au mois de mai 2011). TC, représenté par le procureur général, soutient que la période d’indemnisation a pris fin en septembre 2007, date à laquelle M. Hughes a obtenu un poste à Ressources humaines et Développement des compétences Canada [RHDCC] (maintenant appelé Emploi et Développement social Canada), ou même plus tôt, quand le Tribunal a déterminé, dans une procédure distincte, que M. Hughes aurait dû obtenir un poste à RHDCC dès 2006. M. Hughes fait valoir qu’il n’existe aucune justification rationnelle, dans les circonstances de l’espèce, pour limiter ainsi le recouvrement du salaire et des avantages sociaux perdus. Plus particulièrement, il affirme qu’il n’existe aucune raison logique justifiant qu’il ne soit pas indemnisé jusqu’à sa nomination à un poste d’analyste du renseignement.

[5]  Le procureur général soutient en outre qu’il était déraisonnable pour le Tribunal d’ordonner qu’un poste soit offert à M. Hughes, compte tenu du fait qu’il a conclu que le lien de causalité entre la conduite discriminatoire de TC et la perte de salaire et d’avantages sociaux de M. Hughes avait été rompu en mai 2011. Selon le procureur général, il n’était pas loisible au Tribunal de conclure que la conduite discriminatoire de TC à l’égard de M. Hugues était inconsidérée, puisqu’il avait déjà conclu, dans la décision sur la responsabilité, que la conduite de TC était indirecte ou involontaire.

[6]  Les deux présentes demandes de contrôle judiciaire ont été entendues ensemble le 19 juin 2019 à Victoria, en Colombie‑Britannique. Pour les motifs qui suivent, la contestation de la décision sur les mesures de redressement présentée par le procureur général est rejetée et celle de M. Hughes est accueillie en partie.

II.  LE CONTEXTE

A.  Les plaintes visant TC

[7]  De 1995 à 2005, M. Hughes a travaillé à titre d’employé nommé pour une période déterminée à l’Agence des douanes et du revenu du Canada (maintenant l’Agence du revenu du Canada) et à l’Agence des services frontaliers du Canada, où il a occupé plusieurs postes, notamment celui d’inspecteur des douanes et celui d’agent de recouvrement. En 2006, il a participé au concours susmentionné, qui visait à doter plusieurs postes d’analyste du renseignement à TC. Ces postes étaient classés au niveau PM‑04. À peu près au même moment, M. Hughes a présenté sa candidature à trois postes d’inspecteur de la sécurité des transports de niveau TI‑06 affichés par TC. Dans les quatre cas, TC a rejeté la candidature de M. Hughes.

[8]  En 2008, M. Hughes a déposé une plainte contre TC sous le régime de la Loi relativement à ces quatre concours. Il prétendait avoir été victime de discrimination en raison de sa déficience mentale. Il affirmait aussi que TC avait exercé des représailles contre lui, ce qui est interdit par l’article 14.1 de la Loi, parce qu’il avait déposé d’autres plaintes en matière de droits de la personne contre ses anciens employeurs, soit l’Agence du revenu du Canada et l’Agence des services frontaliers du Canada.

[9]  La plainte de M. Hughes relative au poste d’analyste du renseignement concernait tout particulièrement un critère précis du poste, soit celui de l’« attention aux détails ». D’après M. Hughes, le Comité de sélection a insisté pour obtenir des références verbales de ses anciens employeurs confirmant qu’il respectait ce critère. M. Hughes avait informé le Comité de sélection qu’il lui serait difficile d’obtenir ces références, étant donné qu’il avait engagé des poursuites contre son ancien employeur, l’Agence du revenu du Canada, et qu’il avait été victime de discrimination fondée sur sa santé mentale de la part d’anciens employeurs. Il a également informé le Comité de sélection qu’il souffrait de dépression.

[10]  M. Hughes a finalement obtenu une référence d’un ancien superviseur, qui ne pouvait préciser si M. Hughes savait prêter attention aux détails ou non, mais qui a donné des informations neutres au regard de ce critère. M. Hughes a déposé de la documentation, entre autres ses évaluations du rendement antérieures, qui attestait de son attention aux détails. Néanmoins, le Comité de sélection lui a donné une note d’échec sur ce critère en raison de la référence neutre obtenue de son ancien superviseur.

B.  La décision sur la responsabilité

[11]  Le Tribunal a confirmé, en partie, le bien‑fondé des plaintes de M. Hughes, jugeant qu’il avait établi une preuve prima facie de discrimination dans le contexte du concours visant à pourvoir le poste d’analyste du renseignement. Selon le Tribunal, la documentation favorable montrant que M. Hughes satisfaisait au critère de l’attention aux détails, et ce, autant que les autres candidats, voire plus, aurait dû contrebalancer l’absence de références positives. Il était troublant aux yeux du Tribunal que les annotations positives (« VG » pour very good ou très bien) ont été effacées de la demande de candidature de M. Hughes sans explication raisonnable. Étant donné que le Comité de sélection n’a pas apporté de réponse crédible en ce qui a trait à sa décision d’écarter la candidature de M. Hughes, le Tribunal a conclu que TC avait contrevenu à l’alinéa 7a) de la Loi dans la façon dont il avait traité la demande de candidature de M. Hughes.

[12]  Le Tribunal a toutefois rejeté les plaintes de M. Hughes concernant les trois concours qui visaient à pourvoir des postes d’inspecteur de la sécurité des transports. Dans un cas, le Tribunal a précisé que M. Hughes ne voulait plus donner suite à sa plainte. Dans les deux autres cas, le Tribunal a jugé que les explications données par TC pour écarter la candidature de M. Hughes, soit que ce dernier ne possédait pas suffisamment d’expérience pour mener des enquêtes, semblaient crédibles et, par conséquent, que l’exclusion de M. Hughes de ces deux concours n’était pas un prétexte.

[13]  Comme je l’ai souligné au début de mes motifs, la Cour d’appel fédérale a rétabli la décision sur la responsabilité, étant d’avis que la juge de la Cour fédérale qui l’avait annulée avait « soupes[é] de nouveau » la preuve et « rend[u] une nouvelle décision », de sorte qu’elle n’avait pas appliqué correctement la norme de contrôle applicable, soit celle de la décision raisonnable (Hughes CAF, au par. 8).

C.  L’emploi de M. Hughes à RHDCC en 2007‑2008 et les plaintes subséquentes en matière de droits de la personne

[14]  Le fait suivant est pertinent en l’espèce : après avoir tenté sans succès de décrocher un emploi à TC, M. Hughes a été embauché pour une durée déterminée comme CR‑04 à RHDCC. Son contrat, qui a commencé en septembre 2007, a été renouvelé à deux reprises. Cependant, après avoir demandé des mesures d’adaptation pour sa déficience, M. Hughes a été informé que son contrat ne serait plus renouvelé. Son emploi à RHDCC a pris fin en juin 2008.

[15]  Lorsque RHDCC a décidé de ne pas renouveler son contrat, M. Hughes a déposé deux plaintes contre le ministère sous le régime de la Loi. Premièrement, il a accusé RHDCC d’avoir refusé de renouveler son contrat en raison de sa déficience. Deuxièmement, il a avancé que, même s’il s’était qualifié pour faire partie d’un bassin au niveau CR‑05, RHDCC a refusé de l’embaucher à des postes équivalents (PM‑01, PM‑02 ou CR‑04) à cause de sa déficience. Les deux plaintes ont été rejetées par la Commission canadienne des droits de la personne, mais ces décisions ont été annulées par suite d’un contrôle judiciaire (Hughes c Canada (Procureur général), 2010 CF 837). Les plaintes ont donc été renvoyées au Tribunal pour nouvelle décision.

[16]  Le Tribunal a confirmé le bien‑fondé des deux plaintes (Hughes c Ressources humaines et Développement des compétences Canada, 2012 TCDP 22 [la décision relative à RHDCC]). Lors du contrôle judiciaire, les conclusions relatives à la discrimination ont été confirmées, mais la réparation a été annulée, puisque le Tribunal avait accordé une réparation sans permettre aux parties d’être entendues sur ce point, alors qu’il avait déclaré qu’il tiendrait une audience distincte sur la question de la réparation (Canada (Procureur général) c Hughes, 2014 CF 278). En janvier 2015, les parties se sont entendues sur la réparation appropriée [le règlement conclu avec RHDCC].

D.  La décision sur les mesures de redressement

[17]  M. Hughes a réclamé les mesures de redressement suivantes par suite de la décision sur la responsabilité :

  1. Sa nomination au poste d’analyste du renseignement au niveau PM‑04 avec effet rétroactif au 8 mai 2006;

  2. Sa nomination au poste d’inspecteur de la sécurité des transports au niveau TI‑06 en date de la fin 2008;

  3. Un montant de 581 697,97 $ au titre du salaire perdu jusqu’à sa nomination au poste;

  4. Un montant au titre des avantages sociaux perdus jusqu’à sa nomination au poste;

  5. Une ordonnance obligeant TC à continuer de payer ses factures de soins médicaux et dentaires jusqu’à ce qu’il soit réintégré aux régimes d’assurances médicale et dentaire de la fonction publique fédérale;

  6. Le remboursement de dépenses totalisant 22 500 $ au titre des assurances de soins médicaux, dentaires et de santé et des frais engagés dans le but de refinancer et de vendre son domicile conjugal;

  7. Des primes de quart, des primes de fin de semaine et du temps supplémentaire d’un montant total de 225 000 $;

  8. La restitution de 15 semaines de crédits de congés de maladie;

  9. Le paiement en espèces des indemnités de congé annuel;

  10. Un crédit de 9 jours pour congé de bénévolat ou le paiement de la valeur en espèces;

  11. Un crédit de 45 jours pour congé pour obligations familiales;

  12. Une indemnité pour préjudice moral et une indemnité spéciale d’un montant total de 40 000 $;

  13. Le rajustement de la pension de retraite et un paiement rétroactif à 2006;

  14. Les intérêts sur toutes les sommes qui précèdent;

  15. Une majoration, calculée par un actuaire ou un comptable rémunéré par TC, pour toute conséquence fiscale négative résultant de l’un de ces paiements.

[18]  À l’audience relative aux mesures de redressement, TC a reconnu que, n’eût été la discrimination, M. Hughes aurait été nommé au poste d’analyste du renseignement au niveau PM‑04 en mai 2006. En juin 2018, le Tribunal a conclu qu’il y avait un lien de causalité direct entre la discrimination et la perte de ce poste. Compte tenu de l’objet réparateur de la Loi, du fait que M. Hughes n’avait jamais travaillé pour TC et que la relation ne pouvait donc pas avoir été rompue, et du fait aussi que M. Hughes satisfaisait aux exigences du poste, le Tribunal a ordonné qu’il soit nommé à un poste d’analyste du renseignement de niveau PM‑04 pour une période indéterminée, sous réserve de l’obtention de la cote de sécurité requise. Le Tribunal n’était toutefois pas convaincu qu’il y avait une possibilité, pourvu qu’elle soit sérieuse, que M. Hughes aurait ultérieurement été promu à un poste d’inspecteur de la sécurité des transports en raison de l’expérience qu’il aurait acquise à titre d’analyste du renseignement.

[19]  Le Tribunal a ensuite ordonné à TC d’indemniser M. Hughes pour sa perte de salaire et d’avantages sociaux. Le mois de mai 2006, date à laquelle M. Hughes aurait dû être nommé au poste d’analyste du renseignement, a servi de point de départ au calcul.

[20]  TC a demandé que les montants prévus dans le règlement conclu avec RHDCC soient déduits de l’indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux. Le Tribunal a rejeté cette demande, parce que le règlement conclu avec RHDCC permettait aussi de régler une poursuite civile en instance, ne mentionnait pas l’indemnisation au titre de la perte de salaire et précisait qu’aucun feuillet T4 ne serait émis. En outre, le Tribunal a énoncé clairement que TC ne pouvait pas se fonder sur les actes discriminatoires de RHDCC pour limiter sa propre responsabilité en vertu de la Loi.

[21]  TC a fait valoir que la causalité devrait prendre fin au moment où M. Hughes a obtenu un emploi temporaire à RHDCC en 2007. Puisqu’il s’agissait d’un simple contrat d’une durée déterminée, le Tribunal a conclu que cet emploi n’était pas comparable à un poste d’analyste du renseignement d’une durée indéterminée.

[22]  Le Tribunal a statué que le lien de causalité entre la discrimination et la perte de salaire et d’avantages sociaux pour M. Hughes avait été rompu en mai 2011. Il a donc ordonné que l’indemnisation pour la perte de salaire et d’avantages sociaux soit calculée jusqu’à cette date. Il a mentionné à cet égard plusieurs faits intermédiaires : l’emploi occupé par M. Hughes à RHDCC en 2007‑2008, les interventions chirurgicales oculaires que M. Hughes a subies en 2008 et leurs effets secondaires temporaires sur sa vision, son emploi à la Garde côtière canadienne en 2010, ses difficultés à se trouver un emploi et le fait qu’un grand nombre de personnes embauchées comme analystes du renseignement en 2006 avaient quitté leur emploi cinq ans plus tard. Le Tribunal a souligné que la nomination à un poste et l’indemnisation constituent deux mesures de redressement distinctes qui reposent sur des considérations factuelles et juridiques différentes.

[23]  Le Tribunal a accordé un montant de 15 000 $ à M. Hughes pour préjudice moral en plus de 5 000 $ en contrepartie de la conduite discriminatoire inconsidérée de TC. Enfin, le Tribunal a invité les parties à s’entendre sur le montant à payer au titre des heures supplémentaires, des congés, de l’indemnité pour congé annuel ainsi que des assurances de soins médicaux, dentaires et de santé.

III.  LES ARGUMENTS DES PARTIES CONTRE LA DÉCISION SUR LES MESURES DE REDRESSEMENT

A.  Le procureur général

[24]  Le procureur général soutient que la décision sur les mesures de redressement est déraisonnable parce que le Tribunal a ordonné que M. Hughes soit nommé à un poste d’analyste du renseignement de niveau PM‑04, alors qu’il a jugé que le lien de causalité entre la conduite discriminatoire de TC, d’une part, et la perte de salaire et d’avantages sociaux, d’autre part, avait été rompu en mai 2011. Il fait valoir que cette décision entraîne un enrichissement injustifié pour M. Hughes. À son avis, il aurait été suffisant d’indemniser M. Hughes pour la perte de salaire et d’avantages sociaux résultant de la discrimination. Le procureur général critique également le Tribunal pour avoir omis de conclure que la causalité a pris fin dès que M. Hughes a obtenu un emploi à RHDCC, c’est‑à‑dire en septembre 2007, ou une fois qu’il aurait dû obtenir le poste, comme l’avait apparemment ordonné le Tribunal dans la décision relative à RHDCC.

[25]  En outre, le procureur général répète que les montants accordés dans le règlement conclu avec RHDCC auraient dû être déduits de l’indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux. Enfin, il affirme que le Tribunal n’aurait pas pu accorder d’indemnité spéciale pour un acte inconsidéré en vertu du paragraphe 53(3) de la Loi, parce qu’aucune conclusion en ce sens n’a été tirée dans la décision sur la responsabilité.

B.  M. Hughes

[26]  M. Hughes conteste la décision du Tribunal sur un seul aspect, soit le fait que le Tribunal a limité l’indemnité au titre de la perte de salaire et d’avantages sociaux à la période qui s’est écoulée entre mai 2006 et mai 2011. Son argument central repose sur l’absence de motif rationnel, compte tenu des facteurs mentionnés par le Tribunal, expliquant pourquoi ce dernier a jugé que le lien de causalité entre la discrimination et les pertes de M. Hughes a été rompu en mai 2011.

[27]  À cette fin, M. Hughes souligne que le Tribunal a pris en compte la fin de son emploi temporaire à RHDCC en 2008, même s’il s’agissait simplement d’une mesure d’atténuation. Il mentionne également que le Tribunal a conclu que, s’il avait été nommé en mai 2006, il aurait touché des prestations d’invalidité durant sa convalescence de 14 semaines suivant sa chirurgie oculaire, mais qu’il a tout de même conclu que la chirurgie justifiait la rupture du lien de causalité, puisqu’elle n’était pas attribuable à la discrimination. En outre, il fait valoir que le Tribunal a jugé que son emploi temporaire à la Garde côtière canadienne prouvait qu’il était en mesure de travailler pendant sa convalescence, mais que le Tribunal a par ailleurs statué que ce même emploi avait contribué à la rupture du lien de causalité. Enfin, il affirme que le Tribunal a commis une erreur en n’expliquant pas comment le fait que de nombreux autres employeurs potentiels aient rejeté sa candidature avait eu une incidence sur la rupture du lien de causalité et, également, pourquoi il s’est fondé sur le cheminement de carrière d’autres analystes du renseignement sans prendre en considération leur situation individuelle.

[28]  Compte tenu des circonstances exceptionnelles de l’affaire, M. Hughes demande à la Cour de renvoyer la décision au Tribunal en lui donnant pour instructions d’accorder une indemnité pour la perte de salaire et d’avantages sociaux jusqu’à la date de sa nomination au poste d’analyste du renseignement.

IV.  LES QUESTIONS EN LITIGE ET LA NORME DE CONTRÔLE

[29]  À mon avis, la présente affaire soulève trois questions :

  1. Était‑il raisonnable pour le Tribunal d’ordonner qu’un poste à TC soit offert à M. Hughes?

  2. Le Tribunal a‑t‑il commis une erreur susceptible de révision quand il a ordonné à TC, comme il l’a fait, d’indemniser M. Hughes pour la perte de salaire et d’avantages sociaux?

  3. Était‑il raisonnable pour le Tribunal d’accorder à M. Hughes une indemnité spéciale en vertu du paragraphe 53(3) au motif qu’il a été victime d’un acte discriminatoire inconsidéré?

[30]  Il est bien établi que la Loi confère au Tribunal de vastes pouvoirs de réparation et que l’exercice de ces pouvoirs requiert un « examen approfondi des faits » qui exige un degré de déférence élevé de la part des cours de révision. Par conséquent, les décisions par lesquelles le Tribunal accorde réparation font l’objet d’un contrôle à la lumière de la norme de la décision raisonnable (Canada (Commission canadienne des droits de la personne) c Canada (Procureur général), 2011 CSC 53, aux par. 25, 27 [Mowat CSC]; Collins c Canada (Procureur général), 2013 CAF 105, au par. 2 [Collins CAF]; Alliance de la fonction publique du Canada c Société canadienne des postes, 2010 CAF 56, aux par. 168, 301 [AFPC], conf par 2011 CSC 57; Canada (Procureur général) c Davis, 2017 CF 159, au par. 37).

[31]  La norme de la décision raisonnable signifie que la Cour interviendra seulement si la décision du Tribunal n’appartient pas aux issues possibles acceptables pouvant se justifier au regard des faits et du droit (Dunsmuir c Nouveau‑Brunswick, 2008 CSC 9, au par. 47). Plus particulièrement, cela signifie qu’il ne revient pas à la Cour de soupeser de nouveau la preuve et de rendre une nouvelle décision (Hughes CAF, au par. 8).

V.  ANALYSE

A.  Les principes pertinents au regard de la Loi

[32]  La Loi ne vise pas à punir la faute mais bien à prévenir la discrimination (Canada (Procureur général) c Mowat, 2009 CAF 309, au par. 22, conf par 2011 CSC 53, citant CN c Canada (Commission canadienne des droits de la personne), [1987] 1 RCS 1114, à la p. 1134). En plus d’indemniser les victimes d’actes discriminatoires, le pouvoir de réparation prévu dans la législation sur les droits de la personne sert un autre objectif social important : prévenir la discrimination en ayant un effet autant dissuasif qu’éducatif (Walsh c Mobil Oil Canada, 2013 ABCA 238, au par. 31 [Walsh], citant Robichaud c Canada (Conseil du Trésor), [1987] 2 RCS 84).

[33]  Les droits protégés par la Loi sont de nature quasi constitutionnelle et, quand il ordonne réparation, le Tribunal doit interpréter la Loi de façon large et libérale pour que ses objectifs soient atteints et de manière à reconnaître sans réserve les droits qu’elle protège et à leur donner pleinement effet (Mowat CSC, au par. 62; Canada (Chambre des communes) c Vaid, 2005 CSC 30, aux par. 80‑81; Jane Doe c Canada (Procureur général), 2018 CAF 183, au par. 23; voir également la Loi d’interprétation, LRC 1985, c I‑21, art 12).

[34]  Comme l’a déclaré la Cour fédérale dans la décision Canada (Procureur général) c Grover, [1994] ACF no 1000, au par. 40 :

Le tribunal des droits de la personne est par nature un organisme quasi judiciaire chargé en vertu de la Loi de la tâche difficile de résoudre des différends souvent complexes et qui touchent les personnes de près, et ce d’une manière qui privilégie l’indemnisation des victimes de discrimination. Pour accomplir une telle tâche le Tribunal doit être capable de créativité et de souplesse dans la recherche de réparations efficaces et la Loi est organisée de façon à encourager cette souplesse.

[35]  Afin d’atteindre cet objectif, le Parlement a mis à la disposition du Tribunal un large éventail de mesures de redressement, énumérées à l’article 53 de la Loi :

Rejet de la plainte

53 (1) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur rejette la plainte qu’il juge non fondée.

Complaint dismissed

53 (1) At the conclusion of an inquiry, the member or panel conducting the inquiry shall dismiss the complaint if the member or panel finds that the complaint is not substantiated.

Plainte jugée fondée

(2) À l’issue de l’instruction, le membre instructeur qui juge la plainte fondée, peut, sous réserve de l’article 54, ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

Complaint substantiated

(2) If at the conclusion of the inquiry the member or panel finds that the complaint is substantiated, the member or panel may, subject to section 54, make an order against the person found to be engaging or to have engaged in the discriminatory practice and include in the order any of the following terms that the member or panel considers appropriate:

a) de mettre fin à l’acte et de prendre, en consultation avec la Commission relativement à leurs objectifs généraux, des mesures de redressement ou des mesures destinées à prévenir des actes semblables, notamment :

(a) that the person cease the discriminatory practice and take measures, in consultation with the Commission on the general purposes of the measures, to redress the practice or to prevent the same or a similar practice from occurring in future, including

(i) d’adopter un programme, un plan ou un arrangement visés au paragraphe 16(1),

(i) the adoption of a special program, plan or arrangement referred to in subsection 16(1), or

(ii) de présenter une demande d’approbation et de mettre en œuvre un programme prévus à l’article 17;

(ii) making an application for approval and implementing a plan under section 17;

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

(b) that the person make available to the victim of the discriminatory practice, on the first reasonable occasion, the rights, opportunities or privileges that are being or were denied the victim as a result of the practice;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

(c) that the person compensate the victim for any or all of the wages that the victim was deprived of and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice;

d) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des frais supplémentaires occasionnés par le recours à d’autres biens, services, installations ou moyens d’hébergement, et des dépenses entraînées par l’acte;

(d) that the person compensate the victim for any or all additional costs of obtaining alternative goods, services, facilities or accommodation and for any expenses incurred by the victim as a result of the discriminatory practice; and

e) d’indemniser jusqu’à concurrence de 20 000 $ la victime qui a souffert un préjudice moral.

(e) that the person compensate the victim, by an amount not exceeding twenty thousand dollars, for any pain and suffering that the victim experienced as a result of the discriminatory practice.

Indemnité spéciale

(3) Outre les pouvoirs que lui confère le paragraphe (2), le membre instructeur peut ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité maximale de 20 000 $, s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré.

Special compensation

(3) In addition to any order under subsection (2), the member or panel may order the person to pay such compensation not exceeding twenty thousand dollars to the victim as the member or panel may determine if the member or panel finds that the person is engaging or has engaged in the discriminatory practice wilfully or recklessly.

Intérêts

(4) Sous réserve des règles visées à l’article 48.9, le membre instructeur peut accorder des intérêts sur l’indemnité au taux et pour la période qu’il estime justifiés.

Interest

(4) Subject to the rules made under section 48.9, an order to pay compensation under this section may include an award of interest at a rate and for a period that the member or panel considers appropriate.

[36]  Cette disposition vise à accorder une réparation intégrale à la victime de la discrimination (AFPC, au par. 301; Commission canadienne des droits de la personne c Canada (Procureur général), 2001 CFPI 1399, au par. 60 [Carter]). Cela peut signifier de réintégrer un employé dans le poste qu’il aurait obtenu n’eût été la discrimination ou d’accorder une indemnité pour les pertes que la personne a subies en raison de la conduite discriminatoire (Fair c Hamilton‑Wentworth District School Board, 2013 HRTO 440, aux par. 13, 29 [Fair HRTO], conf par Hamilton‑Wentworth District School Board c Fair, 2016 ONCA 421 [Fair ONCA]). Le plaignant ne peut toutefois obtenir d’autres redressements que ceux que le Tribunal a le pouvoir d’accorder (Chopra c Canada (Procureur général), 2007 CAF 268, au par. 36 [Chopra]).

[37]  Lorsqu’un employé se voit refuser une possibilité d’emploi à cause de la discrimination, l’indemnité a pour but de le remettre dans la situation où il se trouverait n’eût été la discrimination qui l’a empêché d’obtenir un emploi (Ayangma c Eastern School Board, 2008 PESCAD 10, au par. 43 [Ayangma], autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 32978 (16 avril 2009)). L’évaluation de la perte se fonde sur les circonstances de l’affaire, mais il doit toujours y avoir un lien de causalité entre la discrimination et la perte de revenu (Ayangma, au par. 70).

[38]  La Cour d’appel de l’Alberta a souligné de nouveau la délicate tâche que représente cette évaluation :

[traduction]

Les dommages‑intérêts qui ne donnent pas lieu à une indemnisation appropriée peuvent minimiser la gravité de la discrimination et miner le mandat et les principes sur lesquels repose la législation en matière de droits de la personne. Il peut s’ensuivre également une marginalisation supplémentaire du plaignant. L’indemnisation insuffisante peut avoir l’effet non intentionnel mais très réel de perpétuer certains aspects de la conduite discriminatoire.

(Walsh, au par. 32)

[39]  Dans le passé, les tribunaux ont utilisé la doctrine de la prévisibilité, issue du droit de la responsabilité délictuelle en common law, pour évaluer les dommages découlant d’actes discriminatoires (voir Canada (Procureur général) c McAlpine, [1989] 3 CF 530, aux p. 538‑539 (CAF)). Selon le raisonnement sous‑jacent, l’évaluation des dommages‑intérêts que peut réclamer une victime ne devrait pas être différente en matière délictuelle et en matière de droits de la personne, l’objectif étant exactement le même, c’est‑à‑dire accorder une réparation intégrale à la victime équivalant aux dommages subis en raison de la faute (Canada (Procureur général) c Morgan, [1992] 2 CF 401, à la p. 414 (CAF) [Morgan]).

[40]  Cependant, la Cour d’appel fédérale a formulé une mise en garde contre le recours à certaines notions du droit de la responsabilité délictuelle, comme la prévisibilité, soulignant que la législation relative aux droits de la personne ne donne pas naissance à une cause d’action fondée sur la common law (Chopra, aux par. 36‑37, 39; Canada (Procureur général) c Johnstone, 2013 CF 113, au par. 148 [Johnstone CF], inf par 2014 CAF 110 [Johnstone CAF], mais pas sur ce point). Elle a plutôt précisé que le recours approprié doit être énoncé dans la Loi (Chopra, aux par. 35‑36). La Cour d’appel fédérale a cependant confirmé que le pouvoir discrétionnaire dont jouit le Tribunal pour ordonner l’indemnisation de la totalité ou d’une partie des pertes subies par le plaignant lui permet d’imposer une limite aux pertes découlant de l’acte discriminatoire (Chopra, au par. 40).

[41]  La Cour a énoncé deux principes directeurs qui limitent les pertes pour lesquelles un plaignant peut être indemnisé. Premièrement, il doit exister un lien de causalité entre la discrimination et la perte alléguée. Deuxièmement, le pouvoir discrétionnaire conféré au Tribunal d’ordonner l’indemnisation de la totalité ou d’une partie des pertes de salaire entraînées par l’acte discriminatoire doit obéir à des principes (Chopra, au par. 37).

[42]  Tout d’abord, en ce qui concerne la causalité, lorsqu’il faut déterminer la date de fin de la période d’indemnisation, soit la date à laquelle le lien de causalité entre la discrimination et les pertes du plaignant a été rompu, il doit exister un lien rationnel entre cette date et les faits (Morgan, à la p. 409; Johnstone CF, au par. 153; Pitawanakwat c Canada (Procureur général), [1994] 3 CF 298, aux p. 314, 316‑317 [Pitawanakwat]). Essentiellement, le juge de révision doit pouvoir cerner à partir de la décision du Tribunal les raisons pour lesquelles ce dernier a retenu la date de fin en question (Tahmourpour c Canada (Procureur général), 2010 CAF 192, au par. 47 [Tahmourpour CAF]).

[43]  La date de fin dépend des circonstances de chaque affaire et ne doit pas nécessairement coïncider avec la date de la nomination à un poste ou de la réintégration dans un poste, si c’est ce qui a été ordonné (Morgan, aux p. 409, 415). Ce principe signifie essentiellement que le sens commun exige l’imposition de certaines limites à la responsabilité quant aux conséquences de l’acte discriminatoire, en l’absence de mauvaise foi (Morgan, à la p. 415). Cette utilisation obligatoire du « sens commun » a été interprétée de manière à justifier l’imposition de limites à l’indemnité ordonnée pour perte de salaire compte tenu des multiples raisons expliquant la perte de revenu, notamment des problèmes de santé qui ont été en partie exacerbés par la discrimination (Walsh, au par. 117).

[44]  Ensuite, pour ce qui est de l’obligation d’« obéir à des principes » énoncée dans l’arrêt Chopra, l’un des principes à appliquer est celui de l’atténuation des dommages (Walsh, au par. 41). Initialement, dans l’arrêt Chopra, la Cour d’appel fédérale a statué que le Tribunal pouvait tenir compte de la doctrine de l’atténuation des dommages, mais qu’il n’était pas tenu de le faire (Chopra, au par. 40). Toutefois, dans l’arrêt Tahmourpour CAF, au paragraphe 46, elle a confirmé qu’il fallait tenir compte de l’obligation d’atténuation des pertes du plaignant. Ailleurs, comme à l’Île‑du‑Prince‑Édouard, où la législation en matière de droits de la personne s’apparente à la Loi, les tribunaux ont aussi jugé que la victime d’un acte discriminatoire était tenue d’atténuer ses pertes (Ayangma, aux par. 71, 73). Il existe donc une obligation connexe pour la victime d’un acte discriminatoire de chercher et d’accepter un « emploi comparable ». En termes simples, le droit n’exige pas que l’employeur verse à la victime d’un acte discriminatoire une indemnité au titre de la perte de revenu qu’elle aurait pu éviter si elle avait déployé des efforts raisonnables pour se trouver un emploi comparable (Ayangma, au par. 76).

[45]  Cependant, un emploi comparable ne s’entend pas de « n’importe quel emploi ». Il s’agit plutôt d’un [traduction] « emploi comparable sur le plan du statut, des heures de travail et de la rémunération à celui qu’occupait l’employé licencié chez son ancien employeur » [non souligné dans l’original] (Dussault c Imperial Oil Limited, 2019 ONCA 448, au par. 5 [Dussault]). Plusieurs facteurs peuvent intervenir. Il importe de tenir compte des conséquences de la perte de l’emploi, du mauvais état de l’économie, d’une occupation, d’une industrie ou de compétences restreintes, en déclin ou obsolètes, en plus de l’âge de l’employé (Payne c Banque de Montréal, 2013 CAF 33, au par. 81; Merrill Lynch Canada Inc c Soost, 2010 ABCA 251, au par. 30, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 33910 (14 avril 2011)).

[46]  Un autre principe applicable semble être la règle contre la double indemnisation. Selon ce principe, essentiellement, un plaignant ne peut recouvrer plus que ce qui est suffisant pour l’indemniser des pertes subies en raison de la conduite discriminatoire (Chopra, au par. 46; Gendarmerie royale du Canada c Tahmourpour, 2009 CF 1009, aux par. 78‑82 [Tahmourpour CF], inf en partie par 2010 CAF 192, mais pas sur ce point; Carter, aux par. 53‑55, 61).

B.  Il était raisonnable pour le Tribunal d’ordonner qu’un poste soit offert à M. Hughes

[47]  Comme il a été mentionné précédemment, M. Hughes a demandé au Tribunal d’ordonner qu’il soit nommé au poste d’analyste du renseignement au niveau PM‑04, avec effet rétroactif au mois de mai 2006. Il a aussi demandé une ordonnance le nommant au poste d’inspecteur de la sécurité des transports au niveau TI‑06 une fois qu’il aurait acquis l’expérience nécessaire en exerçant les fonctions d’analyste du renseignement. Le Tribunal a accueilli la première demande, mais pas la seconde. Plus précisément, il a ordonné qu’un poste d’analyste du renseignement au niveau PM‑04 soit offert à M. Hughes à la première occasion raisonnable, sous réserve de l’obtention de la cote de sécurité requise.

[48]  Le procureur général admet que, n’eût été la conduite discriminatoire de TC, M. Hughes aurait été nommé à un poste d’analyste du renseignement pour une durée indéterminée en mai 2006. Il fait valoir, toutefois, qu’il était déraisonnable pour le Tribunal d’ordonner qu’un poste d’analyste du renseignement lui soit offert, étant donné qu’il a jugé que le lien de causalité entre la discrimination et la perte de salaire avait été rompu en mai 2011. En s’appuyant sur la décision Ontario (Human Rights Commission) c Naraine, 2001 CanLII 21234 (CA Ont.) [Naraine], le procureur général affirme que la nomination à un poste et l’indemnisation pour la perte de salaire et d’avantages sociaux constituent une double indemnisation.

[49]  Je constate que le libellé du paragraphe 53(2) de la Loi est large et qu’il n’empêche pas le Tribunal d’accorder les deux réparations :

[...] le membre instructeur peut [...] ordonner, selon les circonstances, à la personne trouvée coupable d’un acte discriminatoire :

[...]

b) d’accorder à la victime, dès que les circonstances le permettent, les droits, chances ou avantages dont l’acte l’a privée;

c) d’indemniser la victime de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire et des dépenses entraînées par l’acte;

[non souligné dans l’original]

[50]  Dans la décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a conclu à un lien de causalité direct entre les actes discriminatoires de TC et le fait que M. Hughes a perdu le poste d’analyste du renseignement doté pour une durée indéterminée (décision sur les mesures de redressement, au par. 267). Le Tribunal a donc ordonné qu’un poste d’analyste du renseignement soit offert à M. Hughes (décision sur les mesures de redressement, au par. 272). Il a pris soin d’expliquer pourquoi il accordait une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux en plus d’ordonner qu’un poste soit offert à M. Hughes; il a précisé qu’il s’agissait de deux mesures de redressement distinctes reposant sur des considérations juridiques et factuelles différentes (décision sur les mesures de redressement, au par. 348).

[51]  Dans une section abordant expressément la question de la double indemnisation, le Tribunal a précisé que les limites imposées à l’octroi d’une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux ne mettaient pas fin à la responsabilité de TC envers M. Hughes, car ces limites étaient fondées sur le fait que la Loi restreint l’indemnité pour perte de salaire à la rémunération dont la victime a été privée en raison de l’acte discriminatoire (décision sur les mesures de redressement, au par. 350). Par conséquent, le Tribunal a conclu que la perte du poste d’analyste du renseignement représentait une conséquence constante et directe de l’acte discriminatoire de TC (décision sur les mesures de redressement, au par. 351).

[52]  Dans la mesure où le Tribunal a expliqué au moyen d’un raisonnement clair et cohérent pourquoi le fait d’ordonner à la fois la nomination à un poste et le versement d’une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux ne constituait pas une double indemnisation, cette partie de la décision ne devrait pas être modifiée. Comme l’a déclaré le Tribunal, ces conclusions visent à accorder réparation sous deux aspects différents.

[53]  La nomination à un poste est en soi de nature prospective et constitue une réparation pour la perte d’une possibilité, soit en l’occurrence, de l’aveu du procureur général, celle d’obtenir un poste d’analyste du renseignement d’une durée indéterminée. L’indemnité au titre de la perte de salaire et d’avantages sociaux, communément appelée la « rémunération rétroactive » en droit du travail, a pour but de compenser la perte passée, qui n’aurait pas été subie s’il n’y avait pas eu de discrimination.

[54]  La réintégration avec rémunération rétroactive est une réparation accordée couramment en droit du travail lorsqu’il y a congédiement injuste (voir par exemple Bergey c Canada (Procureur général), 2017 CAF 30, au par. 36, autorisation de pourvoi à la CSC refusée, 37657 (15 février 2018); Bahniuk c Canada (Procureur général), 2016 CAF 127, au par. 22). Cela étant dit, une indemnité pour la perte de salaire et d’avantages sociaux n’aurait pas permis en soi d’accorder une réparation intégrale à M. Hughes, car elle ne tient pas compte de la nature permanente de l’emploi dont il a été privé en raison de la conduite discriminatoire de TC.

[55]  Il convient de souligner que, contrairement à la prétention du procureur général, M. Hughes ne réclame pas la même réparation deux fois ici. Il demande simplement d’être nommé au poste et de recevoir une rémunération rétroactive, ce qui ne constitue pas une double indemnisation. La double indemnisation a été invoquée dans le passé afin d’empêcher des plaignants d’être indemnisés pour une perte de salaire alors qu’ils touchaient des subventions et des bourses pour leurs études (Pitawanakwat, aux p. 319‑320) ou alors qu’ils avaient reçu une indemnité de départ et touchaient des prestations de retraite (Carter, au par. 61), ou encore pour les empêcher de réclamer une indemnisation pour la perte d’une possibilité équitable de prendre part à un concours, tout en étant nommé au poste en question (Chopra, au par. 46). Ce n’est pas le cas dans la présente affaire.

[56]  Dans l’arrêt Chopra, le Tribunal a conclu que l’indemnité constituait une réparation intégrale pour la perte de la possibilité de participer à un concours en vue de l’obtention d’un poste d’une durée indéterminée. Il n’a pas conclu dans cette affaire que, n’eût été la discrimination, le plaignant aurait été nommé à un poste d’une durée indéterminée. En l’espèce, cependant, il ne s’agit pas de la perte d’une possibilité de participer à un concours, mais bien de la perte du poste d’une durée indéterminée en tant que tel, comme l’admet le procureur général.

[57]  La décision Naraine, sur laquelle s’appuie le procureur général, se distingue aussi de la présente affaire. Dans cette affaire, la Cour d’appel de l’Ontario a souligné que la décision de la commission d’enquête présentait une incohérence interne parce que, d’une part, la commission avait jugé que l’emploi comparable subséquent obtenu par le plaignant avait mis fin à la responsabilité de l’entreprise discriminatrice et que, d’autre part, elle avait réintégré le plaignant dans son poste d’origine au sein de l’entreprise (Naraine, au par. 71). Il y a lieu de mentionner que, dans l’affaire Naraine, un arbitre avait déjà statué, dans un litige en matière de travail, que le congédiement du plaignant était justifié, indépendamment de la plainte déposée en matière de droits de la personne (Naraine, au par. 1). Dans l’affaire qui nous occupe, le Tribunal n’a pas conclu que M. Hughes avait trouvé un emploi comparable; il a mentionné expressément que la responsabilité de TC n’avait pas pris fin lorsque le versement d’une indemnité pour la perte de salaire et d’avantages sociaux a été ordonné et a souligné que l’exclusion de la candidature de M. Hughes du concours n’avait pas été confirmée par un tiers décideur.

[58]  En terminant, l’avocat de M. Hughes a cité plusieurs décisions où la réintégration a été ordonnée même s’il s’était écoulé une longue période. Fait notable, dans l’affaire Fair HRTO, confirmée par la Cour d’appel de l’Ontario dans l’arrêt Fair ONCA, la plaignante a été réintégrée dans son poste 14 ans après la discrimination. De même, dans l’affaire Uzoaba c Canada (Service correctionnel), [1994] DCDP no 7, le plaignant a été réintégré dans son poste 13 ans après la discrimination. Par ailleurs, dans une affaire non citée par l’avocat de M. Hughes, soit l’affaire Cremona c Wardair Canada Inc (1993), 20 CHRR D/398, l’employeur responsable de la discrimination a été obligé de nommer le plaignant au poste qu’il lui avait refusé 8 ans auparavant.

[59]  Dans l’arrêt Fair ONCA, la Cour d’appel de l’Ontario a déclaré expressément que [traduction] « le passage des années ne détermine pas, en soi, si la réintégration est ou non une réparation appropriée. La décision d’ordonner la réintégration dépend plutôt du contexte » (Fair ONCA, au par. 95). De la même façon, la Cour fédérale a statué dans la décision Pitawanakwat que la solution qui « mènerait tout droit à un désastre », selon le Tribunal, soit la réintégration de la plaignante dans un milieu de travail toxique, était une question relevant de l’employeur ayant fait preuve de discrimination (Pitawanakwat, à la p. 318). La Cour fédérale a déclaré ensuite que cela ne permettait pas de ne pas accorder la réintégration pure et simple lorsque le Tribunal a reconnu qu’il y avait lieu de le faire (Pitawanakwat, à la p. 318). À cet égard, comme l’a fait valoir son avocat, M. Hughes n’a jamais travaillé à TC, et il la preuve au dossier n’établit pas que le fait d’être nommé à un poste « mènerait tout droit à un désastre » ou que M. Hughes éprouve de la rancune envers TC.

[60]  À l’audience, l’avocat de M. Hughes a présenté deux autres arguments. Premièrement, il a fait valoir que le Tribunal aurait dû ordonner que son client soit nommé au poste d’inspecteur de la sécurité des transports peu après sa nomination comme analyste du renseignement. L’avocat du procureur général a soulevé une objection en affirmant que cet argument était nouveau et qu’il ne figurait pas dans les plaidoiries écrites présentées à la Cour. J’étais d’accord avec l’avocat du procureur général et, en conséquence, je n’ai pas autorisé l’avocat de M. Hughes à présenter d’observations sur ce point.

[61]  Deuxièmement, l’avocat de M. Hughes a soulevé un doute quant à la portée de l’exigence, formulée dans la décision sur les mesures de redressement, suivant laquelle la nomination de son client devait être assujettie à l’obtention de la cote de sécurité requise. La cote de sécurité requise pour le poste d’analyste du renseignement a changé en cours d’instance pour passer de « secret » à « très secret ». L’avocat de M. Hughes a fait valoir que son client ne devrait pas être pénalisé par ce changement et qu’il devrait être nommé au poste sous réserve de l’obtention de la cote de sécurité « secret ».

[62]  L’avocat du procureur général s’est opposé encore une fois, puisque ce nouvel argument n’avait pas été mentionné dans les plaidoiries écrites présentées à la Cour et n’avait jamais même été soulevé devant le Tribunal. L’avocat de M. Hughes a finalement retiré cette observation.

[63]  Pour résumer, je suis d’avis qu’il n’y a aucune raison de modifier la décision du Tribunal d’ordonner qu’un poste d’analyste du renseignement au niveau PM‑04 soit offert à M. Hughes à la première occasion raisonnable, sous réserve de l’obtention de la cote de sécurité requise.

C.  L’indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux

[64]  Les deux parties conviennent que l’alinéa 53(2)c) de la Loi confère au Tribunal le pouvoir d’indemniser la victime « de la totalité, ou de la fraction des pertes de salaire » [non souligné dans l’original]. Elles conviennent également que, selon les arrêts Chopra et Tahmourpour CAF, deux limites sont imposées à l’indemnisation pour perte de salaire : (i) un lien de causalité doit exister entre l’acte discriminatoire et la perte alléguée; (ii) l’exercice du pouvoir discrétionnaire d’indemniser la victime pour la totalité ou la fraction des pertes de salaire doit obéir à des principes (Tahmourpour CAF, au par. 45; Chopra, aux par. 37, 40).

[65]  Le différend qui oppose les parties découle des conclusions tirées par le Tribunal au sujet du lien de causalité. Le procureur général affirme que l’emploi de M. Hughes à RHDCC ou la décision relative à RHDCC auraient dû rompre le lien de causalité entre la discrimination et les pertes alléguées. Il fait valoir en plus que les montants accordés en vertu du règlement conclu avec RHDCC auraient dû être déduits de l’indemnité calculée pour la perte de salaire et d’avantages sociaux.

[66]  M. Hughes estime de son côté que le Tribunal aurait dû ordonner qu’il soit indemnisé pour la perte de salaire et d’avantages sociaux jusqu’à la date de sa nomination au poste d’analyste du renseignement, après déduction du revenu d’emploi gagné dans l’intervalle. Autrement dit, il soutient que le lien de causalité n’aurait jamais dû être rompu jusqu’à ce qu’il soit nommé à un poste à TC. Il met en lumière plusieurs contradictions internes dans le raisonnement du Tribunal.

[67]  Dans la décision sur les mesures de redressement, le Tribunal a déclaré que la notion qui sous‑tend l’alinéa 53(2)c) de la Loi est le suivant : le Tribunal peut uniquement rendre une ordonnance d’indemnisation portant sur la totalité ou la fraction des pertes de salaire entraînées par l’acte discriminatoire (décision sur les mesures de redressement, aux par. 306, 309). D’après le raisonnement du Tribunal, TC ne pouvait se fonder sur les actes discriminatoires de RHDCC pour se dégager de toute responsabilité à l’égard de la discrimination dont il a lui‑même fait preuve, et l’emploi temporaire occupé par M. Hughes à RHDCC n’était pas comparable au poste d’analyste du renseignement d’une durée indéterminée à TC (décision sur les mesures de redressement, au par. 304).

[68]  À la lecture des motifs du Tribunal, il semble que de nombreux facteurs, appelés « faits intermédiaires », aient amené le Tribunal à conclure que le lien de causalité entre la conduite discriminatoire de TC et la perte de salaire et d’avantages sociaux de M. Hughes a été rompu en mai 2011. Il s’agit notamment de l’incapacité de travailler de M. Hughes découlant de sa chirurgie oculaire, des obstacles à l’emploi de M. Hughes, notamment son état dépressif exacerbé par la conduite discriminatoire de TC, du cheminement de carrière des analystes du renseignement nommés en 2006 à TC et de l’emploi de M. Hughes à RHDCC et à la Garde côtière canadienne (décision sur les mesures de redressement, aux par. 317‑318, 320, 327‑331).

[69]  Cependant, le point de rupture finale de la causalité semble être fondé sur la période d’occupation des analystes du renseignement à TC, soit environ cinq ans, période calculée à partir de l’expérience des candidats qui ont été nommés à l’époque où M. Hughes aurait dû l’être. Parmi tous les autres « faits intermédiaires », celui‑là semble être le seul qui coïncide avec la date de fin de mai 2011. Cette décision est problématique pour plusieurs raisons.

[70]  Il est vrai que la preuve présentée au Tribunal a établi qu’un nombre élevé d’analystes du renseignement embauchés en 2006 à TC n’occupaient plus leur poste en 2011 (décision sur les mesures de redressement, au par. 329). Le Tribunal a souligné toutefois que le départ de ces personnes pouvait être attribuable à des raisons personnelles et que M. Hughes n’aurait peut‑être pas eu de raisons de s’en aller (décision sur les mesures de redressement, au par. 330). Cet élément a néanmoins pesé lourd dans l’analyse du lien de causalité effectuée par le Tribunal.

[71]  L’erreur fondamentale qui découle de cette conclusion est le fait que le Tribunal présume que M. Hughes aurait lui aussi, selon la prépondérance des probabilités, quitté son poste d’analyste du renseignement à TC après cinq ans. Cette présomption ne s’appuie pas sur la preuve directement liée à M. Hughes, mais bien sur la situation d’autres personnes. Le Tribunal a reconnu qu’il est possible que les autres analystes du renseignement aient quitté leur poste pour des raisons personnelles, et rien ne justifie de conclure que M. Hughes aurait laissé son emploi après cinq ans (décision sur les mesures de redressement, au par. 330). Il ne faut pas oublier que le poste d’analyste du renseignement que M. Hughes aurait dû obtenir était d’une durée indéterminée. Présumer que M. Hughes aurait quitté son emploi après cinq ans revient à nier la nature permanente du poste. En outre, il n’est pas clair si le Tribunal a pris en considération la situation personnelle de M. Hughes quand il a tiré cette conclusion.

[72]  Même si les conclusions relatives au lien de causalité requièrent un examen approfondi des faits et appelle un degré élevé de déférence, il reste que l’erreur du Tribunal fait en sorte qu’il s’écarte d’un courant jurisprudentiel bien établi, suivant lequel il doit exister un lien rationnel entre la date de fin de la période d’indemnisation et les faits (Morgan, à la p. 409; Johnstone CF, au par. 153; Pitawanakwat, à la p. 314, 316‑317; Walsh, au par. 49).

[73]  L’avocat du procureur général a invoqué l’arrêt Ayangma pour affirmer que l’expérience des analystes du renseignement nommés en 2006 était un facteur très pertinent dans l’analyse de la causalité. Dans cette affaire, la section d’appel de la Cour suprême de l’Île‑du‑Prince‑Édouard a statué que les tribunaux des droits de la personne, lorsqu’ils évaluent l’indemnité à verser pour la perte de revenu ou de salaire, doivent prendre en considération des éventualités comme la probabilité qu’aucune offre d’emploi n’aurait été présentée au plaignant si la possibilité de postuler ne lui avait pas été refusée en raison de la discrimination (Ayangma, au par. 67) [non souligné dans l’original]. Elle a également déclaré que, dans cette situation, il pourrait être judicieux d’examiner l’expérience et les compétences d’autres candidats (Ayangma, au par. 67).

[74]  Comme dans l’arrêt Chopra, il était question dans l’affaire Ayangma d’un plaignant qui s’était vu refuser la possibilité de participer à un concours pour un poste. Or, en l’espèce, c’est l’emploi d’une durée indéterminée lui‑même qui a été perdu. Les faits de l’affaire Ayangma se distinguent donc des faits de l’espèce.

[75]  De plus, l’avocat du procureur général soutient que l’effet cumulatif de plusieurs faits intermédiaires a suffi à rompre le lien de causalité en mai 2011, ou même avant, à ses yeux. Comme il a été précisé plus tôt, ces faits comprennent l’emploi de M. Hughes à RHDCC, la décision relative à RHDCC, les chirurgies oculaires subies par M. Hughes et d’autres obstacles à l’emploi (dont son état dépressif), son aptitude à occuper un emploi et son emploi à la Garde côtière canadienne.

[76]  Tout d’abord, je ne peux accepter la prétention du procureur général selon laquelle l’emploi de M. Hughes à RHDCC constituait un emploi comparable qui a entraîné la rupture du lien de causalité. Le Tribunal a souligné des différences nettes entre le poste à RHDCC, qui était temporaire et d’une durée déterminée, et le poste d’analyste du renseignement, qui était d’une durée indéterminée et non temporaire (c’est‑à‑dire permanent) (décision sur les mesures de redressement, au par. 304).

[77]  Voilà qui reflète les principes énoncés dans la jurisprudence, soit qu’un « emploi comparable » doit correspondre sur le plan du statut, des heures de travail et de la rémunération (Dussault, au par. 5). Étant donné que le poste à RHDCC n’avait tout simplement pas le même statut que celui d’analyste du renseignement, c’est‑à‑dire qu’il ne s’agissait pas d’un emploi permanent d’une durée indéterminée, il ne pouvait pas constituer un emploi comparable. Par conséquent, l’emploi de M. Hughes à RHDCC ne pouvait servir à fixer la date à laquelle le lien de causalité a été rompu.

[78]  En ce qui concerne la décision relative à RHDCC, le Tribunal a conclu que le ministère a délibérément refusé de continuer d’employer M. Hughes, ce qui est contraire à l’alinéa 7a) de la Loi (décision relative à RHDCC, au par. 85). Cependant, contrairement à ce qu’affirme le procureur général, je constate que le Tribunal n’est jamais allé jusqu’à dire que M. Hughes aurait dû être nommé à un poste à RHDCC, et surtout pas dès 2006. En outre, le règlement conclu avec RHDCC précise les réparations appropriées découlant de la décision relative à RHDCC, mais ne mentionne pas la nomination à un poste à RHDCC. Par conséquent, je ne peux conclure que l’un ou l’autre de ces événements aurait dû rompre le lien de causalité.

[79]  Quant aux obstacles à l’emploi de M. Hughes et à son aptitude à occuper un emploi, je reconnais effectivement que le Tribunal a accepté le témoignage de M. Hughes, qui a déclaré qu’un entrepreneur en matière d’assurance‑emploi avait conclu qu’il était confronté à des obstacles à l’emploi importants (décision sur les mesures de redressement, au par. 318). Toutefois, comme l’a signalé le Tribunal, ces difficultés n’ont pas empêché M. Hughes d’obtenir un poste temporaire à la Garde côtière canadienne en avril 2010 (décision sur les mesures de redressement, au par. 321). Le Tribunal a également souligné que M. Hughes avait aussi travaillé brièvement pour Elections British Columbia en 2011 et pour le ministère de l’Enfance de la Colombie‑Britannique en 2013 et 2014 (décision sur les mesures de redressement, aux par. 322, 324). Il en ressort que M. Hughes semble avoir été apte à occuper certains postes. Conformément à mon analyse ci‑dessus, l’emploi à la Garde côtière canadienne, étant de nature temporaire, ne pouvait constituer un « emploi comparable ».

[80]  De toute manière, aucun des faits intermédiaires invoqués par l’avocat du procureur général, qu’ils soient pris individuellement ou cumulativement, ne me permet de déterminer les raisons pour lesquelles le Tribunal a retenu le mois de mai 2011 comme date de fin (Tahmourpour CAF, au par. 47). Autrement dit, je ne peux voir de lien rationnel entre ces facteurs et la date de fin de la période d’indemnisation. Par conséquent, je n’ai d’autre choix que de conclure que la date de fin a été fixée au mois de mai 2011, parce que le Tribunal a présumé, à tort, que M. Hughes aurait quitté le poste d’analyste du renseignement après cinq ans. Vu l’absence de lien rationnel entre cette présomption et le dossier factuel présenté au Tribunal, je suis d’avis que cette conclusion est déraisonnable.

[81]  Quant au règlement conclu avec RHDCC, le procureur général fait valoir qu’il accorde une indemnité pour préjudice moral, prévue à l’alinéa 53(2)e) de la Loi, et une indemnité pour conduite délibérée et inconsidérée, visée au paragraphe 53(3) de la Loi, et, donc, que le reste de l’indemnité accordée dans le règlement doit constituer une indemnité pour perte de salaire. En raisonnant par déduction, il affirme que toutes les autres catégories prévues à l’article 53 de la Loi ont été traitées, ce qui laisse une seule issue possible au Tribunal, soit celle de conclure que les montants restants visaient à compenser la perte de salaire, surtout compte tenu du fait que ces montants correspondaient à la période durant laquelle M. Hughes aurait dû être employé par RHDCC, selon le procureur général, conformément à ce qui avait été ordonné dans la décision relative à RHDCC.

[82]  Par ailleurs, le procureur général affirme que le règlement conclu avec RHDCC évoque la possibilité que certains montants doivent être remis aux autorités fiscales compétentes relativement à ce règlement. Enfin, il souligne une clause où il est précisé que la Couronne fédérale peut présenter le règlement conclu avec RHDCC en preuve dans une audience devant le Tribunal. Si la teneur de ce règlement est écartée, cela revient à accorder à M. Hughes, aux dires du procureur général, un bénéfice accessoire.

[83]  Dans son analyse de cette question, le Tribunal s’est attardé essentiellement à la clause no 7 du règlement conclu avec RHDCC, qui est libellée comme suit :

[traduction]

7. L’intimée versera au plaignant la somme de |||||||||||||| $ en guise d’indemnité pour les dommages subis entre mars 2006 et janvier 2008 (||||||||||||||||||||||) et entre juin 2008 et le moment présent (||||||||||||||||||||||), conformément au paragraphe 53(2) de la LCDP.

[84]  Le Tribunal a statué que cette clause ne mentionnait pas expressément le salaire mais qu’elle mentionnait plutôt les dommages et que, par conséquent, les montants qui y étaient accordés ne pouvaient être déduits d’une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux. Il a souligné que la clause en question renvoie au paragraphe 53(2) de la Loi, qui énonce un éventail de mesures de redressement, dont l’indemnisation au titre des dépenses entraînées par l’acte discriminatoire, prévue à l’alinéa 53(2)c) de la Loi (décision sur les mesures de redressement, au par. 300).

[85]  Par ailleurs, le Tribunal a constaté que, aux termes du règlement, RHDCC n’était pas censé émettre de feuillet T4 et que le ministère avait convenu de ne pas prendre position sur la question de savoir si les fonds étaient imposables; si les fonds étaient un salaire, ils seraient imposables (décision sur les mesures de redressement, au par. 301). Comme la mentionné le Tribunal, TC a admis que le libellé du règlement conclu avec RHDCC était ambigu pour ce qui était de savoir si la clause no 7 était liée à la perte de salaire (décision sur les mesures de redressement, au par. 301). Enfin, le Tribunal a indiqué que le règlement conclu avec RHDCC comprenait aussi des montants pour le règlement d’une action civile intentée par M. Hughes, ce qui ajoutait à l’ambiguïté du règlement (décision sur les mesures de redressement, au par. 301).

[86]  En fin de compte, l’interprétation du règlement conclu avec RHDCC est une question de fait qui exige un degré élevé de déférence de la part de la cour de révision. En termes simples, cela signifie qu’il n’appartient pas au juge chargé du contrôle judiciaire de refaire le même exercice d’interprétation contractuelle que le Tribunal. Étant donné l’analyse bien raisonnée, claire et convaincante du Tribunal sur ce point, je dois rejeter les arguments du procureur général. Je ne suis pas convaincu que les montants accordés dans le règlement conclu avec RHDCC auraient dû être déduits de l’indemnité versée au titre de la perte de salaire et d’avantages sociaux.

D.  Il était raisonnable pour le Tribunal d’accorder une indemnité spéciale

[87]  Le procureur général fait valoir que le Tribunal a commis une erreur en accordant une indemnité spéciale pour acte discriminatoire inconsidéré prévue au paragraphe 53(3) de la Loi, puisque le Tribunal a jugé dans la décision sur la responsabilité que la discrimination était indirecte et non intentionnelle (décision sur la responsabilité, au par. 253).

[88]  Le Tribunal a conclu qu’il ne pouvait accorder d’indemnité spéciale pour un acte discriminatoire délibéré parce qu’il avait jugé, dans la décision sur la responsabilité, que la discrimination avait été involontaire (décision sur les mesures de redressement, au par. 397). Cependant, il a ordonné le versement d’une indemnité pour un acte discriminatoire inconsidéré, parce que le Comité de sélection a fait abstraction des conséquences de ses actes et a fait preuve d’indifférence à leur égard (décision sur les mesures de redressement, aux par. 403, 405).

[89]  Le paragraphe 53(3) de la Loi autorise le Tribunal à « ordonner à l’auteur d’un acte discriminatoire de payer à la victime une indemnité [...] s’il en vient à la conclusion que l’acte a été délibéré ou inconsidéré » [non souligné dans l’original]. Dans la décision Johnstone CF, le juge Mandamin a établi les principes régissant l’application de ce paragraphe :

Il s’agit d’une disposition punitive visant à dissuader ou à décourager ceux qui se livrent de façon délibérée à des actes discriminatoires. Pour conclure que l’acte était délibéré, il faut que l’acte discriminatoire et l’atteinte aux droits de la personne aient été intentionnels. On entend par « acte inconsidéré » celui qui témoigne d’un mépris ou d’une indifférence quant aux conséquences et d’une manière d’agir téméraire ou insouciante.

(Johnstone CF, au par. 155)

En plus, pour qu’un acte soit jugé inconsidéré, il n’est pas nécessaire de prouver une intention d’établir une distinction (Collins CAF, au par. 4, inf Canada (Procureur général) c Collins, 2011 CF 1168, au par. 33).

[90]  Par conséquent, je ne vois aucune raison de modifier la décision du Tribunal à cet égard.

[91]  Le Tribunal s’est appuyé sur plusieurs conclusions factuelles dans sa décision sur la responsabilité pour conclure que le Comité de sélection a agi de façon inconsidérée. Brièvement, soulignons que le président du Comité de sélection avait été avisé qu’il devait examiner tous les renseignements pertinents, mais qu’il n’a pas effectué d’analyse sérieuse et exhaustive de toute la documentation fournie par M. Hughes pour montrer sa capacité de prêter attention aux détails et qu’il a continué de dire qu’il préférait communiquer directement avec les références plutôt que de se reporter aux documents qui lui avaient été soumis (décision sur la responsabilité, aux par. 401‑402). Un autre membre du Comité de sélection a simplement « écarté du revers de la main » tous les documents de M. Hughes (décision sur les mesures de redressement, au par. 401).

[92]  Compte tenu de cette démarche, il s’ensuit que la décision sur les mesures de redressement concordait avec la décision sur la responsabilité, car les conclusions au sujet de l’indemnité spéciale se fondaient sur les mêmes faits. Il n’y a pas d’incongruité entre les deux décisions. Je dois donc rejeter les arguments du procureur général sur ce point.

E.  Conclusion

[93]  À la lumière de ce qui précède, la décision sur les mesures de redressement est annulée, car le Tribunal a commis une erreur dans son analyse de la causalité lorsqu’il a fixé au mois de mai 2011 la date de fin de la période d’indemnisation au titre de la perte de salaire et d’avantages sociaux.

[94]  En guise de réparation, l’avocat de M. Hughes a demandé à la Cour d’enjoindre au Tribunal d’accorder une indemnité pour perte de salaire et d’avantages sociaux, de laquelle seraient déduites les sommes tirées d’autres emplois, jusqu’à la date de sa nomination au poste d’analyste du renseignement. Cette forme de redressement s’assimile à une ordonnance de certiorari et de mandamus, qui est parfois désignée comme un « verdict imposé » (Canada (Citoyenneté et Immigration) c Tennant, 2018 CAF 132, au par. 28; Canada (Procureur général) c Allard, 2018 CAF 85, au par. 44 [Allard]).

[95]  L’avocat de M. Hughes a également évoqué l’arrêt D’Errico c Canada (Procureur général), 2014 CAF 95, où la Cour d’appel fédérale a rendu un verdict imposé à cause d’un retard important attribuable à un régime administratif censé permettre la résolution rapide des affaires. Il affirme que le cas de son client présente les mêmes caractéristiques et justifie une telle mesure de réparation.

[96]  Malgré la nature discrétionnaire des réparations qui peuvent être accordées par la cour qui procède au contrôle judiciaire, ce n’est que dans « les cas les plus clairs » qu’il convient de donner des directives à un tribunal administratif sur la façon de trancher une question qui relève de sa compétence, et seulement dans des circonstances exceptionnelles (Allard, au par. 44, citant Canada (Ministre du Développement des ressources humaines) c Rafuse, 2002 CAF 31, au par. 14). Qui plus est, ce pouvoir discrétionnaire ne devrait être exercé que lorsqu’une seule issue possible raisonnable s’offre au décideur (Allard, au par. 45). La Cour d’appel fédérale a formulé une mise en garde en précisant que, dans les cas où les questions en litige sont hautement factuelles et nécessitent une expertise spécialisée importante, la cour effectuant le contrôle devrait hésiter à conclure à l’existence d’une seule issue (Allard, au par. 45).

[97]  Compte tenu de la nature factuelle inhérente des conclusions relatives à la causalité en ce qui concerne l’indemnité pour la perte de salaire et d’avantages sociaux, ainsi que des multiples issues possibles, un verdict imposé n’est pas une réparation appropriée ici. Même si la date de fin de mai 2011 a été jugée non fondée sur les éléments de preuve, il ne s’ensuit pas qu’il n’y a aucun moment où la discrimination dont a été victime M. Hughes a cessé d’avoir des conséquences sur sa capacité de gagner sa vie. Cependant, c’est une question qu’il vaut mieux laisser aux soins du Tribunal, en qualité de décideur spécialisé et expert.

[98]  À cause de l’erreur susceptible de révision contenue dans les conclusions relatives à la causalité qui ont mené au choix d’une date de fin erronée, soit mai 2011, la décision sur les mesures de redressement doit être annulée et l’affaire doit être renvoyée à un membre instructeur différent du Tribunal pour nouvelle décision.

[99]  Les dépens devraient être adjugés en fonction de l’issue de ces deux instances. Puisque les parties n’ont présenté aucune observation portant précisément sur les dépens, sauf pour réclamer des dépens, ceux‑ci seront calculés sur la base partie‑partie en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B, comme le prévoit l’article 407 des Règles des Cours fédérales, DORS/98‑106.

[100]  Étant donné que, le 15 novembre 2018, une ordonnance de confidentialité a été prononcée sur consentement dans les deux dossiers pour protéger certains documents et renseignements de nature confidentielle, une ébauche confidentielle des présents motifs a été transmise aux parties le 24 juillet 2019 afin de leur permettre de proposer que certaines parties soient caviardées, au besoin, dans la version publique des motifs. Le 30 juillet 2019, l’avocat de M. Hughes a proposé le caviardage de certaines parties du paragraphe 83 des motifs. L’avocat du procureur général a consenti au caviardage demandé. Je conviens qu’il est justifié.

[101]  Une version confidentielle et une version publique des présents motifs seront donc publiées simultanément, et une copie de chacune sera déposée dans les dossiers T‑1286‑18 et T‑1293‑18.


JUGEMENT dans les dossiers T‑1286‑18 et T‑1293‑18

LA COUR ORDONNE ce qui suit :

  1. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T‑1286‑18 est rejetée;

  2. La demande de contrôle judiciaire dans le dossier T‑1293‑18 est accueillie en partie;

  3. La décision du Tribunal canadien des droits de la personne datée du 1er juin 2018, dans le dossier T1656/01111, est annulée pour ce qui est de la détermination de la date de fin de la période d’indemnisation au titre de la perte de salaire et d’avantages sociaux (mai 2011), et l’affaire est renvoyée à un membre instructeur différent du Tribunal pour nouvelle décision;

  4. Les dépens relatifs aux dossiers T‑1286‑18 et T‑1293‑18 sont adjugés en faveur de M. Hughes (défendeur dans le dossier T‑1286‑18 et demandeur dans le dossier T‑1293‑18); ils seront calculés sur la base partie‑partie en conformité avec la colonne III du tableau du tarif B, comme le prévoit l’article 407 de la Loi sur les Cours fédérales.

« René LeBlanc »

Juge

Traduction certifiée conforme

Ce 10e jour de septembre 2019

Julie Blain McIntosh


COUR FÉDÉRALE

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER


DOSSIER :

T‑1286‑18

 

INTITULÉ :

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA c

CHRIS HUGHES

 

DOSSIER :

T‑1293‑18

 

INTITULÉ :

CHRIS HUGHES c

LE PROCUREUR GÉNÉRAL DU CANADA

 

LIEU DE L’AUDIENCE :

Victoria (Colombie‑Britannique)

 

DATE DE L’AUDIENCE :

le 19 juin 2019

 

JUGEMENT ET MOTIFS :

le juge LEBLANC

 

DATE DES MOTIFS :

le 31 juillet 2019

 

COMPARUTIONS :

David Yazbeck

 

POUR LE DEMANDEUR

Malcolm Palmer

Kevin Staska

 

POUR LE DÉFENDEUR

AVOCATS INSCRITS AU DOSSIER :

Raven, Cameron, Ballantyne & Yazbeck LLP

Ottawa (Ontario)

 

POUR LE DEMANDEUR

Procureur général du Canada

Vancouver (Colombie‑Britannique)

 

POUR LE DÉFENDEUR

 

 Vous allez être redirigé vers la version la plus récente de la loi, qui peut ne pas être la version considérée au moment où le jugement a été rendu.